Les poseuses de bombes pendant la guerre d’Algérie |
[Vacarmes] - [L]e Parti des Indigènes de la République a glissé. Surfant sur les durcissements
identitaires, il propose une lecture systématiquement culturelle voire
ethnicisante des phénomènes sociaux. Cela l’amène à adopter des
positions dangereuses sur l’antisémitisme, le genre et l’homosexualité.
Il essentialise les fameux « Indigènes sociaux », les subalternes qu’il
prétend représenter. Tout se passe comme si les prolétaires racisés qui
subissent le plus violemment le racisme étaient instrumentalisés dans
une stratégie politique qui se joue essentiellement dans l’arène de la
gauche blanche et des intellectuels radicaux à la mode.
Pour nous, descendantes de musulmans et de juifs d’Algérie, mener la
critique du PIR, comme mener celle de la Gauche, est une question
d’auto-défense. Nous pensons que nous n’avons rien à gagner dans
l’opération politique qui subsume toutes les questions sous celle de la
race. Pour nous, non seulement les questions de racisme mais aussi les
questions d’économie politique, de rapports sociaux de sexe sont à
l’ordre du jour.
économie-politique de l’islamophobie
Qui
prend le RER à Gare du Nord le matin sait que ceux qui ont l’air arabe,
noir ou rom subissent une pression constante. Contrôles au faciès,
« bavures policières », relogement dans des banlieues toujours plus
lointaines, les racisés subissent une ségrégation géographique, sociale
et symbolique. Ce racisme intégral, pour reprendre l’expression de Franz
Fanon, consubstantiel à la société française, commence dès
l’orientation en 4e, avec la recherche d’un stage, du premier job… et
s’étend à toutes les dimensions de l’existence. Dans ces multiples
apparitions, il s’étend des rues de nos villes riches où les hommes
racisés se font refouler des boîtes de nuit jusqu’aux confins des mers
où on laisse se noyer avec une indifférence complice ceux qui osent
franchir les frontières.
En France, l’islamophobie, le racisme
anti-musulman, est à comprendre, non pas simplement comme une opposition
laïque à la religion, mais comme un racisme dirigé vers tout ce qui est
noir ou arabe. Notamment quand sa présence est visible dans l’espace
public, qu’il s’agisse de femmes voilées ou de jeunes tenant le mur. Les
événements de janvier n’ont fait qu’accentuer ce processus de
stigmatisation. Des attaques de mosquées aux agressions de femmes
voilées, en passant par les convocations au commissariat d’enfants de
huit ans qui ne disaient pas assez « Je suis Charlie », il est devenu
quasiment impossible de parler politique quand on a une gueule d’Arabe
sans avoir à se justifier de ne pas être islamiste.
Il ne s’agit
pas de simples discriminations ou de préjugés. L’islamophobie renvoie à
une question plus centrale, la question raciale. Celle-ci fonctionne
comme assignation à une place dans la division du travail de certaines
catégories de population sur la base de leur origine et de leur couleur
de peau. Il suffit d’observer un chantier de BTP pour constater qu’en
général les gros travaux sont fait par les Noirs, les travaux plus
techniques par les Arabes, et que les contremaîtres sont blancs. [1] Le racisme est le régime d’exploitation matériel qui a organisé le développement capitaliste européen.
En effet, le capitalisme met en concurrence les capitaux, mais aussi
les travailleurs eux-mêmes sur le marché. Cette concurrence prend la
forme d’un processus de « naturalisation » qui permet une dévaluation
spécifique de la force de travail. Certains traits socio-historiques de
la main-d’œuvre immigrée (comme par exemple la qualification, le
déplacement, la spécialisation…) sont « essentialisés » : ils vont se
prolonger, « coller à la peau ». Et cela permet aux employeurs de tirer
le prix de la main-d’œuvre vers le bas.
Mais ce processus ne se
réduit pas à une simple « prime raciale » à l’exploitation. C’est un
« phénomène social total ». On peut donc avancer que la racialisation
est une dynamique essentielle au capitalisme, qui a besoin de toujours
plus de force de travail et produit, en même temps, cette force de
travail comme « surnuméraire », toujours en trop [2].
insuffisance de la grille de lecture « coloniale »
Ce
racisme marque de manière matérielle et symbolique l’espace
métropolitain européen. Néanmoins, la grille de lecture strictement
décoloniale que nous propose le PIR nous empêche de comprendre les
dynamiques actuelles, où ce racisme n’existe qu’en lien avec le
développement capitaliste à l’échelle du monde. À ce titre, l’histoire
coloniale est derrière nous, même si elle laisse des traces. L’Occident,
c’est-à-dire les centres historiques d’accumulation capitaliste menacés
par la crise, perpétue, à travers la « chasse aux terroristes », la
continuation d’une structuration de l’exploitation à l’échelle mondiale.
