« Le mariage est l’un des problèmes
de la vie sexuelle de la société bourgeoise, l’autre est la
prostitution. Le mariage est le côté face de la médaille, la
prostitution est le côté pile. Si l’homme ne trouve pas sa satisfaction
dans le mariage, il la cherche habituellement dans la prostitution. Pour
les hommes, célibataires par vocation ou par nécessité, comme pour les
hommes mariés mais déçus dans leur attente, il est beaucoup plus facile
de satisfaire le désir sexuel que pour les femmes. » [a]
Méprisée par tous, pourchassée par tous,
mais secrètement encouragée, la prostitution, sous ses fleurs
somptueuses mais empoisonnées, étouffe tout ce qui reste des vertus
familiales. Recouvrant la société d’une sorte de limon pourri, elle
empoisonne de son haleine fétide les pures joies de l’union amoureuse
des sexes.
De nos jours, la prostitution atteint
des proportions colossales, telles que l’humanité n’en a jamais connues,
même aux périodes de sa plus grande décadence spirituelle. Que pèsent
les dichtérions grecs semi-religieux, ces lupanars romains, cette
prostitution joyeuse des « filles à soldats » ou « sérieuse » des
ateliers du Moyen Age, cette débauche cynique, ouvertement condamnée
mais secrètement encouragée, de l’époque de la Réforme, que pèsent ces
milliers de grisettes frivoles en face de la vente massive du corps
féminin pratiquée aujourd’hui ? Telle une infection contagieuse, la
prostitution se répand de place en place, de pays en pays, de ville en
ville, empoisonnant l’atmosphère de la vie sociale contemporaine. Des
professions entières, des couches entières de la société sont soumises à
son influence délétère.
La duplicité hypocrite à l’égard de la
prostitution est caractéristique de la bourgeoisie et met en relief le
fait que là aussi, dans cette question qui semble concerner l’humanité
tout entière, elle a une position de classe. En effet, la prostitution,
cet appendice obligatoire de la société de classes contemporaine, ce
correctif à la forme coercitive désuète de la famille actuelle, pèse de
tout son poids sur les classes non possédantes. C’est ici, dans les
bas-fonds obscurs et nauséabonds, que poussent ses germes funestes;
c’est dans le corps du prolétariat qu’elle plante le plus souvent ses
griffes empoisonnées, et bien que son haleine fétide pourrisse toute
l’atmosphère sociale, c’est d’abord pour la classe ouvrière qu’elle est
un fléau. Voilà pourquoi la bourgeoisie n’est nullement pressée de
sonner l’alarme: si le gros du contingent des femmes vénales était
fourni par la classe possédante, il est à supposer que son attitude à
l’égard de cette question serait fort différente.
Le pourquoi de l’attitude ambiguë des
gouvernements de tous les pays à l’égard de la prostitution doit être
recherché précisément dans ce point de vue de classe, dont cette
question sociale est elle aussi totalement imprégnée. Condamnée par la
religion, punie par la société et même par la loi, la prostitution n’en
est pas moins non seulement tolérée, mais encore réglementée par l’État.
Déclarée nécessaire pour la satisfaction des besoins sexuels naturels
des hommes, la prostitution, depuis la formation de la société de
classes, est devenue, sous une forme ou sous une autre, un «
paratonnerre contre la débauche « , la garantie des principes familiaux
et la gardienne de la vertu des « honnêtes » bourgeoises.
Les rois jouissaient des services des
prostituées, les admettaient à leur cour, nommaient des fonctionnaires
spéciaux pour les administrer, mais cela ne les empêchaient pas, en même
temps, d’humilier, de persécuter et de martyriser de toutes les façons
les prostituées, et parfois d’en faire périr des centaines, sous le coup
d’une extase religieuse ou d’un moment de repentir hypocrite. La
bourgeoisie et l’Église, qui jouissaient elles aussi largement des
services de la prostitution, et qui la soutenaient en secret, la
fustigeaient et la persécutaient ouvertement. Le peuple, qui y voyait
une expression criante et terriblement dépouillée de sa propre
servitude, la haïssait de toutes les forces de son âme
impulsive et s’efforçait par tous les moyens de détruire de malheureuses
victimes de cette « industrie honteuse », de leur « faire passer le
goût du pain » en les couvrant d’injures, en les lapidant, en les
torturant, en les tuant, en démolissant les maisons de tolérance. Mais
le peuple avait beau lutter contre la vente du corps féminin, la société
de classes, qui avait rendu inéluctable la vente de la force de
travail, faisait sans cesse de nouvelles victimes de la « passion
publique ».
La société contemporaine, en remplaçant
la torture et le meurtre périodique des prostituées par l’assassinat
moral de celles-ci à l’aide de lois et de règlements rigoureux, ne s’est
guère éloigné de la cruauté médiévale. A l’époque du Consulat, le «
tiers état », avec le a rationalisme » qui lui est propre et sa
tendance à protéger ses intérêts à l’aide d’un arsenal juridique, a
pour la première fois proclamé le principe d’une réglementation publique
de la prostitution. La surveillance médico-policière a été instituée en
France en 1800, et c’est en 1802 qu’a été délivré pour la première fois
la « carte jaune ».
