Le racisme nous intéresse uniquement dans ses relations avec le problème de l'aliénation et celui, connexe, de la fausse conscience. Ce que nous avons en vue ici c'est une critique du racisme en tant qu'idéologie, autrement dit, une critique idéologique du racisme, critique qui ressortit à la philosophie de la conscience (Bewusstseinsphilosophie). La critique scientifique (biologique) des théories de l'inégalité raciale se situe en dehors des cadres de cet exposé; il en est de même des problèmes pratiques que pose le combat quotidien contre cette aberration. Il nous semble cependant qu'en liant le problème du racisme à celui de l'aliénation, on facilite la recherche d'une définition précise du phénomène raciste, préalable indispensable à la lutte anti-raciste. Il n'y a pas de bonne thérapeutique sans diagnostic précis. La recherche d'une telle définition constitue à la fois une nécessité et une difficulté qui peut paraître insurmontable. Ce n'est pas sans raison que l'Encyclopaedia Universalis constate qu'il « n'est pas aisé de donner du racisme une définition qui fasse l'unanimité. C'est pour le moins étonnant à propos d'un sujet abordé tant de fois et de tant de manières » (1a).
En effet si le racisme est une idéologie, le concept de
racisme est devenu lui-même un concept
idéologique (concept polémique). Par le terme de « concept idéologique »
nous entendons des formes de cristallisation de fausses identifications
égocentriques, dans le genre de « judéo-bolchevisme » ou « hitléro-trotskisme
». La présence de tels concepts dans le discours politique est symptomatique
d'une distorsion égocentrique de la pensée. Dès lors qu'un système privilégié —
une ethnie, un parti ou un pays — est érigé au rang de centre logique de l'univers politique, les adversaires de ce
système deviennent de ce fait virtuellement identiques entre eux : pour un
nazi, tous les Juifs étaient au moins potentiellement, des communistes, tous
les communistes se trouvaient plus ou moins consciemment au service des «
intérêts juifs ». Cette « fausse identification », analogon logique de la technique de l'amalgame, constitue une
structure fondamentale du discours idéologique, de l'aliénation politique et
même de l'aliénation tout court. Il m'a toujours semblé que l'importance du
facteur égocentrique dans les mécanismes de l'aliénation politique n'a pas été
toujours appréciée à sa juste valeur par les sociologues du phénomène
idéologique, qui n'ont pas peut-être tiré de la psychologie de l'enfance de
Piaget tout le profit qu'ils auraient pu en tirer. La pensée partisane est en
effet normalement égocentrique ; le
militant se met rarement à la place de l'adversaire. L'ontologisation
inconsciente des structures de cet « égocentrisme normal » est au moins
partiellement responsable des phénomènes de distorsion idéologique et
d'aliénation politique. Anticipant sur des développements ultérieurs, il y a
lieu de souligner dès maintenant que le racisme est aussi une forme extrême d'égocentrisme
collectif et doit être étudié comme tel.
Or, il se trouve que depuis quelques décennies le concept de
racisme a subi un processus d'idéologisation (égocentrisation) de cet ordre :
qu'il suffise de rappeler, parmi tant d'autres exemples récents, l'accusation
de racisme formulée contre l'Etat d'Israël par les instances internationales.
Exemple qui est d'ailleurs loin d'être unique : n'a-t-on pas lu sous des
signatures sérieuses des expressions comme « racisme anti-jeune », « racisme
anti-communiste » ou « racisme anti-femmes ». Ces pseudo-racismes
foisonnent dans le discours politique quotidien. Ils menacent de faire
irruption dans celui de la science sociale, rendant ainsi illusoire toute
approche scientifique sérieuse du problème.
La définition suggérée est fondée sur quatre critères. Le
racisme se caractérise par :
a) La généralisation abusive (unwarranted extrapolation de Whitehead) : « tous les juifs (ou
Noirs, ou Arabes) sont... ».
b) L'idée d'une supériorité biologique de certaines ethnies.
c) Le postulat que cette supériorité confère aux
ethnies en question des droits spécifiques (principe de la dissymétrie des
droits).
d) L'existence d'une dégradation de la rationalité qui sous-tend le racisme. L'Ecole de
Francfort parle d'une « éclipse de la raison ». Compte tenu de l'importance du
facteur « réification » dans le racisme, il est loisible de substituer à ce
terme celui de « fausse conscience raciste ».
Les points (a), (b) et (c) vont de soi et n'appellent nul
commentaire. Le point (d), qui cristallise en somme l'apport marxiste au
problème, est seul à appeler une justification. Une définition se justifie par
son utilité. Nous essayerons donc de montrer que l'introduction de cette notion
marxiste constitue le meilleur moyen — et peut-être le seul — de remédier au
parasitage du concept de racisme par des pseudo-concepts polémiques qui font
barrage à toute analyse critique objective. Nous essayerons de montrer en outre
que la critique marxiste des idéologies, élaborée à une époque qui n'a connu du
racisme qu'une timide ébauche, peut encore, à l'époque des génocides,
constituer un instrument de choix du combat antiraciste. Dans cet ordre
d'idées, il est permis de dire — paraphrasant un mot célèbre du pape Pie XI —
qu'en tant qu'anti-racistes nous sommes tous plus ou moins des marxistes.