Par exemple les guerres pour l’accès aux ressources naturelles (pétrole
ou minerais « stratégiques »). Mais ce qui se joue également, c’est
l’intensification de l’exploitation dans tous les segments de classe, à
commencer par les plus fragiles. Ce processus d’appauvrissement et de
marginalisation finit par engloutir des sujets qui ne sont pas noirs,
arabes ou descendants de colonisés. Dans les émeutes de 2005, il n’y
avait pas que des Noirs et des Arabes, mais aussi de vastes portions du
« prolétariat autochtone » touché par l’appauvrissement généralisé. N’en
déplaise à Fox News, il ne s’agissait pas d’affrontements
ethniques. Les jeunes émeutiers issus de l’immigration étaient en
proportion exacte de leur importance dans la population des quartiers
qui se sont révoltés, ni plus, ni moins [3].
la question de la race dans les luttes
Souvent,
la question de la race dans les luttes se pose de manière immanente et
non ethnicisante. Si certaines luttes sont massivement racialisées,
c’est parce que les prolétaires sont assignés à cette place dans la
division du travail. Des mères de famille maghrébines s’organisent en
collectif pour obtenir des HLM, des femmes de ménages des hôtels Park
Hyatt se mettent en grève après le viol d’une dame guinéenne par un
richissime Saoudien, des demandeurs d’asile tchadiens occupent un
bâtiment pour y vivre…
Quand les sans-papières chinoises des
ongleries de Strasbourg-Saint-Denis réclament collectivement leurs
salaires, se mettent en grève puis font tourner le salon pour la caisse
de grève, elles peuvent être rejointes par les coiffeuses ivoiriennes.
Malgré les segmentations raciales, salariales et culturelles, des
prolétaires racialisées se retrouvent ensemble dans leur lutte. La
question de la race est centrale, notamment parce que la question du
salaire est tout de suite liée à celle des papiers, mais elle ne se pose
pas de manière strictement identitaire et intra-communautaire.
Même si la lutte ne fait pas immédiatement l’unité de tous les segments
de classe. Quand la lutte monte, les segmentations sont de moins en
moins signifiantes. À condition que le segment le plus bas soit pris en
compte : ce sont les sans-papières les plus isolées et marginalisées qui
sont parties ici en grève, rejointes par d’autres migrantes et, après
une petite victoire, par d’autres salons du quartier [4]. Quand la lutte est défaite ou se termine, les segmentations se durcissent et chacun-e retourne à sa place.
La
racialisation que nous subissons n’est donc pas indépendante des
clivages de classe. Ce n’est pas parce que les militants politiques les
nient dans les discours qu’ils disparaissent. Au contraire, on les
reconduit et on risque d’approfondir un peu plus l’incompréhension entre
les différents groupes sociaux qui sont amenés à se rencontrer et
parfois à s’allier dans les luttes. C’est parce que les séparations, les
contradictions sociales sont permanentes que l’apparition de luttes est
inéluctable. La rencontre entre les exploités devient possible et elle
est elle-même un enjeu de la lutte. Rencontre entre tous ceux qui,
communément exploités, ne le sont pas de manière égale.
la critique de l’économie politique : un truc de beur ?
Envisager
la race comme une construction sociale implique de pouvoir penser les
autres rapports sociaux que sont le genre et la classe comme également
construits socialement. Penser un racisme systémique doit permettre
d’articuler race et genre, race et classe. Or, le champ de la pensée qui
refuse de considérer comme naturelles toutes les catégories produites
par ce mode de production — la propriété, le travail, l’argent — c’est,
pour employer un vieux mot, celui de la « critique de l’économie
politique ».
Et c’est cela que le discours du PIR évacue
systématiquement. Tout se passe comme si les « indigènes sociaux » ne
pouvaient sortir de leur position de subalternes qu’en redoublant la
racialisation de leur position dans le capital. Comme si les jeunes
issu-e-s de l’immigration coloniale n’avaient pas le droit, eux, elles
aussi, de s’interroger sur l’organisation du travail, sur la propriété
des moyens de production, l’exploitation… bref sur tout ce qui fondait,
il y a encore une trentaine d’années, le clivage entre gauche et droite.
