Ces dernières semaines nous avions publié "A propos de Ce qu'il faut qu'il bloquer" nous n'avons pas eu le temps de revenir sur le sujet, mais, depuis, un texte édité lors du mouvement social de 2010, riche d'enseignements pour le mouvement actuel, a été adressé, à nouveau, à l'attention de tous. Nous relayons donc ici ce texte afin d'enrichir les débats actuels qui existent entre nos groupes et/ou liaisons au sein de l'autonomie ouvrière / les anticapitalistes de conseils.
*
J’ai rédigé les lettres présentées ici fin octobre 2010. Elles
sont le fruit de discussions, de rencontres, de confrontations avec des
situations qui, pour les plus lointaines, remontent à l’époque où je
vivais et, parfois, travaillais en Basse Loire. D’où les références
qu’elles contiennent, en particulier sur la raffinerie de Donges. Bien
sûr, je n’ai pas la prétention de dresser le tableau critique de la
totalité
de ce qui est advenu au cours du mois d’octobre en France. Par contre,
j’ai tenté de dégager quelques traits caractéristiques de la situation
actuelle, sous l’angle de la subversion du monde à laquelle j’essaie de
participer à la mesure de mes modestes forces. Des individus et des
cercles affinitaires, en particulier anarchistes, croient
que l’octobre 2010 annonce, sinon les prémices de révolutions mesurées à
l’aune de l’octobre russe de 1917, de réputation finalement douteuse,
au moins celles d’oppositions plus profondes et plus radicales,
sanctionnées par le « blocage de l’économie ». Dans cette optique, la
perturbation de la filière pétrolière en serait l’embryon.
Or, loin de favoriser l’apparition de quelque chose de neuf, de ruptures inédites à venir, les délires autour du « blocage pétrolier » révèlent essentiellement les propres limites de la militance à prétention révolutionnaire, qui « débloque » plus qu’elle ne « bloque » quelque chose d’essentiel, qui joue le rôle de claque turbulente, mais de claque quant même, à gauche de la vieille gauche instituée, même lorsqu’elle endosse le costume chatoyant de l’insurrectionnalisme. Nul mépris pour les individus qui y participent dans les critiques qui suivent. Mais il est indispensable qu’elles soient formulées, ou plutôt reformulées car, en la matière, je n’ai pas l’impression de dépasser le cadre des banalités de base.
Or, loin de favoriser l’apparition de quelque chose de neuf, de ruptures inédites à venir, les délires autour du « blocage pétrolier » révèlent essentiellement les propres limites de la militance à prétention révolutionnaire, qui « débloque » plus qu’elle ne « bloque » quelque chose d’essentiel, qui joue le rôle de claque turbulente, mais de claque quant même, à gauche de la vieille gauche instituée, même lorsqu’elle endosse le costume chatoyant de l’insurrectionnalisme. Nul mépris pour les individus qui y participent dans les critiques qui suivent. Mais il est indispensable qu’elles soient formulées, ou plutôt reformulées car, en la matière, je n’ai pas l’impression de dépasser le cadre des banalités de base.
Première lettre
Je pense que, sans nier l’apparition de quelques poussées de révolte
ces dernières semaines, dans le genre des émeutes à Lyon, il est
essentiel de tenir compte des limites des multiples manifestations
actuelles de contestation qui, grosso modo, n’outrepassent pas le cadre
de la défense de l’État providence à la française, avec ce que ceci
implique de quasi-absence de critiques sérieuses de la société
capitaliste et de l’État en général. Dès que l’on ne se contente pas
d’applaudir à la multiplication des formes existantes, mais que l’on
prend en compte leur contenu, l’incapacité globale de l’immense majorité
des protagonistes à dépasser le cadre du syndicalisme de base et de
l’ensemble des médiations citoyennes qui les dominent et qu’ils recréent
par eux-mêmes est flagrante, y compris dans le cas des lycéens. Bien
que ces derniers aient quelques excuses, vu qu’ils participent souvent à
leur premier blocage, voire leur première grève. Je ne préjuge
évidemment pas de l’avenir. Mais, pour le moment du moins, il en est
ainsi. Car, à moins de vouloir jouer les illusionnistes, force est de
constater que les ruptures attendues ne sont pas actuellement au
rendez-vous. C’est le moins que l’on puisse dire.
L’analyse de telles limites n’est pas nouvelle, bien que j’aie tenté de l’actualiser récemment dans La forme d’abord.