Nous essayerons de montrer enfin que le racisme étant
essentiellement une perception anti-dialectique, anti-historiciste et réifiante
du minoritaire ethnique, la critique du racisme doit, pour être efficace, se
fonder sur une conception dialectique et historiciste. Il ne s'agit donc pas
d'affirmer — comme cela a été fait maintes fois — que le socialisme une fois
instauré supprimera tous les problèmes, celui de la coexistence des ethnies
entre autres. C’est possible, sans être prouvé ; en tout cas, c'est là une autre question. On peut affirmer par
contre, que le marxisme, doctrine dialectique et historiciste, s'oppose
irréductiblement au racisme, idéologie réifiée et anti-historiciste. Il en est
de même du durkheimisme en tant que sociologisme.
La référence principale de cette étude est le marxisme du
jeune Lukács dont la réification et la fausse conscience constituent, chacun le
sait, l'expérience centrale. Werner Stark a caractérisé le marxisme comme « un
faisceau de théories ». Plusieurs clivages légitimes peuvent être pratiqués
dans ce faisceau ; celui qui oppose marxisme scolastique à marxisme ouvert en
est, sans doute, le plus important (2b). Robert Meigniez a opposé il y a assez
longtemps déjà le matérialisme « dialectique » à la dialectique « matérialiste
»[1], terminologie à retenir
car la dialectique, « méthode critique et révolutionnaire » (Marx) est trop
souvent de pure forme chez les tenants de la première tendance ; quant à ceux
de la seconde, leur tiédeur en matière de matérialisme a été souvent critiquée,
notamment dans le débat qui eut lieu vers 1950 autour du « cas Lukács ». Le
marxisme de l'École d'Althusser — un marxisme anti-humaniste et
anti-historiciste — constitue, à notre sens, l'élaboration théorique la plus
conséquente de la première tendance, l'École de Lukács, celle de la seconde.
Compte tenu du nombre important de théoriciens d'origine hongroise parmi les
représentants de cette dernière et pour d'autres raisons relevant de la
sociologie de la connaissance, nous avons suggéré de l'appeler «
hungaro-marxisme ». Le terme « lukacsisme » suffit en pratique, à condition de
ne pas y englober exclusivement des disciples, même indépendants, de Lukács,
comme le regretté Lucien Goldmann, mais tous ceux qui ont subi par voie directe
ou indirecte cette influence puissante comme Karl Korsch, Karl Mannheim, Henri
Lefebvre, Léo Kofler, certains membres du groupe Arguments, comme Kostas
Axelos, François Châtelet ou Georges Lapassade. Ainsi défini, le « lukacsisme »
apparaît comme un ensemble cohérent caractérisé par la corrélativité
remarquable de ses grands thèmes. Ces thèmes sont : la critique dialectique et
historiciste de la réification dans Histoire
et Conscience de Classe, le problème
de la fausse conscience, l'historicisme et la théorie critique de l'idéologie
et de l'utopie dans l'oeuvre de Mannheim [2]
Goldmann, l'un des premiers à introduire en France le concept
lukacsien de réification, considère les termes « réification » et « aliénation
» commme des synonymes ; il en tire la conclusion logique en renonçant
pratiquement à l'utilisation du second. Pour des raisons qu'il mous est
impossible d'exposer ici [3], nous ne saurions
partager. Intégralement ce point de vue qui n'en est pas moins significatif. Il
s'agit en effet dans les deux cas de l'objectivation illusoire de données
subjectives, individuelles ou collectives, autrement dit, de « naturalisation »
des faits sociaux.
De son côté, le phénomène de la fausse conscience est, dans
l'esprit des lukacsiens, inséparable d'une perception réifiée, dédialectisante
et anti-historiciste des faits sociaux. Selon l'expression de Werner Stark, «
la réification réside essentiellement dans l'affirmation que la pensée
bourgeoise tend à penser en termes chosistes; des données qui devraient être pensées en
termes de relations sociales et en termes de stabilité... plutôt qu'en termes
de mouvement... La vie est comme gelée, coulée dans un motile rigide et froid
alors que la réalité humaine est vivante et historique... La réification est un
piège inhérent à toutes les formes de pensée visant la réalité humaine et
historique ; il importe de l'éviter si
l'on veut échapper au danger de fausse conscience concernant ces secteurs
de l'existence. Entre ces considérations bergsoniennes et la position marxiste,
l'écart est moins iimportant qu'on ne
serait tenté de le croire de prime abord »
En effet le bergsonisme, volontiers considéré en France comme
une philosophie « réactionnaire », a été perçu en Hongrie comme une pensée
dialectique et désaliénante ; il a exercé une influence discrète mais
indéniable sur la genèse d'Histoire et
Conscience de Classe.
Quant au « marxiste bourgeois » Mannheim (né à Budapest en 1893), les liens de sa pensée avec celle de
Lukács sont assez voyants pour que son originalité même pût être mise en cause,
à tort au demeurant. Mannheim s'est attaqué au problème de l'idéologie dans une
optique résolument dialectique et historiciste. Son ambition semble avoir été
de passer de la politique partisane à la politique scientifique (Politik als Wissenschaft) tout en
conservant à cette dernière l'acquis des techniques de démarquage utilisées
dans la première.
