vendredi 10 juin 2016

L’idéologie du blocage

Ces dernières semaines nous avions publié "A propos de Ce qu'il faut qu'il bloquer" nous n'avons pas eu le temps de revenir sur le sujet, mais, depuis, un texte édité lors du mouvement social de 2010, riche d'enseignements pour le mouvement actuel, a été adressé, à nouveau, à l'attention de tous. Nous relayons donc ici ce texte afin d'enrichir les débats actuels qui existent entre nos groupes et/ou liaisons au sein de l'autonomie ouvrière / les anticapitalistes de conseils.

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J’ai rédigé les lettres présentées ici fin octobre 2010. Elles sont le fruit de discussions, de rencontres, de confrontations avec des situations qui, pour les plus lointaines, remontent à l’époque où je vivais et, parfois, travaillais en Basse Loire. D’où les références qu’elles contiennent, en particulier sur la raffinerie de Donges. Bien sûr, je n’ai pas la prétention de dresser le tableau critique de la totalité de ce qui est advenu au cours du mois d’octobre en France. Par contre, j’ai tenté de dégager quelques traits caractéristiques de la situation actuelle, sous l’angle de la subversion du monde à laquelle j’essaie de participer à la mesure de mes modestes forces. Des individus et des cercles affinitaires, en particulier anarchistes, croient que l’octobre 2010 annonce, sinon les prémices de révolutions mesurées à l’aune de l’octobre russe de 1917, de réputation finalement douteuse, au moins celles d’oppositions plus profondes et plus radicales, sanctionnées par le « blocage de l’économie ». Dans cette optique, la perturbation de la filière pétrolière en serait l’embryon.
Or, loin de favoriser l’apparition de quelque chose de neuf, de ruptures inédites à venir, les délires autour du « blocage pétrolier » révèlent essentiellement les propres limites de la militance à prétention révolutionnaire, qui « débloque » plus qu’elle ne « bloque » quelque chose d’essentiel, qui joue le rôle de claque turbulente, mais de claque quant même, à gauche de la vieille gauche instituée, même lorsqu’elle endosse le costume chatoyant de l’insurrectionnalisme. Nul mépris pour les individus qui y participent dans les critiques qui suivent. Mais il est indispensable qu’elles soient formulées, ou plutôt reformulées car, en la matière, je n’ai pas l’impression de dépasser le cadre des banalités de base.


Première lettre

Je pense que, sans nier l’apparition de quelques poussées de révolte ces dernières semaines, dans le genre des émeutes à Lyon, il est essentiel de tenir compte des limites des multiples manifestations actuelles de contestation qui, grosso modo, n’outrepassent pas le cadre de la défense de l’État providence à la française, avec ce que ceci implique de quasi-absence de critiques sérieuses de la société capitaliste et de l’État en général. Dès que l’on ne se contente pas d’applaudir à la multiplication des formes existantes, mais que l’on prend en compte leur contenu, l’incapacité globale de l’immense majorité des protagonistes à dépasser le cadre du syndicalisme de base et de l’ensemble des médiations citoyennes qui les dominent et qu’ils recréent par eux-mêmes est flagrante, y compris dans le cas des lycéens. Bien que ces derniers aient quelques excuses, vu qu’ils participent souvent à leur premier blocage, voire leur première grève. Je ne préjuge évidemment pas de l’avenir. Mais, pour le moment du moins, il en est ainsi. Car, à moins de vouloir jouer les illusionnistes, force est de constater que les ruptures attendues ne sont pas actuellement au rendez-vous. C’est le moins que l’on puisse dire.
