Louis JANOVER - Note de lecture : Y. BOURDET et A. GUILLERM, L’Autogestion, Paris, Seghers, 1975, 286 pages ; Coll. « Clefs ».
Le mot « autogestion » a été « introduit, en France, pour désigner
l’expérience politico-économico-sociale de la Yougoslavie de Tito »
(p. 7). Cette indication d’origine n’est pas sans importance puisqu’elle
suggère d’emblée qu’il s’agit d’une création institutionnelle tolérée
et même encouragée par l’État pour des raisons politiques et sociales
bien précises ; ce fait est d’autant plus significatif, selon nous, qu’à
de rares exceptions près les expériences concrètes d’autogestion
présenteront toutes ce caractère et seront considérées comme un
« moindre mal », voire même comme une mesure efficace pour remédier à la
plus grave des difficultés créées par l’hétérogestion capitaliste : la
baisse de la productivité du travail. Les auteurs n’ont d’ailleurs pas
esquivé les obstacles et les critiques. Tout en se gardant de l’attitude
qui consiste à « disserter entre “spécialistes” (...) de l’autogestion
pure », ils ont tenté « d’analyser avec précision le phénomène de cette
“mode” verbale » et de dégager la signification profonde et fondamentale
du concept sans pour autant passer sous silence les « tentatives de
récupération » et les « perversions éventuelles de ce concept ».
Or, ce qui ne peut manquer de frapper le lecteur, c’est
la place qu’occupent dans ce livre cette récupération et cette
perversion ; car au-delà des références à l’histoire révolutionnaire
antérieure au surgissement de ce nouveau concept, le « phénomène global
et actuel de l’autogestion » renvoie soit à des expériences partielles,
limitées dans le temps et dans l’espace, soit encore à des tendances
qui, pour intéressantes qu’elles paraissent, permettent les
interprétations les plus contradictoires sans qu’on puisse y voir
clairement l’amorce d’une transformation radicale par et pour les
ouvriers des conditions de vie et de travail.
Menés à l’intérieur du système, les expériences et les
mouvements qui sont ici en cause peuvent aussi bien être l’indice d’un
processus de modernisation des entreprises destiné à assurer une
rentabilité maximale et à freiner la chute du taux de profit moyen que
l’expression d’une volonté des ouvriers de mettre fin à l’esclavage
salarial. Certes, l’ambiguïté demeure quant à la finalité réelle de ces
actions, mais ce n’en est pas moins un truisme d’affirmer, comme le fait
le sociologue Gurvitch, qu’il n’est « pas sûr que le lancement (sic)
du mot d’ordre d’autogestion (...) ne suscite pas une dynamique
politique, incontrôlable par ceux-là mêmes qui l’auront lancé ». Vœu
pieux s’il en fût, qui peut tout aussi bien être formulé à propos de
n’importe quel mot d’ordre lancé par les syndicats, les partis et les
groupes gauchistes, mais qui a au moins l’avantage de montrer que la
« spontanéité historique » du prolétariat n’est pas à l’origine de ce
mouvement et qu’au lieu de parler de « l’acteur social qui en est le
porteur » (p. 7), il serait plus juste et plus prudent de parler de
l’acteur social qui devrait en être le porteur. Car tel est bien le nœud
du problème. À « l’idéologie autogestionnaire », réformiste et
mystificatrice, les auteurs peuvent à bon droit opposer leur conception
d’une « autogestion révolutionnaire » et souhaiter que la réalité de
l’autogestion soit enfin adéquate au contenu qu’ils donnent au concept.
Mais cela ne revient-il pas à tomber précisément dans l’erreur qu’ils
voulaient éviter, celle de se référer à une « autogestion pure » qui ne
correspond en rien à la praxis autogestionnaire telle qu’il nous est
possible de l’observer ou de la vivre ? Le problème ne serait alors pas
tellement différent de celui posé par les partisans du parti ou du
syndicat révolutionnaire qui affirment eux aussi depuis des décennies
que leurs organisations rempliraient parfaitement leur fonction
émancipatrice si elles correspondaient à leur concept et reflétaient les
intentions réelles des militants. Certes ! Mais au-delà de ces
explications qui renvoient toujours à la « trahison », le problème ne
serait-il pas plutôt de montrer pourquoi cette adéquation n’a jamais pu
être obtenue en dépit de la bonne volonté des individus et, quant à ce
qui nous préoccupe, de savoir pourquoi l’autogestion éveille un tel
intérêt dans des milieux plus engagés dans les conflits de la politique
que dans ceux du monde ouvrier, pourquoi elle a pris, dans la majorité
des cas, la forme d’un droit octroyé aux ouvriers et non d’une conquête
révolutionnaire ?
