Le mouvement des Conseils ouvriers en Allemagne (1919-1935)
LA REVOLUTION ÉCLATE
En novembre 1918, le front allemand s’effondra. Les soldats
désertèrent par milliers. Toute la machine de guerre craquait.
Néanmoins, à Kiel, les officiers de la flotte décidèrent de livrer une
dernière bataille : pour sauver l’honneur. Alors, les marins
refusèrent de servir. Ce n’était pas leur premier soulèvement, mais
les tentatives précédentes avaient été réprimées par les balles et
les bonnes paroles. Cette fois-ci, il n’y avait plus d’obstacle
immédiat ; le drapeau rouge monta sur un navire de guerre, puis sur les
autres. Les marins élurent des délégués qui formèrent un Conseil.
Désormais les marins étaient obligés de tout faire pour généraliser
le mouvement. Ils n’avaient pas voulu mourir au combat contre
l’ennemi ; mais ils demeuraient dans l’isolement, les troupes dites
loyales interviendraient et, de nouveau, ce serait le combat, la
répression. Aussi les matelots débarquèrent et gagnèrent Hambourg ;
de là, par le train ou par tout autre moyen, ils se répandirent dans
toute l’Allemagne. Le geste libérateur était accompli. Les événements
s’enchaînaient maintenant rigoureusement. Hambourg accueillit les
marins avec enthousiasme ; soldats et ouvriers se solidarisaient
avec eux, ils élirent eux aussi des Conseils. Bien que cette forme
d’organisation ait été jusque-là inconnue dans la pratique, un
vaste réseau de Conseils ouvriers et de Conseils de soldats couvrit
promptement, en quatre jours, le pays. Peut-être avait-on entendu
parler des Soviets russes de 1917, mais alors très peu : la censure
veillait. En tout cas, aucun parti, aucune organisation n’avait
jamais proposé cette nouvelle forme de lutte.
PRÉCURSEURS DES CONSEILS
Toutefois, pendant la guerre en Allemagne, des organismes assez
analogues avaient fait leur apparition dans les usines. Ils étaient
formés au cours des grèves par des responsables élus, appelés hommes
de confiance. Chargés par le syndicat de petites fonctions sur le
tas, ces derniers, dans la tradition syndicale allemande, devaient
assurer un lien entre la base et les centrales, transmettre aux
centrales les revendications des ouvriers. Pendant la guerre, ces
griefs étaient nombreux (les principaux portaient sur
l’intensification du travail et l’augmentation des prix). Mais
les syndicats allemands - comme ceux des autres pays - avaient
constitué un front unique avec le gouvernement, afin de lui
garantir la paix sociale en échange de menus avantages pour les
ouvriers et de la participation des dirigeants syndicaux à divers
organismes officiels. Aussi les hommes de confiance frappaient-ils à
la mauvaise porte. Les « fortes têtes » étaient, tôt ou tard,
expédiées aux armées, dans les unités spéciales. Il était donc
difficile de prendre position, publiquement, contre les
syndicats.
Les hommes de confiance cessèrent donc de renseigner les
centrales syndicales - cela n’en valait pas la peine - mais la
situation,et par conséquent, les revendications ouvrières, n’en
demeurait pas moins ce qu’elle était, ils se réunirent
clandestinement. En 1917, un flot de grèves sauvages déferla sur
le pays. Spontanés, ces mouvements n’étaient pas dirigés par une
organisation stable et permanente ; s’ils se déroulaient avec un
certain ensemble, c’est qu’ils avaient été précédés de discussions
et d’accords entre diverses usines, les contacts préliminaires aux
actions étant pris par les hommes de confiance de ces usines.
Dans ces mouvements, provoqués par une situation intolérable,
en l’absence de toute organisation à laquelle accorder une confiance
si limitée fût-elle, les conceptions différentes (sociale-démocrate,
religieuse, libérale, anarchiste, etc.) des ouvriers devaient
s’effacer ,devant les nécessités de l’heure ; les masses laborieuses
étaient obligées de décider par elles-mêmes, sur la base de l’usine. A
l’automne 1918, ces mouvements, jusqu’alors sporadiques et
cloisonnés plus ou moins les uns par rapport aux autres, prirent une
forme précise et généralisée. Aux côtés des administrations
classiques (police, ravitaillement, organisation du travail,
etc.) parfois même - en partie - à leur place, les Conseils ouvriers
prirent le pouvoir dans les centres industriels importants : à
Berlin, à Hambourg, Brème, dans la Ruhr et dans le centre de
l’Allemagne, en Saxe. Mais les résultats furent minces. Pourquoi ?
UNE FACILE VICTOIRE
Cette carence provient de la facilité même avec laquelle se
formèrent les Conseils ouvriers. L’appareil d’Etat avait perdu toute
autorité ; s’il s’écroulait, ici et 1à, ce n’était pas en conséquence
d’une lutte acharnée et volontaire des travailleurs. Leur mouvement
rencontrait le vide et s’étendait donc sans difficultés, sans qu’il
fût nécessaire de combattre et de réfléchir sur ce combat. Le seul
objectif dont on parlait était celui de l’ensemble de la
population : la paix.
II y avait là une différence essentielle avec la révolution russe.
En Russie, la première vague révolutionnaire, la Révolution de
Février, avait balayé le régime tsariste ; mais la guerre continuait.
Le mouvement des travailleurs unis trouvait ainsi une raison
d’accentuer sa pression, de se montrer de plus en plus hardi et
décidé. Mais en Allemagne, l’aspiration première de la population,
la paix, fut immédiatement comblée ; le pouvoir impérial laissait
place à la république. Quelle serait cette république ?
Avant la guerre, il n’y avait sur ce point aucune divergence entre
les travailleurs. La politique ouvrière, en pratique comme en
théorie, était faite par le parti social-démocrate et les syndicats,
adoptée et approuvée par la majorité des travailleurs organisés. Pour
les membres du mouvement socialiste, au cours de la lutte pour la
démocratie parlementaire et les réformes sociales, ne songeant
qu’à cette lutte, l’Etat démocratique bourgeois devait être un jour
le levier du socialisme. Il suffirait d’acquérir une majorité au
Parlement, et les ministres socialistes nationaliseraient, pas à
pas, la vie économique et sociale ; ce serait le socialisme.
II y avait aussi, sans doute, un courant révolutionnaire, dont
Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg étaient les représentants les plus
connus. Toutefois ce courant ne développa jamais des conceptions
nettement opposées au socialisme d’Etat ; il ne constituait qu’une
opposition au sein du vieux parti, du point de vue de la base ce
courant ne se distinguait pas clairement de l’ensemble.
CONCEPTIONS NOUVELLES
Pourtant des conceptions nouvelles virent le jour pendant les
grands mouvements de masse de 1918-1921. Elles n’étaient pas la
création d’une prétendue avant-garde, mais bien créées par les masses
elles-mêmes. Dans la pratique, l’activité indépendante des ouvriers
et des soldats avait reçu sa forme organisationnelle : les
Conseils, ces nouveaux organes agissant dans un sens de classe. Et,
parce qu’il y a une liaison étroite entre les formes prises par la
lutte de classe et les conceptions de l’avenir, il va sans dire que, ça
et là, les vieilles conceptions commençaient d’être ébranlées. A
présent, les travailleurs dirigeaient leurs propres luttes en dehors
des appareils des partis et des syndicats ; aussi l’idée prenait
corps que les masses devaient exercer une influence directe sur la vie
sociale par le moyen des Conseils. Il y aurait alors « dictature du
prolétariat » comme on disait ; une dictature qui ne serait pas
exercée par un parti, mais serait l’expression de l’unité enfin
réalisée de toute la population travailleuse. Certes, une telle
organisation de la société ne serait pas. Démocratique au sens
bourgeois du terme, puisque la partie de la population qui ne
participait pas à la nouvelle organisation de la vie sociale
n’aurait voix ni dans les discussions ni dans les décisions.
Nous disions que les vieilles conceptions commençaient d’être
ébranlées. Mais il devint vite évident que les traditions
parlementaires et syndicales étaient trop profondément
enracinées dans les masses pour être extirpées à bref délai. La
bourgeoisie, le parti social démocrate et les syndicats firent
appel à ces traditions pour battre en brèche les nouvelles
conceptions. Le parti, en particulier, se félicitait en paroles de
cette nouvelle façon que les masses avaient de s’imposer dans la vie
sociale. II allait jusqu’à exiger que cette forme de pouvoir direct
soit approuvée et codifiée par une loi. Mais, s’il leur témoignait
ainsi sa sympathie, l’ancien mouvement ouvrier, en entier,
reprochait aux Conseils de ne pas respecter la démocratie, tout en
les excusant en partie à cause d’un manque d’expérience dû à leur
naissance spontanée.En réalité, les anciennes organisations
trouvaient que les Conseils ne leur faisaient pas une place assez
grande et voyaient en eux des organismes concurrents. En se
prononçant pour la démocratie ouvrière, les vieux partis et les
syndicats revendiquaient en fait pour tous les courants du
mouvement ouvrier le droit d’être représentés dans les Conseils,
proportionnellement à leur importance numérique respective.
LE PIÈGE
La plus grande partie des travailleurs était incapable de réfuter
cet argument : il correspondait trop à leurs anciennes habitudes.
Les Conseils ouvriers rassemblèrent donc des représentants du parti
social-démocrate, des syndicats, des social-démocrate de gauche, des
coopératives de consommation etc. ainsi que des délégués d’usine.