Elle est abordée depuis presque quinze ans en France, en gros depuis la
grève des transports de 1995, marquée par la montée en puissance du
syndicalisme rénové de SUD, suivie par la multiplication de
coordinations dans divers secteurs en 1997, celles des infirmières entre
autres, puis lors du mouvement, à première vue plus général, des
chômeurs de 1998, ensuite, à l’occasion des oppositions lycéennes,
étudiantes, etc. Des textes et des revues, Temps critiques en
particulier, signalent depuis plusieurs années que, en elles-mêmes, des
formes de lutte et d’association, décalées par rapport à celles
préconisées d’ordinaire par les institutions syndicales ne doivent pas, a
priori, être identifiées à la rupture avec le syndicalisme en général.
Par suite, lesdites institutions peuvent, à l’occasion, s’en accommoder
et les manipuler derrière l’écran de fumée de l’intervention anonyme,
sans afficher leur label. Récemment, tout en renâclant parfois contre la
« trahison des directions », la majorité des personnes mobilisées, y
compris sous la forme d’assemblées de ville, n’ont pas dépassé, bon gré,
mal gré, les limites acceptables par le pouvoir, y compris par le
pouvoir syndical. Seules des minorités sont arrivées à les outrepasser
quelque peu. Par minorités, je n’entends pas nécessairement des
individus révoltés depuis longtemps, ni même ceux encartés ou en quête
d’identité, anarchiste entre autres. Loin de là. En tout cas, accumuler
les « évidences », détachées de leur contexte, comme nombre de radicaux
le font aujourd’hui trop souvent, du genre : « Il y a multiplication des
grèves, des blocages, des débordements comme les émeutes à Lyon, des
convergences sont créées à travers de telles formes de lutte, etc. » ne
nous fera pas avancer du moindre pouce. En en restant au factuel,
détaché du monde et de l’histoire, il nous est impossible de comprendre
ce qui advient effectivement.
Par exemple, ce mois-ci, des personnes sont venues rejoindre des
piquets de grève autour des raffineries, en règle générale à l’appel des
comités intersyndicaux locaux, rebaptisés souvent assemblées
interprofessionnelles, histoire d’en élargir les assises. Bien entendu,
de telles personnes n’avaient pas nécessairement des visées
politiciennes mais, simplement, elles avaient l’impression de dépasser
l’atomisation, de sortir des séparations et des corporatismes, bref, de
participer à la « convergence des luttes » et « au blocage de
l’économie », comme le prétend aujourd’hui le NPA qui contrôle SUD.
Décidemment à la pointe de la récupération de la contestation des
décennies précédentes, le trotskisme relooké façon idéologie deleuzienne
appelle même parfois la « société civile » à constituer des « réseaux
de luttes multiples », au nom des vertus supposées de
« l’horizontalité » contre la « verticalité » de la hiérarchie syndicale
traditionnelle. Du coup, les personnes qui gonflent les piquets ne se
demandent pas pourquoi les syndicalistes de l’Énergie et de la Chimie,
si corporatistes et si repliés sur eux-mêmes habituellement, ont ainsi
besoin de faire appel à des forces n’appartenant pas à leur secteur,
voire étrangères au « monde du travail », même parfois à des
« anarchistes » sur lesquels ils crachaient encore ouvertement la
veille. S’agit-il de nouvelles percées à travers les murs de tels
bastions, à l’ordinaire particulièrement bien contrôlés par les
syndicalistes, qui, de leurs miradors, organisèrent des cordons
sanitaires autour d’eux ? Assiste-t-on à la rupture réelle des salariés
de tels secteurs avec leur corporatisme spécifique, fondé sur l’horrible
tradition néostalinienne du « produire et consommer français », etc. ?
En réalité, sauf peut-être pour quelques-uns d’entre eux, il n’en est
rien. Il suffit de discuter avec eux pour s’en rendre compte. C’est
souvent la douche froide, l’indifférence, voire l’hostilité larvée dès
que l’on aborde les questions qui fâchent, au premier chef celles
relatives à leur travail, dans les sites particulièrement dangereux et
mortifères de la pétrochimie, pour eux comme pour les populations
environnantes.
