mercredi 15 juillet 2015

Le marxisme et l’oppression des femmes : petite histoire d’une grande idée




[50/50] - Pour tou-te-s celles et ceux qui militent en faveur de l’égalité des sexes, comprendre les origines de la domination masculine est essentiel. Dès sa naissance, le mouvement socialiste, aux temps où cet adjectif signifiait non la soumission aux intérêts des exploiteurs, mais la volonté d’abattre leur domination et d’édifier une société sans classes, a tout naturellement inscrit sur son drapeau l’objectif de l’émancipation des femmes. Au début du XIX ème siècle, Charles Fourier écrivait déjà que celle-ci mesurait le degré d’élévation d’une civilisation. Mais ce sont Karl Marx et Friedrich Engels, sur la base des premiers résultats de l’ethnologie naissante, qui proposèrent un premier cadre théorique expliquant les rapports entre les sexes. 
Engels et L’Origine de la famille…

Dans son livre L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884), Engels reprenait les thèses de Jakob Bachofen et, surtout, de l’anthropologue Lewis Morgan, selon lesquels la domination masculine était un produit somme toute récent de l’évolution sociale, apparu peu ou prou avec les «civilisations» (c’est-à-dire les sociétés de classes, étatiques et urbaines), les inégalités de richesse et l’exploitation. Selon Engels, «l’assujettissement d’un sexe par l’autre, […] [le] conflit des deux sexes [est] inconnu […] dans toute la Préhistoire.» S’il ne reprenait pas réellement à son compte l’idée de Bachofen d’un authentique matriarcat primitif, et donc, d’une domination des femmes, il soutenait néanmoins que dans les sociétés de chasse-cueillette, puis dans les premières sociétés agricoles, pastorales et métallurgistes, et jusqu’à l’aube de l’émergence des classes sociales, le patriarcat était inconnu. 

Cette thèse, qui établissait sans doute pour la première fois une connexion logique entre les rapports entre les sexes et l’organisation économique de la société, avait de quoi séduire. Elle s’appuyait sur une analyse des mythes, en particulier celui des Amazones, dans lesquels elle voyait la trace d’une réalité disparue. Mais aussi, et surtout, elle se fondait sur l’observation d’une tribu d’Indien-ne-s d’Amérique, les Iroquois-e-s, parmi lesquels la condition féminine était particulièrement élevée. Morgan et, à sa suite, d’Engels, étaient convaincus que les Iroquois-e-s étaient représentatifs d’un stade social par lequel était passées toutes les sociétés humaines : la place «éminente» des femmes y était la conséquence nécessaire d’une structure économique qui laissait peu de place aux inégalités matérielles, tout comme, dans les stades de développement ultérieurs, le patriarcat était la conséquence nécessaire de leur développement.

Un raisonnement daté

Au sein du courant marxiste, le cadre posé par Engels fit longtemps autorité. Aujourd’hui encore, nombre de militant-e-s pensent, à tort, qu’on ne peut le remettre en cause sans abandonner le marxisme lui-même. Plus largement, l’idée du matriarcat primitif, maintes fois réfutée, continue de hanter certains milieux féministes, comme si le règne supposé des femmes dans le lointain passé représentait une condition nécessaire, ou suffisante, de leur émancipation future.
Pourtant, les innombrables observations ethnologiques ont nettement démenti la thèse d’une domination masculine récente. Dans des dizaines, si ce n’est des centaines de sociétés dont les structures économiques étaient comparables à celles des Iroquois-e-s, les femmes n’occupaient pas pour autant une position favorable. Un cas emblématique est celui des Baruya, une population papoue étudiée dans les années 1960 par Maurice Godelier (La production des grands hommes). Ce peuple, où régnait par ailleurs une stricte égalité matérielle entre les membres masculins, imposait aux femmes une sujétion extrême, qui était organisée avec minutie jusque dans le moindre détail de la vie quotidienne. Parmi les peuples de chasseurs-cueilleurs eux-mêmes, nombreux étaient ceux parmi lesquels la domination masculine était flagrante et, le plus souvent, justifiée par des préceptes religieux. Ainsi, dans la plupart des tribus australiennes, chez les Inuits ou chez les Indien-ne-s de la Terre de Feu, les hommes possédaient-ils, entre mille autres choses, des droits non réciproques sur la sexualité de leurs épouses.
La domination masculine n’est donc manifestement pas née avec les classes sociales et avec la nécessité pour les hommes d’établir leur paternité afin de transmettre leur héritage. Sans qu’il soit possible de dater son ancienneté, tout indique qu’elle était présente dès les sociétés de chasse-cueillette. Il est frappant, en revanche, que parmi les milliers de sociétés connues par l’histoire ou l’ethnologie, si l’on a vu parfois (comme dans le cas Iroquois) un certain équilibre dans les pouvoirs entre les sexes, nulle part les femmes ne dominaient les hommes. Jamais on n’a observé le moindre matriarcat authentique.