II est évident que de tels Conseils n’étaient pas les organes d’équipes
des travailleurs, réunis par la vie à l’usine, mais des formations
issues de l’ancien mouvement ouvrier et œuvrant à la restauration
du capitalisme sur la base du capitalisme d’Etat démocratique.
Cela signifiait la ruine des efforts ouvriers. En effet, les
délégués aux Conseils ne recevaient plus leurs directives de la
masse, mais de leurs différentes organisations. Ils adjuraient les
travailleurs de respecter et de faire régner « l’ordre »,
proclamant que « dans le désordre, pas de socialisme ». Dans ces
conditions, les Conseils perdirent rapidement toute valeur aux yeux
des ouvriers. Les institutions bourgeoises se remirent à
fonctionner, sans se soucier de l’avis des Conseils ; tel était
précisément le but de l’ancien mouvement ouvrier.
L’ancien mouvement ouvrier pouvait être fier de sa victoire. La
loi votée par le Parlement fixait dans le détail les droits et les
devoirs des Conseils. Ils auraient pour tâche de surveiller
l’application des lois sociales. Autrement dit les Conseils
devenaient à leur façon des rouages de l’Etat ; ils participaient à
sa bonne marche, au lieu de le démolir. Cristallisées dans les masses,
les traditions se révélaient plus puissantes que les résultats de
l’action spontanée.
Malgré cette « révolution avortée », on ne peut dire que la victoire
des éléments conservateurs ait été simple et facile. La nouvelle
orientation des esprits, tout de même assez forte pour que des
centaines de milliers d’ouvriers luttent avec acharnement afin que
les Conseils gardent leur caractère de nouvelles unités de classe.
II fallut cinq ans de conflits incessants, pour que le mouvement des
Conseils soit définitivement vaincu par le front unique de la
bourgeoisie, de l’ancien mouvement ouvrier et des gardes-blancs,
formés par les hobereaux prussiens et les étudiants réactionnaires.
COURANTS POLITIQUES
On peut distinguer, en gros, quatre courants politiques du côté des ouvriers :
a) les sociaux-démocrates :
ils voulaient nationaliser graduellement les grandes
industries en utilisant la voie parlementaire. Ils tendaient
également à réserver aux syndicats le rôle d’intermédiaires
exclusifs entre les travailleurs et le capital d’Etat.
b) les communistes :
s’inspirant plus ou moins de l’exemple russe, ce courant
préconisait une expropriation directe des capitalistes par les
masses. Selon eux, les ouvriers révolutionnaires avaient pour devoir
de « conquérir » les syndicats et de les « rendre
révolutionnaires ».
c) les anarcho-syndicalistes :
ils s’opposaient à la prise du pouvoir politique et à tout Etat.
D’après eux, les syndicats représentaient la formule de l’avenir ;
il fallait lutter pour que les syndicats prennent une extension
telle qu’ils seraient en mesure, alors, de gérer toute la vie
économique. L’un des théoriciens les plus connus de ce courant,
Rudolf Rocker, écrivait en 1920 que les syndicats ne devaient pas être
considérés comme un produit transitoire du capitalisme, mais bien
comme les germes d’une future organisation socialiste de la société.
II sembla tout d’abord en 1919, que l’heure de ce mouvement était
venue. Les syndicats anarchistes se gonflèrent dès l’écroulement
de l’Empire allemand. En 1920, ils comptaient autour de deux cent
mille membres.
d) Toutefois, cette année 1920, les effectifs des syndicats
révolutionnaires se réduisirent. Une grande partie de leurs
adhérents se dirigeaient maintenant vers une toute autre forme
d’organisation, mieux adaptée aux conditions de la lutte : l’organisation révolutionnaire d’usine.
Chaque usine avait ou devait avoir sa propre organisation, agissant
indépendamment des autres, et qui même, dans un premier stade,
n’était pas reliée aux autres. Chaque usine faisait donc figure de
« république indépendante », repliée sur elle-même.
Sans doute ces organismes d’usines étaient-ils une réalisation
des masses ; cependant, il faut souligner qu’ils apparaissaient
dans le cadre d’une révolution, sinon vaincue, du moins stagnante. Il
devint vite évident que les ouvriers ne pouvaient pas, dans
l’immédiat, conquérir et organiser le pouvoir économique et
politique au moyen des Conseils ; il faudrait tout d’abord soutenir
une lutte sans merci contre les forces qui s’opposaient aux Conseils.
Les ouvriers révolutionnaires commençaient donc à rassembler leurs
propres forces dans toutes les usines, afin de rester en prise directe
sur la vie sociale. Par leur propagande, ils s’efforçaient d’éveiller
la conscience des ouvriers, les invitaient à sortir des syndicats
et adhérer à l’organisation révolutionnaire d’usine ; les ouvriers
comme un tout pourraient alors diriger eux-mêmes leurs propres
luttes, et conquérir le pouvoir économique et politique sur toute
la Société.
En apparence, la classe ouvrière faisait ainsi un grand pas en arrière
sur le terrain de son organisation. Tandis qu’auparavant, le
pouvoir des ouvriers était concentré dans quelques puissantes
organisations centralisées, il se désagrégeait à présent dans des
centaines de petits groupes, réunissant quelques centaines ou
quelques milliers d’adhérents, selon l’importance de l’usine. En
réalité, cette forme se révélait la seule qui permit de poser les jalons
d’un pouvoir ouvrier direct ; aussi, bien que relativement
petites, ces nouvelles organisations effrayaient la bourgeoisie,
la social-démocratie, et les syndicats.
DÉVELOPPEMENT DES ORGANISATIONS D’USINES
Toutefois, ce n’est pas par principe que ces organisations se
tenaient isolées les unes des autres. Leur apparition s’était
effectuée ça et là, de façon spontanée et séparée, au cours de grèves
sauvages (parmi les mineurs de la Ruhr, en 1919, par exemple). Une
tendance se fit jour en vue d’unifier tous ces organismes et
d’opposer un front cohérent à la bourgeoisie et à ses acolytes.
L’initiative partit des grands ports, Hambourg et Brême ; en avril
1920, une première conférence d’unification se tint à Hanovre. Des
délégations venues des principales régions industrielles de
l’Allemagne y participèrent. La police intervint et dispersa le
congrès. Mais elle arrivait trop tard. En effet, l’organisation
générale, unifiée était déjà fondée ; elle avait pu mettre au net les
plus importants de ses principes d’action. Cette organisation
s’était donnée le nom d’Union générale des travailleurs d’Allemagne :
AAUD (Allemeine Arbeiter Union-Deutschlands). L’AAUD avait pour
principe essentiel la lutte contre les syndicats et les Conseils
d’entreprise légaux, ainsi que le refus du parlementarisme. Chacune
des organisations, membre de l’Union, avait droit au maximum
d’indépendance et à la plus grande liberté de choix dans sa
tactique.
A cette époque en Allemagne, les syndicats comptaient plus de
membres qu’ils n’en avaient jamais eu et qu’ils ne devaient en avoir
depuis. Ainsi, en 1920, les syndicats d’obédience socialiste
regroupaient presque huit millions de cotisants dans 52
associations syndicales ; les syndicats chrétiens avaient plus
d’un million d’adhérents ; et les syndicats maison, les jaunes, en
réunissaient près de 300 000. En outre, il y avait des organisations
anarcho-syndicalistes (FAUD) et aussi quelques autres qui, un peu
plus tard, devaient adhérer à l’ISR (Internationale syndicale rouge,
dépendant de Moscou). Tout d’abord, l’AAUD ne rassembla que 80 000
travailleurs (avril 1920) ; mais sa croissance fut rapide et, à la fin
de 1920, ce nombre passa à 300 000. Certaines des organisations qui
la composaient affirmaient, il est vrai, une égale sympathie pour
la FAUD ou encore pour l’LSR.
Mais dès décembre 1920, des divergences politiques
provoquèrent une grande scission au sein de l’AAUD : de nombreuses
associations adhérentes la quittèrent pour former une nouvelle
organisation dite unitaire : l’AAUD-E. Après cette rupture, l’AAUD
déclarait compter encore plus de 200 000 membres, lors de son 4e
Congrès (juin 1921). En réalité, ces chiffres n’étaient déjà plus
exacts : au mois de mars 1921, l’échec de l’insurrection d’Allemagne
centrale avait littéralement décapité et démantelé l’AAUD Encore
faible, l’organisation ne put résister de manière efficace à une
énorme vague de répression policière et politique.
LE PARTI COMMUNISTE ALLEMAND (KPD)
Avant d’examiner les diverses scissions dans le mouvement des
organisations d’usines, il est nécessaire de parler du parti
communiste (KPD). Pendant la guerre, le parti social-démocrate se
tint aux côtés - ou plutôt derrière - des classes dirigeantes et fit
tout pour leur assurer la « paix sociale » ; à l’exception
toutefois d’une mince frange de militants et de fonctionnaires du
parti, dont les plus connus étaient Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht.
Ces derniers faisaient de la propagande contre la guerre et
critiquaient violemment le parti social-démocrate. Ils n’étaient
pas tout à fait seuls. Outre leur groupe, la Ligue Spartacus, il y
avait, entre autres, des groupes comme les « Internationalistes » de
Dresde et de Francfort, les « radicaux de gauche » de Hambourg ou
« Politique ouvrière » de Brême. Dès novembre 1918 et la chute de
l’empire, ces groupes, formés à l’école de la « gauche »
social-démocrate, se prononcèrent pour une lutte « dans la rue »
destinée à forger une organisation nouvelle, politique et qui
s’orienterait dans une certaine mesure sur la révolution russe.