Seulement voilà, depuis presque trois ans, la principale centrale
syndicale du secteur, à savoir la CGT, reconnaît que, pour négocier au
mieux de ses intérêts la délocalisation en cours des raffineries dans
les régions d’extraction du pétrole, elle ne peut plus compter sur ses
seules forces, vu la désyndicalisation qui touche ses dernières
« forteresses ouvrières » délabrées, même les chasses gardées
traditionnelles que constituent l’Énergie et la Chimie. La pilule est
amère, mais elle doit bien l’avaler, il y va de sa survie et de sa
capacité de négociation au sein de l’État. D’où l’acceptation des
quelques « forces » venues d’ailleurs, qui, pour l’essentiel, doivent
jouer le rôle de troupiers additionnels de l’appareil syndical de la
CGT, mais aussi de celui de SUD.
C’est là que commencent la comédie et l’imposture, en ce qui concerne
les objectifs réels de ladite « convergence ». Ainsi, bon nombre de
personnes croient que les raffineries ont été stoppées par les
grévistes, qu’elles ne tournaient plus. Or, il n’en est rien, ce qui
explique qu’elles puissent produire à nouveau à peine trois jours après
la reprise officielle du travail. En réalité, les syndicalistes ont
appliqué au pied de la lettre les prétendues consignes de sécurité,
signées depuis longtemps avec les industriels de la pétrochimie et
l’État, à savoir que les raffineries ne sont jamais totalement mises à
l’arrêt, mais plutôt mises en veille, ce qui facilite leur redémarrage
rapide. À la limite, si les centrales syndicales tenaient vraiment
compte de leur dangerosité, elles auraient appelé à stopper toute la
chaîne de transformation du pétrole brut. Mais, alors, c’est trois
semaines au moins et pas trois jours qu’il faudrait pour les remettre en
marche ! Seule exception, la raffinerie des Flandres, à Dunkerque, mais
l’État français s’en moque puisqu’elle va fermer, les recommandations
de l’Agence mondiale de l’énergie, relatives à la vétusté du site,
tombant à pic. Bref, les conséquences de l’arrêt général, en termes de
« blocage », auraient pu être bien plus conséquentes. Et, alors, l’État
aurait pu traîner les auteurs de tels actes devant les tribunaux, même
en l’absence de sabotages, en leur appliquant les peines prévues :
jusqu’à cinq ans ferme, d’après le Code pénal.
Je comprends que des ouvriers n’aient pas envie de se retrouver en
cour d’Assises et se posent parfois la question de savoir « si le jeu en
vaut la chandelle », surtout que l’État a prévu des portes de sortie
honorables pour nombre d’entre eux. En cas de fermeture de sites en
France, ils pourront être affectés à l’étranger et même dans les centres
de recherche dans l’Hexagone. Alors, autant le dire clairement, plutôt
que de jouer les gros bras face aux « soutiens », parmi lesquels on peut
compter également les « souteneurs » du syndicalisme de base sans
étiquette, façon les « insurrectionnalistes » de Rebetiko. Mais
l’arrêt général ne risquait pas d’advenir car les ouvriers du secteur
sont particulièrement hostiles à tout ce qui leur apparaît comme la
moindre attaque à « leur outil de travail », pour parler comme la CGT.
De plus, la plupart des grévistes, à ma connaissance, n’étaient même pas
sur les piquets. Ils restaient chez eux et les noyaux de syndicalistes
mobilisés n’étaient pas suffisants pour les blocages. Il leur fallait
donc accepter de l’aide, via les intersyndicales de ville, donc accepter
aussi de se retrouver face à quelques individus turbulents, mais au
fond contrôlables à distance, voire isolables. De toute façon, les
fameux blocages extérieurs offraient aussi l’avantage que les
« bloqueurs » demeurent aux portes des sites, ou dans les environs, mais
qu’ils ne pénètrent jamais à l’intérieur. Je ne défends pas,
évidemment, l’idée de grève avec occupation qui, bien souvent, dans le
passé, ne faisait qu’entraver toute possibilité de rencontres
effectives. Mais, aujourd’hui, via le recentrage de la principale
centrale syndicale en direction des formes d’intervention à la mode, tel
le blocage programmé d’axes de communication, parfois annoncé à
l’avance à la police par les leaders syndicaux, nous sommes passés de la
« grève par procuration », des années 80 et 90, au « blocage par
procuration ». Les « bloqueurs » des sites, bien souvent, ont travaillé
pour les centrales syndicales. Point barre.