L’analyse de telles limites n’est pas nouvelle, bien que j’aie tenté de l’actualiser récemment dans La forme d’abord. Elle est abordée depuis presque quinze ans en France, en gros depuis la grève des transports de 1995, marquée par la montée en puissance du syndicalisme rénové de SUD, suivie par la multiplication de coordinations dans divers secteurs en 1997, celles des infirmières entre autres, puis lors du mouvement, à première vue plus général, des chômeurs de 1998, ensuite, à l’occasion des oppositions lycéennes, étudiantes, etc. Des textes et des revues, Temps critiques en particulier, signalent depuis plusieurs années que, en elles-mêmes, des formes de lutte et d’association, décalées par rapport à celles préconisées d’ordinaire par les institutions syndicales ne doivent pas, a priori, être identifiées à la rupture avec le syndicalisme en général. Par suite, lesdites institutions peuvent, à l’occasion, s’en accommoder et les manipuler derrière l’écran de fumée de l’intervention anonyme, sans afficher leur label. Récemment, tout en renâclant parfois contre la « trahison des directions », la majorité des personnes mobilisées, y compris sous la forme d’assemblées de ville, n’ont pas dépassé, bon gré, mal gré, les limites acceptables par le pouvoir, y compris par le pouvoir syndical. Seules des minorités sont arrivées à les outrepasser quelque peu. Par minorités, je n’entends pas nécessairement des individus révoltés depuis longtemps, ni même ceux encartés ou en quête d’identité, anarchiste entre autres. Loin de là. En tout cas, accumuler les « évidences », détachées de leur contexte, comme nombre de radicaux le font aujourd’hui trop souvent, du genre : « Il y a multiplication des grèves, des blocages, des débordements comme les émeutes à Lyon, des convergences sont créées à travers de telles formes de lutte, etc. » ne nous fera pas avancer du moindre pouce. En en restant au factuel, détaché du monde et de l’histoire, il nous est impossible de comprendre ce qui advient effectivement.
Par exemple, ce mois-ci, des personnes sont venues rejoindre des piquets de grève autour des raffineries, en règle générale à l’appel des comités intersyndicaux locaux, rebaptisés souvent assemblées interprofessionnelles, histoire d’en élargir les assises. Bien entendu, de telles personnes n’avaient pas nécessairement des visées politiciennes mais, simplement, elles avaient l’impression de dépasser l’atomisation, de sortir des séparations et des corporatismes, bref, de participer à la « convergence des luttes » et « au blocage de l’économie », comme le prétend aujourd’hui le NPA qui contrôle SUD. Décidemment à la pointe de la récupération de la contestation des décennies précédentes, le trotskisme relooké façon idéologie deleuzienne appelle même parfois la « société civile » à constituer des « réseaux de luttes multiples », au nom des vertus supposées de « l’horizontalité » contre la « verticalité » de la hiérarchie syndicale traditionnelle. Du coup, les personnes qui gonflent les piquets ne se demandent pas pourquoi les syndicalistes de l’Énergie et de la Chimie, si corporatistes et si repliés sur eux-mêmes habituellement, ont ainsi besoin de faire appel à des forces n’appartenant pas à leur secteur, voire étrangères au « monde du travail », même parfois à des « anarchistes » sur lesquels ils crachaient encore ouvertement la veille. S’agit-il de nouvelles percées à travers les murs de tels bastions, à l’ordinaire particulièrement bien contrôlés par les syndicalistes, qui, de leurs miradors, organisèrent des cordons sanitaires autour d’eux ? Assiste-t-on à la rupture réelle des salariés de tels secteurs avec leur corporatisme spécifique, fondé sur l’horrible tradition néostalinienne du « produire et consommer français », etc. ? En réalité, sauf peut-être pour quelques-uns d’entre eux, il n’en est rien. Il suffit de discuter avec eux pour s’en rendre compte. C’est souvent la douche froide, l’indifférence, voire l’hostilité larvée dès que l’on aborde les questions qui fâchent, au premier chef celles relatives à leur travail, dans les sites particulièrement dangereux et mortifères de la pétrochimie, pour eux comme pour les populations environnantes.