Finalement, un Congrès d’unification se tint à Berlin et, dès le
premier jour (30 décembre 1918), fut fondé le parti communiste [1].
Ce parti devint immédiatement un lieu de rassemblement pour nombre
d’ouvriers révolutionnaires qui exigeaient « tout le pouvoir aux
Conseils ouvriers ».
II faut noter que les fondateurs du KPD formèrent, en quelque
sorte par droit de naissance, les cadres du nouveau parti ; ils y
introduisirent donc souvent, avec eux, l’esprit de la vieille
social-démocratie. Les ouvriers qui affluaient maintenant au KPD et
se préoccupaient en pratique des nouvelles formes de lutte
n’osaient pas toujours affronter leurs dirigeants, par respect de la
discipline, et se pliaient fréquemment à des conceptions périmées.
« Organisations d’usines », ce mot recouvre en effet des notions très
dissemblables. Il peut désigner, comme le pensaient les fondateur
du KPD, une simple forme d’organisation, sans plus, et donc soumise à
des directives qui sont décidées en dehors d’elle : c’était la
vieille conception. Il peut aussi renvoyer à un ensemble tout
différent d’attitudes et de mentalités. Dans ce sens nouveau, la
notion d’organisation d’usines implique un bouleversement des
idées admises jusqu’alors à propos de :
a) l’unité de la classe ouvrière ;
b) la tactique de lutte ;
c) les rapports entre les masses et sa direction ;
d) la dictature du prolétariat ;
e) les rapports entre l’Etat et la Société ;
f) le communisme en tant que système économique et politique.
Or, ces problèmes se posaient dans la pratique des luttes
nouvelles ; il fallait tenter de les résoudre ou disparaître en
tant que forces neuves. La nécessité d’un renouvellement des idées,
par conséquent, se faisait pressante ; .mais les cadres du parti -
s’ils avaient eu le courage de quitter leurs anciens postes - ne
pensaient plus maintenant qu’à reconstituer le nouveau parti sur
le modèle de l’ancien, en évitant ses mauvais côtés, en peignant ses
buts en rouge et non plus en rose et blanc. D’autre part, il va sans
dire que les idées nouvelles souffraient d’un manque d’élaboration
et de netteté, qu’elles ne se présentaient pas comme un tout
harmonieux, tombé du ciel ou d’un cerveau unique. Plus
prosaïquement, elles provenaient en partie du vieux fond
idéologique, le neuf y côtoyait l’ancien et s’y mêlait. En bref, les
jeunes militants du KPD ne s’opposaient pas de façon massive et
résolue à leur direction, mais ils étaient faibles et divisés sur bien
des questions.
LE PARLEMENTARISME
Le KPD, dès sa formation, se divisa sur l’ensemble des problèmes
soulevés par la notion nouvelle des « organisations d’usines ». Le
gouvernement provisoire, dirigé par le social-démocrate Ebert,
avait annoncé des élections pour une Assemblée constituante. Le jeune
parti devait-il participer à ces élections, même pour les dénoncer ?
Cette question provoqua des discussions très vives au Congrès.
La grande majorité des ouvriers exigeait le refus de toute
participation aux élections. Au contraire, la direction du parti, y
compris Liebknecht et Luxembourg, se prononçait pour une campagne
électorale. La direction fut battue aux voix, la majorité du parti
se déclara anti-parlementaire. Selon cette majorité, la
Constituante n’avait pas d’autre objet que de consolider le pouvoir
de la bourgeoisie en lui donnant une base « légale ». A l’inverse,
les éléments prolétariens du KPD tenaient surtout à rendre plus
actifs, « activer » les Conseils ouvriers existants et à naître ; ils
voulaient donc mettre en valeur la différence entre démocratie
parlementaire et démocratie ouvrière en répandant le mot d’ordre :
« Tout le pouvoir aux Conseils ouvriers ».
La direction du KPD voyait dans cet antiparlementarisme, non
pas un renouvellement, mais une régression vers des conceptions
syndicalistes et anarchistes, comme celles qui se manifestèrent
au début du capitalisme industriel. En réalité,
l’anti-parlementarisme du nouveau courant n’avait pas grande chose
de commun avec le « syndicalisme révolutionnaire » et
l’« anarchisme ». Il en représentait même, à bien des égards, la
négation. Tandis que l’anti-parlementarisme des libertaires
s’appuyait sur le refus du pouvoir politique, et en particulier de
la dictature du prolétariat, le nouveau courant considérait
l’anti-parlementarisme comme une condition nécessaire à la prise
du pouvoir politique. Il s’agissait donc d’un
anti-parlementarisme « marxiste ».
LES SYNDICATS
Sur la question des activités syndicales, la direction du KPD
avait, naturellement, une façon de voir différente de celle du
courant « organisations d’usines ». Cela donna lieu également à des
discussions peu de temps après le Congrès (et aussi l’assassinat de
Karl et de Rosa) [2].
Les propagandistes des Conseils mettaient en avant le mot
d’ordre « Sortez des syndicats ! Adhérez aux organisations
d’usines ! Formez des Conseils ouvriers ». Mais la direction du KPD
déclarait : « Restez dans les syndicats. » Elle ne pensait pas, il
est vrai, « conquérir » les centrales syndicales, mais elle croyait
possible de « conquérir » la direction de quelques branches
locales. Si ce projet prenait corps, alors on pourrait réunir ces
organisations locales dans une nouvelle centrale qui, elle, serait
révolutionnaire.
Là encore, la direction du KPD essuya une défaite. La plupart de ses
sections refusèrent d’appliquer ses instructions. Mais la direction
décida de maintenir ses positions, fût ce au prix de l’exclusion de
la majorité de ses membres ; elle fut soutenue par le parti russe
et son chef, Lénine ; qui rédigea à cette occasion sa néfaste
brochure sur La Maladie infantile [3].
Cette opération se fit au Congrès de Heidelberg (octobre 1919) où,
par diverses, machinations, la direction parvint à exclure de façon
« démocratique » plus de la moitié du parti... Désormais le Parti
communiste allemand était en mesure de mener sa politique
parlementaire et syndicale (avec des résultats- plutôt piteux) ;
l’exclusion des révolutionnaires lui permit de s’unir, un peu plus
tard (octobre 1920) avec une partie des socialistes de gauche (et de
quadrupler en nombre : mais pour trois ans seulement). En même
temps, le KPD perdait ses éléments les plus combatifs et devait se
soumettre inconditionnellement aux volontés de Moscou.
LE PARTI OUVRIER COMMUNISTE (KAPD)
Quelque temps après, les exclus formèrent un nouveau parti : le
KAPD. Ce parti entretenait des rapports étroits avec l’AAUD Dans les
mouvements de masse, qui eurent lieu au cours des années suivantes,
le KAPD fut une force qui compta. On redoutait autant sa volonté et sa
pratique d’actions directes et violentes que sa critique des
partis et des syndicats, sa dénonciation de l’exploitation
capitaliste sous toute ses formes, et d’abord à l’usine, bien
entendu ; sa presse et ses publications diverses participent
souvent de ce que la littérature marxiste offrait de meilleur, à
cette époque de décadence du mouvement ouvrier marxiste, et cela,
bien que le KAPD s’embarrassât encore de vieilles traditions.
LE KAPD ET LES DIVERGENCES AU SEIN DE L’AAUD
Quittons maintenant les partis, et revenons au mouvement des
« organisations d’usines ». Ce jeune mouvement démontrait que
d’importants changements s’étaient produits dans la conscience du
monde ouvrier. Mais ces transformations avaient eu des conséquences
variées ; différents courants de pensée se révélaient très
distinctement dans l’AAUD L’accord était général sur les points
suivants :
a) la nouvelle organisation devait s’efforcer de grandir ;
b) sa structure devait être conçue de manière à éviter la constitution d’une nouvelle clique de dirigeants ;
c) cette organisation devrait organiser la dictature du
prolétariat lorsqu’elle rassemblerait des millions de membres.
Deux points provoquaient des antagonismes insurmontables :
a) nécessité ou non d’un parti politique en dehors de l’AAUD ;
b) gestion de la vie économique et sociale.
Au début, l’AAUD n’avait que des rapports assez vagues avec le KPD ;
aussi ces divergences n’avaient-elles pas de portée pratique. Les
choses changèrent avec la fondation du KAPD. L’AAUD coopéra
étroitement avec le KAPD et ceci contre la volonté d’un grand nombre
de ses adhérents, surtout en Saxe, à Francfort, Hambourg, etc. (il ne
faut pas oublier que l’Allemagne était encore extrêmement
décentralisée, et ce découpage se répercutait aussi sur la vie des
organisations ouvrières). Les adversaires du KAPD dénoncèrent la
formation en son sein d’une « clique de dirigeants » et, en
décembre 1920, formèrent l’AAUD-E (« E » pour
« Einheitsorganisation », organisation unitaire), qui repoussait
tout isolement d’une partie du prolétariat dans une organisation
« spécialisée », un parti politique.