Trois plans de clivage sont introduits par Mannheim dans
l'idéologie; pour simplifier, nous nous bornerons à mentionner simplement la
distinction assez stérile qu'il établit entre concept évaluatif et concept non
évaluatif. Un premier plan de clivage sépare le concept particulier de
l'idéologie, résultat d'une mystification volontaire et intéressée, de son
concept total impliquant une néo-structuration « liée à l'être » (Seinsgebunden) des bases logiques de la
pensée. Sa distinction entre le concept spécial
et le concept général de
l'idéologie s'inscrit dans un registre un peu différent ; le concept spécial
correspond à un point de vue polémique dans l'optique duquel le point de vue
propre occupe par définition une position privilégiée (et cesse en réalité
d'être considérée comme idéologique), alors que le concept général traduit un
point de vue gnoséo-sociologique, réfractaire par principe à tout postulat de
système privilégié. Entre les deux façons de voir, l'incompatibilité est
patente ; la première sanctifie le postulat égocentrique-manichéen de la pensée
partisane, la seconde consacre son rejet. Utiliser le concept à la fois total
et général de l'idéologie signifie donc que l'on considère la mystification
consciente (le « mensonge politique ») comme secondaire par rapport aux
modifications structurelles de la pensée et que l'on renonce en même temps à
toute prétention de représenter soi-même un secteur privilégié, autrement dit,
que l'on se refuse à la séduction égocentrique et manichéenne.
Dans différentes publications consacrées à Mannheim (7c), j'ai cru pouvoir simplifier cette
typologie en distinguant le concept polémique
de l'idéologie avec comme corollaire l'ac cusation de mensonge et de
mauvaise foi, de son concept structurel, corollaire
de fausse conscience par suite de l'ontologisation (Verabsolutierung) inconsciente d'une perspective partielle [4] . F. Châtelet et J. Lacroix ont souligné le caractère réifiant de
l'idéologie [5] ; la même constatation a été faite par J.M.
Domenach au sujet du mensonge politique (8d). Cette dimension réifiante de
l'idéologie est instrument à la fois de résistance au changement et de
justification de l'état des choses donné.
Le lukacsisme, au sens large du terme, se présente alors comme
un ensemble remarquablement cohérent dans les cadres duquel la réification, l'aliénation,
la dédialectisation, l'anti-historicisme, l'idéologisation et l'émergence de la
fausse conscience ne sont guère que les diverses facettes d'un processus
fondamental unique. Or, il apparaît que la plupart des éléments qui
caractérisent cet ensemble cohérent, se
retrouvent dans l'idéologie raciste. Dans cet ordre d'idées, il est permis
de constater que l'idéologie raciste est l'idéologie
type ; quant à la conscience raciste, elle fait figure de véritable « type
idéal » spontané de la conscience fausse.
Le racisme comme
idéologie réifiée
Cet aspect de la question sera élucidé par la convergence de
trois points de vue: celui de Lukács dans La
Destruction de la Raison (9e), celui de l'enquête d'Adorno (10f) , et celui plus récent de Colette
Guillaumin (11g). Rappelons que l'un
des traits caractéristiques de l'univers réifié est la « naturalisation » des
faits sociaux, autrement dit, l'effacement des limites entre Nature et Culture.
Le mot souvent cité d'un nazi : « quand j'entends le mot culture, je sors mon
revolver » est peut-être plus riche de signification que ne l'imaginait son
auteur.
Le point de vue de G.
Lukács
La non-différenciation entre Nature et Culture est l'un des
leitmotive de ce darwinisme social auquel Lukács a consacré un des chapitres de
son ouvrage La Destruction de la Raison. Ce
chapitre, il faut le lire un peu entre les lignes. Lukács en effet évite
soigneusement le mot « réification ». Sa situation politico-idéologique est
délicate en 1955 et la condamnation d'Histoire
et Conscience de Classe (à laquelle il a dû s'associer) encore récente.
Mais si le mot est absent, l'idée y est et, dans l'ensemble, la démarche de
Lukács dans ce chapitre, reste assez proche de celle d'Histoire et Conscience de Classe.
Les origines du darwinisme social — et partant, celles de
l'idéologie raciste — remontent en Allemagne à l'époque wilhelminienne. C'est
en effet un biologiste de cette époque, A. Weismann, qui a émis la théorie de
la dualité des lignées germinale et somatique. La lignée germinale transmettant
tout le patrimoine héréditaire sans subir l'influence de la lignée somatique,
il ne saurait y avoir hérédité des caractères acquis au cours de l'existence.
La seule source de perfectionnement de l'espèce est la concurrence vitale et
l'élimination des faibles et des non-adaptés. Dans l'œuvre scientifique de ce
biologiste, mort en 1914, nous retrouvons ainsi la justification anticipée de
nombreuses mesures qui marqueront le passage du racisme allemand au pouvoir,
notamment de la plus révoltante de toutes : le meurtre prémédité des malades
mentaux. Cependant, Weismann n'était pas personnellement raciste et son œuvre
proprement scientifique — bien que dépassée — mérite quelque respect.
Transposé sur le terrain sociologique sous le nom de darwinisme social, cette théorie donnera
naissance à une série d'ouvrages de valeur douteuse ou nulle mais intéressants
pour l'historien des idées en tant qu'une des racines idéologiques du racisme.
L'idée centrale est partout la même : la sélection, c'est-à-dire l'élimination
des faibles, étant le seul moteur de l'évolution, sa suppression dans les
cadres de ce que l'on appellera plus tard le Welfare State provoquerait des phénomènes de dégénérescence.