Comme si toutes ces questions étaient simplement un truc
« d’intellectuels », un truc de Français, ou pire, insulte suprême, un
truc de « beur ».
Parler de racisme structurel sans jamais donner
les causes de racisme, c’est laisser la porte entrouverte à toutes les
pensées « anti-système ». Or seul un positionnement ferme par rapport
aux ressorts de ce « système » permet de garder la tête froide dans le
grand jeu identitaire auquel se livre l’extrême-droite.
la vague antisémite
Les
meurtres de juifs ces dernières années (à Toulouse, Bruxelles, Paris,
Copenhague) ne sont que la partie émergée de l’iceberg. À Créteil, à
l’automne 2014, un couple est cambriolé : « ils sont juifs alors ils
auront de l’argent », cela légitime la cible et le viol d’une jeune
femme sous les yeux de son mari. Les « sorties » de personnalités
médiatiques dépassent largement le champ de l’extrême-droite. Tel
syndicaliste étudiant explique que ce sont les juifs, très nombreux à la
fac, qui l’ont empêché d’être élu… Dans le métro parisien, un
sous-prolétaire d’Europe de l’Est insulte un vieux juif religieux :
« juifff ! Merde ! Juifff ! Caca »… Un livreur de bagels se fait prendre
à partie parce qu’il travaille pour les juifs-ceux-qui-ont-de-l’argent…
On assiste à une résurgence importante de la vieille idée que les
juifs incarnent l’argent, le système, qu’ils sont une puissance occulte.
Le substrat théorique de l’antisémitisme européen tel qu’il s’est
sédimenté à la fin du XIXe siècle est mobilisé. Une certaine idée de la
nation, de l’Occident chrétien fondé sur la suprématie de la race
blanche et dont les juifs sont exclus. Certains politiques se
blanchissent en affirmant que les Maghrébins seraient le fer de lance de
la résurgence de l’antisémitisme. Le saccage de tombes juives en Alsace
par des « Français de souche » (dixit M. Hollande) a rappelé qu’il n’y a
pas que des Maghrébins et des Noirs habitant des HLM de banlieue qui
soient antisémites. Dans la société française, l’antisémitisme circule
dans différentes classes sociales, dans différentes sphères culturelles.
Il y a aussi une mondialisation de la circulation de cette idéologie.
Qu’on pense aux commentaires antisémites que suscite Dominique Ouattara,
la femme de l’actuel président de Côte d’Ivoire, d’origine juive.
Le
contenu potentiellement « populaire », anti-hégémonique de
l’antisémitisme a toujours été la clé de son succès. « Les juifs sont
les chouchous » ; « les juifs dominent le monde ». Sur cette base,
l’antisémitisme peut encore être un opérateur politique, redessiner des
alliances (typiquement celle d’un Dieudonné, issu de la gauche, de
l’antiracisme et d’une partie de son public avec Soral).
un antisémitisme structurel
L’antisémitisme
moderne a une dimension systématique. Il explique un monde menaçant et
devenu rapidement trop complexe. Lié au conspirationnisme, il se
présente comme la clé interprétative de toute la violence et du non-sens
qui fonde la dynamique d’un ordre social sans autre but que sa propre
reproduction. Cette explication du monde apparemment délirante a des
effets bien réels. L’identification des juifs à l’argent, à un pouvoir
abstrait et menaçant, perdure. Dans les moments de crise sociale, il
revient en force, même à gauche.
L’école allemande de la Wertkritik [5]
tente de comprendre ce lien tendanciel entre certaines formes de
critique anticapitaliste et l’antisémitisme. Les catégories qui
régissent les rapports sociaux capitalistes, l’argent, le travail, la
marchandise, possèdent une double face, ce que Marx caractérise comme
« fétichisme ». Une face concrète, qui nous apparaît immédiatement,
dessine notre monde sensible : l’usage de l’objet marchand, le contenu
du travail, manuel ou intellectuel, le temps vécu des vacances acheté à
crédit… Et une face abstraite, qui opère comme dynamique du système
capitaliste, à savoir la valeur, mais rend aussi pensable ce fameux
système. Médiés par la valeur, les rapports sociaux capitalistes restent
donc des rapports de classe, fondés sur l’exploitation, violemment
inégalitaires, mais ne prennent plus la forme de rapports directs entre
personnes. La violence sociale du capital s’exerce bien sur les
exploités, les dépossédés, mais sa dynamique, par la logique même de ce
mode de production, comporte une dimension abstraite.