LA PLATE-FORME COMMUNE
Quels étaient les arguments des trois courants en présence ? II y
avait unité de vue dans l’analyse du monde moderne. En gros, tout le
monde reconnaissait que la société avait changé : au XIXe
siècle, le prolétariat ne formait qu’une minorité restreinte dans
la société ; il ne pouvait lutter seul et devait chercher à se
concilier d’autres classes, d’où la stratégie démocratique de Marx.
Mais ces temps étaient révolus à tout jamais, du moins dans les pays
développés d’Occident. Là le prolétariat constituait maintenant la
majorité de la population, tandis que toutes les couches de la
bourgeoisie s’unifiaient derrière le grand Capital, lui-même unifié.
Désormais, la révolution était l’affaire du prolétariat seul. Elle
était inévitable, car le capitalisme était entré dans sa crise
mortelle (on n’oubliera pas que cette analyse date des années 1920 à
1930).
Si la société avait changé, en Occident du moins, alors la
conception même du communisme devait changer, elle aussi. II se
révélait, d’ailleurs, que les vieilles idées, appliquées par lès
vieilles organisations, représentaient tout le contraire d’une
émancipation sociale. C’est par exemple, ce que soulignait en 1924
Otto Rühle, l’un des principaux théoriciens de l’AAUD-E.
« La nationalisation des moyens de production, qui continue
d’être le programme de la social-démocratie en même temps que celui
des communistes, n’est pas la socialisation. A travers la
nationalisation des moyens de production, on peut arriver à un
capitalisme d’Etat fortement centralisé, qui aura peut-être
quelque supériorité sur le capitalisme privé, mais qui n’en sera pas
moins un capitalisme. »
Le communisme résulterait de l’action des ouvriers, de leur lutte
active et surtout « par eux-mêmes ». Pour cela, il fallait d’abord
que se créent de nouvelles organisations. Mais que seraient ces
organisations ? Là les opinions divergeaient et ces antagonismes
aboutissaient à des scissions. Elles furent nombreuses. Tandis que
la classe ouvrière cessait progressivement d’avoir une activité
révolutionnaire, que ses formations officielles n’avaient
d’action que spectaculaire autant que dérisoire, ceux qui voulaient
agir ne faisaient qu’exprimer, à leur corps défendant, la
décomposition générale du mouvement ouvrier. Néanmoins, il n’est
pas inutile de rappeler, ici, leurs divergences.
LA DOUBLE ORGANISATION
Le KAPD repoussait l’idée de parti de masse, dans le style
léniniste qui prévalut après la révolution russe, et soutenait
qu’un parti révolutionnaire est nécessairement le parti d’une
élite, petit donc, mais basé sur la qualité et non sur le nombre. Le
parti, rassemblant les éléments les mieux éduqués du prolétariat,
devrait agir comme un levain dans les masses, c’est-à-dire diffuser la
propagande, entretenir la discussion politique, etc. La
stratégie qu’il recommandait, c’était la stratégie classe contre
classe, basée à la fois sur la lutte dans les usines et le soulèvement
armé - parfois même, en préliminaire, l’action terroriste (actions
à la bombe, pillage des banques, des wagons-postaux, coffres
d’usines, etc. fréquents au début des années 1920). La lutte dans les
usines, dirigée par des comités d’action, aurait pour effet de créer
l’atmosphère et la conscience de classe nécessaires aux actions de
masse et d’amener des masses toujours plus larges de travailleurs à se
mobiliser pour les luttes décisives.
Herman Gorter, l’un des principaux théoriciens de ce courant,
justifiait ainsi la nécessité d’un petit parti politique
communiste :
« La plupart des prolétaires sont dans l’ignorance. Ils ont de
faibles notions d’économie et de politique, ne savent pas
grand-chose des événements nationaux et internationaux, des
rapports qui existent entre ces derniers et de l’influence qu’ils
exercent sur la révolution. Ils ne peuvent accéder au savoir en
raison de leur situation de classe. C’est pourquoi ils ne peuvent
agir au moment qui convient. Ils se trompent très souvent. »
Ainsi, le parti sélectionné aurait une mission éducatrice, il
ferait office de catalyseur au niveau des idées. Mais la tâche de
regrouper progressivement les masses, de les organiser,
reviendrait à l’AAUD, appuyée sur un réseau d’organisations
d’usines, et dont l’objectif essentiel serait de contrebattre et de
ruiner l’influence des syndicats ; par la propagande, certes, mais
aussi et surtout par des actions acharnées, celles « d’un groupe qui
montre dans sa lutte ce que doit devenir la masse » disait encore
Gorter [4].
Finalement, au cours de la lutte révolutionnaire, les
organisations d’usines se transformeraient en Conseils ouvriers,
englobant tous les travailleurs et directement soumis à leur
volonté, à leur contrôle. En bref, la « dictature du prolétariat » ne
serait rien d’autre qu’une AAUD étendue à l’ensemble des usines
allemandes.
LES ARGUMENTS DE L’AAUD-E
Opposée au parti politique séparé des organisations d’usines,
l’AAUD-E voulait édifier une grande organisation unitaire qui
aurait pour tâche de mener la lutte pratique directe des masses et
aussi, plus tard, d’assumer la gestion de la société sur la base du
système des Conseils ouvriers. Ainsi donc la nouvelle organisation
aurait-elle des objectifs à la fois économiques et politiques. D’un
côté cette conception différait du « vieux syndicalisme
révolutionnaire » qui s’affirmait hostile à la constitution d’un
pouvoir politique spécifiquement ouvrier et à la dictature du
prolétariat. D’un autre côté, l’AAUD-E, tout en admettant que le
prolétariat est faible, divisé et ignorant, et qu’un enseignement
continu lui est donc nécessaire, ne voyait pas pour autant l’utilité
d’un parti d’élite, style KAPD. Les organisations d’usines
suffisaient à ce rôle d’éducation puisque la liberté de parole et de
discussion y était assurée.
II est caractéristique que l’AAUD-E adressait au KAPD une
critique dans « l’esprit KAP » : d’après l’AAUD-E, le KAPD était un
parti centralisé, doté de dirigeants professionnels et de
rédacteurs appointés, qui ne se distinguait du parti communiste
officiel que par son rejet du parlementarisme ; « double
organisation » n’étant rien d’autre alors que l’application d’une
politique de la « double mangeoire » au profit des dirigeants. La
plupart des tendances de l’AAUD-E, quant à elles, repoussaient
l’idée de dirigeants rémunérés : « Ni cartes, ni statuts, ni rien de
ce genre », disait-on. Certains allèrent même jusqu’à fonder des
organisations anti-organisations...
En gros donc, l’AAUD-E soutenait que si le prolétariat est trop
faible ou trop aveugle pour prendre des décisions au cours de ses
luttes, ce n’est pas une décision prise par un parti qui pourra y
remédier. Personne ne peut agir à la place du prolétariat et il doit,
par lui-même, surmonter ses propres défauts, sans quoi il sera vaincu
et paiera lourdement le prix de son échec. La double organisation
est une conception périmée, vestige de la tradition : parti
politique et syndicats.
Cette séparation entre les trois courants : KAP, AA et AAU-E, eut
des conséquences dans la pratique. Ainsi, lors de l’insurrection
d’Allemagne centrale, en 1921, qui fut déclenchée et menée en grande
partie par des éléments armés du KAPD (alors encore
reconnus comme sympathisants de la IIIe
Internationale),
l’AAUD-E. refusa de participer à cette lutte destinée, d’après elle,
à camoufler les difficultés russes et la répression de Cronstadt.
Malgré un émiettement continu, que précipitaient des polémiques
très vives et trop souvent embrouillées par des questions de
personnes, en dépit d’outrances provoquées par une déception et un
désespoir profonds, « l’esprit KAP », c’est-à-dire l’insistance sur
l’action directe et violente, la dénonciation passionnée du
capitalisme et de ses lieutenants ouvriers de toutes couleurs
politiques et syndicales (y compris les « maires du palais » de
Moscou), exerça longtemps une influence sensible dans les masses. Il
faut ajouter que toutes ces tendances disposaient d’une presse
importante [5],
généralement alimentée en argent par des moyens illégaux, et que
souvent réduits aux chômage, en raison de leur comportement
subversif, leurs membres étaient extrêmement actifs, dans la rue,
dans les réunions publiques, etc.
LE MÉCOMPTE
On avait cru que la soudaine croissance des organisations
d’usines, en 1919 et 1920, continuerait à peu près à la même cadence
au cours des luttes à venir. On avait cru que les organisations
d’usines deviendraient un grand mouvement de masses, groupant « des
millions et des millions de communistes conscients », lequel
contrebalancerait le pouvoir des syndicats prétendument
ouvriers. Partant de cette juste hypothèse que le prolétariat ne peut
lutter et vaincre que comme classe organisée, on croyait que les
travailleurs élaboreraient chemin faisant une nouvelle et toujours
croissante organisation permanente. C’est à la croissance de
l’AAU et de l’AU-E qu’on pouvait mesurer le développement de la
combativité et de la conscience de classe.
Après une période d’expansion économique accélérée (1923-1929)
une nouvelle période s’ouvrit qui devait aboutir en 1933 à la prise
du pouvoir, légale, par les hitlériens. Cependant, l’AAU, le KAP et
l’AAU-E se repliaient de plus en plus sur eux-mêmes. A la fin, il ne
restait plus que quelques centaines d’adhérents, vestige des
grandes organisations d’usines d’antan, ce qui signifiait
l’existence de petits noyaux, ça et là, sur un total de 20 millions de
prolétaires. Les organisations d’usines n’étaient plus des
organisations générales des travailleurs, mais des noyaux de
communistes-de-conseils conscients. Dès lors, l’AAUD comme l’AAUD-E
revêtaient le caractère de petits partis politiques, même si leur
presse prétendait le contraire.