En Yougoslavie, il s’est agi de la « remise des usines
aux ouvriers » (p. 174) à qui l’on « refuse » de s’organiser eux-mêmes
(p. 169) ; en Tchécoslovaquie, « “l’impulsion décisive” vint de la
sphère politique » (p. 190) ; en Algérie, de l’aveu même des auteurs,
« l’autogestion a pris des formes particulières et limitées » (p. 175)
et le phénomène s’inscrit dans la ligne des « hasards historiques » nés
d’une brusque « vacance » des pouvoirs établis, nullement d’une action
concertée et consciente de la classe ouvrière.
Bref, l’autogestion se définit historiquement non comme
« abolition du salariat » et organisation de la vie et de la production
par les travailleurs eux-mêmes mais comme gestion des entreprises dans
un cadre institutionnel nettement circonscrit, les travailleurs étant
appelés dans le meilleur des cas à remplir eux-mêmes la fonction
patronale sans remettre en cause les lois du marché ou les objectifs
fixés par le plan d’État. C’est d’ailleurs dans ce contexte que la
constatation des auteurs à propos du « modèle » yougoslave prend tout
son sens. « L’autogestion, déclarent-ils, n’a donc pas échoué en
Yougoslavie. Dans les cadres restreints qui lui étaient tracés, elle a
donné le maximum possible » (p. 175), le critère de ce succès étant
qu’elle « n’a pas fait baisser la productivité ». À ce point de vue, on
peut, à bon droit, se demander si « l’acquis historique de l’autogestion
yougoslave en ce qu’elle a d’universel » n’a pas plus de sens pour les
capitalistes que pour la classe ouvrière, l’intérêt de certaines
fractions modernistes de la bourgeoisie pour de telles expériences
s’expliquant facilement par la nature des résultats obtenus à l’aide de
telles méthodes. Quant à la remarque selon laquelle l’autogestion aurait
« plus ou moins possédé pendant quinze ou vingt ans » un « contenu
socialiste », comme le mythe trotskiste de l’« État ouvrier dégénéré »
ou celui du « socialisme à visage humain », elle nous suggère l’image
d’un socialisme qui ressemblerait à ce fameux objet décrit par
Lichtenberg, ce « couteau sans lame auquel il manque le manche ». De
tels abus de langage s’expliquent, selon nous, par le peu de place qui
est accordé, dans cet ouvrage, aux problèmes posés par le pouvoir de
répression et de manipulation fantastique cristallisé dans l’appareil
d’État moderne capable, comme en Chine, de modeler toute la surface
sociale à son gré et de lui donner n’importe quelle enveloppe
révolutionnaire. Il semble que les auteurs aient prêté plus d’attention
aux possibilités d’une évolution organique vers une société autogérée
offertes par les transformations des méthodes de travail qu’aux
obstacles qui rendent illusoires, en l’absence d’un renversement violent
de l’ordre existant, tous les progrès accomplis dans le cadre du
système actuel.
Ainsi, en dépit des intentions de clarification
manifestes tout au long de l’ouvrage, cet effort d’élucidation théorique
est vicié à maints endroits par la confusion entre le réel et le
souhaitable, entre ce qui est et ce qui devrait être, entre le
prolétariat « empirique » et le prolétariat « idéal », l’autogestion
étant toujours présentée sous deux aspects, historique et utopique, sans
qu’il soit possible de distinguer nettement entre le mouvement lui-même
et les objectifs que lui assignent les auteurs. Ce phénomène est
d’autant plus déconcertant que Yvon Bourdet et Alain Guillerm croient
découvrir une confusion du même ordre dans la conception du prolétariat
chez Marx. Il y aurait dans son œuvre « confusion permanente de concepts
entre le prolétariat révolutionnaire et la classe ouvrière empirique »
(p. 35). Or, il est clair que la réflexion de Marx dans ce domaine se
situe sur deux plans bien distincts. Il est question, d’une part, du
prolétariat investi d’une tâche émancipatrice et doué d’une spontanéité
dynamique et créatrice - cette conception relève alors d’une vision
éthique de la mission historique qui incombe à cette classe dont les
luttes transcendent le cadre politique de la démocratie bourgeoise ; et,
d’autre part, du concept sociologique de la classe ouvrière tel qu’il
est défini par exemple dans le Capital, concept lié,
au même titre que celui de la bourgeoisie, à tout le système de la
production capitaliste - dans ce cas, et conformément à la méthode
d’abstraction choisie par Marx pour dégager la « loi économique de la
société moderne » ( « Économie », l, p. 77), la classe ouvrière entre
dans l’analyse en tant que simple « catégorie économique » du capital :
il ne s’agit nullement « quand on examine la nature générale du
capital... d’entrer dans le détail des rapports réels qui constituent
dans leur ensemble les conditions du véritable processus de la
production », mais de s’en tenir à une « moyenne idéale ». On peut
certes critiquer cette méthode et cette distinction, mais à condition
d’admettre que cette double tendance, analytique et éthique, est au cœur
de l’enseignement de Marx et fonde sa cohérence ; il n’y a aucune
« confusion » entre ces deux plans : l’analyse objective des « lois
d’airain » de l’évolution sociale et du déterminisme auquel groupes
sociaux et individus sont soumis constitue le fondement sociologique
d’une théorie de la révolution qui repose sur la praxis révolutionnaire
et créatrice des membres d’une classe consciente de sa puissance sociale
et de sa « mission ».