Toute une
tradition anticapitaliste ne saisit pas cette double dimension des
rapports sociaux capitalistes : à la fois concrets et abstraits.
Souvent, elle naturalise le concret et concentre sa critique sur
l’abstraction : contre la finance pour la « vraie économie », ou
l’industrie, sans voir que la production de biens consommables, le
simple échange d’une baguette contre de la monnaie, est aussi régie par
des abstractions. L’abstraction est donc rapportée à une dimension
parasitaire, un en-trop du système.
C’est à cette dimension
abstraite que les juifs sont identifiés : à une force occulte,
impalpable, à l’argent. Gonflées, mythifiées, biologisées, certaines de
leurs caractéristiques sociales et historiques, leurs activités
économiques plutôt liées à la sphère de la circulation et leur présence
sur une aire géographique très large, ont été le levier de cette
identification. Ainsi, l’antisémitisme opère typiquement comme une
personnification de la domination abstraite du capital.
En ce
sens, la question juive est une question à la fois spécifique et
centrale pour l’histoire du capitalisme européen. Il ne s’agit pas d’en
faire une question « absolue », un « en-dehors de l’histoire » [6].
Si ce type de racisme structurel s’est porté de manière privilégiée sur
les juifs, cette racialisation de traits sociaux-historiques peut
porter sur d’autres populations. Aujourd’hui par exemple, en Asie du
sud-est, le racisme contre les Chinois prend des traits proches de celui
qui vise les juifs (double figure de l’argent et du pouvoir).
Prenons
donc la mesure de cet antisémitisme structurel, de son importance
historique et des ressorts d’une figure fantasmagorique plus vivace que
jamais. Non pas pour construire la figure exceptionnelle de ce
racisme-là contre tous les autres, mais pour comprendre pourquoi
l’antisémitisme est pernicieux et puissant. Il laisse le capitalisme
intact en attaquant uniquement les personnifications fantasmagoriques de
cette forme sociale. Déconstruire l’antisémitisme, c’est être capable
de le voir là où il se trouve, là où il se dit et aussi travailler à
délier l’identification des juifs, de l’argent et du pouvoir.
dénoncer le philosémitisme, un antisémitisme déguisé
Le
texte d’Houria Bouteldja, appelant, au nom de l’antiracisme, à défiler
« contre le philosémitisme d’État » a de quoi nous inquiéter [7].
Quand Segré utilisait le terme il y a quelques années [8],
il appelait l’attention sur ces idéologues qui, en guise de défense des
juifs, proposent une défense des Blancs, de l’Occident. Il ne disait
pas que l’État français et les intellectuels réactionnaires étaient
effectivement philosémites, encore moins la gauche blanche ! Désormais,
le philosémitisme n’est plus une antiphrase, mais désigne les juifs
comme responsables de la construction d’un ordre identitaire.
L’antisémitisme se comprendrait alors comme une réaction au
philosémitisme d’État, au rôle que joueraient les juifs d’alliés de
l’État républicain raciste. Lutter contre l’antisémitisme, ce serait
lutter contre le philosémitisme. Finesse dialectique mise à part, on
retrouve là la vieille idée que les juifs, liés au pouvoir, tirent les
ficelles ! Une figure fondée sur une lecture de l’histoire coloniale où
on joue les juifs contre les Arabes et vice versa.
une relecture de l’histoire des juifs en Algérie
La
comparaison des juifs avec les tirailleurs sénégalais qui ont commis
des massacres dans le Sud du Maroc sous-entend que des juifs auraient
massacré des musulmans ou participé directement à la répression
coloniale. Certes, les juifs d’Algérie étaient dans une position ambiguë
vis-à-vis de l’indépendance. Attachés à la France (naturalisés depuis
1870, ayant vu par là une amélioration de leur niveau de vie et de leur
assimilation culturelle), leur histoire ancienne et récente les
distinguait aussi des colons européens, et ils étaient la cible de
l’antisémitisme (des colons, comme de l’État vichyste).