Gumplovicz et son disciple G. Ratzenhofer considèrent la lutte des races (Rassenkampf) comme le véritable moteur
de l'histoire. Otto Ammon, auteur d'un ouvrage sur les bases naturelles de
l'ordre social (12h) préconise une
fiscalité favorable aux riches et fait l'apologie de la guerre comme facteur
propre à favoriser la sélection naturelle. Tous ces écrits tombés dans un oubli
mérité ont été pieusement déterrés par les Nazis [6] lors de leur passage au
pouvoir. Il ne faut pas croire cependant que ce darwinisme social relève
exclusivement de l'histoire idéologique. Lors des élections américaines de 1964
(!), le candidat conservateur B. Goldwater a présenté un programme social très
proche des idées de cette école. Il a été battu mais il a eu tout de même 35 %
des voix. Sans se servir de ce terme, tabou en 1955, Lukács a très clairement
montré le caractère réifié et anti-historiciste de ce proto-racisme : «
Gumplowicz... — et avec encore plus de force son disciple Ratzenhofer — ont
pour point de départ le postulat de l'identité
absolue et de l'indifférenciation qualitative des processus naturels et des
processus sociaux... Avec cette méthode soi-disant scientifique, le darwinisme social supprime l'Histoire » (13i)
L'enquête d'Adorno
Paru il y vingt-cinq ans, The
Authoritarian Personaliy reste un classique de la recherche expérimentale
sur le racisme.
Lukács a posé le problème des origines du racisme sur le plan
de l'histoire des idées. Il montre l'existence d'une certaine continuité allant
du darwinisme orthodoxe (Weissmanisme) au racisme nazi en passant par le
darwinisme social. Le dénominateur commun de ces différentes tendances est la
négation de l'autonomie de l'Histoire humaine, absorbée par la sphère
biologique.
Adorno envisage la question dans une optique plus
psychologique. L'historien des idées cherche à établir une continuité entre
certáines idéologies de la fin du XIXe siècle et le racisme du XXe siècle. Le
psychologue social pose deux questions :
a) Pourquoi la classe bourgeoise allemande a-t-elle
opté pour l'idéologie nazie ?
b) Pourquoi certains allemands petits-bourgeois,
lum-penprolétaires, voire prolétaires authentiques, s'y sont montrés réceptifs.
Le marxisme traditionnel n'offre de réponse qu'à la première interrogation et
c'est là une sérieuse lacune.
Wilhelm Reich s'est posé la même question, mais pour donner
une réponse différente, réponse qui, on le sait, fait appel au rôle médiateur de
la répression sexuelle. On peut dire, en simplifiant, que la misère matérielle
pousse à la révolte, alors que la misère sexuelle serait facteur de conformisme.
D'où l'importance de la lutte contre les tabous sexuels dans la lutte
anti-idéologique.
A ce même problème (le mécanisme d'acceptation), Adorno offre
une réponse expérimentale qui corrobore les idées de Reich. Un questionnaire
permet d'évaluer le degré de réceptivité à l'ethnocentrisme du sujet et de
distinguer entre high scorers (réceptifs)
et low scorers (non-réceptifs). Une
combinaison de méthodes statistiques et cliniques permet ensuite de dresser le
portrait-robot du futur raciste.
Portrait intéressant, précisément parce que l'on y retrouve, à
l'échelle individuelle, certains
caractères essentiels de l'idéologie, fait
social. L'enquête d'Adorno établit ainsi une continuité entre le niveau psychologique
et le niveau sociologique dans l'étude des idéologies.
Aussi, les high scorers manifestent
une certaine résistance à l'égard de la sexualité comprise comme un dialogue
entre partenaires égaux ; ils tendent en revanche à y voir un instrument
d'ascension sociale. Ils ont aussi un idéal féminin manichéen et désexualisé « pure versus bad women » [7] .
Ils sont peu féministes et professent parfois une conception sportive » de la
vie sexuelle considérée sous l'angle de « victoires » ou de « défaites ».
Tout ceci renvoie aux idées de W. Reich et aussi à celles
d'Igor A. Caruso. La correspondance de ces diverses doctrines est cependant
loin d'être simple [8].
Un autre trait très « idéologique » du « high scorer » est ce
que Rozenzweig désigne du terme d'« extrapunitiveness » ; une tendance à
chercher des boucs émissaires au lieu d'assumer la responsabilité de ses
échecs.
Non moins caractéristique est la perception différente de l'image de son enfance et du présent (the
contrasting picture of childhood and present). L'ethnocentriste utilise son
passé comme un écran de projection pour les traits non assumés de la
personnalité adulte (« ... high scoring
subjects seem to use their
childhood as a projection screen for traits now considered as undesirable »). Ceci
implique un sentiment de discontinuité entre passé et présent, alors que le
non-ethnocentriste (« low scorer ») assume au contraire son enfance et perçoit
une continuité entre passé et présent.
Tout cela est caractéristique à souhait. On connaît le mot de
Marx dans l'Idéologie allemande : « l'idéologie
est une abstraction ou une distorsion de l'Histoire ». Il est frappant de
retrouver cette abstraction ou distorsion de l'Histoire à l'échelle individuelle chez le futur raciste. En somme sa
perception de la vie humaine est à la fois anti-historiciste puisqu'il
entrevoit une « coupure » entre passé et présent et anti-dialectique puisque
les différentes étapes de la vie ne sont
pas organisées en totalité. Quant au phénomène de l' « extrapunitiveness » — autrement dit, la recherche du bouc
émissaire — c'est là une dimension trop classique du comportement idéologique
en général, pour qu'il soit nécessaire d'insister.