À travers l’exemple typique du secteur décisif de l’énergie
pétrolière, je pense avoir précisé ce que je pense de la situation
actuelle. Il ne s’agit pas de dire que rien n’advient mais que, en dépit
de la grogne diffuse et partagée, et même d’actes de colère dirigés
principalement contre le pouvoir actuel, rien n’est dépassé de façon
générale, malgré l’apparente multiplication des formes éphémères de
résistance et de convergences toute aussi apparentes entre les divers
« acteurs » du prétendu « mouvement social général », pure abstraction
vide de sens qui représente plutôt l’addition de leurs particularités
qu’autre chose. Peut-être demain, il en sera autrement mais, pour le
moment, je n’en vois, globalement, pas vraiment les germes.
Deuxième lettre
Attention aux interprétations, parfois sans fondement, que donnent les médias alternatifs, comme Indymédia. Sans même parler de sites présentés comme plus radicaux, tels que le Jura libertaire
qui n’a souvent de libertaire que le nom. Ainsi, il présente des
actions de commandos CGT, visant à contrôler les incontrôlés potentiels
et à renforcer l’appareil syndical, pour des actes de sabotages
spontanés, comme l’année dernière à EDF et à GDF, lors de coupures
d’électricité dirigées essentiellement contre le gouvernement Sarkozy.
Les médias alternatifs présentent de façon démesurée la répression
des piquets de grève sur les sites pétroliers, tels que Donges. Parfois,
elles hurlent au « fascisme », alors que l’intervention de l’État
relève de la coercition habituelle en démocratie, telle que sanctionnée
dans la Constitution, en cas de troubles dans la bonne marche de
l’économie. Au contraire, la coercition est moindre que lors des grèves
dans les charbonnages de France, au cours des années 60, alors source
principale d’énergie. Il y a trente ans, le pouvoir d’État n’aurait pas
accepté le blocage des terminaux pétroliers aussi longtemps, en
particulier à Marseille, à l’époque du « premier choc pétrolier ». Et il
faut comprendre pourquoi. Ce n’est pas parce qu’il a peur de la
combativité des ouvriers du secteur, très relative, pour le moins, mais
parce que de tels terminaux ont moins d’importance qu’autrefois, vu la
restructuration et l’intégration européennes de l’industrie de l’or
noir.
Contrairement à ce que disent les médias, y compris alternatifs, même
l’approvisionnement en pétrole brut n’a jamais été vraiment menacé,
juste réduit, car, pour plus de 30%, il arrive des territoires de la
défunte URSS, pour plus de 20% de la mer du Nord, donc dans les deux cas
par oléoducs. Et, en partie, les tankers qui viennent d’Afrique (20%)
et du Moyen-Orient (20% à peine) étaient prêts à être déroutés vers
d’autres pays d’Europe, pour utiliser les oléoducs européens. En
réalité, nous ne sommes plus à l’époque où l’État nation à la française
comptait essentiellement sur les anciennes colonies de l’Empire, telles
que le Sahara, ou le Moyen-Orient pour le pétrole. L’État et les
industriels de la pétrochimie ont beaucoup diversifié leurs sources
d’approvisionnement, dans le cadre de l’intégration européenne. Il
existe, en Europe, de gigantesques réseaux d’oléoducs transnationaux,
contrôlés par les cartels, les États européens et même par l’Agence
européenne de l’énergie, dépendante de Bruxelles. Sans compter la toile
d’oléoducs de l’OTAN utilisable, comme prévu par les conventions
européennes en cas de crise de l’énergie sérieuse et durable.
Or, l’accord tacite passé, en France, entre les syndicalistes, par
seulement CGT, et le pouvoir d’État est que, jamais, il n’y aura
d’actions des centrales pour stopper l’arrivée du brut par oléoducs.