LES FONCTIONS
Est-ce spécialement le petit nombre de leurs adhérents qui
transforma à la longue les organisations d’usines en parti
politique ? Non. C’était un changement de fonction. Quoique les
organisations d’usines n’eussent jamais eu pour tâche proclamée de
diriger une grève, de négocier avec les patrons, de formuler des
revendications (c’était l’affaire des grévistes), l’AAU et l’AA-E
étaient des organisations de lutte pratique. Elles se bornaient à
des activités de propagande et de soutien. Toutefois, la grève étant
déclenchée, les organisations d’usines s’occupaient en grande
partie de l’organisation de la grève ; elles organisaient les
assemblées de grève et les orateurs y étaient très souvent des
membres de l’AAU ou de l’AAU-E. Mais la charge de conduire les
négociations avec les patrons revenait au comité de grève où les
membres de l’organisation d’usines ne représentaient pas leur
groupe comme tel, mais les grévistes qui les avaient élus et devant
lesquels ils étaient responsables.
Le parti politique KAPD avait une autre fonction. Sa tâche
consistait surtout en propagande, en analyse économique et
politique. Au moment des élections, il faisait de la propagande
anti-parlementaire pour dénoncer la politique bourgeoise des
autres partis, appeler à former des comités d’action dans les usines,
sur les marchés, parmi les chômeurs, etc. dont le but était d’inciter
les masses, qui « cherchent instinctivement de nouveaux
rivages », à se libérer des vieilles organisations.
CHANGEMENT DE FONCTION
Mais en fait, après l’échec et la répression sanglante de 1921,
puis avec la vague de prospérité qui ne tarda pas de se manifester,
ces fonctions devinrent purement théoriques. Dès lors, l’activité
de ces organisations fut réduite à la propagande pure et à
l’analyse, c’est-à-dire à une activité de groupement politique.
Découragés par l’absence de perspectives révolutionnaires, les
adhérents quittèrent pour la plupart l’organisation. La réduction
des effectifs eut aussi pour conséquence que l’usine ne constituait
plus la base de l’organisation. On se réunissait sur la base du
quartier, dans une brasserie, où l’on chantait parfois, à
l’allemande, en chœur, avec lenteur, les vieux chants ouvriers
d’espoir et de colère.
II n’y avait plus grande différence entre le KAPD, l’AAUD et
l’AAUD-E. Pratiquement, les membres de l’AU et du KAP se retrouvaient
les mêmes à des réunions nominalement différentes et ceux de
l’AAUD-E étaient membres d’un groupe politique, même s’ils lui
donnaient un autre nom. Anton Pannekoek, le marxiste hollandais qui
fut l’un de leurs inspirateurs théoriques à tous (mais surtout du
KAPD), écrivait à ce propos (1927) :
« L’AAU, de même que le KAPD, constitue essentiellement une
organisation ayant pour but immédiat la révolution. En d’autres
temps, dans une période de déclin de la révolution, on n’aurait
absolument pas pu penser à fonder une telle organisation. Mais elle
a survécu aux années révolutionnaires ; les travailleurs qui la
fondèrent autrefois et combattirent sous ses drapeaux ne veulent
pas laisser se perdre l’expérience de ces luttes et la conservent
comme une bouture pour les développements à venir. »
Et, en premier lieu, trois partis politiques de la même couleur,
c’était deux de trop. Avec la montée des périls, tandis que s’affirmait
la lâcheté sans nom des vieilles et soi-disant puissantes
organisations ouvrières, tandis que les nazis entamaient
triomphalement le chemin qui devait les mener où l’on sait
aujourd’hui, l’AAU, en décembre 1931, séparée déjà du KAP, fusionna
avec l’AAU-E. Seuls quelques éléments demeurèrent dans le KAPD, et
quelques autres de l’AAUD-E rejoignirent les rangs anarchistes.
Mais la plupart des survivants des organisations d’usines se
regroupèrent dans la nouvelle organisation, la KAUD (Kommunistische
Arbeiter Union : Union ouvrière communiste), exprimant ainsi l’idée
que cette dernière n’était plus une organisation « générale »
(comme l’était l’AAU, par exemple) réunissant tous les travailleurs
animés d’une volonté révolutionnaire, mais bien des travailleurs
communistes conscients.
LA CLASSE ORGANISÉE
La KAUD exprimait donc le changement intervenu dans les
conceptions de l’organisation. Ce changement avait un sens ; il
faut se souvenir de ce que signifiait jusqu’alors la notion de
« classe organisée ». L’AAUD et l’AAUD-E avaient cru tout d’abord que
ce seraient elles qui organiseraient la classe ouvrière, que des
millions d’ouvriers adhéreraient à leur organisation. C’était au
fond une idée très proche de celle des syndicalistes
révolutionnaires d’autrefois qui s’attendaient à voir tous les
travailleurs adhérer à leurs syndicats : et qu’alors la classe
ouvrière serait enfin une classe organisée.
Maintenant la KAUD incitait les ouvriers à organiser eux-mêmes
leurs comités d’action et à créer des liaisons entre ces comités.
Autrement dit, la lutte de classe « organisée » ne dépendait plus
d’une organisation bâtie préalablement à toute lutte. Dans cette
nouvelle conception, la « classe organisée » devenait la classe
ouvrière luttant sous sa propre direction.
Ce changement de conception avait des conséquences par rapport à
de nombreuses questions : la dictature du prolétariat, par
exemple. En effet, puisque la « lutte organisée » n’était pas
l’affaire exclusive d’organisations spécialisées dans sa
direction, celles-ci ne pouvaient plus être considérées comme les
organes de la dictature du prolétariat. Du même coup
disparaissait le problème qui, jusqu’alors, avait été cause de
multiples conflits, à savoir : qui du KAP ou de l’AAU devait exercer
ou organiser le pouvoir ? La dictature du prolétariat ne serait
plus l’apanage d’organisations spécialisées, elle se trouverait
dans les mains de la classe en lutte, assumant tous les aspects, toutes
les fonctions de la lutte. La tâche de la nouvelle organisation,
la KAUD, se réduirait donc à une propagande communiste,
clarifiant les objectifs, incitant la classe ouvrière à la lutte
contre les capitalistes et les anciennes organisations, au moyen
tout d’abord de la grève sauvage, et tout en lui montrant ses forces
et ses faiblesses. Cette activité n’en était pas moins
indispensable. Et la plupart des membres de la KAU continuaient de
penser que « sans une organisation révolutionnaire capable de
frapper fort, il ne peut y avoir de situation révolutionnaire comme
l’ont démontré la révolution russe de 1917 et, en sens contraire, la
révolution allemande de 1918 » [6].
LA SOCIÉTÉ COMMUNISTE ET LES ORGANISATIONS D’USINES
Cette évolution dans les idées devait nécessairement
s’accompagner d’une révision des notions admises en ce qui concerne
la société communiste. D’une façon générale, l’idéologie qui
dominait dans les milieux politiques et dans les masses était axée
sur la création d’un capitalisme d’Etat. Bien entendu, il y avait des
nuances multiples, mais toute cette idéologie pouvait se ramener à
quelques principes très simples : l’Etat, au travers des
nationalisations, de l’économie dirigée, des réformes sociales,
etc., représente le levier permettant de réaliser le socialisme,
tandis que l’action parlementaire et syndicale représente pour
l’essentiel les moyens de lutte. Dès lors, les travailleurs ne
luttent guère comme une classe indépendante, visant avant tout à
réaliser ses fins propres ; ils doivent confier « la gestion et la
direction de la lutte de classe » à des chefs parlementaires et
syndicaux. Selon cette idéologie, il va donc sans dire que partis et
syndicats devront servir d’éléments de base à l’Etat ouvrier, assumer
en commun la gestion de la société communiste de l’avenir.
Au cours d’une première phase, celle qui suivit l’échec des
tentatives révolutionnaires en Allemagne, cette tradition
imprégnait encore fortement les conceptions de l’AAU, du KAP et de
l’AAU-E. Tous trois se prononçaient pour une organisation groupant
« des millions et des millions » d’adhérents, afin d’exercer la
dictature politique et économique du prolétariat. Ainsi, en 1922,
l’AAU déclarait qu’elle était en mesure de reprendre à son compte,
sur la base de ses effectifs, « la gestion de 6 % des usines »
allemandes.
Mais ces conceptions chancelaient maintenant. Jusqu’alors, comme
nous l’avons vu, les centaines d’organisations d’usines, réunies
et coordonnées par l’AAU et l’AAU-E, réclamaient le maximum
d’indépendance quant aux décisions à prendre et faisaient de leur
mieux pour éviter la formation d’une « nouvelle clique de
dirigeants ». Serait-il possible, cependant, de conserver cette
indépendance au sein de la vie sociale communiste ? La vie
économique est hautement spécialisée et toutes les entreprises
sont étroitement interdépendantes. Comment pourrait-on gérer la vie
économique si la production et la répartition des richesses
sociales ne revenait pas à quelques instances
centralisatrices ? L’Etat en tant que régulateur de la
production et organisateur de la répartition, l’Etat n’était-il
pas indispensable ?