Faut-il admettre alors que l'idéologisation soit un processus
psychologique qui se généralise par voie d'imitation un peu dans l'esprit des
théories de Tarde ? Ce serait vite dit. Il s'agit là à notre sens d'un
processus social de réification et de
dédialectisation qui « coopte » ses partisans essentiellement parmi des
personnes chez qui cette réification préexiste au niveau psychologique.
Le point de vue de
Colette Guillaumin
Selon C. Guillaumin, « la saisie de la race est
actuellement soumise à une saisie
spatialisante profondément hétérogène à la perception du temps. Nous sommes
en face d'une organisation synchronique contraire à l'ancienne diachronie » (14j). Rappelons que dans l'univers de la
réification, l'espace géométrique prévaut sur la durée concrète. Le monde
propre du racisme serait donc un monde « anti-bergsonien ». Constatation importante
car elle renvoie au phénomène de dédialectisation caractéristique des
idéologies en général.
Lorsqu'on disait autrefois « un tel est de bonne race », cela visait à situer le
sujet dans une continuité historique. Quand on parle aujourd'hui de « race
supérieure » ou « inférieure », on vise, au contraire, à isoler le jugement de
valeur de son contexte historique. Ce n'est pas la même démarche et on peut se
demander si la première ressortit véritablement au racisme proprement dit.
C.Guillaumin compare enfin la définition de plusieurs concepts
dans un dictionnaire de la fin du XVIII siècle (le « Wailly ») et le
Robert (Édition de 1953). Là encore elle aboutit à une conclusion significative
: l'évolution sémantique accuse un net infléchissement du socio-historique vers le biologique.
Ainsi le terme « race » renvoie à une lignée
juridique dans le premier de ces ouvrages, et à une continuité charnelle dans le second. Le même infléchissement est
noté pour des termes comme « Juif », « Arabe », « Nègre », « Jaune », « Noble »
etc. Le terme « Nègre » désigne un esclave
noir dans le dictionnaire du XVIII siècle et un « homme de race noire... employé
autrefois dans certains pays chauds comme esclave » dans le Robert. Ét C. Guillaumin
de conclure « la boucle est bouclée, désormais le racial domine le social ». Le
racial domine désormais le social !
Le mot « désormais » est dans ce contexte porteur d'une signification redoutable.
Visiblement, sur le plan idéologique au moins, Hitler n'a pas entièrement perdu
sa guerre.
La convergence de ces trois points de vue met en valeur
l'importance de la réification dans l'idéologie raciste : la perception raciste
de la minorité discriminée est une perception réifiante, homogénéisante et
dépersonnalisante (15k). Cette minorité
est perçue, par le raciste, comme une masse indifférenciée composée d'atomes
interchangeables, un peu au sens de la « solidarité mécanique » de Durkheim.
Perception qui est d'ailleurs à la fois condition et conséquence de cette « unwar-ranted extrapolation » que nous
avons signalée plus haut comme l'un des critères discriminatoires du racisme
authen tique. Quant à la personnalité du futur — et de l'actuel — raciste,
elle apparaît à la lumière de l'enquête d'Adorno comme une personnalité schizoïde, ce qui nous situe d'emblée
dans la problématique de l'aliénation.
Le racisme comme
phénomène projectif
La catégorie de la projection est d'importance capitale en psychopathologie.
Selon la définition de Laplanche et Pontalis, la projection est « dans le sens
proprement psychanalytique, une opération par laquelle le sujet expulse de soi
et localise dans l'autre, personne ou chose, des qualités, des sentiments, des
désirs, voire des "objets" qu'il méconnaît ou refuse en lui. Il
s'agit là d'une défense d'origine archaïque qui se trouve à l'oeuvre dans la
paranoïa particulièrement mais aussi dans des modes de pensée "normaux"
comme la superstition » (16l)
Signalons ici, pour souligner la cohérence de notre interprétation,
que la réification est de son côté un phénomène de projection d'un genre
particulier : l'homme de l'univers réifié projette dans la Nature des
phénomènes d'origine socio-historique.
Ce n'est donc nullement un hasard si l'atteinte schizophrénique
(paranoïde) se caractérise à la fois par la réification (rationalisme morbide)
et la projection (phénomène hallucinatoire).
Le discours idéologique est généralement de structure
projective, conséquence inévitable de son « égocentrisme normal ». Le type du
comportement idéologique est celui du voleur qui crie au voleur : on prépare la
guerre et on accuse l'adversaire de la préparer ; on accuse de racisme une
minorité discriminée pour des raisons raciales, etc. L'un des signes
distinctifs de l'attitude raciste est ce que l'on pourrait appeler la conduite
de type « le meunier, son fils et l'âne ». Le raciste fait grief d'un
comportement mais aussi du comportement opposé : il pénalise les défauts mais
aussi les qualités de la minorité visée. Pour le raciste, le Juif riche est un
exploiteur mais le Juif pauvre est un parasite. Autrement dit, le jugement de
culpabilité est antérieur à l'expérience, il la façonne au lieu d'en dépendre.
C'est là un critère important ; un signe « pathognomonique », comme on dit en
médecine, et qui existe — au moins sous la forme d'une ébauche — dans toutes les formes de racisme. Le
caractère projectif et partant « autiste » (17m)
de la conscience raciste renvoie à la nature réifiée et idéologique du racisme.
Il explique aussi la paradoxale polyvalence de ce préjugé : le raciste
anti-Juif est souvent aussi raciste anti-Arabe, sans trop se préoccuper des
relations un peu tourmentées qu'entretiennent dans le monde ces deux ethnies.