Seulement voilà, depuis presque trois ans, la principale centrale syndicale du secteur, à savoir la CGT, reconnaît que, pour négocier au mieux de ses intérêts la délocalisation en cours des raffineries dans les régions d’extraction du pétrole, elle ne peut plus compter sur ses seules forces, vu la désyndicalisation qui touche ses dernières « forteresses ouvrières » délabrées, même les chasses gardées traditionnelles que constituent l’Énergie et la Chimie. La pilule est amère, mais elle doit bien l’avaler, il y va de sa survie et de sa capacité de négociation au sein de l’État. D’où l’acceptation des quelques « forces » venues d’ailleurs, qui, pour l’essentiel, doivent jouer le rôle de troupiers additionnels de l’appareil syndical de la CGT, mais aussi de celui de SUD.
C’est là que commencent la comédie et l’imposture, en ce qui concerne les objectifs réels de ladite « convergence ». Ainsi, bon nombre de personnes croient que les raffineries ont été stoppées par les grévistes, qu’elles ne tournaient plus. Or, il n’en est rien, ce qui explique qu’elles puissent produire à nouveau à peine trois jours après la reprise officielle du travail. En réalité, les syndicalistes ont appliqué au pied de la lettre les prétendues consignes de sécurité, signées depuis longtemps avec les industriels de la pétrochimie et l’État, à savoir que les raffineries ne sont jamais totalement mises à l’arrêt, mais plutôt mises en veille, ce qui facilite leur redémarrage rapide. À la limite, si les centrales syndicales tenaient vraiment compte de leur dangerosité, elles auraient appelé à stopper toute la chaîne de transformation du pétrole brut. Mais, alors, c’est trois semaines au moins et pas trois jours qu’il faudrait pour les remettre en marche ! Seule exception, la raffinerie des Flandres, à Dunkerque, mais l’État français s’en moque puisqu’elle va fermer, les recommandations de l’Agence mondiale de l’énergie, relatives à la vétusté du site, tombant à pic. Bref, les conséquences de l’arrêt général, en termes de « blocage », auraient pu être bien plus conséquentes. Et, alors, l’État aurait pu traîner les auteurs de tels actes devant les tribunaux, même en l’absence de sabotages, en leur appliquant les peines prévues : jusqu’à cinq ans ferme, d’après le Code pénal.
Je comprends que des ouvriers n’aient pas envie de se retrouver en cour d’Assises et se posent parfois la question de savoir « si le jeu en vaut la chandelle », surtout que l’État a prévu des portes de sortie honorables pour nombre d’entre eux. En cas de fermeture de sites en France, ils pourront être affectés à l’étranger et même dans les centres de recherche dans l’Hexagone. Alors, autant le dire clairement, plutôt que de jouer les gros bras face aux « soutiens », parmi lesquels on peut compter également les « souteneurs » du syndicalisme de base sans étiquette, façon les « insurrectionnalistes » de Rebetiko. Mais l’arrêt général ne risquait pas d’advenir car les ouvriers du secteur sont particulièrement hostiles à tout ce qui leur apparaît comme la moindre attaque à « leur outil de travail », pour parler comme la CGT. De plus, la plupart des grévistes, à ma connaissance, n’étaient même pas sur les piquets. Ils restaient chez eux et les noyaux de syndicalistes mobilisés n’étaient pas suffisants pour les blocages. Il leur fallait donc accepter de l’aide, via les intersyndicales de ville, donc accepter aussi de se retrouver face à quelques individus turbulents, mais au fond contrôlables à distance, voire isolables. De toute façon, les fameux blocages extérieurs offraient aussi l’avantage que les « bloqueurs » demeurent aux portes des sites, ou dans les environs, mais qu’ils ne pénètrent jamais à l’intérieur. Je ne défends pas, évidemment, l’idée de grève avec occupation qui, bien souvent, dans le passé, ne faisait qu’entraver toute possibilité de rencontres effectives. Mais, aujourd’hui, via le recentrage de la principale centrale syndicale en direction des formes d’intervention à la mode, tel le blocage programmé d’axes de communication, parfois annoncé à l’avance à la police par les leaders syndicaux, nous sommes passés de la « grève par procuration », des années 80 et 90, au « blocage par procuration ». Les « bloqueurs » des sites, bien souvent, ont travaillé pour les centrales syndicales. Point barre.
