Anne CLERVAL, La « gentrification » : une lutte de classes dans l’espace urbain ? from Les Films de l'An 2 on Vimeo.
Séminaire Marx au XXIe siècle.
Samedi 12 novembre 2011
[NonFiction] - Dans le cadre du séminaire « Marx au XXIème siècle, l’esprit et la lettre
», le CHPM recevait le samedi 12 novembre 2011 Anne Clerval. Maîtresse de
conférence en Géographie à l’Université Paris-est Marne-la- Vallée, elle
est intervenue sur la question de la gentrification comme lutte des
classes dans l’espace urbain. Elle a ainsi développé des éléments de sa
thèse portant sur les dynamiques spatiales des rapports de classe à
Paris.
Dans un souci pédagogique, Anne Clerval a commencé sa présentation en rappelant les origines théoriques de la notion de gentrification. Ce néologisme a été forgé par une sociologue marxiste allemande, proche du PC anglais, Ruth Glass, à partir du terme gentry
qui désigne littéralement la petite noblesse terrienne anglaise, mais
surtout, de façon péjorative " les gens bien nés ". La notion porte
ainsi dès sa création un caractère critique. Dans les années 1970 et
1980, le terme est théorisé de façon scientifique par des géographes
marxistes, notamment Neil Smith, élève de David Harvey,
grand penseur de la géographie radicale américaine qui s’attache à
étudier l’inscription spatiale des rapports de domination (de classe, de
race et de genre) dans la ville ainsi que l’utilisation de l’espace par
le capitalisme. Si ces chercheurs anglo-saxons ont puisé dans les
théories du marxisme urbain français des années 1960, notamment celle de
Henri Lefebvre[1] ou de Francis Godard[2], la notion de gentrification
sera peu utilisée en France avant les années 2000, pour une raison
discutable : la revalorisation des centresvilles serait moins frappante
en Europe dans la mesure où ces quartiers seraient déjà majoritairement
habités par des classes sociales dominantes, contrairement à ce qui peut
être observé dans les villes anglo-saxonnes.
La gentrification
est une forme d’embourgeoisement touchant les quartiers urbains
populaires, de production ou d’habitation, à travers des transformations
de l’habitat, des espaces publics et des commerces. C’est donc une
transformation sociale correspondant à une appropriation, tant
symbolique que matérielle, d’un espace populaire par une autre classe,
mieux placée dans les rapports de force. Elle peut être entreprise de
diverses manières, notamment grâce à des travaux de réhabilitation
d’habitats anciens ou des travaux de constructions neuves sur des
friches industrielles. Elle doit être distinguée d’autres formes
d’embourgeoisement, non matérielles ou touchant des quartiers huppés par
l’intermédiaire d’un renforcement de l’exclusivité sociale. Loin d’être
un phénomène naturel et inéluctable, la gentrification implique
souvent une action volontaire de la part d’acteurs variés et présente
une dimension conflictuelle. L’espace urbain est ainsi un enjeu de lutte
entre les classes.
Du point de vue des rapports de classe, la gentrification
peut être perçue comme l’ascension d’un nouveau groupe social, celui de
la " petite bourgeoisie nouvelle "[3] qui prend le pouvoir sur la
ville, matériellement et symboliquement. Anne Clerval se refuse à parler
de bobos, terme qui, selon David Brooks,
signifierait une fusion entre les bohèmes et les bourgeois,et
impliquerait dès lors une disparition des différences de classes et des
luttes entre ces dernières. Cette " petite bourgeoisie intellectuelle ",
pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Garnier, a une position
intermédiaire dans les rapports de classe : elle s’apparente à une "
huile dans les rouages du système d’exploitation capitaliste d’autant
plus importante que les conditions de travail empirent et que les
inégalités augmentent ". Grâce aux entretiens qu’elle a menés, la
géographe a tiré un portrait type du gentrifieur. Politiquement, ce
dernier dit voter pour la gauche dite " réaliste ", c'est-à-dire ayant
accepté le tournant libéral et ne remettant plus en question les
politiques macro-économiques. D’autre part, il est relativement peu
sensible à la réalité des rapports de classes. S’il évoque la question
de l’immigration par exemple, c’est à l’aide des catégories de
l’anti-racisme ou de la défense des droits de l’homme, et non à travers
un discours anti capitaliste, dénonçant les conditions d’exploitation
des travailleurs immigrés. Le gentrifieur relève également d’une
catégorie socio-professionnelle particulière, puisqu’il travaille
généralement dans les médias, la culture ou l’enseignement. Il joue donc
un rôle d’encadrement et d’inculcation idéologique qui lui permet,
entre autre, de véhiculer une vision de la ville qui insiste sur la
qualité de vie plus que sur l’efficacité économique (espace vert,
sociabilité de quartier, proximité du lieu de travail, refus des modes
de transport motorisés, valorisation des quartiers populaires, soutien à
l’immigration, défense des services publics). Il défend, enfin, la
mixité sociale, sans la pratiquer, comme le prouve la pratique
généralisée de l’évitement scolaire. Ce discours ambigu lui sert, pour
Anne Clerval, davantage à légitimer sa présence dans les quartiers
populaires et correspond à des stratégies de distinction sociale à
l’égard de la bourgeoisie traditionnelle qui ne partage pas sa vision de
la ville.
