« Le gouvernement ouvrier et paysan a décrété que Cronstadt et les navires en rébellion doivent se soumettre immédiatement à l’autorité de la République Soviétique.
J’ordonne par conséquent à tous ceux qui levèrent la main contre la patrie socialiste de poser les armes sans délai. Les récalcitrants devront être désarmés et remis aux autorités soviétiques. Les commissaires et les autres représentants du gouvernement qui sont arrêtés doivent être remis en liberté sur-le-champ. Seuls ceux qui se seront rendus sans condition pourront compter sur un acte de grâce de la République Soviétique. Je donne simultanément l’ordre de préparer la répression de la révolte et la soumission des marins par la force armée. Toute la responsabilité des dommages que la population pacifique pourrait souffrir de ce fait retombera entièrement sur la tête des mutins blanc-gardistes. Cet avertissement est définitif. »
Trotsky, Kamenev, Ultimatum à Cronstadt.« Nous n’avons qu’une chose à répondre à tout cela : Tout le pouvoir aux Soviets ! Otez vos mains de là : vos mains rouges du sang des martyrs de la liberté qui luttèrent contre les gardes-blancs, les propriétaires, et la bourgeoisie ! »
Izvestia de Cronstadt, n° 6.
Depuis cinquante ans que les léninistes ont ramené le communisme à
l’électrification, que la contre-révolution bolchevik a dressé l’Etat soviétique
sur le cadavre du pouvoir des Soviets, et que Soviet a cessé de
signifier Conseil, les révolutions n’ont fait que jeter au visage des
maîtres du Kremlin la revendication de Cronstadt : « Tout le pouvoir aux Soviets et non aux partis ». La persistance remar-quable de la tendance réelle vers le pouvoir des Conseils Ouvriers
au long de ce demi-siècle de tentatives, et d’écrasements successifs,
du mouvement prolétarien moderne, impose désormais au nouveau courant
révolutionnaire les Conseils comme la seule forme de la dictature
anti-étatique du prolétariat, comme le seul tribunal qui pourra
prononcer le jugement du vieux monde et exécuter lui-même la sentence.
Il faut préciser la notion de Conseil, non seulement en écartant les
grossières falsifications accumulées par la social-démocratie, la
bureaucratie russe, le titisme et jusqu’au ben-bellisme ; mais surtout
en reconnaissant les insuffisances dans les brèves expériences
pratiques du pouvoir des Conseils jusqu’ici ébauchées ; et,
naturellement, dans les conceptions mêmes des révolutionnaires
conseillistes. Ce que le Conseil tend à être en totalité apparaît
négativement dans les limites et les illusions qui ont marqué ses
premières manifestations et, tout autant que la lutte immédiate et sans
compromis qui est normalement engagée contre lui par la classe
dominante, ont causé sa défaite. Le Conseil veut être la forme de l’unification pratique
des prolétaires se donnant les moyens matériels et intellectuels du
changement de toutes les conditions existantes, faisant souverainement
leur histoire. Il peut et doit être l’organisation en actes de la
conscience historique. Or, précisément, il n’est nulle part encore
parvenu à dominer la séparation dont sont porteuses les organisations
politiques spécialisées et les formes de fausse conscience
idéologique qu’elles produisent et défendent. En outre, si les Conseils
comme agents principaux d’un moment révolutionnaire sont normalement
des Conseils de délégués, en tant qu’ils coordonnent et fédèrent
les décisions de Conseils locaux, il apparaît que les assemblées
générales de la base ont été presque toujours considérées comme de
simples assemblées d’électeurs, le premier degré du « Conseil » se
trouvant ainsi au-dessus d’elles. Ici déjà réside un principe de
séparation, qui ne peut être surmonté qu’en faisant des assemblées
générales locales de tous les prolétaires en révolution le Conseil lui-même, d’où toute délégation doit tirer à tout instant son pouvoir.
En laissant de côté les traits pré-conseillistes qui enthousiasmèrent
Marx dans la Commune de Paris (« la forme politique enfin découverte
sous laquelle l’émancipation économique du travail pouvait être
réalisée »), et qui du reste, plus que dans la Commune élue, peuvent
être relevés dans l’organisation du Comité Central de la Garde
nationale, composé de délégués du prolétariat parisien en armes, le
fameux « Conseil des députés ouvriers » de Saint-Pétersbourg fut la
première ébauche d’une organisation du prolétariat dans un moment
révolutionnaire. D’après les chiffres donnés par Trotsky dans 1905,
200 000 ouvriers avaient envoyé leurs délégués au Soviet de
Saint-Pétersbourg, mais son influence s’étendait très au-delà de sa
zone, bien d’autres Conseils en Russie s’inspirant de ses délibérations
et décisions. Il regroupait directement les travailleurs de plus de cent
cinquante entreprises, et accueillait en outre les représentants de
seize syndicats qui s’étaient ralliés à lui. Son premier noyau s’étant
formé le 13 octobre, dès le 17 le Soviet instituait au-dessus de lui un
Comité Exécutif qui, dit Trotsky, « lui servait de ministère ». Sur un
total de 562 délégués, le Comité Exécutif comportait seulement 31
membres, dont 22 étaient réellement des ouvriers délégués par
l’en-semble des travailleurs de leurs entreprises, et 9 représentaient
trois partis révolutionnaires (mencheviks, bolcheviks, et
socialistes-révolutionnaires) ; cependant « les représentants des partis
n’avaient pas voix délibérative ». On peut admettre que les assemblées
de base étaient fidèlement représentées par leurs délégués révocables,
mais ceux-ci avaient évidemment abdiqué une grande part de leur pouvoir,
d’une manière toute parlementaire, aux mains d’un Comité Exécutif où
les « techniciens » des partis politiques avaient une immense influence.
