mercredi 16 décembre 2015

Soulboy : une culture prolétarienne


"Tout le monde travaillait à l'usine. Je n'ai jamais connu une seule personne travaillant dans un bureau" - Russ Winstanley, DJ, à propos du mouvement Northern soul.

[A mon poto P.] - L'industrie cinématographique (production/distribution) est avant tout l'expression culturelle de la classe dominante. Même le "cinéma indépendant" est globalement l'expression d'une partie de la bourgeoisie intellectuelle. Cette bourgeoisie intellectuelle crée le monde fictif correspondant à son idéologie. Peu de films distribués évoquent la créativité des cultures ouvrières, méprisées par l'élite. Le prolétariat est mis en scène pour sa violence supposée ou son apathie sociale. Peu de films distribués font exception. Un temps quelques productions italiennes, puis plus récemment un certains nombres de films anglo-saxons, dont l'intérêt est de ne plus représenter le prolétariat entre le marteau de l'alcoolisme et l'enclume des "aides sociales", font exception.



 En France la production/distribution cinématographique est sans aucun doute la plus "classiste" du côté de la bourgeoisie. Il n'y a qu'à voir le film Dheepan du bourgeois Audiard pour se rendre compte des fantasmes minables de cette classe bourgeoise sur une partie des quartiers où résident des prolétaires. Violence, délinquance, caricatures, ...
C'est donc sans surprise de constater que deux films britanniques traitant de la culture underground ouvrière du nord de l'Angleterre aient fait l'objet d'un boycott de distribution classiste de la part de la bourgeoisie française. Regardant avant tout son nombril de classe elle ne peut comprendre la classe ouvrière dans sa complexité et sa créativité.
Heureusement deux films sortis ces dernières années nous invitent à redécouvrir des facettes oubliées de notre culture prolétarienne. Tout d'abord le film Northern Soul (date de sortie : 2014) mais également un autre long-métrage, Soulboy (date de sortie : 2010).
Commençons par la préhistoire du phénomène, à l'aube des années soixante. Dans le nord industriel des Etats-Unis où un jeune producteur Afro-américain, créateur du label Tamla/Motown, Berry Gordy, infuse un beat mécanique dans le rhythm'n'blues urbain à peine sorti de ses mièvreries doo-wop. Pour les jeunes prolétaires de Détroit l'identification est immédiate. Détroit, capitale des usines de l'industrie automobile nord-américaine ne pouvait que produire le son urbain à l'image du monde industriel, mais en renversant la domination. Si les cadences infernales de l'usine dominent les corps prolétariens, les contraignent et les brisent, ces mêmes corps déterminent à leur tour, en dehors de l'usine, la cadence du Motown beat. Partout dans l'Amérique noire urbaine des musiciens et des artistes issus du prolétariat imitent ce rythme fou fabriqué à Détroit pour la réappropriation du corps par la danse. Cependant, dix années plus tard le son Motown se teinte de psychédélisme et le beat prend une autre tournure.
Le nord industriel de l'Angleterre s'est tardivement converti à ce beat soul urbain. D'abord sous l'influence des mods avec l'ouverture du club soul Twisted Wheel à Manchester. Le son Motown [1] domine mais aux côtés d'autres styles soul. Cependant la jeunesse ouvrière nord-anglaise s'identifie pleinement à ce beat des jeunes prolétaires nord-américains. Lorsqu'à la fin de la décennie ce beat tourne psychédélique ou emprunte les rythmes funky [2] plus décontractés cette jeunesse anglaise refuse ce changement et reste fidèle au Motown beat des origines. Sous la contrainte du public ouvrier les DJs n'ont alors pas d'autres choix que de partir aux Etats-Unis chercher les innombrables 45 tours imitant tout au long des années soixante ce beat d'origine, et les ramener dans les clubs soul anglais du Nord [3]. Le mouvement Northern soul est né et durera en tout une bonne dizaine d'année.
Car c'est un véritable mouvement underground qui est né, une sous-culture de la jeunesse ouvrière anglaise, avec ses codes et pas seulement vestimentaires ... Pour tomber ensuite dans l'oubli lorsque les années Thatcher auront fini de briser l'identité ouvrière et toute forme de culture prolétarienne précédent son règne.
Plus singulièrement se pose le problème de la récupération instantanée des cultures prolétariennes par le capitalisme. Et d'une façon générale ces mouvements culturels ouvriers confirment la force de créativité d'une classe sociale dominée, n'attendant que d'être libérée un jour des chaînes du Capital pour libérer son potentiel créateur. Mais ceci est une autre histoire.

Sur Youtube le documentaire Northern Soul - Living for the week-end de la BBC :


Lire également : Point de vue image de classe (12) Northern Soul !

Notes :
[1] Assez souvent opposé au beat soul rural, plus profond, plus teinté des motifs rythmiques gospel.
[2] Les rythmes funk ne viennent pas des grandes villes industriels, plus décontractés ils proviennent du sud des Etats-Unis, plus rural, et notamment de la Nouvelle-Orléans.
[3] Londres et sa région s'étant converti au funk de James Brown la capitale n'est pas concernée par ce phénomène, ignoré même par les quartiers ouvriers de l'East End.