C'est que le raciste ne s'intéresse pas réellement à son adversaire, il est
enfermé en lui-même et sa sensibilité se réduit en fin de compte à l'agacement
que produit chez lui la différence. Une forme d'agressivité qui ne vise qu'une seule cible (sentiment anti-allemand
chez les Français d'autrefois, anti-américanisme aujourd'hui) n'est pas du
véritable racisme ou, à tout le moins, n'en représente pas une forme pure.
Racisme et fausse
conscience
Chez Lukács, de même que chez les auteurs proches de ses
idées, les concepts d'idéologie, de réification et de fausse conscience sont
corollaires. L'idéologie est réifiante, nous dit François Châtelet car « ...
elle tend à faire durer l'état de choses données. Dès lors, elle invente des
concepts grâce auxquels cet état de chose doit pouvoir être légitimé. L'opération
de légitimation se passe dans la plupart des cas de la manière suivante : on
tend à prouver que l'état social actuel correspond bien à la nature, à la
vocation, au destin de l'humanité et que cet état de chose réalise pleinement
ce qui a toujours été souhaité ». (18m)
La réification idéologique assume ainsi une fonction double : résistance au
changement et justification de l'état social actuel ; c'est une source de bonne
conscience sociale. Une théorie économique réifiée qui explique la périodicité
des crises économiques par celle de l'apparition des taches solaires, est
symptomatique à la fois d'une conscience fausse, puisqu'elle perçoit un fait
social comme un phénomène de la Nature, et d'une intention idéologique dans la
mesure où cette « naturalisation » de l'essence socio-économique des crises
peut servir de justification à l'absence de toute politique sociale au début
du système capitaliste en général, et dans l'Angleterre victorienne en
particulier. (19n) En percevant
l'existence de certaines inégalités ethniques comme une fatalité inscrite dans
la biologie, le racisme de son côté se confirme comme le type même de
l'idéologie aliénante ; quant à sa fonction justificatrice, quelque peu
estompée depuis la décolonisation, elle n'en demeure pas moins agissante dans
certaines formes de l'exploitation de l'homme par l'homme.
L'Ecole de Francfort parle d'une « éclipse de la Raison » ; le
terme de conscience fausse semble plus utile car il implique la composante réifiante
de l'idéologie raciste. Le concept « éclipse de la raison » est trop général ;
il peut renvoyer en psychopathologie à la débilité mentale au même titre qu'au
délire paranoïde. En suggérant l'introduction du concept de « fausse conscience
» dans la définition du racisme, nous soulignons qu'il ne s'agit pas là de
faiblesse intellectuelle ou d'information insuffisante mais d'une distorsion de
type délirant (schizophrénique) de la perception de l'altérité. J'attache une
certaine importance à cette dernière précision sans laquelle tout conflit
mettant aux prises des ethnies différentes (autre ment dit, la plupart des
guerres non-civiles) pourrait être qualifié de raciste. C'est généralement
l'adversaire qui est alors taxé de racisme : le raciste c'est l'autre. Le débat retombe alors au niveau du
concept partiel et particulier de l'idéologie, pour employer la terminologie de
Mannheim.
Depuis Max Weber il est classique de distinguer entre
rationalité dirigée vers un but (Zweckrationalitaet)
et rationalité dirigée vers une valeur (Wertrationalitaet).
Ce qui caractérise le racisme dans toutes ses formes — mais le phénomène
est particulièrement net dans le nazisme — c'est un déplacement d'accent de la
première vers la deuxième ce qui fait que, même dans l'optique de ses propres
buts, le racisme engendre souvent un comportement désadapté, une conduite d'échec. (20o)
Cette prépondérance de la Wertrationalitaet
sur la Zweckratio-nalitaet constitue
d'ailleurs une dimension constante du comportement idéologique. Louis XIV en
France, Ferdinand le Catholique et Philippe III en Éspagne, ont causé un tort
considérable à l'économie de leur propre pays en chassant, pour des raisons
idéologiques, Huguenots, Juifs et Arabes. Mais la Wertrationalitaet raciste se réfère à cette pseudo-valeur
réifiée qu'est la « valeur » raciale, ce qui confirme l'existence de liens
entre la question du racisme et celle de l'aliénation.
De tout cela, peut-on tirer des conséquences pratiques ? J'en
vois deux, dont la première est assez banale mais mérite cependant d'être
rappelée.
Nous avons vu que l'attitude raciste est une attitude autiste
et projective [9]. Shakespeare a créé la figure de
Shylock sans guère avoir rencontré de Juifs dans l'Angleterre élisabéthaine, judenrein depuis des siècles. On peut en
dire autant de son contemporain Marlowe, auteur du , Juifs de Malte. Le raciste n'a pas besoin de connaître pour haïr.
Il y a donc lieu de favoriser les contacts inter-ethniques non
pas comme source d'information — on ne combat pas un délire par l'information —
mais comme psychothérapie de l'autisme projectif où s'enferme sans doute depuis
l'enfance le raciste. La pratique du ramassage scolaire en vue de la
coéducation interethnique (le « busing ») a été l'objet de résistance aux Etats-Unis
et pas seulement de la part de la majorité blanche. C'est pourtant là le chemin
du progrès.
Une autre conséquence moins évidente mais non moins importante
: la nécessité d'une éducation
dialectique et historiciste du public.
Dans cet ordre d'idées on ne peut que regretter le déclin des études
historiques dans l'enseignement secondaire.