Quelle est l’origine de ce Soviet ? Il semble que cette forme
d’organisation ait été trouvée par certains éléments politiquement
instruits de la base ouvrière, appartenant généralement eux-mêmes à une
fraction socialiste. Il paraît vraiment excessif d’écrire, comme
Trotsky : « Une des deux organisations social-démocrates de Pétersbourg
prit l’initiative de la création d’une administration autonome
révolutionnaire ouvrière » (de plus, celle « des deux organisations »
qui reconnut tout de suite l’importance de cette initiative des ouvriers
fut précisément la menchevik). Mais la grève générale d’octobre 1905
avait en fait en sa première origine à Moscou, le 19 septembre, quand
les typographes de l’imprimerie Sytine se mirent en grève, notamment
parce qu’ils voulaient que les signes de ponctuation soient comptés
parmi les 1 000 caractères qui constituaient l’unité de paiement de leur
salaire aux pièces. Cinquante imprimeries suivirent et, le 25
septembre, les imprimeurs de Moscou constituèrent un Conseil. Le 3 octobre,
« l’assemblée des députés ouvriers des corporations de l’imprimerie, de
la mécanique, de la menuiserie, du tabac et d’autres, adopta la
résolution de constituer un conseil (Soviet) général des ouvriers de
Moscou » (Trotsky, op. cit.). On voit donc que cette forme
apparaissait spontanément au début du mouvement de grève. Et ce
mouvement, qui commençait à retomber dans les jours suivants, se
relança jusqu’à la grande crise historique que l’on sait, le 7 octobre,
lorsque les travailleurs des chemins de fer, à partir de Moscou,
commencèrent spontanément à interrompre le trafic.
Le mouvement des Conseils à Turin, en mars-avril 1920, avait son
origine dans le prolétariat, très concentré, des usines Fiat. Entre août
et septembre 1919, le renouvellement des élus à une « commission
interne » - sorte de comité d’entreprise collaborationniste, fondée par
une convention collective de 1906 dans le but de mieux intégrer les
ouvriers - donna soudain l’occasion, dans la crise sociale que
traversait alors l’Italie, d’une transformation complète du rôle de ces
« commissaires ». Ils commencèrent à se fédérer entre eux, en tant que
représentants directs des travailleurs. En octobre 1919 trente mille
travailleurs étaient représentés à une assemblée des « comités
exécutifs des Conseils d’usines », qui ressemblait davantage à une
assemblée de shop-stewards qu’a une organisation de Conseils
proprement dite (sur la base d’un commissaire élu par chaque atelier).
Mais l’exemple fit tache d’huile, et le mouvement se radicalisa, soutenu
par une fraction du Parti socialiste qui était majoritaire à Turin
(avec Gramsci) et par les anar-chistes piémontais (cf. la brochure de
Pier Carlo Masini, Anarchici e comunisti nel movimento dei Consigli a Torino).
Le mouvement fut combattu par la majorité du Parti socialiste, et par
les syndicats. Le 15 mars 1920, les Conseils commencèrent la grève avec occupation des usines, et remirent en marche la production
sous leur seul contrôle. Le 14 avril la grève fut générale au Piémont ;
dans les jours suivants elle toucha une grande partie de l’Italie du
nord, notamment les cheminots et les dockers. Le gouvernement dut
employer des navires de guerre pour débarquer à Gênes les troupes qu’il
faisait marcher sur Turin. Si le programme des Conseils devait être
ultérieurement approuvé par le Congrès de l’Union Anarchiste Italienne
réuni à Bologne le 1er juillet, on sait que le Parti socialiste et les
syndicats réussirent à saboter la grève en la maintenant dans
l’isolement : le journal du parti, Avanti, refusa d’imprimer
l’appel de la section socialiste de Turin, alors que la ville était
investie par 20 000 soldats et policiers (cf. P.C. Masini). La grève qui
aurait manifestement permis une victorieuse insurrection prolétarienne
dans tout le pays, fut vaincue le 24 avril. On connaît la suite.
Malgré certains traits remarquablement avancés de cette expérience
peu citée (une foule de gauchistes croient que les occupations d’usines
ont été inaugurées en France en 1936), il convient de noter qu’elle
comporta de graves ambiguïtés, même parmi ses partisans et théoriciens.
Gramsci écrivait dans le n° 4 de L’Ordine Nuovo (deuxième
année) : « Nous concevons le Conseil d’usine comme le début historique
d’un processus qui doit nécessairement conduire à la fondation de l’Etat
ouvrier ». De leur côté, les anarchistes conseillistes ménageaient le
syndicalisme, et prétendaient que les Conseils lui donneraient une
nouvelle impulsion.