À travers l’exemple typique du secteur décisif de l’énergie pétrolière, je pense avoir précisé ce que je pense de la situation actuelle. Il ne s’agit pas de dire que rien n’advient mais que, en dépit de la grogne diffuse et partagée, et même d’actes de colère dirigés principalement contre le pouvoir actuel, rien n’est dépassé de façon générale, malgré l’apparente multiplication des formes éphémères de résistance et de convergences toute aussi apparentes entre les divers « acteurs » du prétendu « mouvement social général », pure abstraction vide de sens qui représente plutôt l’addition de leurs particularités qu’autre chose. Peut-être demain, il en sera autrement mais, pour le moment, je n’en vois, globalement, pas vraiment les germes.

Deuxième lettre

Attention aux interprétations, parfois sans fondement, que donnent les médias alternatifs, comme Indymédia. Sans même parler de sites présentés comme plus radicaux, tels que le Jura libertaire qui n’a souvent de libertaire que le nom. Ainsi, il présente des actions de commandos CGT, visant à contrôler les incontrôlés potentiels et à renforcer l’appareil syndical, pour des actes de sabotages spontanés, comme l’année dernière à EDF et à GDF, lors de coupures d’électricité dirigées essentiellement contre le gouvernement Sarkozy.
Les médias alternatifs présentent de façon démesurée la répression des piquets de grève sur les sites pétroliers, tels que Donges. Parfois, elles hurlent au « fascisme », alors que l’intervention de l’État relève de la coercition habituelle en démocratie, telle que sanctionnée dans la Constitution, en cas de troubles dans la bonne marche de l’économie. Au contraire, la coercition est moindre que lors des grèves dans les charbonnages de France, au cours des années 60, alors source principale d’énergie. Il y a trente ans, le pouvoir d’État n’aurait pas accepté le blocage des terminaux pétroliers aussi longtemps, en particulier à Marseille, à l’époque du « premier choc pétrolier ». Et il faut comprendre pourquoi. Ce n’est pas parce qu’il a peur de la combativité des ouvriers du secteur, très relative, pour le moins, mais parce que de tels terminaux ont moins d’importance qu’autrefois, vu la restructuration et l’intégration européennes de l’industrie de l’or noir.
Contrairement à ce que disent les médias, y compris alternatifs, même l’approvisionnement en pétrole brut n’a jamais été vraiment menacé, juste réduit, car, pour plus de 30%, il arrive des territoires de la défunte URSS, pour plus de 20% de la mer du Nord, donc dans les deux cas par oléoducs. Et, en partie, les tankers qui viennent d’Afrique (20%) et du Moyen-Orient (20% à peine) étaient prêts à être déroutés vers d’autres pays d’Europe, pour utiliser les oléoducs européens. En réalité, nous ne sommes plus à l’époque où l’État nation à la française comptait essentiellement sur les anciennes colonies de l’Empire, telles que le Sahara, ou le Moyen-Orient pour le pétrole. L’État et les industriels de la pétrochimie ont beaucoup diversifié leurs sources d’approvisionnement, dans le cadre de l’intégration européenne. Il existe, en Europe, de gigantesques réseaux d’oléoducs transnationaux, contrôlés par les cartels, les États européens et même par l’Agence européenne de l’énergie, dépendante de Bruxelles. Sans compter la toile d’oléoducs de l’OTAN utilisable, comme prévu par les conventions européennes en cas de crise de l’énergie sérieuse et durable.