Une scène reconstituée dans une maison longue iroquoise

De la division sexuelle du travail… et de son extinction

L’explication de ce fait a priori étrange ne doit pas être recherchée dans une supposée inclinaison psychologique masculine, mais dans une institution aussi universelle que spécifiquement humaine : la division sexuelle du travail. Toutes les sociétés connues, et celles qui ne le sont que par l’archéologie ne font pas exception, divisent à un degré ou à un autre les tâches entre les sexes, contraignant chacun-e à fournir ses produits à l’autre. Or si, d’un peuple à l’autre, cette division est susceptible de varier sur un certain nombre de points, elle obéit à une constante remarquable : dans toutes les sociétés pré-étatiques, en effet, un ensemble formé par les armes les plus létales, la guerre et la gestion des affaires politiques (auxquelles il faut ajouter les tâches les plus techniques) sont, le plus souvent de manière exclusive, aux mains des hommes. C’est cette place-forte qui a constitué le premier bastion d’une domination masculine qui s’est maintenue depuis lors. Et c’est elle qui explique que, même là où les femmes disposaient de certains pouvoirs, en particulier sur le plan économique, comme chez les Iroquois, ces pouvoirs ne leur permettaient pas de diriger véritablement la société mais, tout au plus, de contrebalancer ceux des hommes.
La division sexuelle du travail et, au-delà, de toute la vie sociale, a marqué d’une empreinte profonde l’ensemble des sociétés humaines jusqu’à ce jour, au point que le préjugé selon lequel les rôles des hommes et des femmes auraient été assignés par la nature pour l’éternité reste encore très largement partagé.
On perçoit donc ce qu’il y a de profondément novateur à la revendication moderne de l’égalité des sexes. Produit historique du développement de l’économie marchande, celle-ci n’a jamais germé chez aucun peuple précapitaliste. Même si aujourd’hui, certain-e-s hypocrites voudraient faire croire qu’il serait possible que les sexes soient «égaux mais différents», la seule égalité réelle consiste en l’abolition de toute différence sociale entre les sexes. Hommes et femmes doivent non seulement recevoir un salaire identique pour un même travail, mais pouvoir s’adonner indifféremment au métier et, plus généralement, aux activités de leur choix sans qu’aucune loi ni pression sociale ne les enferme dans un rôle défini par leurs organes reproducteurs.
Si le système capitaliste a fait naître l’idéal de l’égalité des sexes, il est aussi celui qui, par son caractère oppressif, multiplie les entraves à sa réalisation. Tout en sapant les fondements de la domination masculine, il nourrit celle-ci de mille manières, fournissant le terreau qui alimente les courants hostiles à l’émancipation des femmes et qui, d’une manière ou d’une autre, prônent la séparation sociale des sexes.
Si certains de ses textes fondateurs, écrits sur la base de connaissances fragmentaires, ont certes été dépassés par l’avancée des connaissances, le marxisme continue de représenter l’outil le plus pénétrant pour comprendre comment l’oppression des femmes s’articule aux autres formes de domination… et pour œuvrer à leur disparition commune. - Christophe Darmangeat