Cependant, le manifeste lancé par les conseillistes de Turin, le 27
mars 1920, « aux ouvriers et paysans de toute l’Italie » pour un Congrès
général des Conseils (qui n’eut pas lieu), formule quelques points
essentiels du programme des Conseils : « La lutte de conquête doit être
conduite avec des armes de conquête, et non plus seulement de défense
(ceci vise les syndicats, « organismes de résistance... cristallisés
dans une forme bureaucratique » - Note de l’I.S.). Une
organisation nouvelle doit se développer comme antagoniste direct des
organes de gouverne-ment des patrons ; elle doit pour cela surgir
spontanément sur le lieu de travail, et réunir tous les travailleurs, du
fait que tous, comme producteurs, sont assujettis à une autorité qui
leur est étrangère ( « estranea » ) et doivent s’en libérer. (...) Voici
l’origine pour vous de la liberté : l’origine d’une formation sociale
qui, en s’étendant rapidement et universellement, vous mettra en
situation d’éliminer du champ économique l’exploiteur et
l’intermédiaire, et de devenir vous-mêmes les maîtres, les maîtres de
vos machines, de votre travail, de votre vie... »
On sait que, plus simplement, les Conseils d’ouvriers et de soldats
dans l’Allemagne de 1918-1919 étaient restés en majorité dominés par la
bureaucratie social-démocrate, ou victimes de ses manœuvres. Ils
toléraient le gouvernement « socialiste » d’Ebert, dont l’appui
principal était l’Etat-major et les corps francs. Les « sept points de
Hambourg » (sur la liquidation immédiate de la vieille armée) présentes
par Dorrenbach et votés à une forte majorité par le Congrès des Conseils
de soldats ouvert le 16 décembre à Berlin, ne furent pas appliqués par
les « commissaires du Peuple ». Les Conseils tolérèrent ce défi, et les
élections législatives fixées vite au 19 janvier ; l’attaque lancée
contre les matelots de Dorrenbach, puis l’écrasement de l’insurrection
spartakiste, à la veille même de ces élections. En 1956, le Conseil
Ouvrier Central du Grand Budapest, constitué le 14 novembre, et se
déclarant décidé à défendre lui-même le socialisme, en même temps qu’il
exigeait « le retrait de tous les partis politiques des usines », se
prononçait pour le retour de Nagy au pouvoir et des élections libres
dans un délai limité. Sans doute, à ce moment, il maintenait la grève
générale alors que les troupes russes avaient déjà écrasé la résistance
armée. Mais avant même la seconde intervention russe, les Conseils
hongrois avaient demandé des élections parlementaires ; c’est-à-dire
qu’ils recherchaient eux-mêmes à revenir à une situation de double
pouvoir, alors qu’ils étaient en fait, face aux Russes, le seul pouvoir
effectif en Hongrie.
La conscience de ce que le pouvoir des Conseils est et doit être naît de la pratique même de ce pouvoir. Mais, à un stade entravé
de ce pouvoir, elle peut être grandement différente de ce que pense
isolément tel ou tel travailleur membre d’un Conseil, ou même la
totalité d’un Conseil. L’idéologie s’oppose à la vérité en actes
qui a son champ dans le système des Conseils ; et cette idéologie se
manifeste non seulement sous la forme d’idéologies hostiles, ou sous la
forme d’idéologies sur les Conseils édifiées par des forces politiques qui veulent les assujettir, mais aussi bien sous la forme d’une idéologie favorable au pouvoir des Conseils, qui en restreint et réifie la théorie et la praxis totale. Finalement un pur conseillisme
serait lui-même forcément ennemi de la réalité des Conseils. Une telle
idéologie, sous une formulation plus ou moins conséquente, risque d’être
portée par les organisations révolutionnaires qui sont en principe
orientées vers le pouvoir des Conseils. Ce pouvoir, qui est lui-même l’organisation de la société révolutionnaire, et
dont la cohérence est objectivement définie par les nécessités
pratiques de cette tâche historique découverte comme un ensemble, ne
peut en aucun cas échapper au problème pratique des organisations particulières, ennemies
du Conseil ou plus ou moins véridiquement pro-conseillistes, qui
interviendront de toute façon dans son fonctionnement. Il faut que les
masses organisées en Conseils connaissent et dominent ce problème. Ici
la théorie conseilliste et l’existence d’authentiques organisations
conseillistes ont une grande importance. En elles apparaissent déjà
certains éléments essentiels qui seront en jeu dans les Conseils, et
dans leur propre interaction avec les Conseils.
Toute l’histoire révolutionnaire montre la part que détient dans
l’échec des Conseils l’apparition d’une idéologie conseilliste.
L’aisance avec laquelle l’organisation spontanée du prolétariat en lutte
assure ses premières victoires, annonce souvent une deuxième phase ou
la reconquête s’opère de l’intérieur, où le mouvement lâche sa réalité
pour l’ombre de sa défaite. Le conseillisme est ainsi la nouvelle
jeunesse du vieux monde.
Sociaux-démocrates et bolcheviks ont en commun la volonté de ne voir
dans les Conseils qu’un organisme auxiliaire du Parti et de l’Etat. En
1902, Kautsky, inquiet du discrédit qui, dans l’esprit des travailleurs,
atteint les syndicats, souhaitait que, dans certaines branches de
l’industrie, les ouvriers élisent « des délégués qui formeraient une
sorte de parlement ayant pour mission de régler le travail et de
surveiller l’administration bureaucratique » (La Révolution sociale). L’idée
d’une représentation ouvrière hiérarchisée culminant dans un parlement
sera appliquée avec beaucoup de conviction par Ebert, Noske, et
Scheidemann. La façon dont ce genre de conseillisme traite les Conseils a
été magistralement expérimentée - et pour l’édification définitive de
tous ceux qui n’ont pas de la merde à la place du cerveau - dès le 9
novembre 1918 lorsque, pour combattre sur son propre terrain
l’organisation spontanée des Conseils, les sociaux-démocrates fondent
dans les bureaux du Vorwaerts un « Conseil des ouvriers et des
soldats de Berlin » qui compte 12 hommes de confiance des fabriques, des
fonctionnaires et des leaders sociaux-démocrates.