Il y avait là une contradiction entre les vieilles conceptions de
la société communiste et la nouvelle forme de lutte qu’on
préconisait maintenant. On redoutait la centralisation
économique et ses conséquences clairement démontrées par les
événements ; mais on ne savait comment se prémunir contre cela. La
discussion portait sur la nécessité et le degré plus ou moins grands
du « fédéralisme », ou du « centralisme ». L’AAU-E penchait plutôt
vers le fédéralisme ; le KAP-AAU inclinait plus au centralisme. En
1923, Kar1 Schroeder [7], théoricien du KAPD, proclamait que « plus la société communiste sera centralisée et mieux ce sera ».
En fait, tant qu’on demeurait sur la base des anciennes
conceptions de la « classe organisée », cette contradiction était
insoluble. D’une part, on se ralliait plus ou moins aux vieilles
conceptions du syndicalisme révolutionnaire, la « prise » en
main des usines par les syndicats ; d’autre part, comme les
bolcheviks, on pensait qu’un appareil centralisateur, l’Etat,
doit régler le processus de production et répartir le « revenu
national » entre les ouvriers.
Toutefois, une discussion au sujet de la société communiste, en
partant du dilemme « fédéralisme ou centralisme », est absolument
stérile. Ces problèmes sont des problèmes d’organisation, des
problèmes techniques, alors que la société communiste est d’abord un problème économique. Au capitalisme doit succéder un autre système économique,
où les moyens de production, les produits, la force de travail ne
revêtent pas la forme de la « valeur » et où l’exploitation de la
population laborieuse au profit de couches privilégiées a disparu.
La discussion sur « fédéralisme ou centralisme » est dépourvue
de sens, si l’on n’a pas montré auparavant quelle sera la base
économique de ce « fédéralisme » ou de ce « centralisme ». En
effet, les formes d’organisation d’une économie donnée ne sont pas
des formes arbitraires ; elles dérivent des principes mêmes de cette
économie. Ainsi, le principe du profit et de la plus-value, de son
appropriation privée ou collective, se trouve-t-il à la base de
toutes les formes revêtues par une économie capitaliste. C’est
pourquoi il est insuffisant de présenter l’économie communiste
comme un système négatif : pas d’argent, pas de marché, pas de
propriété privée ou d’Etat. II est nécessaire de mettre en lumière
son caractère de système positif, montrer quelles seront les lois
économiques qui succéderont à celles du capitalisme. Cela fait, il
est probable que l’alternative « fédéralisme ou centralisme »
apparaîtra comme un faux problème.
LA FIN DU MOUVEMENT EN ALLEMAGNE
Avant d’examiner plus longuement cette question, il n’est pas
inutile de rappeler le destin, dans la pratique, du courant issu
des organisations révolutionnaires d’usines.
L’AAUD commença à se détacher du KAPD vers la fin de 1929. Sa presse
préconisait alors une « tactique souple » : le soutien des luttes
ouvrières ayant uniquement pour but des revendications de salaires
l’aménagement des conditions ou horaires de travail. Plus rigide,
le KAP voyait dans cette tactique l’amorce d’un glissement vers ta
collaboration de classe, la « politique de maquignonnage » [8].
Un peu plus tard, certains KAPistes en arrivèrent même à prôner le
terrorisme individuel comme moyen d’amener les masses à la
conscience de classe. Marinus van der Lubbe qui, agissant
solitairement, mit le feu au Reichstag, était en liaison avec ce
courant. En incendiant l’immeuble qui abritait le Parlement, il
voulait par un geste symbolique inciter les ouvriers à sortir de
leur léthargie politique... [9].
Ni l’une ni l’autre de ces tactiques n’eut de résultats.
L’Allemagne traversait alors une crise économique d’une profondeur
extrême, les chômeurs pullulaient : il n’y avait pas de grèves
sauvages, s’il est vrai que nul ne se souciait des directives
syndicales, les syndicats collaborant étroitement avec les
patrons et l’Etat. La presse des communistes de conseils était
fréquemment saisie ; mais de toute façon ses appels à la formation de
comités autonomes d’action ne rencontraient aucun écho. Ironie de
l’histoire : 1a seule grande grève sauvage de l’époque, celle des
transports berlinois (1932), fut soutenue par les bonzes
staliniens et hitlériens contre les bonzes socialistes des
syndicats.
Après l’accession légale d’Hitler au pouvoir, les militants des
diverses tendances furent traqués et enfermés dans des camps de
concentration où beaucoup d’entre eux disparurent. En 1945,
quelques survivants furent exécutés sur ordre du Guépéou, lors de
l’entrée en Saxe des armées russes. En 1952 encore, à Berlin Ouest, un
ancien chef de l’AAUD, Alfred Weilard, était enlevé en pleine rue et
transféré à l’Est pour s’y voir condamné à une lourde peine de prison.
A l’heure actuelle, il ne reste plus trace en Allemagne des divers
courants du communisme de conseils en tant que tel. La liquidation
des hommes a entraîné celle des idées dont ils étaient porteurs, tandis
que l’expansion et la prospérité orientaient les esprits dans
d’autres directions. Et, comme on le sait, c’est seulement ces toutes
dernières années que ses conceptions propres de l’action de masse
extra-parlementaire et extra-syndicale connaissent de nouveaux
développements, sans qu’on puisse pour autant parler de « filiation »
idéologique directe. Mais revenons maintenant au problème de
l’économie communiste, pour voir en quoi les réflexions théoriques
de ce mouvement peuvent contribuer à enrichir notre connaissance
de la lutte pour le pouvoir ouvrier.
FONDEMENTS ÉCONOMIQUES DU COMMUNISME
Il fallait, pour approfondir ces problèmes, que l’AAU se fût
libérée des vieilles traditions de la « classe organisée », qu’elle
ait compris que la classe ouvrière ne peut réaliser son unité réelle
que dans sa lutte en masse, globale, et en dehors des organisations
spécialisées qui ne représentent au mieux que les aspects
fragmentaires d’une phase périmée des aspirations et des objectifs
prolétariens. En 1930, l’AAU publia une étude, rédigée par le groupe
des communistes de conseils de Hollande et qui était intitulée : Grundptinzipien kommunistischer Produktion und Verteilung (Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes) [10].
Cette analyse n’entend pas proposer un « plan » quelconque,
montrer comment on pourrait édifier une société « plus belle »,
« plus équitable ». Elle ne s’intéresse qu’aux problèmes
d’organisation de l’économie communiste et lie, dans une unité
organique, pratique de la lutte de classe et gestion sociale. Les Principes tirent donc, au niveau théorique, les conséquences économiques
de la lutte éventuellement menée au niveau de l’action politique
par les mouvements de masse indépendants. Lorsque les Conseils
ouvriers auront pris le pouvoir, et parce qu’ils auront appris à
« gérer leur lutte » eux-mêmes directement, par un effort constant,
ils se trouveront contraints de donner de nouvelles bases à
leur pouvoir en introduisant consciemment des lois économiques
nouvelles où la mesure du temps de travail sera le pivot de la
production et de la répartition du produit social global. Les
travailleurs sont capables de gérer eux-mêmes la production, mais
cela n’est possible qu’en calculant le temps de travail dans les
différentes branches de la production, au sens le plus large, et en
répartissant les produits à l’aide de cette mesure.
Les « Principes » examinent ce problème du point de vue du
travailleur exploité, qui n’aspire pas seulement à l’abolition de
la propriété privée, mais bien à celle de l’exploitation. Or,
l’histoire de notre époque a montré que la suppression de la
propriété privée, si elle est nécessaire, ne coïncide pas
obligatoirement avec celle de l’exploitation. Aussi doit-on serrer
de plus près cette question.
Le mouvement anarchiste a compris cette nécessité beaucoup plus
tôt que les marxistes, et ses théoriciens lui ont accordé une
attention soutenue. Toutefois leurs conceptions, en fin de compte,
n’ont pas été totalement différentes. Si les marxistes,
sociaux-démocrates ou bolcheviks, voulaient faire passer, sans rien
changer de fondamental à ses mécanismes, la production
capitaliste, arrivée au stade des monopoles, sous le contrôle d’un
Etat dit ouvrier, les théoriciens anarchistes préconisaient une
fédération de communes libres et repoussaient tout Etat. C’était
cependant pour le reconstituer sous une autre forme. Ce point étant
souvent contreversé, nous allons en donner ici un exemple.
L’un des théoriciens les plus connus de l’anarchisme, Sébastien
Faure, exposait que les habitants d’une commune auraient à recenser
leurs besoins et leurs possibilités de productions ; puis,
disposant de « l’état global des besoins de la consommation et des
possibilités de la production, région par région, le Comité
National fixe et fait connaître à chaque comité Régional de quelles
quantités de produits sa région peut disposer et quelle somme de
production elle doit fournir. Muni de ces indications, chaque
comité Régional fait pour sa région le même travail : il fixe et fait
connaître à chaque comité Communal de quoi se commune dispose et ce
qu’elle a à fournir. Ce dernier en fait autant à l’égard des
habitants de la commune [11] ».