Considérer aujourd’hui que la Shoah ne concerne que les juifs et les
Européens alors que l’antisémitisme en Algérie est tissé de cette
histoire, oublier les figures minoritaires mais significatives de juifs
(communistes) engagés dans la lutte pour l’indépendance, c’est un choix
de lecture historique. Politiquement, en 1956, lors du congrès de la Soummam [9],
le FLN envisageait de faire le choix inverse en proposant une alliance à
la minorité juive appelée à se solidariser avec la lutte de libération
nationale et promise à « sa part de bonheur dans l’Algérie
indépendante »…
politiser l’antisémitisme
Cette
politisation opérée par le PIR a lieu dans un va-et-vient entre une
conférence à Oslo pour le gratin intellectuel mondialisé et une
manifestation à Barbès.
Pour être acceptable, cette légitimation
politique de l’antisémitisme doit se distinguer de l’antisémitisme
historique. C’est le « ressentiment anti-juif » des damnés de la terre
d’aujourd’hui. Maghrébin, « sympathique », bien de chez nous… Il émane
du fantasme d’une culture maghrébine populaire pure, qui pourrait faire
abstraction de cinquante ans d’histoire. Comme tout processus culturel,
les préjugés antisémites sont hybrides, y compris chez les dominés.
Construire une culture des subalternes pure est un modèle théorique qui
relève de ce que Edward Saïd appelait l’orientalisme. Cette construction
d’une altérité radicale est d’abord un fait de domination culturelle,
qu’on dote cet Autre absolu de traits positifs ou négatifs.
Or, si
on cesse de lire l’antisémitisme comme un problème ethno-culturel, on
voit que les Maghrébins antisémites qui se politisent ne vont pas au PIR
mais directement chez Soral. En voulant incarner l’antisémitisme
populaire maghrébin, on ne fait que surfer sur la vague et sur le
confusionnisme de la gauche. On drague la gauche blanche en rejouant ses
tactiques historiques de minimisation du racisme.
identification des juifs à Israël
Les
juifs de France sont une minorité à être liés directement à l’État
d’Israël. Mais il existe un lien de fait parce qu’Israël a représenté
une « solution au fait national juif » après l’extermination des juifs
européens et a accueilli une grande partie des juifs d’Orient. État
récent, fondé sur la violence, Israël perpétue la spoliation des
populations palestiniennes qu’impliquait le sionisme comme solution
nationale à la violence antisémite. Nous critiquons comme telles les
exactions à Gaza, dans les territoires, la colonisation galopante en
Cisjordanie, à Jérusalem Est.
Mais l’identification des juifs à
Israël fonctionne plus largement. C’est le racket politique de
Netanyahou après les attentats de Charlie Hebdo qui invite les juifs de France à faire leur alya
— en réalité, il les invite à vivre en Cisjordanie pour faire les
petites mains de l’extrême-droite parce que la société israélienne, en
crise, en guerre, n’a rien à offrir. En miroir, l’amalgame est à l’œuvre
chez les antisionistes. Israël incarne tous les problèmes de la terre.
Mais cet antisionisme n’est pas la critique d’un État, de son
fonctionnement, de son idéologie nationaliste, de sa violence, ce n’est
pas l’appel à la solidarité internationale avec les populations victimes
de cet État (a minima par nécessité d’auto-défense). Une
solidarité internationale conséquente impliquerait de hiérarchiser en
s’attaquant d’abord à l’impérialisme de son propre État et de ne pas en
faire une question exotique. Il faudrait ne pas s’indigner en premier lieu
de la présence de Netanyahou et de Lieberman aux manifs « Je suis
Charlie ». Israël serait le chouchou de l’Occident, l’unique
représentant de l’impérialisme universel, le responsable de tout le mal
qui arrive aux Arabes mais aussi aux autres, de la répression des
mouvements sociaux, etc.
Le résultat est qu’aujourd’hui, le champ politique de l’antisionisme
n’a cessé de se droitiser. La gauche antisioniste a toutes les peines du
monde à délier l’amalgame entre les juifs et Israël dans cet espace
politique pathogène. Pathogène pour les juifs mais pour aussi pour les
prolétaires en France, racisés ou non, qui n’ont rien à gagner à cette
focalisation unique sur la question palestinienne, alimentée par les
nostalgiques du panarabisme et les gauchistes français.