Le conseillisme bolchevik n’a ni la naïveté de Kautsky, ni la
grossièreté d’Ebert. Il saute de la base la plus radicale, « Tout le
pouvoir aux Soviets », pour retomber sur ses pattes, de l’autre côté de
Cronstadt. Dans Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets (avril
1918), Lénine ajoute des enzymes à la lessive Kautsky : « Les
parlements bourgeois, même celui de la meilleure - du point de vue
démocratique - république capitaliste du monde, les pauvres ne les
considèrent jamais comme des institutions « à eux » et bien à eux. (...)
C’est précisément le contact des Soviets avec le peuple des
travailleurs qui crée des formes particulières de contrôle par en bas -
rappel des députés, etc. -, formes que nous devons maintenant nous
appliquer à développer avec un zèle particulier. Ainsi, ces conseils
d’instruction publique que sont les conférences périodiques des
électeurs soviétiques et de leurs délégués, réunis pour discuter et
contrôler l’activité des autorités soviétiques dans ce domaine, méritent
toute notre sympathie et tout notre appui. Rien ne serait plus sot que
de transformer les soviets en quelque chose de figé, en un but en soi.
Plus résolument nous devons nous affirmer aujourd’hui pour un pouvoir
fort et impitoyable, pour la dictature personnelle dans tel processus de travail, à tel moment de l’exercice des fonctions purement exécutives, et
plus variées doivent être les formes et moyens de contrôle par en bas,
afin de paralyser toute ombre de possibilité de déformation du pouvoir
des Soviets, afin d’extirper encore et toujours l’ivraie
bureaucratique. » Pour Lénine, les Conseils doivent donc, à la manière
des ligues de piété, devenir des groupes de pression corrigeant la
bureaucratie inévitable de l’Etat dans ses fonctions politiques et
économiques, assurées respectivement par le Parti et les syndicats. Les
Conseils sont la part sociale qu’il faut bien, comme l’âme de Descartes,
accrocher quelque part.
Gramsci lui-même ne fait que décrasser Lénine dans un bain de
convenances démocratiques : « Les commissaires d’usines sont les seuls
et vrais représentants sociaux (économiques et politiques) de la classe
ouvrière, parce qu’élus au suffrage universel par tous les travailleurs
sur le lieu même du travail. Aux différents degrés de leur hiérarchie,
les commissaires représentent l’union de tous les travailleurs telle
qu’elle se réalise dans les organismes de production (équipe de travail,
département d’usine, union des usines d’une industrie, union des
établissements d’une ville, union des organismes de production de
l’industrie mécanique et agricole d’un district, d’une province, d’une
région, de la nation, du monde) dont les Conseils et le système des
Conseils représentent le pouvoir et la direction sociale. » (article
dans Ordine Nuovo). Les Conseils réduits à l’état de fragments
économico-sociaux, préparant une « future république soviétique », il va
de soi que le Parti, ce « Prince des temps modernes », apparaît comme
l’indispensable lien politique, comme le dieu mécanique préexistant et
soucieux d’assurer son existence future : « Le parti communiste est
l’instrument et la forme historique du processus de libération
intérieure grâce auquel les ouvriers, d’exécutants deviennent
initiateurs, de masses deviennent chefs et guides, de bras se transforment en cerveaux et volontés ». (Ordine Nuovo, 1919).
L’air change mais la chanson du conseillisme reste la même : Conseils,
Parti, Etat. Traiter des Conseils de façon fragmentaire (pouvoir
économique, pouvoir social, pouvoir politique), comme s’y emploie le
crétinisme conseilliste du groupe Révolution Internationale de Toulouse, c’est croire qu’en serrant les fesses on se fait enculer à moitié.
L’austro-marxisme après 1918, dans la ligne de la lente évolution
réformiste qu’il préconisait, a aussi construit une idéologie
conseilliste qui lui est propre. Max Adler, par exemple, dans son livre Démocratie et Conseils Ouvriers, voit
bien dans le Conseil l’instrument de l’auto-éducation des travailleurs,
la fin possible de la séparation entre exécutants et dirigeants, la
constitution d’un peuple homogène qui pourra réaliser la
démocratie socialiste. Mais il reconnaît aussi que le fait que des
Conseils de travailleurs détiennent un pouvoir ne suffit nullement à
leur garantir un but révolutionnaire cohérent : il faut pour cela que
les travailleurs membres des Conseils veuillent explicitement
transformer la société, et réaliser le socialisme. Comme Adler est un
théoricien du double pouvoir légalisé, c’est-à-dire d’une
absurdité qui sera forcément incapable de se maintenir en se rapprochant
graduellement de la conscience révolutionnaire et en préparant,
sagement, une révolution pour plus tard, il se trouve privé du seul
élément vraiment fondamental de l’auto-éducation du prolétariat : la
révolution elle-même Pour remplacer cet irremplaçable terrain de
l’homogénéisation prolétarienne, et ce seul mode de sélection pour la formation même des Conseils, comme
pour la formation des idées et des modes d’activité cohérents dans les
Conseils, Adler en vient à n’imaginer de recours que dans cette
aberration : « Le droit de vote pour l’élection des Conseils ouvriers
doit être fondé sur l’appartenance à une organisation socialiste ».