Le marxisme est né précisément du refus de prendre en
considération ce second élément de la pensée de Marx. Aussi peut-on
s’étonner de voir des auteurs aussi avertis de ces problèmes n’établir
aucune distinction entre Marx et le marxisme et se donner pour tâche de
« restituer le marxisme dans ses principes fondamentaux » (p. 97) en le
purifiant de la « perversion léniniste » ; mais n’a-t-elle pas été, elle
aussi, une tentative pour restituer le marxisme dans ses principes
fondamentaux ? Paradoxe non moins déroutant, n’apprend-on pas que
« fondé sur l’analyse marxiste du capitalisme, un immense mouvement » a
été « conduit au succès, pour la première fois, par Lénine, en Russie
(...) » (p. 9). En quoi cet immense mouvement de la paysannerie russe
était-il fondé sur l’analyse marxiste du capitalisme ? Et ce marxisme
dont Lénine était le théoricien n’est-il pas précisément celui qui est
attaqué dans ces pages, c’est-à-dire la perversion du marxisme qui a
conduit la Russie à ce succès appelé stalinisme ?
Nous trouvons, à propos de la Commune de Paris, une
manifestation on ne peut plus discutable de cette volonté de présenter
les « tendances inconscientes » d’un mouvement comme des « projets plus
ou moins conscients », alors que les impératifs mêmes de la lutte
actuelle réclament sans doute autre chose que cette manière
d’interpréter l’histoire au mépris des évidences historiques les moins
contestables. Peut-on sérieusement affirmer qu’« en même temps qu’elle
abolissait le patronat et le salariat », la Commune « abolissait l’État
et la société civile » ? Il suffit de se reporter aux récentes études
sur la Commune comme aux témoignages de Gustave Lefrançais et de Jules
Andrieu pour constater que la Commune n’a opéré aucune transformation de
cet ordre. Déclarer qu’elle « a commencé à démolir l’État » et qu’elle
« donna les usines aux ouvriers » n’est pas moins inexact, mais suggère
au moins qu’il s’agissait bien d’un pouvoir séparé, distinct de la
société civile et présentant tous les caractères de l’État représentatif
bourgeois.
La meilleure partie de l’ouvrage est sans doute celle où
les auteurs, rappelant les « derniers résultats (...) de la sociologie
du travail », dressent un constat de faillite accablant pour les
méthodes de gestion et de production capitalistes. Cette analyse
s’inscrit dans la perspective tracée par Marx d’une crise généralisée
qui ébranlerait les fondements mêmes du système, à ceci près qu’il ne
doutait pas que cette « évolution dans le processus de la production »
permettrait aux « fossoyeurs de la bourgeoisie » d’acquérir très vite
une conscience claire de la nature de leur esclavage et des moyens d’y
mettre fin. Yvon Bourdet et Alain Guillerm croient distinguer dans les
luttes ouvrières modernes l’éveil de cette conscience. Là où certains,
farouchement hostiles à tout projet autogestionnaire, voient dans ces
phénomènes l’émergence d’un « mouvement communiste » porteur d’une
radicalité révolutionnaire nouvelle, ils voient, eux, la confirmation
des thèses autogestionnaires et « conseillistes » qu’ils défendent. En
réalité, chacun donne, sous un nom différent, une finalité conforme à
ses espoirs et à ses conceptions révolutionnaires à un mouvement qui,
manifestement, ne sort pas du cadre réformiste traditionnel, même si des
éléments plus radicaux essayent de le porter au-delà de ces limites.
Cette constatation n’enlève rien à son importance et n’interdit aucune
spéculation sur les possibilités de développement qu’il recèle. Mais,
dans ce cas, force ne nous est-il pas d’admettre que « l’autogestion
révolutionnaire », pour autant qu’on puisse en définir rationnellement
le contenu, n’est aujourd’hui l’expression d’aucun mouvement « réel »
mais s’inscrit dans la tradition déjà longue des utopies critiques comme
vision d’un état de choses qui doit être désiré et voulu avant de
pouvoir être réalisé. Il resterait néanmoins à expliquer pourquoi il
paraît nécessaire de donner à l’affirmation du principe de
l’auto-émancipation ouvrière le support d’une nouvelle théorie
révolutionnaire au risque de rendre plus grande encore la confusion : la
majorité de ceux qui s’en réclament ne voient en elle que matière à
mots d’ordre démagogiques, voire qu’un catalogue de recettes utiles pour
trouver une solution à la crise que traverse la société capitaliste en
prônant la mise en valeur du capital par les ouvriers eux-mêmes en vue
d’augmenter la productivité du travail sans abolir le salariat.
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