une quenelle anti-système pour restaurer la virilité
Quand
il s’agit de donner son ressenti sur ce qui a motivé les attentats de
janvier 2015, Houria Bouteldja explique que les indigènes mâles auraient
été rendu « fous » par le déni de leur virilité par les Blancs. Selon
elle pourtant, « les habitants des quartiers ne souhaitent pas politiser
leur sexualité ». De même, dans son intervention au colloque « Penser
l’émancipation », elle nous donnait une description essentialisée des
questions de virilité des garçons arabo-musulmans, congratulant au
passage Soral de leur offrir un programme de restauration de leur
virilité mise à mal par le colonialisme et le racisme. Pour parler des
marcheurs des années 1980, elle nous montrait des corps de mâles
indigènes hypersexualisés, « adonnant les premiers coups de butoir à la
République blanche et immaculée » (comme si elle n’était pas représentée
par des hommes). Elle notait au passage que ces garçons arabes
manquaient de jugement éclairé. Puis, elle dessinait la silhouette de
Dieudonné, brandissant sa quenelle, mais « mal doté intellectuellement
car ne possédant pas le bon logiciel ». Enfin, pour justifier ce geste
antisémite, elle mobilisait ses affects en tant que femme, en déclamant
son amour pour Dieudonné : « Je l’aime parce qu’il a fait une chose
importante en termes de dignité, de fierté indigène, de fierté noire :
il a refusé d’être un nègre domestique. Même s’il n’a pas le bon
logiciel politique dans la tête, il a une attitude de résistance. Et
j’ajoute, que bien avant la nature de ses alliés, ce que voient les
indigènes, c’est ça. Un homme debout. » [10]
D’une
part, cette représentation du « garçon arabe » n’est pas différente de
celle construite par les féministes blanches, laïcardes et
républicanistes comme intrinsèquement, culturellement, biologiquement
presque, virile et sexiste [11].
D’autre part, cette essentialisation des Arabo-musulmans ne laisse de
place à aucune autre identification au sein des indigènes. C’est toute
la limite du programme du PIR esquissé dans la notion d’« internationale
domestique [12] » :
une suprématie de la race qui annule en fait toute autre articulation,
race et classe, race et genre, race et sexualité. Selon ce raisonnement
donc, une indigène sociale ne peut pas développer des outils de lutte et
de revendication en fonction de son actualité présente, de son genre,
de sa sexualité. Elle doit se référer éternellement à sa position
post-coloniale ; ses modèles d’émancipation n’appartiennent qu’au passé.
Si elle se prend à défendre d’autres causes ou à articuler, par exemple
et au hasard, race et genre, c’est qu’elle adopte l’agenda des Blancs [13].
le féminisme : un luxe pour les femmes indigènes ?
Nous
nous reconnaissons dans le refus des injonctions d’un féminisme blanc,
qui définit les termes de l’émancipation selon les normes que fabriquent
les dominantes pour les subalternes et qui fonctionnent à leur profit.
Mais pour Houria Bouteldja, le féminisme est un luxe auquel les femmes
indigènes ne peuvent pas prétendre. À ce propos, elle déclare
notamment : « L’homme indigène n’est pas l’ennemi principal. La critique
radicale du patriarcat indigène est un luxe » [14].
Ce n’est pas une cause prioritaire face au racisme des Blancs, aux
violences policières et aux discriminations. Il est donc impossible aux
femmes indigènes de dénoncer le sexisme et le patriarcat, qui ne
seraient que des oppressions parmi d’autres, sans trahir les hommes de
leur communauté. De plus, elles seraient dépendantes financièrement des
hommes de leurs communautés, ce qui réduirait encore davantage leur
marge de manœuvre.
Or, les questions
de survie économique sont le quotidien des femmes des quartiers
populaires. En Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre
d’Île-de-France, les femmes occupent les fonctions parentales dans
89,9 % des familles monoparentales, dans un contexte général de forte
augmentation du nombre de ces familles (cf. chiffres INSEE et Efgip).
Les hommes ont déserté la famille et les femmes se retrouvent seules à
élever les enfants et à assurer la survie de la famille. Ce sont donc
bien elles qui en sont les piliers dans les foyers les plus pauvres. Le
délitement de la famille nucléaire, la « disparition » des hommes
n’implique pas la disparition du patriarcat : violence perpétrée contre
les femmes, la structure du marché du travail et de la famille fait par
exemple qu’une divorcée reste sous la tutelle de son ex-mari, notamment
pour l’éducation des enfants. Mais cela n’autorise pas Bouteldja à
évacuer ainsi toute aspiration féministe pour ces femmes.
mariage non mixte
En faisant l’éloge des mariages non mixtes [15],
Bouteldja fait comme si le fait de se convertir à l’islam pour un Blanc
revenait à abandonner ses privilèges et sa position de dominant. Là
encore il s’agit d’une essentialisation de la religion superposée à la
race, comme si l’une et l’autre était intrinsèquement liées. On ne nie
pas que les mariages mixtes sont aussi des mariages entre dominants et
dominés, mais représenter la conversion comme purificateur de classe
sociale et préconiser la non-mixité raciale nous fait froid dans le dos.