On peut affirmer qu’en dehors de l’idéologie sur les Conseils des
sociaux-démocrates et des bolcheviks qui, de Berlin à Cronstadt, avait
toujours un Noske ou un Trotsky d’avance, l’idéologie conseilliste
elle-même, celle des organisations conseillistes passées, et de
quelques-unes présentement, a toujours quelques assemblées générales et
quelques mandats impératifs de retard tous les conseils ayant existé
jusqu’à ce jour, à l’exception des collectivités agraires d’Aragon, étaient en idée simplement
des « conseils démocratiquement élus » ; même quand les plus hauts
moments de leur pratique démentaient cette limitation, et voyaient
toutes les décisions prises par des Assemblées Générales souveraines
mandatant des délégués révocables.
Seule la pratique historique, dans laquelle la classe ouvrière devra
découvrir et réaliser toutes ses possibilités, indiquera les formes
organisationnelles précises du pouvoir des Conseils. C’est, en revanche,
la tâche immédiate des révolutionnaires d’établir les principes
fondamentaux des organisations conseillistes qui vont naître dans
tous les pays. En formulant des hypothèses et en rappelant les
exigences fondamentales du mouvement révolutionnaire, cet article - qui
devra être suivi par un certain nombre d’autres - entend ouvrir un débat
égalitaire et réel. N’en seront exclus que ceux qui refuseront
de le poser dans ces termes, ceux qui se déclarent aujourd’hui
adversaires de toute forme d’organisation, au nom d’un spontanéisme
sous-anarchiste, et ne font que reproduire les tares et la confusion de
l’ancien mouvement : ces mystiques de la non-organisation, ouvriers
découragés d’être trop longtemps restés mêlés aux sectes trotskistes ou
étudiants prisonniers de leur pauvre condition qui sont incapables
d’échapper aux schémas organisationnels bolcheviks. Les situationnistes
sont évidemment partisans de l’organisation - l’existence de l’organisation situationniste
en témoigne. Ceux qui annoncent leur accord avec nos thèses tout en
mettant un vague spontanéisme au crédit de l’I.S. ne savent simplement
pas lire.
Précisément parce que l’organisation n’est pas tout, et ne permet pas
de tout sauver ou de tout gagner, elle est indispensable. A l’inverse
de ce que disait le boucher Noske (dans Von Kiel bis Kapp) à
propos de la journée du 6 janvier 1919, ce n’est pas parce qu’elles
avaient « de beaux parleurs » au lieu de « chefs décidés » que les
foules ne furent pas « maîtresses de Berlin ce jour-là vers midi », mais
parce que la forme d’organisation autonome des conseils d’usines
n’était pas parvenue à un stade d’autonomie tel qu’elles puissent se
passer de « chefs décidés » et d’organisation séparée pour assurer leurs
liaisons. Le honteux exemple de Barcelone en mai 1937 en est une autre
preuve : que les armes sortent si vite en réponse à la provocation
stalinienne, mais aussi que l’ordre de reddition lancé par les
ministres anarchistes soit si vite exécuté, en dît long sur les immenses
capacités d’autonomie des masses catalanes, et sur ce qui leur manquait encore d’autonomie pour vaincre. Demain encore, c’est le degré d’autonomie des travailleurs qui décidera de notre sort.
Les organisations conseillistes qui vont se former ne manqueront donc
pas de reconnaître, et de reprendre, effectivement comme un minimum, à
leur compte, la Définition minimum des organisations révolutionnaires adoptée par la VIIe Conférence de l’I.S. (cf. I.S. 11, pp.
54 et 55). Parce que leur tâche sera de préparer le pouvoir des
Conseils, lui-même incompatible avec toute autre forme de pouvoir, elles
sauront qu’un accord abstrait donné à cette définition les
condamne sans appel à n’être rien ; c’est pourquoi leur accord réel se
déterminera pratiquement dans les rapports non-hiérarchiques à
l’intérieur des groupes ou sections qui les constitueront, dans les
rapports entre ces groupes, comme dans les rapports avec les autres
groupes ou organisations autonomes ; dans le développement de la théorie
révolutionnaire et de la critique unitaire de la société dominante,
comme dans la critique permanente de leur propre pratique. En refusant
le vieux cloisonnement du mouvement ouvrier en organisations séparées,
partis et syndicats, elles affirmeront leur programme et leur pratique
unitaires. En dépit de la belle histoire des Conseils, toutes les
organisations conseillistes du passé qui ont pris une part importante
dans les luttes de classes ont consacré la séparation en secteurs
politique, économique et social. Un des rares partis anciens qui mérite
l’analyse, le Kommunistische Arbeiter Partei Deutschlands (K.A.P.D.,
Parti communiste-ouvrier d’Allemagne), en adoptant les Conseils comme
programme, mais en ne se donnant pour seules tâches essentielles que la
propagande et la discussion théorique, « l’éducation politique des
masses », laissait à l’Allgemeine Arbeiter Union Deutschlands (A.A.U.D.,
Union générale des travailleurs d’Allemagne) le rôle de fédérer les
organisations révolutionnaires des usines, conception peu éloignée du
syndicalisme traditionnel. Si le K.A.P.D. rejetait, aussi bien que le
parlementarisme et le syndicalisme d’un K.P.D. (Kommunistische Partei
Deutschlands, Parti communiste allemand), l’idée léniniste du parti de
masse, et préférait regrouper les travailleurs conscients, il restait
cependant lié au vieux modèle hiérarchique du parti d’avant-garde :
professionnels de la Révolution et rédacteurs salariés. Le refus de ce
modèle, principalement le refus d’une organisation politique séparée des
organisations révolutionnaires d’usines, amena en 1920 la scission
d’une partie des membres de l’A.A.U.D., qui fondèrent l’A.A.U.D.-E.