Nous avons vu que l'attitude raciste est avant tout une
attitude réifiante, dédialectisante, dépersonnalisante et anti-historiciste.
Pour l'historien des idées, le racisme dérive du darwinisme social, « négateur
de l'histoire » (Lukács). Pour le psychologue social, la conscience du raciste
se caractérise par le manichéisme, par l'incapacité d'organiser en « bonne
forme » le passé et le présent, par la recherche du bouc émissaire, par la
perception « sérielle » dépersonnalisante et réifiante de la minorité
discriminée et aussi par la society-blindness
; dans le racisme, « le racial domine le social » [10]. Il en résulte qu'un marxisme réellement dialectique et
historiciste (une dialectique « matérialiste ») — ce dont le lukacsisme est le
principal, mais pas forcément l'unique représentant — constitue un excellent
instrument idéologique pour combattre le racisme au niveau de sa structure
même. Mais il en résulte également que le marxisme scolastique, qui a plus ou
moins ouvertement tourné le dos à la tradition historiciste et dialectique,
est idéologiquement désarmé devant le racisme et ceci quelles que soient les
convictions personnelles de ses représentants.
La dialectique a connu dans l'après-guerre une destinée
singulière. Un philosophe célèbre (M. Merleau-Ponty) a donné à l'un de ses
ouvrages le titre caractéristique : Les
Aventures de la dialectique. Dans une existence aventureuse, il y a
naturellement des hauts et des bas.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la dialectique se
trouve en France au premier plan de la vie intellectuelle, ceci grâce à la
convergence de deux facteurs : l'intérêt de l'Université pour la pensée de
Hegel et l'impact du lukacsisme. Actuellement la philosophie dialectique se
trouve indubitablement un peu en perte de vitesse. L'entrée en scène de l'École
d'Althusser — véritable type idéal d'un matérialisme fort peu « dialectique » —
constitue l'un des symptômes majeurs de cette évolution que son influence
d'ailleurs contribue à renforcer. L'impasse historique où se trouve
actuellement le monde — échec patent des économies socialistes, crise
interminable du système libéral, dévalorisation de l'idéal tiers-mondialiste [11] — n'est guère propre à
favoriser des options historicistes. De plus le discrédit suscité par certains
événements récents dans le monde socialiste a rejailli sur l'en semble de la
doctrine marxiste sans en épargner la composante dialectique ; pour de nombreux
écrivains et journalistes la dialectique n'est plus guère qu'une technique de
l'absurde. Phénomène paradoxal car il y a longtemps que le marxisme d'État a
tourné le dos à la dialectique.
Or la philosophie dialectique est par excellence la philosophie antiraciste. Le racisme
est essentiellement hétérophobie qui pousse volontiers à l'extrême cet « esprit
d'abstraction facteur de guerre » (et aussi facteur de haine) dont parle
Gabriel Marcel (21p); or selon G.
Gurvitch « ... la méthode dialectique nie toute abstraction qui ne tiendrait
pas compte de son propre artifice et ne conduirait pas vers le concret... » (22q)
Enfin, le racisme est réifiant et
anti-historiciste alors que la dialectique est déréifiante et historiciste.
Une éducation dialectique de l'opinion, même si elle ne
concerne pas directement le problème de la discrimination ethnique, constitue
donc, de par sa nature même, une bonne médication spécifique de l'idéologie
raciste et même de l'aliénation en général (23r)
Cette idée d'une « éducation dialectique de l'opinion » est de
K. Mannheim. K.A. Wittfogel, marxiste de stricte obédience avant 1933, a classé
Mannheim parmi les théoriciens bourgeois qui pillent l'arsenal intellectuel de
l'ennemi de classe (24s). Et en effet
son œuvre d'expression anglaise constitue une véritable leçon de choses
dialectique à l'usage d'un public beaucoup moins rompu à cette forme de pensée
que celui de Weimar, mais une leçon de choses dont le mot dialectique est banni pour être remplacé par des vocables
anodins comme « wholeness » (à la place de totalité dialectique) ou encore «
education for change ». Sous l'étiquette innocente de social awareness, il s'est offert le luxe de présenter à son public
anglo-saxon toute une théorie dialectique de la fausse conscience politique
rendue acceptable à la « bonne société » grâce à l'élimination de toute
terminologie à consonance suspecte [12].
Il s'agit là d'un véritable travail de désaliénation préventive dont
l'apparition quelques décennies plus tard de courants comme le maccarthysme ou
le goldwatérisme constitue la justification rétrospective.
Sans vouloir nous engager sur le chemin dangereux des
parallèles historiques (l'Histoire ne se répète pas), la situation idéologique
actuelle du monde occidental n'est pas sans rappeler celle que Mannheim affrontait
dans ses écrits d'expression anglaise. Nous sommes entrés depuis quelques
décennies dans une de ces Verhüllungsperioden
dont parle P. Szende (25t) ; l'essor
du racisme et le recul de la dialectique sont peut-être simplement deux
facettes du même processus. La critique du racisme doit se fonder sur
l'information et sur la désaliénation ; sans sous-estimer l'importance de la
première, nous avons voulu au terme de cette analyse, souligner l'importance
de la seconde. L'idéologie raciste est une forme d'aliénation — au sens à la
fois clinique et sociologique de ce terme — il faut donc la « traiter » comme
telle. Et le meilleur instrument de cette désaliénation nous semble être encore
aujourd'hui cette dialectique si peu « matérialiste » qu'est le lukacsisme «
épigone attardé d'un humanisme éculé... » Comme l'a dit, dans un moment
d'humeur chagrine, le regretté Nicos Poulantzas.