Or, l’accord tacite passé, en France, entre les syndicalistes, par seulement CGT, et le pouvoir d’État est que, jamais, il n’y aura d’actions des centrales pour stopper l’arrivée du brut par oléoducs. Pour le reste, la CGT manage sa survie dans les sites pétrolifères encore existants en France et prépare sa reconversion, à titre de cogestionnaire sur le marché européen, voire mondial, de l’énergie. Car modernisation du capital oblige, la fermeture des raffineries en France prépare le recentrage autour de la multiplication de centres de recherche et de service, pour la pétrochimie mondiale. Les fédérations CGT de la Chimie et de l’Énergie en prennent acte, comme le prouve leurs propositions pour accompagner au mieux la reconversion en cours. Leur appel actuel au « blocage » n’a pas d’autre sens. Et tant que des choses essentielles ne sont pas touchées, comme l’arrêt immédiat de la totalité du raffinage, la CGT est prête à s’accommoder de quelques crises d’humeur sans lendemain et à utiliser les « bonnes volontés » les plus diverses et les plus variées, même « anarchistes » pour ses propres fins. En d’autres termes, loin de rétablir simplement et brutalement l’ordre comme dans le passé, via son service d’ordre musclé — en général, c’est la principale, voire la seule critique qui lui est faite —, elle est désormais devenue capable, bon gré, mal gré, à l’image de SUD, de « gérer le désordre », pour reprendre la phrase de l’ancien ministre de l’Intérieur de la gauche, Vaillant. Passer cela sous silence, c’est prendre des « vessies citoyennistes » pour des « lanternes radicales, voire révolutionnaires » et de simples réactions de colère contre les services d’ordre syndicaux pour de la critique approfondie du syndicalisme. Il est caractéristique que même les plus « insurrectionnalistes » des « tiqquniens » parlent de bloquer « l’économie du pays », à partir de la simple généralisation des blocages effectifs, plus ou moins sporadiques ou étendus, plus ou moins spontanés ou téléguidés, etc., comme si cela avait encore le moindre sens à notre époque de « globalisation » et d’organisation en « réseaux » du capital modernisé, en particulier dans le secteur clé de la production et de la distribution de pétrole. Pour le reste, ils se contentent de dénoncer les « trahisons » des directions syndicales, comme les trotskistes.
Je ne dis pas qu’il ne se passe rien, j’affirme par contre que le dépassement des limites initiales ne se pose plus comme il y a trente ans, pour la bonne raison que ces limites se sont déplacées elles-mêmes. L’oublier, c’est nous priver d’avance de toute capacité réelle d’intervenir dans le sens qui est le nôtre.

Troisième lettre

La question des caisses de grève illustre à merveille l’absence presque totale d’autonomie des grévistes envers les appareils syndicaux, ce qui n’était souvent pas le cas dans les années 70. À l’époque, de sérieuses velléités d’indépendance apparaissaient, à travers la constitution de comités de base, hostiles aux centrales syndicales et combattus par elles à ce titre. Par exemple, dans les chantiers de construction navale en Basse Loire, l’autonomie desdites caisses était l’un des enjeux à l’époque de leur restructuration, ou de leur fermeture, à Nantes, fermeture accompagnée de grèves, de destructions de locaux de la direction, de pillages de boutiques du centre-ville et de brefs combats de rue dans la ville, condamnés par la CGT.
La question est loin d’être formelle. Pourquoi ? Parce que rien n’oblige, depuis leur reconnaissance par la Chambre des députés, dominée par les républicains radicaux, à la fin du XIXe siècle, les centrales syndicales à rendre compte de la gestion de leurs finances, pas même à l’État, et encore moins à les utiliser pour organiser des caisses de solidarité. Chose qui est inscrite dans les statuts de la centrale unitaire en Allemagne, en conformité avec la clause sur l’État social intégrée dans la constitution de la République fédérale, et reprise par celle de la République unifiée, lors la chute du mur de Berlin. Évidemment, là-bas, le revenu versé par la centrale aux grévistes est réservé aux membres, ce qui fait partie des moyens pour les contrôler. Je n’en fais pas l’apologie, mais je voulais seulement pointer les particularités du syndicalisme en France, passées bien trop souvent sous silence. Ou ignorées.