Certes, Sébastien Faure avait auparavant précisé que : « Toute
cette vaste organisation a pour base et principe vérificateur la
libre entente »,mais un système économique exige des principes
économiques et non des proclamations nobles. On peut faire la même
chose à propos de la citation suivante de Hilferding, le célèbre
théoricien social-démocrate, car là aussi le principe économique
manque :
« Les commissaires communaux, régionaux et nationaux de la
société socialiste décident comment et où, en quelle quantité et par
quels moyens l’on tirera des nouveaux produits des conditions de
production naturelles ou artificielles. A l’aide de
statistiques de production et de consommation couvrant
l’ensemble des besoins sociaux, ils transforment la vie économique
toute entière d’après les besoins qu’expriment ces statistiques [12]. »
Ainsi la différence entre ces deux points de vue fondamentaux
n’est pas très sensible. Toutefois les anarchistes ont eu le mérite
historique de mettre en avant le mot d’ordre essentiel : « Abolition
du salariat. » Dans cette perspective cependant, le « Comité
National », le « bureau de la statistique », etc., ce que les
marxistes appellent le « gouvernement du peuple », est censé
pratiquer « l’économie en nature » c’est-à-dire une économie où
l’argent n’a plus cours. Le logement, les aliments, le courant
électrique, les transports, etc, tout cela est « gratuit ». Une
certaine part de biens et services demeure toutefois payable en
monnaie (généralement indexée sur le rapport
population-consommation) .
Mais en dépit des apparences, cette manière de supprimer le
salaire ne signifie pas l’abolition de l’exploitation et ne
signifie pas non plus la liberté sociale. En effet, plus s’agrandit le
secteur de l’économie « en nature », plus les travailleurs
dépendent de la fixation de leurs « revenus » par l’appareil de
répartition. Il existe un exemple d’économie « sans argent », où les
échanges avaient lieu en « nature », du moins pour la plus grande
partie, avec le logement, l’éclairage, etc., « gratuits ». C’est la
période du « communisme de guerre » en Russie. On a pu voir alors,
non seulement que ce système n’était pas viable durablement, mais
encore qu’il pouvait coexister avec un régime fondé sur une
domination de classe.
La réalité nous a donc appris :
a) qu’il est possible de supprimer la propriété privée sans abolir l’exploitation ;
b) qu’il est possible de supprimer le salariat sans abolir l’exploitation.
S’il en est ainsi, le problème de la révolution prolétarienne se pose pour l’exploité dans les termes suivants :
quelles sont les conditions économiques qui permettent d’abolir l’exploitation ?
Quelles
sont les conditions économiques qui permettent au prolétariat de
conserver le pouvoir, une fois ce dernier conquis, et de couper les
racines de la contre-révolution ?
Bien que les Principes étudient les fondements économiques
du communisme, le point de départ en est plus politique
qu’économique. Pour les ouvriers il n’est pas facile de s’emparer du
pouvoir politique-économique, mais il est encore plus difficile
de le conserver. Or, dans les conceptions présentes du communisme
ou du socialisme, on tend à concentrer - dans les faits sinon dans les
mots - tout le pouvoir de gestion dans quelques bureaux étatiques
ou « sociaux ». A l’inverse, ce livre considère l’économie comme le
prolongement inévitable de la révolution et non comme un état de
chose souhaitable et qui se réalisera dans cent, dans mille ans. Il
s’agit de définir au niveau des principes les mesures à prendre,
non par quelque parti ou organisation, mais par la classe ouvrière
et par ses organes immédiats de lutte : les Conseils ouvriers. La
réalisation du communisme n’est pas l’affaire d’un parti mais celle
de toute la classe ouvrière, délibérant et agissant dans et par ses
Conseils.
LE PRODUCTEUR ET LA RICHESSE SOCIALE
Un des grands problèmes de la révolution est d’instaurer de
nouveaux rapports entre le producteur et la richesse sociale,
rapports qui, au sein de la société capitaliste, s’expriment dans le
salariat. Le régime du salariat est basé sur un antagonisme
profond entre la valeur de la force de travail (salaire) et ce
travail même (le produit du travail). Alors que le travailleur
fournit, par exemple, 50 heures de travail à la société, il ne reçoit
comme salaire que l’équivalent de 10 heures, par exemple. Pour
s’émanciper véritablement le travailleur doit faire en sorte que ce
ne soit plus la valeur de sa force de travail qui détermine la part
qui lui revient de la production sociale, mais que cette part soit
fixée par son travail même. Le travail : mesure de la consommation,
tel est le principe qu’il doit faire triompher.
La différence entre la quantité de travail fournie et ce que le travailleur reçoit en échange est appelé surtravail
et représente un travail non payé. Les richesses sociales
produites pendant ce temps de travail non payé constituent le surproduit et la valeur incorporée dans ce surproduit est dite plus-value.
Toute société, quelle qu’elle soit, et donc aussi la société
communiste, repose sur la formation d’un surproduit, parce que sur
l’ensemble des travailleurs effectuant un travail nécessaire ou
utile, certains ne produisent pas de biens tangibles. Leurs
conditions de vie sont donc produites par d’autres travailleurs (il
en est de même pour les services de santé, l’entretien des infirmes,
des enfants et des vieillards, les services administratifs, les
savants, etc.). Mais c’est la façon dont ce surproduit se forme, celle
dont il est réparti, qui constituent l’exploitation capitaliste.
Le travailleur reçoit un salaire qui, dans le meilleur des cas, lui
suffit tout juste pour vivre dans des conditions données. Il sait qu’il
a donné 50 heures de travail, mais il ne sait pas combien d’heures
lui reviennent dans son salaire. Il ignore le montant de son
surtravail. En revanche, on sait comment la classe possédante
consomme ce surproduit : mis à part les « services sociaux » qui en
reçoivent une certaine partie, ce sont les mines qui l’utilisent
pour s’agrandir, les exploiteurs qui en vivent, l’administration,
la police et l’armée qui en dissipent la substance.
Dans cette discussion, deux caractères du surproduit nous
intéressent particulièrement. D’abord, le fait que la classe
ouvrière n’a pas à décider, ou presque pas, du produit de son travail
non payé. Ensuite,qu’il est impossible d’évaluer l’importance de ce
surtravail. Nous recevons un salaire, un point c’est tout ; nous ne
pouvons rien sur la production et la répartition de la richesse
sociale. La classe qui dispose des moyens de production, la classe
possédante, est maîtresse du processus de travail, y compris le
surtravail ; elle nous fait chômer quand elle l’estime nécessaire à
ses intérêts, nous fait matraquer par sa police ou massacrer dans ses
guerres. L’autorité exercée par la bourgeoisie dérive du fait
qu’elle dispose du travail, du surtravail, du surproduit. C’est ce
qui nous réduit à l’impuissance dans la société et fait de nous une
classe opprimée.
Cette analyse nous révèle que l’oppression est tout aussi forte,
qu’elle soit exercée par le capitalisme privé ou par l’Etat. On entend
souvent dire que l’exploitation dès travailleurs est supprimée en
Russie, parce que le capital privé y est aboli et parce que tout le
surproduit est à la disposition de l’Etat qui le répartit dans la
société en promulguant de nouvelles lois sociales et en créant de
nouvelles usines, en développant la production.
Acceptons ces arguments, c’est-à-dire laissons de côté le fait que
la classe dominante ,la bureaucratie, chargée de la répartition du
produit social, s’enrichit par des salaires exorbitants, qu’elle se
reproduit au pouvoir en assurant à ses membres le monopole de
l’éducation supérieure, et que les lois de succession lui
garantissent les richesses accumulées « pour sa famille ». Allons
même jusqu’à supposer que cet appareil n’exploite pas la
population.
En serait-il ainsi, qu’en Russie la bureaucratie demeure maîtresse
du processus du travail, y compris le surtravail, qu’elle. dicte,
par la voix des syndicats étatisés, entre autres les conditions de
travail, comme on le voit faire également en Occident. La fonction de
la bureaucratie dirigeante est fondamentalement identique à
celle de la bourgeoisie qui dirige le capitalisme privé. Dès lors,
si la bureaucratie n’exploitait pas la population, cela ne saurait
venir que de sa bonne volonté, du fait qu’elle refuse l’occasion
qui lui en est offerte. Le développement de la société ne serait plus
fonction de nécessités économiques et sociales ; il dépendrait
des « bons » ou des « mauvais » sentiments des dirigeants. En
d’autres termes, les rapports des travailleurs avec la richesse
sociale continuent, même dans ce cas, d’être arbitrairement fixés et
les travailleurs ne peuvent rien sur ces rapports, sauf à espérer
que les « mauvais » dirigeants deviendront « bons ».
En conclusion, l’abolition du salaire n’est pas la condition
nécessaire et suffisante pour que les travailleurs reçoivent la
part du produit social qui leur revient, qu’ils ont créée par leur
travail. Certes, cette part peut augmenter ; mais une véritable
abolition du salaire sous toutes ses formes a un tout autre
caractère : sans cette abolition, la classe ouvrière ne peut
maintenir son pouvoir. Une révolution « trahie » mène à un Etat
totalitaire capitaliste.
Il y a une autre conclusion à tirer. L’une des tâches essentielles
incombant à un groupe de travailleurs qui veulent mettre fin
radicalement à l’exploitation capitaliste - un groupe
révolutionnaire, comme on disait autrefois - c’est de chercher le
moyen d’asseoir économiquement le
pouvoir conquis par des moyens d’action politiques. Le temps est
passé où il suffisait d’exiger la suppression de la propriété
privée des moyens de production. Il est également insuffisant de
réclamer l’abolition du salariat. Cette revendication, en soi,
n’a pas plus de consistance qu’une bulle de savon, si l’on ne sait
comment jeter les bases d’une économie où le salaire est supprimé. Un
groupe se prétendant révolutionnaire et qui se refuserait à
élucider cette question essentielle n’a pas grand chose à dire en
réalité, parce qu’il est incapable de proposer l’image d’un monde
nouveau.