Cela
revient à l’occasion à couvrir les mariages arrangés sur le dos des
femmes qui ne sont pas consultées sur le choix d’un époux, et à étouffer
les violences conjugales et intra-communautaires faites aux femmes. Et
là, on aimerait qu’on s’intéresse aussi aux désirs des femmes indigènes,
et aux conséquences de leur déni d’autonomie et des frustrations
qu’entraîne ce modèle communautaire. Nous voyons bien que ce sujet
risque de passer encore une fois à la trappe, pour ne pas cliver la
communauté. Encore une fois, on demande aux femmes de se sacrifier pour
le groupe. Si la question des violences conjugales et
intra-communautaires est utilisée pour stigmatiser les hommes
racialisés, si le machisme arabe est instrumentalisé pour absoudre celui
des hommes blancs, ce n’est pas une raison pour cultiver l’omerta entre
nous.
Effectivement, les liens communautaires cristallisent un
besoin de solidarité matérielle dans un contexte de crise, de
paupérisation, et de baisse des prestations sociales. Identifier ces
phénomènes d’entraide à un simple repli identitaire, c’est nier ce qui
peut être de fait une stratégie de survie pour les plus pauvres. Car la
communauté prend en charge une partie du travail de reproduction, le
soin aux malades, les visites aux prisonniers, etc. Mais,
structurellement, faire à manger, réunir les uns et les autres, endormir
les jeunes enfants, s’occuper de sa vieille mère, est dévolu aux
femmes. Idéaliser les liens communautaires, c’est alors redoubler
l’invisibilisation du travail des femmes au sein de la famille et de la
communauté.
On peut aussi analyser la « manif pour tous » comme un
repli sur la sphère familiale et une assignation de plus en plus
violente des femmes à la sphère du privé dans un contexte de survie
généralisée. Mais pour les Blanches du 93, on évoque un retour des valeurs là où on parlera de communautarisme pour des femmes racisées.
Nous
pensons donc qu’on ne peut pas comprendre le contexte actuel de
paupérisation généralisée et de crise en faisant l’économie de la
question raciale et d’un point de vue féministe. Parce que les femmes
sont assignées à la sphère de la reproduction, tout moment de crise
implique pour elles une augmentation drastique de la charge de travail,
et des violences accrues…. Tout ce qui est lié à la consommation est
plus cher, plus long à obtenir, et ce sont elles qui supportent en
partie le coût de la diminution du welfare, en argent et en
temps : s’il faut faire trois heures de queue à la CAF, c’est la femme à
temps partiel qui le fera. Le travail domestique augmente, et avec lui
la réassignation violente des femmes à leurs rôles de femme, qui n’ont
rien de naturel.
Seule une lecture réellement matérialiste de la
question raciale, et non une lecture simplement morale, comme celle de
la gauche, ou politique, comme celle du PIR, nous permet d’articuler les
différentes formes de racisme entre elles, de ne pas mettre en
concurrence les victimes du racisme et de faire le lien avec la question
des femmes dans le contexte actuel.
Cette lecture par ailleurs
offre la possibilité d’échapper à une vision dichotomique de ces
questions. D’un côté en effet, on a un déni de l’islamophobie au sein
même du gouvernement, et cette minimisation a été préparée depuis
longtemps dans les mouvements de la gauche antiraciste. De l’autre côté,
une partie du champ de la critique sociale sous-évalue systématiquement
la question de l’antisémitisme. Entre le gouvernement, la gauche
antiraciste et le PIR, le champ s’est rétréci et on manque d’air.
Pour
sortir de cette impasse, il faut à la fois reconnaître ce qui se passe
actuellement, et sortir de l’ombre les violences subies dans le passé.
En ce sens, la bataille pour la reconnaissance mémorielle est un travail
essentiel, mais elle ne prend son sens que si elle est reliée
effectivement aux luttes sociales.
La lecture des Indigènes de la
République de la question du racisme nous semble finalement assez
faible, car systématiquement déliée des questions d’économie politique.
En ce sens, le PIR reste prisonnier des enjeux de la gauche, qu’elle
soit blanche ou pas.