(Allgemeine Arbeiter Union Deutschlands-Einheitsorganisation, Union
générale des travailleurs d’Allemagne - Organisation unifiée) : la
nouvelle organisation unitaire accomplirait par le simple jeu de sa
démocratie interne le travail d’éducation jusque là dévolu au K.A.P.D.,
et s’assignait pour tâche simultanée la coordination des luttes : les
organisations d’usines qu’elle fédérait se transformeraient en Conseils
dans le moment révolutionnaire, et assureraient la gestion de ta
Société. Le mot d’ordre moderne de Conseil ouvrier était là encore
mélangé aux souvenirs messianiques du syndicalisme révolutionnaire
ancien : les organisations d’usines deviendraient magiquement des
Conseils quand tous les ouvriers en feraient partie.
Tout cela mena où cela pouvait mener. Après l’écrasement de
l’insurrection de 1921 et la répression du mouvement, les ouvriers,
découragés par l’éloignement de la perspective révolutionnaire,
quittèrent en grand nombre les organisations d’usines, qui périclitèrent
en même temps qu’elles cessaient d’être les organes d’une lutte réelle.
L’A.A.U.D. était un autre nom du K.A.P.D., et l’A.A.U.D.-E. voyait la
révolution s’éloigner à la vitesse de la diminution de ses effectifs.
Elles n’étaient plus que les porteuses d’une idéologie conseilliste de plus en plus coupée de la réalité.
L’évolution terroriste du K.A.P.D., le soutien apporté ensuite par
l’A.A.U.D. aux revendications « alimentaires », amenèrent en 1929 la
scission entre l’organisation d’usines et son parti. Corps morts,
A.A.U.D. et A.A.U.D.-E. fusionnaient dérisoirement et sans principe, en
1931, contre la montée du nazisme. Les éléments révolutionnaires des
deux organisations se regroupèrent pour former la K.A.U.D.
(Kommunistische Arbeiter Union Deutschlands, Union des travailleurs
communistes d’Allemagne). Organisation minoritaire consciente de l’être,
la K.A.U.D. fut aussi la seule de tout le mouvement pour les Conseils
en Allemagne à ne pas prétendre assumer l’organisation économique
(économico-politique dans le cas de l’A.A.U.D.-E.) future de la société.
Elle appela les ouvriers à former des groupes autonomes et à assurer
eux-mêmes les liaisons entre ces groupes. Mais en Allemagne la K.A.U.D.
venait beaucoup trop tard. Le mouvement révolutionnaire était mort
depuis près de dix ans en 1931.
Ne serait-ce que pour les faire braire, rappelons aux demeurés de la
querelle anarcho-marxiste que la C.N.T.-F.A.I., le poids mort de
l’idéologie anarchiste mis à part, mais avec une plus grande pratique de
l’imagination libératrice, rejoignit dans ses dispositions
organisationnelles le marxiste K.A.P.D.-A.A.U.D. De la même manière que
le Parti communiste ouvrier allemand, la Fédération anarchiste ibérique
se veut l’organisation politique des travailleurs espagnols
conscients, tandis que son A.A.U.D., la C.N.T., a charge gestionnaire de
la société future. Les militants de la F.A.I., élite du prolétariat,
diffusent l’idée anarchiste parmi les masses ; la C.N.T. organise
pratiquement les travailleurs dans ses syndicats. Deux différences
essentielles pourtant, dont l’une, idéologique, donnera ce qu’on pouvait
en attendre : la F.A.I. ne veut pas prendre le pouvoir et se contente
d’influencer la totalité de la conduite de la C.N.T. ; d’autre part la
C.N.T. représente réellement la classe ouvrière espagnole.
Adopté le 1er mai 1936 au congrès cénétiste de Saragosse, deux mois
avant l’explosion révolutionnaire, l’un des plus beaux programmes jamais
avancé par une organisation révolutionnaire du passé se verra appliqué
partiellement par les masses anarcho-syndicalistes, tandis que leurs
chefs sombreront dans le ministèrialisme et la collaboration de classes.
Avec les maquereaux des masses Garda Oliver, Secundo Blanco, etc., et
la sous-maîtresse Montseny, le mouvement libertaire anti-étatiste, qui
avait déjà supporté le prince anarchiste-des-tranchées Kropotkine,
trouvait enfin le couronnement historique de son absolutisme
idéologique : les anarchistes-de-gouvernement. Dans la dernière bataille
historique qu’il livra, l’anarchisme verra retomber sur sa gueule toute
la sauce idéologique qui faisait son être : Etat, Liberté, Individu, et
autres épices majuscules éventées tandis que les miliciens, les
ouvriers et les paysans libertaires sauvaient son honneur, apportaient la plus grande contribution pratique au
mouvement prolétarien international, brûlaient les églises,
combattaient sur tous les fronts la bourgeoisie, le fascisme et le
stalinisme, et commençaient à réaliser la société communiste.
Quelques organisations existent aujourd’hui, qui
prétendent sournoisement ne pas en être. Cette trouvaille leur permet à
la fois d’éviter de se soucier de la plus simple clarification des bases
sur lesquelles elles peuvent rassembler n’importe qui (en l’étiquetant
magiquement « travailleur ») ; de ne rendre aucun compte à leurs
semi-membres de la direction informelle qui tient les commandes ; de dire n’importe quoi et surtout de condamner en amalgame toute
autre organisation possible et tout énoncé théorique maudit d’avance.