Ici, les grévistes ne peuvent compter que sur eux-mêmes et sur des solidarités plus ou moins spontanées, très faibles à notre époque dans la mesure où la « solidarité de classe » a rétréci comme la peau de chagrin de Balzac, dans la même mesure que la « classe du travail » était disloquée — de même que les « communautés de classe » qui en étaient partie intégrante —, pour être remplacée par les salariés d’aujourd’hui, bien plus atomisés, et bien plus dépendants du monde des marchandises et de l’État pour leur survie. En France, les centrales syndicales restent, depuis leur intégration accrue dans l’appareil d’État après 1945, les seules « personnes morales » à ne pas avoir à rendre de compte de la gestion de leurs finances, pas même à leurs propres adhérents ! Alors que les trois quarts au moins de leurs fonds proviennent de subventions de l’État, voire de celles des entreprises ! Elles dépassent désormais celles accordées aux partis. Aucun des partis républicains qui a accédé au pouvoir, y compris celui de Sarkozy, n’a jamais touché à la loi de 1894 sur l’opacité financière des syndicats, censée à l’origine les protéger contre les patrons. Le nain de l’Élysée a même annulé l’enquête sur les magouilles financières syndicales, initiée par la Cour des comptes !
Pour les caisses de grève, « l’argumentation » des centrales reste la même : vu la désyndicalisation croissante, elles n’auraient pas assez de rentrées, en termes de cotisations, pour débloquer le moindre euro pour les grévistes. Beau cynisme, lorsque l’on sait ce qu’elles touchent du ministère des Finances à titre de subventions. Mais la convention tacite pour que celles-ci soient maintenues, voire augmentées en Conseil des ministres, c’est qu’elles soient affectées à ce qui est nécessaire à la survie des centrales. À rien d’autre.
En particulier, dans la pétrochimie, les caisses de grève sont contrôlées par les intersyndicales qui, pour la façade, portent le joli nom d’assemblées interprofessionnelles. Leur appel à la « solidarité générale » signifie que même la CGT a compris que la survie des sections syndicales dans les dernières « forteresses industrielles » dépend de plus en plus de « la société civile », comme l’affirme l’Humanité. Nombre d’ouvriers salariés du secteur savent que les raffineries sont en train d’être délocalisées sur les lieux d’extraction et ils sont prêts à entrouvrir, mais sans plus, les portes de leurs entreprises à l’air venu d’ailleurs, mais sous la houlette des centrales syndicales. Comme le rappelle l’une de mes vieilles connaissances dans l’Énergie : « Faut prendre conscience que nous appartenons à des espèces en voie de disparition. » Quant à savoir si l’air en question est pur, j’en doute quand je vois le rôle déplorable de souteneurs du syndicalisme en cours de rénovation joué, non seulement par le NPA, mais aussi par les prétendus radicaux. De ce point de vue, le journal d’agitation lyonnais Premier Round, proche de L’insurrection qui vient, est le modèle du genre. À propos des raffineries, après avoir monté au pinacle le « blocage généralisé » à titre de mythe de substitution à la « grève généralisée », et lancé quelques piques aux « directions syndicales », comme le NPA, les rédacteurs concluent par des appels à « envoyer la thune » aux « intersyndicales » ! Même discours dans Rebetiko qui propose, vu la « difficulté » de prendre la monnaie dans « les caisses des patrons », au « mouvement de financer le mouvement », via des « caisses gérées localement », même lorsqu’elles utilisent les « comptes en banque d’organisations syndicales ». Pas la moindre ligne sur la monnaie distribuée par l’État et les industriels aux « caisses » desdites organisations ! Il est beau « l’insurrectionnalisme », version Tiqqun ! C’est la vulgaire couverture du néosyndicalisme sponsorisé par les lobbies de la prétendue « société civile », NPA en tête. Ni plus, ni moins.
Peter Vener