Nous pensons au contraire qu’il faut
maintenir une lecture de classe du racisme même si, historiquement, les
rapports de classe ont été utilisés pour invisibiliser les questions
raciales et de genre. Si une lecture décoloniale nous aide aussi à
comprendre des dynamiques toujours actuelles, ce modèle sert aujourd’hui
à construire un sujet homogène, comme on le faisait auparavant avec la
classe. Ainsi, la race subsume toutes les autres questions. Elle est
devenue le paradigme unique pour désigner les oppressions liées à la
domination capitaliste. Or, il ne s’agit pas de hiérarchiser entre lutte
de classe et lutte de race, mais au contraire de saisir l’intrication
de la question de classe et de la question raciale (il n’est pas
possible de penser la classe sans penser la race et vice versa).
Ce
qui vient de se passer à Baltimore le démontre à nouveau :
« Aujourd’hui, il n’y a aucune direction noire légitime. Plus que tout,
l’ascension d’une poignée de Noirs à des postes de pouvoir a démontré
l’impossibilité structurelle de trouver une place pour la majorité des
Noirs en Amérique. Un maire noir, un chef de la police noire, un
président noir et Baltimore brûle toujours. » [17]
Post-scriptum
Malika Amaouche, Yasmine Kateb et Léa Nicolas-Teboul sont féministes et communistes. Elles militent dans différents groupes. Si vous désirez poursuivre la discussion avec elles, écrire à etlakdjadi@gmail.com.Notes
[1] Voir Nicolas Jounin, Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, La Découverte, 2008.
[2] Voir Karl Marx, Le Capital,
Livre I, chapitre XXIII, « La loi générale de l’accumulation
capitaliste », P.U.F, 2006 (« Quadrige ») , et plus spécifiquement le
rapport des ouvriers irlandais aux ouvriers anglais, dans le cadre d’une
sclérose de l’armée de réserve industrielle.
[3] Selon le rapport de la Direction Centrale des Renseignements Généraux (DCRG), 23.11.05, publié par Le Parisien du 7.12.05
[4] Voir
la déclaration du Combahee River Collective, 1979, sur le potentiel
révolutionnaire de la lutte des lesbiennes noires, le segment le plus
dominé (sexe, race, classe).
[5] Tout
en reprenant sa lecture d’un antisémitisme structurel, nous sommes très
critiques des positions de soutien à Israël de certains de ses
représentants, et de la manière dont elle évacue la lutte de classe.
[6] Voir Enzo Traverso, La violence nazie, une généalogie européenne, La Fabrique, 2002.
[7] Le tract du PIR intitulé : « Non au(x) racisme(s) d’État, non au philosémitisme d’État ! » a été distribué à la manifestation du 21 mars 2015.
[8] Ivan Segré, La réaction philosémite, ou La trahison des clercs, Éditions Lignes, 2009.
[9] Août 1956, moment important de structuration politique du FLN.
[10] « Au-delà
de vous : Avec vous, Contre vous. Dieudonné au prisme de la gauche
blanche ou comment penser l’internationalisme domestique ? », publié le 25 février 2014 par Houria Bouteldja sur le site internet du PIR.
[11] Voir Nacera Guénif Souilamas & Éric Macé, Les féministes et le garçon arabe, éd. de l’Aube, 2004, et Isabelle Clair, « Le pédé, la pute et l’ordre hétérosexuel », Agora Débats Jeunesse, 2012/1 n°60, p. 67-78.
[12] On
peut résumer la théorie développée par Sadri Khiari, du PIR, dans la
notion d’« Internationale Domestique » comme le fait, pour le contexte
français, de substituer la lutte des classes « à un internationalisme
domestique dont la question raciale, dans toutes ses dimensions, serait
centrale. En un mot, un internationalisme décolonial ».
[13] Malika Amaouche, « Les gouines of colors sont-elles des indigènes comme les autres ? », p. 159
[14] Voir « Méditations d’une femme indigène quelques mois après l’affaire DSK : Pierre, Djemila, Dominique…et Mohamed », publié le 8 mars 2012 par Houria Bouteldja sur le site du PIR.
[15] Voir l’interview d’Houria Bouteldja dans Vacarme n°71, printemps 2015, revendiquer un monde décolonial , pp. 44 à 69.
[16] « Déclaration d’un camarade natif de Baltimore sur le soulèvement », Des Nouvelles du Front, 1er mai 2015 : http://dndf.org/ (traduit de l’anglais, texte original publié sur sicjournal.org le 30 avril 2014).