C’est ainsi que le groupe « Informations Correspondance Ouvrières »
écrit dans un récent bulletin (I.C.O. n° 84, août 1969) : « Les
conseils sont la transformation des comités de grève sous l’influence de
la situation elle-même, et en réponse aux nécessités mêmes de la lutte,
dans la dialectique même de cette lutte. Toute autre tentative pour
formuler à un moment quelconque d’une lutte la nécessité de créer des
conseils ouvriers relève d’une idéologie conseilliste telle qu’on peut
la voir sous des formes diverses dans certains syndicats, dans le P.S.U.
ou chez les situationnistes. Le concept même de conseil exclut toute
idéologie » . Ces individus ne savent rien de l’idéologie, comme on
pense, la leur se distinguant seulement d’idéologies plus formées par un
éclectisme invertébré. Mais ils ont entendu dire (peut-être dans Marx,
peut-être seulement par l’I.S.) que l’idéologie est devenue une
mauvaise chose. Ils en profitent pour essayer de faire croire que tout
travail théorique - dont ils s’abstiennent comme du péché - est une
idéologie, chez les situationnistes exactement comme au P.S.U. Mais leur
vaillant recours à la « dialectique » et au « concept » qui ornent
désormais leur vocabulaire ne les sauve nullement d’une idéologie
imbécile dont cette seule phrase témoigne suffisamment. Si l’on compte
seulement, en idéaliste, sur le « concept » de Conseil ou, ce qui est
encore plus euphorique, sur l’inactivité pratique d’I.C.O., pour
exclure toute idéologie dans les Conseils réels, on doit s’attendre au
pire : on a vu que l’expérience historique ne justifie aucun optimisme
de ce genre. Le dépassement de la forme primitive des Conseils ne pourra
venir que de luttes devenant plus conscientes, et de luttes pour plus de conscience. L’image
mécaniste d’I.C.O. sur la parfaite réponse automatique du comité de
grève aux « nécessités », qui fait voir que le Conseil viendra très bien
tout seul à son heure, à condition surtout qu’on n’en parle pas, méprise
complètement l’expérience des révolutions de notre siècle, qui montre
que « la situation elle-même » est aussi prompte à faire disparaître les
Conseils, ou à les faire capter et récupérer, qu’à les faire surgir.
Quittons cette idéologie contemplative, ersatz très dégradé
des sciences naturelles, qui voudrait observer à peu prés comme une
éruption solaire l’apparition d’une révolution prolétarienne. Des
organisations conseillistes se formeront, quoiqu’elles doivent être tout
le contraire d’un état-major qui ferait surgir sur ordre les Conseils.
Malgré la période de nouvelle crise sociale ouverte où nous sommes
entrés depuis le mouvement des occupations, et les encouragements que
prodigue la situation ça et là, d’Italie en U.R.S.S., il est fort
probable que de véritables organisations conseillistes mettront encore
longtemps à se constituer, et que d’autres moments révolutionnaires
importants se produiront avant qu’elles ne soient en état d’y intervenir
à un niveau important. On ne doit pas jouer avec l’organisation
conseilliste ; en lancer ou soutenir quelques parodies prématurées. Mais
il est hors de doute que les Conseils auront de plus grandes chances de
se maintenir comme seul pouvoir s’il s’y trouve des conseillistes
conscients, et une possession réelle de la théorie conseilliste.
Au contraire du Conseil comme permanente unité de base (constituant
et modifiant sans cesse à partir de lui des Conseils de délégués),
assemblée à laquelle doivent participer tous les travailleurs d’une
entreprise (conseils d’ateliers, d’usines) et tous les habitants d’un
secteur urbain rejoignant la révolution (conseils de rues, de
quartiers), l’organisation conseilliste, pour garantir sa cohérence et
l’exercice effectif de sa démocratie interne, devra choisir ses membres, d’après
ce qu’ils veulent expressément et ce qu’ils peuvent faire
effectivement. La cohérence des Conseils, elle, est garantie par le seul
fait qu’ils sont le pouvoir ; qu’ils éliminent tout autre pouvoir et
décident de tout. Cette expérience pratique est le terrain où les hommes
acquièrent l’intelligence de leur propre action, « réalisent la
philosophie ». Il va de soi que leurs majorités risquent aussi
d’accumuler des erreurs passagères, et de n’avoir plus le temps et les
moyens de les rectifier. Mais ils ne peuvent douter que leur propre sort
est le produit véritable de leurs décisions, et que leur existence même
sera forcément anéantie par le contre-coup de leurs erreurs non
dominées.
Dans l’organisation conseilliste, l’égalité réelle de tous dans les
décisions et l’exécution ne sera pas un slogan vide, une revendication
abstraite. Certes, tous les membres d’une organisation n’auront pas les
mêmes talents, et il est évident qu’un ouvrier écrira toujours mieux
qu’un étudiant. Mais parce que l’organisation aura globalement tous les
talents nécessaires, complémentairement aucune hiérarchie des talents
individuels ne viendra saper la démocratie. Ce n’est pas l’adhésion à
une organisation conseilliste, ni la proclamation d’une égalité idéale,
qui permettra à ses membres d’être tous beaux, intelligents et de vivre
bien, mais leurs aptitudes réelles à devenir plus beaux, plus
intelligents, et à vivre mieux, se développant librement dans le seul
jeu qui taille le plaisir : la destruction du vieux monde.