La prostitution, jusqu’alors seulement
tolérée par l’État, est devenue phénomène reconnu par le pouvoir et
légalisé. Cependant, l’hypocrisie habituelle ne permet pas d’avouer
ouvertement la banqueroute des vieilles formes familiales et
‘inévitable croissance de la prostitution sur le terrain des rapports
capitalistes. Toute la législation russe sur l’« industrie honteuse »
est pénétrée de cet esprit hypocrite. Dans l’intérêt de la sauvegarde
de la famille bourgeoise, pépinière d’héritiers du capital, le commerce
du corps féminin est encouragé, mais du point de vue de la « morale
officielle », il est condamné sévèrement et sans indulgence ; et pour
conserver à ses propres yeux le prestige de sa « haute pureté morale »,
la société bourgeoise s’empresse d’accuser les prostituées d’outrager
son apparente vertu, et empoisonne par tous les moyens l’existence déjà
pas si drôle de ces malheureuses « prêtresses du vice ».
Lorsqu’à Moscou il fut question
d’instituer une commission médico-policière, on se proposa d’abord
d’imposer aux maisons closes une contribution au profit de l’État. Mais
cette idée fut abandonnée comme inconvenante, « en particulier parce
que le premier prélèvement d’un impôt quelconque sur les femmes
publiques ne s’accorderait pas à l’esprit de nos lois, et pourrait
laisser croire que le gouvernement s’autorise à faire commerce de l’obscénité, alors que celle-ci est sévèrement réprimée par la loi ».
En Allemagne, on trouve la même duplicité
– le propriétaire qui loge une prostituée est poursuivi en vertu du
code pénal. Mais « d’autre part, la police est tenue de tolérer que des
milliers de femmes se prostituent et doit protéger leurs activités dès
l’instant où elles sont inscrites au registre des prostituées et se
soumettent aux règlements établis pour elles, par exemple au contrôle
médical périodique. Mais, si le gouvernement admet les prostituées et
par là même encourage leur industrie, il doit aussi admettre qu’elles
soient logées, et même — dans l’intérêt de l’ordre et de la santé
publics — qu’il y ait des maisons spéciales où elles puissent exercer
leur métier. Quelles contradictions ! D’un part, l’État reconnaît
officiellement que la prostitution est nécessaire; d’autre part il
condamne les prostituées et le proxénétisme. Cette attitude de l’État
montre que pour la société actuelle, la prostitution est un sphinx et
qu’elle n’est pas en mesure de résoudre son énigme ». Oui, telle est la
logique de la société bourgeoise actuelle ! La prostitution, en tant que
phénomène social, est le fruit naturel de la société de classes
contemporaine, mais ce n’est pas tout ; les textes eux-mêmes qui
réglementent la prostitution sont entièrement imprégnés d’un point de
vue de classe. » Une différenciation de classe de la prostitution –
note le professeur Elistratov – soigneusement respectée dans la
pratique, traverse comme un fil rouge toute une série de règlements
locaux » [*]. Notre législation n’admet le contrôle forcé et la
détention à l’hôpital que pour les filles qui « font le trottoir », les
filles « louches », les putains « de bas étage » (c’est-à-dire de
condition sociale inférieure). C’est ce que stipule l’article 158 des
décrets de 1890 ; le vieil édit sénatorial de 1763 dit à peu près la
même chose : « […] ordonnons cependant, pour les femmes convaincues
d’obscénité, de n’examiner et déporter pour guérison que que celles de
bas étage ou vagabondes. » En ce sens, l’ordonnance du ministre de
l’Intérieur adressée aux gouverneurs de provinces le 17 octobre 1844, et
sur la base de laquelle s’effectue aujourd’hui encore la surveillance
de la prostitution dans les provinces de Russie, prend une position
encore plus nette. » Il va de soi que seules peuvent être soumises aux
mesures que vous jugerez utile de prendre en l’occurrence les personnes
qui en sont passibles de par leur mode de vie, leur qualité et
autres références sociales ». Le même principe entre dans les
règlements spéciaux de certaines villes ; et s’il existe des
dérogations, leur caractère accidentel et les indulgences consenties aux
femmes des classes aisées soulignent avec une netteté particulière le
caractère de classe de ces dispositions.