JOSEPH GABEL Exposé au Congrès Mondial de Sociologie de
Mexico (1982)
Source : BotaPol
[1] Robert MEIGNIEZ, « l'Univers de la Culpabilité — Réflexions sur les bases du stalinisme intellectuel en Europe », Psyché, Paris, avril 1952. Les guillemets sont de nous afin de souligner à quel point le matérialisme « dialectique » — par ex. celui d'un Roger Garaudy lors de sa période pré-islamique — était en réalité étranger à la dialectique. Cf. à propos de R. Garaudy le jugement de J.Y. CALVEZ, La Pensée de Karl Marx (Paris, 1954), « Ouvrage... qui expose un matérialisme marxiste dénué de tout élément dialectique » (p. 650, italiques de nous) ; ce jugement sans appel peut être extrapolé sur tout un secteur de la littérature marxiste de l'époque.
[2] Il est à noter qu'Althusser récuse
toute critique de la réification comme « idéaliste ». Cf. Eléments
d'autocritique (Paris, 1974), p. 36.
[3] La différenciation entre «
réification » et « aliénation » revêt une signification particulière et
assez ¡importante en psychopathologie, domaine qui était naturellement
étranger à Goldmann
[4] Le mot Verabsolutierung est
difficile à traduire ; le terme « ontologisation » est une traduction
approximative. La Verabsolutie-rung d'une perspective partielle
caractérise de façon très typique la logique du stalinisme.
[5] Cf. J. Lacroix, Le personnalisme
comme anti-idéologie. Paris, P.U.F., 1972, p. 21, « L'idéologie est un
système global d'interpré¬ tation du monde historico-politique.
Puisqu'elle exprime et valorise une société ou un groupe à un moment et
en un lieu déterminés, elle a un caractère historique certain. Mais elle
est anhistorique en ce qu'elle idéalise un régime, une situation, et
voudrait fixer définitivement pour l'éternité ce qu'elle exprime et
interprète. Toute idéologie est réifiante : elle vise à faire durer un
état de choses donné. En ce sens elle est anti-historique ». Cf. aussi
F. CHÂTELET, Idéologie et Vérité (1962), cité plus loin. J. Lacroix
perçoit surtout l'ambiguïté du phénomène idéologique, à la fois' reflet
d'une situation historique donnée et négateur de l'historicité;
personnellement, nous attachons plus d'importance au second aspect.
[6] Sauf bien entendu L. Gumplovicz,
auteur d'un ouvrage sou¬ vent cité : Rassenkampf (la lutte des races)
qui eut le mauvais goût d'être juif polonais !
[7] Le manichéisme est d'ailleurs une
structure psychologique générale du « high-scorer » qui tend à percevoir
l'Histoire comme une lutte des bons contre les méchants. Nous avons là
une dangereuse convergence thématique avec le marxisme vulgaire.
[8] Igor A. Caruso a montré
l'importance de la réification en pathologie sexuelle (cf. son article «
La réification de la sexualité ». Paris, Psyché, 1952, et aussi les
travaux de l'école de Daseinanalyse, et en particulier ceux de Medard
Boss). Ceci vaut non seulement pour le fétichisme sexuel (où elle est
évidente), mais également pour des formes mineures de comportement
sexuel déviant comme par exemple certaines formes de donjuanisme ; ce
sont des objets que l'on collectionne ; avec des êtres vivants on
dialogue. Cette sexualité correspond assez exactement à celle du « high
scorer » d'Adorno, qui perçoit d'ailleurs l'univers humain en général,
et la minorité discriminée en particulier, de façon réifiée. En
refoulant la sexualité normale, non réifiée — une sexualité de dialogue —
le conservatisme politique défend indirectement la réification sociale.
C'est en somme la thèse de Reich liée par la médiation d'Adorno au
lukacsisme et intégrée de cette façon dans une théorie générale de
l'aliénation
[9] La caricature raciste constitue
une manifestation assez typique de cette tendance projective : le visage
haineux du minoritaire caricaturé (que l'on songe aux caricatures de
Léon Blum avant la guerre) reflète en réalité la psychologie haineuse du
raciste.
[10] Le racisme étant à la fois un
anti-historicisme et un anti-sociologisme (« society-blindness »), le
sociologisme durkheimien est, lui aussi, structurellement opposé à
l'idéologie raciste, au même titre que l'historicisme marxiste. Dans cet
ordre d'idées, le regain d'intérêt actuel pour la pensée de Durkheim en
France serait plutôt bon signe.
[11] L'un des symptômes les plus
voyants de cette dégradation idéologique est sans doute la facilité avec
laquelle l'Argentine a réussi à faire avaliser par un secteur important
du Tiers-Monde, son aventure malouine de 1982. L'assimilation de cette
entreprise au processus de décolonisation offre un exemple remarquable
de fausse identification idéologique.
[12] Cf. Karl MANNHEIM, Diagnosis of
our time, New York, 1944, p. 59-79 (Education, sociology and the problem
of social awareness). Le but occulte de Mannheim semble avoir été
d'historiciser et de dialectiser la conscience politique américaine.
J'ai essayé de mettre en évidence ailleurs (Idéologies, Paris,
Anthropos, 1974, p. 203-251) le caractère essentiellement
anti-historiciste des « idéologies améri¬ caines » comme le maccarthysme
ou le goldwatérisme.