Dans les mouvements sociaux qui vont s’étendre, les conseillistes
refuseront de se laisser élire dans les comités de grève. Leur tâche
sera au contraire d’agir pour que tous les ouvriers s’organisent à la
base en assemblées générales décidant de la conduite de la lutte. Il
faudra bien qu’on commence à comprendre que l’absurde revendication d’un
« comité central de grève », lancée par quelques naïfs pendant le
mouvement des occupations aurait, si elle avait abouti, plus vite encore
saboté le mouvement vers l’autonomie des masses, puisque presque tous
les comités de grève étaient contrôlés par les staliniens.
Etant donné qu’il ne nous appartient pas de forger un plan qui vaille
pour tous les temps à venir, et qu’un pas en avant du mouvement réel
des Conseils vaudra mieux que douze programmes conseillistes, il est
difficile d’émettre des hypothèses précises quant au rapport des
organisations conseillistes avec les Conseils dans le moment
révolutionnaire. L’organisation conseilliste - qui se sait séparée du
prolétariat - devra cesser d’exister en tant qu’organisation séparée
dans le moment qui abolit les séparations ; et cela même si la complète
liberté d’association garantie par le pouvoir des Conseils laisse
survivre divers partis et organisations ennemis de ce pouvoir. On peut
douter cependant que la dissolution immédiate de toutes les
organisations conseillistes dès que des Conseils apparaissent,
comme le voulait Pannekoek, soit une mesure praticable. Les
conseillistes parleront en tant que tels à l’intérieur du Conseil, et ne
devront pas affirmer une dissolution exemplaire de leurs organisations
pour se réunir à côté, et jouer aux groupes de pression sur l’assemblée
générale. Il leur sera ainsi plus facile et légitime de combattre et
dénoncer l’inévitable présence de bureaucrates, d’espions et d’anciens
jaunes qui s’infiltreront ça et là. Tout autant, il leur faudra lutter
contre des Conseils factices ou fondamentalement réactionnaires
(Conseils de policiers) qui ne manqueront pas d’apparaître. Ils agiront
en sorte que le pouvoir unifié des Conseils ne reconnaisse pas ces
organismes ni leurs délégués. Parce que le noyautage d’autres
organisations est exactement contraire aux fins qu’elles poursuivent, et
parce qu’elles refusent toute incohérence en leur sein, les
organisations conseillistes interdisent la double appartenance. Nous
l’avons dit, tous les travailleurs d’une usine doivent faire partie du
Conseil, du moins ceux qui acceptent les règles de son jeu. On ne
trouvera de solution que pratique au problème de savoir si l’on
acceptera de voir figurer dans le Conseil « ceux qui ont dû être sortis
hier de l’usine le browning à la main » (Barth).
L’organisation conseilliste ne sera finalement jugée que par la
cohérence de sa théorie et de son action, et sa lutte pour la
disparition complète de tout pouvoir resté extérieur aux Conseils, ou
essayant de s’autonomiser par rapport à eux. Mais pour simplifier tout
de suite la discussion, en refusant même de prendre en considération une
foule de pseudo-organisations conseillistes qui pourront être simulées
par des étudiants ou des obsédés du militantisme professionnel, disons
qu’il ne nous semble pas que l’on puisse reconnaître comme conseilliste
une organisation qui ne comporterait pas au moins 2/3 d’ouvriers. Comme
cette proportion pourrait peut-être passer pour une concession, ajoutons
qu’il nous parait indispensable de la corriger par cette règle : il
faudrait que, dans toute délégation à des conférences centrales où
peuvent être prises des décisions non-prévues par un mandat impératif,
les ouvriers constituent les 3/4 des participants. En somme, la
proportion inverse des premiers congrès du « parti ouvrier
social-démocrate de Russie ».
On sait que nous n’avons aucune propension à l’ouvriérisme, sous
quelque forme que ce soit. Il s’agit là d’ouvriers « devenus
dialecticiens », comme ils devront le devenir en masse dans l’exercice
du pouvoir des Conseils. Mais d’une part, les ouvriers se trouvent être,
encore et toujours, la force centrale qui peut arrêter le fonctionnement existant de la société, et la force indispensable pour
en réinventer toutes les bases. D’autre part, bien que l’organisation
conseilliste ne doive évidemment pas séparer d’elle d’autres catégories
de salariés, et notamment des intellectuels, il importe en tout cas que
ces derniers voient sévèrement limiter l’importance suspecte qu’ils
pourraient prendre : non seulement en vérifiant, à considérer tous les
aspects de leur vie, s’ils sont effectivement des révolutionnaires
conseillistes, mais aussi en faisant en sorte qu’ils soient, dans
l’organisation, aussi peu nombreux que possible.
L’organisation conseilliste n’acceptera de parler à égalité avec
d’autres organisations que si elles sont d’une manière conséquente
partisanes de l’autonomie du prolétariat ; de même que les Conseils
auront à se défaire, non seulement d’une prise an main par les partis et
les syndicats, mais aussi bien de toute tendance visant à leur
reconnaître une place, et à traiter avec ceux-ci de puissance à
puissance. Les Conseils sont la seule puissance, ou ne sont rien. Les
moyens de leur victoire sont déjà leur victoire. Avec le levier des
conseils et le point d’appui d’une négation totale de la société spectaculaire-marchande, on peut soulever la Terre.
La victoire des Conseils ne se place pas à la fin, mais dès le début de la révolution.