Le scandale de cette règlementation,
c’est qu’elle retombe entièrement sur les femmes des classes pauvres ;
devant les prostituées riches, la police comme les règlements ne font
qu’ôter poliment leur chapeau. « On peut dire que partout, ce sont les
prostituées les moins aisées qui sont placées sous surveillance. Les
agents ne sont pas assez habiles — et parfois ils n’en n’ont même pas la
possibilité — pour démasquer une prostituée de haut vol. Il y faut
beaucoup de tract, sous peine d’avoir à le payer cher. En outre, les
prostituées de cette espèce trouvent toujours des défenseurs prêts à les
tirer d’embarras, ou tout au moins à se porter garants pour elles. Dans
toutes les villes prédominent les prostituées de basse classe. Plus la
surveillance est mal faite, moins il y a de prostituées dans les milieux
aisés et cultivés. La police, afin d’éviter un travail supplémentaire
et pour ne pas s’attirer de désagréments, se cantonne aux pauvres et à
celles qui font le trottoir a. » Du fait que la prostituée de « haut
vol », dans la plupart des cas, appartient par ses origines à la classe
bourgeoise, l’œil vigilant de la surveillance médico-policière glisse
sur elle sans la voir, pour s’en prendre avec un zèle redoublé aux
femmes dont la position sociale n’inspire pas confiance aux pouvoirs en
place. « Dans les taudis où logent les femmes de la classe ouvrière, le
malheur et le vice sont si étroitement mêlés qu’il n’est pas possible à
première vue de les distinguer l’un de l’autre. Du reste, le sergent de
ville n’a ni le temps ni l’envie de réfléchir — il tranche l’affaire
rapidement et… sans appel : la femme qu’il a arrêtée dans la rue, dans
le logement du coin ou dans l’asile de nuit est considérée comme comme
prostituée ; on agit à son égard comme à l’égard d’une débauchée, même
si, à part le fait qu’elle est sans abri ou sans travail, rien n’indique
qu’elle se livre au commerce de la débauche [**]. » Les règles
actuelles de la surveillance médico-policière constituent une menace
dangereuse pour toutes les femmes du prolétariat, notamment celles qui
vivent en banlieue. Sans même parler des périodes de chômage aigu, où la
femme est naturellement, « sans raisons plausibles », dans la rue, la
prolétaire risque, à n’importe quel jour férié, d’être soumise à un
contrôle infamant. Le papier d’identité perdu ou tout autre coup du
hasard redouble la gravité de sa situation et place souvent l’ouvrière
devant cette alternative : ou bien accepter d’être expulsée et renvoyée
sous escorte dans son pays natal, ou bien se soumettre à la
surveillance médico-policière (et dans ce cas, mais seulement dans ce
cas, la commission médicale se charge de lui faire obtenir un nouveau
passeport). Bien entendu, cette situation n’existe pas seulement en
Russie, mais dans tous les pays bourgeois. « N’est pas soumise au
contrôle – dit le docteur Blachko – presque toute la prostitution
élégante, ce qu’on appelle les dames du demi-monde, qui constitue pour
la police une sorte de noli me tangere. La masse soumise à la
surveillance est presque partout formée de la lie la plus malheureuse
et la plus déshéritée. Docilement et stupidement, chaque année et
pendant des décennies, ces filles du destin accomplissent leur promenade
habituelle aux centres d’examen . »
La société de classes actuelle a même
trouvé le moyen de scinder la prostitution, méprisée par tous le monde,
en deux classes. La « qualité supérieure », celle des prostituées aisées
est accaparée par la classe bourgeoise, elle la sert, vit avec elle
dans une certaine intimité et jusqu’à un certain point partage ses
privilèges. La « qualité inférieure » — chair de la chair de la classe
ouvrière ou de la paysannerie pauvre — boit jusqu’à la lie la coupe de
la servitude, de l’humiliation et du chagrin…
Il
est clair que le problème de l’abolition de la prostitution, le problème
de l’assainissement des rapports entre les sexes, c’est le problème de
la classe prolétarienne, problème lié de la façon la plus étroite et la
plus indissoluble aux conditions du travail et de la production. Si,
pour les autres classes et couches de la population, la solution des
questions du mariage, et par suite de la prostitution, a surtout un
intérêt psychologique et moral, pour le prolétariat, c’est l’une des
questions fondamentales de la vie, l’un des éléments déterminants de
l’avenir. La lutte contre la prostitution et les formes monstrueuses de
la famille actuelle, en d’autres termes la lutte contre les institutions
de classe du monde bourgeois contemporain, découle directement de la
lutte générale du prolétariat et en constitue une partie intégrante.
[…] Non, si effectivement le mouvement abolitionniste triomphait chez
nous, si l’armée des prostituées se mettait à s’accroître plus
lentement, les féministes seraient moins que quiconque responsables de
ces heureux événements. Ce n’est pas aux résolutions maniérées des
féministes que la femme en sera redevable, mais au parti ouvrier, qui lutte pour le changement des rapports, économiques et sociaux existants. On peut affirmer avec certitude que les cadres qui engendrent comme une nécessité la dépendance matérielle de la prostitution seront réduits à chaque nouvelle conquête de la classe ouvrière dans le domaine des rapports économiques et juridiques.
Alexandra Kollontaï
Notes:
[*] Prof. ELISTRATOV, L’Enregistrement des femmes dans la catégorie des prostituées.
[**] La prostitution surveillée, cité par ELISTRATOV, op. cit.
SOURCE : LA BATAILLE SOCIALISTE.