Les Principes de la production et de la répartition communistes
partent de l’idée suivante : tous les biens produits par le travail
de l’homme se valent qualitativement, car ils représentent tous
une portion de travail humain. Seule la quantité de travail
différente qu’ils représentent les rend dissemblables. La mesure du
temps que chaque travailleur individuellement consacre au
travail est l’heure de travail. De même, la mesure destinée à mesurer la quantité de travail que représente tel ou tel objet doit être l’heure de travail social moyen.
C’est cette mesure qui servira à établir la somme de richesse dont
dispose la société, de même que les rapports des diverses
entreprises entre elles et enfin la part de ces richesses qui revient
à chaque travailleur. Sur cette base, les Principes
développent une analyse et une critique des différentes théories -
et aussi des pratiques - des différents courants qui se réclament
du- marxisme, de l’anarchisme ou du socialisme en général. On y trouve
en somme un exposé plus précis des principes concis de Marx et
d’Engels tels qu’ils nous les ont laissés dans Le Capital, la Critique du programme de Gotha et L’Anti-Dühring.
Bien entendu, les Principes ne se bornent pas à étudier
l’unité de calcul dans le communisme ; ils analysent aussi son
application dans la production et la répartition du produit
social et dans les « services publics », examinent les règles
nouvelles de la comptabilité sociale, l’extension de la
production et son contrôle par les travailleurs, la disparition du
marché et, enfin, l’application du communisme dans l’agriculture
par l’intermédiaire de coopératives agricoles qui calculent elles
aussi leurs récoltes en temps de travail.
Ainsi les Principes ont-ils pour point de départ le fait
empirique que, lors de la prise de pouvoir par le prolétariat, les
moyens de production se trouvent entre les mains des organisations
d’entreprise. C’est de la conscience communiste du prolétariat,
conscience née de sa lutte même, que dépendra le sort ultérieur de ces
moyens de production, le fait de savoir si le prolétariat les
gardera en main ou non. Aussi, le problème capital que la révolution
prolétarienne devra résoudre sera de fixer des rapports immuables
entre les producteurs et le produit social, ce qui ne peut se faire
qu’en introduisant le calcul du temps de travail dans la production
et la distribution. C’est la revendication la plus élevée que le
prolétariat puisse formuler... mais en même temps c’est le minimum
de ce qu’il peut réclamer. Et donc une question de pouvoir que seul
le prolétariat est à même de régler sans appui aucun de la part
d’autres groupes sociaux. Le prolétariat ne peut conserver les
entreprises que s’il s’en assure la gestion et la direction
autonomes. C’est aussi la seule manière de pouvoir appliquer
partout le calcul du temps de travail. Tel est l’ultime message
laissé au monde par les mouvements révolutionnaires prolétariens
de la première moitié du XXe siècle.
A suivre : Mouvement pour les Conseils ouvriers - 2 :
Le Groupe des communistes internationalistes en Hollande, 1934-1939
***
ABRÉVIATIONS
NOTA : la lettre D, dans l’ensemble de ces sigles, signifie
Deutschlands (d’Allemagne). Dans le cours du texte, elle est souvent
omise lors de la désignation d’un groupe. Par exemple : KP au lieu de
KPD, ou AAUE au lieu de AAUDE.
SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands), parti social-démocrate allemand.
USPD (Unhabhängige Sozialdemakratische Partei
Deutschlands), parti social-démocrate indépendant d’Allemagne formé en
avril 1917, regroupait divers éléments sortis du SPD.
KPD (Kommunistische Partei Deutschlands), Parti
communiste d’Allemagne, formé à la fin de 1918 par des éléments de
toute l’ancienne gauche du SPD, dont :
l’IKD (Internationalen Kommunistischen
Deutschlands), communistes internationaux d’Allemagne et
Linksradikaler (radicaux de gauche).
KAPD (Kommunistischen Arbeiter Partei Deutschlands),
Parti ouvrier communiste d’Allemagne, né en avril 1920 de la
scission entre la gauche ouvrière et la direction parlementaire du
parti communiste (KPD). Le KAPD avait des rapports étroits avec
l’AAUD.
AAUD (Allgemeine Arbeiter Union Deutschlands), Union
ouvrière d’Allemagne issue des organisations d’usine créées pendant
la guerre et immédiatement après.
Vers la fin de 1920, de ces deux derniers groupes sortit :
AAUDE (AAUD Einheitsorganisation -
AAUD-organisation unitaire) qui refusait une organisation
ouvrière distincte de l’organisation politique.
Ces derniers regroupements, penchant vers le fédéralisme,
s’opposaient au centralisme de l’ensemble KAP-AAU. Toutefois, avec
l’évolution de la situation politique, ces noyaux KAP-AAU d’une part
et AAUDE d’autre part s’amenuisèrent : la montée du fascisme amena
des fusions.
Le KAUD (Kommunistische Arbeiter Union
Deutschlands), Union ouvrière communiste d’Allemagne, regroupa les
membres de ces trois derniers groupes.
La FAUD (Freien Arbeiter Union Deutschlands), union
ouvrière libre d’Allemagne, regroupa en 1919 des membres des
organisations d’usine et ceux de la centrale syndicale
anarcho-syndicaliste des localistes.
La quasi-totalité des forces orgnisées du communisme de conseils
disparurent après l’instauration du national-socialisme (30
janvier 1933). Quelques rares groupes continuèrent, hors d’Allemagne,
à se manifester à cette époque par une activité tant théorique que
pratique. Parmi ceux-ci :
le GLC (Groep van Internationale Communisten),
désigné en Allemagne sous les initiales GLKH ou GLK (Gruppe
Internationaler Kommunisten (Holland), fut un des groupes se réclamant
du communisme de conseil. Le seul qui eut une productivité
théorique réelle et originale jointe à une activité pratique.
A suivre : Mouvement pour les Conseils ouvriers - 2 :Le Groupe des communistes internationalistes en Hollande, 1934-1939
Notes
[1] On trouvera la traduction du compte rendu de ce congrès, réunie à d’autres matériaux intéressants, dans A. et D. Prudhommeaux, Spartacus et la Commune de Berlin, éd. Spartacus.[2] Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht sont assassinés par les corps-francs à Berlin le 15 janvier 1919.
[3] La Maladie infantile du communisme (le « gauchisme ») a été terminé par Lénine en mai 1920. Ce texte sera distribué à tous les délégués au IIe Congrès de l’Internationale communiste. Lénine y exprime sa vision de la lutte politique en vue d’une prise de pouvoir.
[4] (1)Herman Gorter, Réponse à Lénine (1920) Paris, 1930. Texte en ligne : www.left-dis.nl/f/herman.htm.
[5] On considérait dans le KAP que la réaction des journaux devait être « tournante », c’est-à-dire prise en charge à tour de rôle par les différentes sections locales du parti, ceci afin d’éviter la formation d’une « clique » spécialisée dans la manipulation.
[6] Rätekorrespondenz, n° 2, novembre 1932 (organe clandestin, ronéoté, de la KAU, dont la presse, dès ce moment, était régulièrement saisie par ordre des autorités social-démocrates de Prusse).
[7] Karl Schroeder (1854-1950) combattant spartakiste, dont la tête fut mise à prix en 1919, puis dirigeant professionnel du KAPD, en fut exclu en 1924 ; il devint ensuite fonctionnaire du Parti socialiste. II fut l’un des rares dirigeants de ce parti à organiser une « résistance » au nazisme. Condamné en 1936 avec d’autres anciens du KAP, il tient aujourd’hui une place honorable dans le « martyrologue » du socialisme allemand.
[8] Ainsi l’un des dirigeants du parti fut exclu sous prétexte qu’il avait pactisé avec l’ennemi en publiant un roman dans la maison d’édition du Parti communiste allemand. Il s’agissait d’Adam Scharrer (1889-1948) ouvrier serrurier, puis combattant spartakiste. Ensuite dirigeant professionnel du KAPD, dont il fut exclu en 1930. Comme Schroeder, il est romancier, mais il s’oriente dans l’autre direction : à partir de 1933, il réside à Moscou. Il était considéré en Allemagne de l’Est comme un « pionnier de la littérature prolétarienne ». II va sans dire que certains traits de son passé restaient cachés au public.
[9] Voir Carnets de route de l’incendiaire du Reichstag et autres écrits, de Marinus van der Lubbe, éd. Verticales, 2003 ; Marinus van der Lubbe et l’incendie du Reichstag, de Nico Jassies, Editions antisociales, 2004 ; « L’acte personnel » et « La destruction comme moyen de lutte », d’Anton Pannekoek, Echanges n° 90 (printemps-été 1999).
[10] Traduction sur www.left-dis.nl/f/gictabma.htm. Un résumé sous le titre Principes de base, d’abord paru dans les nos 19, 20 et 21 de Bilan, a été publié dans le n° 11 des Cahiers du Communisme de Conseil.
[11] Sébastien Faure (1858-1942), Mon Communisme : le Bonheur universel, Paris 1921, page 227.
[12] Rudolf Hilferding, Das Finanzkapital, page 1. (Le Capital financier, trad. française aux Editions de Minuit,1970, épuisée.)