Face à l’ascension de la petite bourgeoisie
intellectuelle, les classes populaires peinent à mettre en place des
stratégies de résistance, en raison notamment de leur fragmentation.
L’étude d’Anne Clerval montre que la gentrification passe
relativement inaperçue pour ces classes, qui la conçoivent uniquement
selon des critères ethniques, comme le veut le contexte médiatique. En
conséquence, il n’y a pas de résistance ouverte à ce processus
social[4], mais uniquement des résistances passives, non organisées et
non politisées, principalement à l’origine des populations immigrées qui
montrent leur capacité à occuper la rue et à s’approprier les
commerces. Ces résistances ne sont néanmoins pas suffisantes à maintenir
vivants les quartiers populaires, puisqu’elles ne garantissent pas leur
capacité d’accueil et le renouvellement des habitants. Tout au plus
permettent-elles de sanctuariser les classes populaires dans leurs
quartier et de freiner, un temps, l’avancée de la vague de
gentrification.
A Paris, exemple qu’Anne Clerval a développé tout
au long de sa présentation, la gentrification n’a débuté que dans les
années 1980, soit vingt à trente ans plus tard qu’à Londres ou à
New-York. Les années 1980 marquent en effet la fin du contrôle des
loyers et l’immobilier redevient alors, comme Neil Smith le montre, un
secteur spéculatif lucratif pour le capitalisme. Malgré l’objectif
affiché de la municipalité de Paris, à gauche depuis 2001, de " garantir
la mixité sociale ", les politiques publiques ne prennent pas en compte
la dynamique spatiale de la gentrification. Ces politiques passent
essentiellement par la construction de logements sociaux, alors même
qu’elle possède une limite structurelle intrinsèque : l’absence d’espace
à bâtir à Paris. Les nouveaux logements sociaux sont en conséquence
principalement issus de travaux de réhabilitation qui s’accompagnent
paradoxalement d’une diminution de l’offre quantitative[5]. Malgré ses
efforts[6], la Mairie de Paris n’est pas en mesure de lutter contre le
départ des classes populaires de la capitale, d’autant plus qu’elle ne
mène aucune action sur le parc privé[7]. Anne Clerval rappelle d’autre
part, que l’utilisation de la notion de " mixité sociale ", notion
renvoyant au rééquilibre géographique des disparités entre les classes,
est très ambigüe. En effet, cet objectif peut légitimer la création de
logements pour les classes moyennes dans certains quartiers considérés
comme populaires, alors même qu’ils subissent déjà des logiques de
gentrification. Enfin, dans certains cas, la municipalité accompagne
même cette gentrification. Les politiques d’embellissement de la ville
par exemple, à travers des travaux de réhabilitation, l’aménagement
d’espaces verts, l’expulsion des squats et la réquisition des logements
vides, aboutissent à la revalorisation de certains quartiers qui se
traduit par une hausse des prix immobiliers. Dans ce cadre, la mairie
véhicule l’image de la ville, telle qu’elle est défendue par les
gentrifieurs. La ville, alors, devient un simple décor, un espace
ludique bien éloigné de la réalité des luttes de classes. - Ainhoa JEAN.
Notes :
1 - géographe qui a inventé la notion de " droit à la ville"
2 - connu pour appeler les travaux de rénovation de Paris comme des " rénovations-déportations "
3 - P. Bourdieu, 1979
4
- hormis les luttes militantes pour le droit au logement qui ont eu
lieu en 2006 et 2007 autour du canal St Martin, haut lieu symbolique de
la gentrification
5 - Paris compte encore 100 000 demandeurs de logements sociaux en attente
6 - la Mairie de Paris dépense autant d’argent pour la relance du logement social que la France pour tout le territoire
7 - ensemble des logements privés, non soumis à une réglementation public des prix