Pour le reste, la CGT manage sa survie dans les sites pétrolifères
encore existants en France et prépare sa reconversion, à titre de
cogestionnaire sur le marché européen, voire mondial, de l’énergie. Car
modernisation du capital oblige, la fermeture des raffineries en France
prépare le recentrage autour de la multiplication de centres de
recherche et de service, pour la pétrochimie mondiale. Les fédérations
CGT de la Chimie et de l’Énergie en prennent acte, comme le prouve leurs
propositions pour accompagner au mieux la reconversion en cours. Leur
appel actuel au « blocage » n’a pas d’autre sens. Et tant que des choses
essentielles ne sont pas touchées, comme l’arrêt immédiat de la
totalité du raffinage, la CGT est prête à s’accommoder de quelques
crises d’humeur sans lendemain et à utiliser les « bonnes volontés » les
plus diverses et les plus variées, même « anarchistes » pour ses
propres fins. En d’autres termes, loin de rétablir simplement et
brutalement l’ordre comme dans le passé, via son service d’ordre musclé —
en général, c’est la principale, voire la seule critique qui lui est
faite —, elle est désormais devenue capable, bon gré, mal gré, à l’image
de SUD, de « gérer le désordre », pour reprendre la phrase de l’ancien
ministre de l’Intérieur de la gauche, Vaillant. Passer cela sous
silence, c’est prendre des « vessies citoyennistes » pour des
« lanternes radicales, voire révolutionnaires » et de simples réactions
de colère contre les services d’ordre syndicaux pour de la critique
approfondie du syndicalisme. Il est caractéristique que même les plus
« insurrectionnalistes » des « tiqquniens » parlent de bloquer
« l’économie du pays », à partir de la simple généralisation des
blocages effectifs, plus ou moins sporadiques ou étendus, plus ou moins
spontanés ou téléguidés, etc., comme si cela avait encore le moindre
sens à notre époque de « globalisation » et d’organisation en
« réseaux » du capital modernisé, en particulier dans le secteur clé de
la production et de la distribution de pétrole. Pour le reste, ils se
contentent de dénoncer les « trahisons » des directions syndicales,
comme les trotskistes.
Je ne dis pas qu’il ne se passe rien, j’affirme par contre que le
dépassement des limites initiales ne se pose plus comme il y a trente
ans, pour la bonne raison que ces limites se sont déplacées elles-mêmes.
L’oublier, c’est nous priver d’avance de toute capacité réelle
d’intervenir dans le sens qui est le nôtre.
Troisième lettre
La question des caisses de grève illustre à merveille l’absence
presque totale d’autonomie des grévistes envers les appareils syndicaux,
ce qui n’était souvent pas le cas dans les années 70. À l’époque, de
sérieuses velléités d’indépendance apparaissaient, à travers la
constitution de comités de base, hostiles aux centrales syndicales et
combattus par elles à ce titre. Par exemple, dans les chantiers de
construction navale en Basse Loire, l’autonomie desdites caisses était
l’un des enjeux à l’époque de leur restructuration, ou de leur
fermeture, à Nantes, fermeture accompagnée de grèves, de destructions de
locaux de la direction, de pillages de boutiques du centre-ville et de
brefs combats de rue dans la ville, condamnés par la CGT.
La question est loin d’être formelle. Pourquoi ? Parce que rien
n’oblige, depuis leur reconnaissance par la Chambre des députés, dominée
par les républicains radicaux, à la fin du XIXe siècle, les centrales
syndicales à rendre compte de la gestion de leurs finances, pas même à
l’État, et encore moins à les utiliser pour organiser des caisses de
solidarité. Chose qui est inscrite dans les statuts de la centrale
unitaire en Allemagne, en conformité avec la clause sur l’État social
intégrée dans la constitution de la République fédérale, et reprise par
celle de la République unifiée, lors la chute du mur de Berlin.
Évidemment, là-bas, le revenu versé par la centrale aux grévistes est
réservé aux membres, ce qui fait partie des moyens pour les contrôler.
Je n’en fais pas l’apologie, mais je voulais seulement pointer les
particularités du syndicalisme en France, passées bien trop souvent sous
silence. Ou ignorées.
Ici, les grévistes ne peuvent compter que sur eux-mêmes et sur des
solidarités plus ou moins spontanées, très faibles à notre époque dans
la mesure où la « solidarité de classe » a rétréci comme la peau de
chagrin de Balzac, dans la même mesure que la « classe du travail »
était disloquée — de même que les « communautés de classe » qui en
étaient partie intégrante —, pour être remplacée par les salariés
d’aujourd’hui, bien plus atomisés, et bien plus dépendants du monde des
marchandises et de l’État pour leur survie. En France, les centrales
syndicales restent, depuis leur intégration accrue dans l’appareil
d’État après 1945, les seules « personnes morales » à ne pas avoir à
rendre de compte de la gestion de leurs finances, pas même à leurs
propres adhérents ! Alors que les trois quarts au moins de leurs fonds
proviennent de subventions de l’État, voire de celles des entreprises !
Elles dépassent désormais celles accordées aux partis. Aucun des partis
républicains qui a accédé au pouvoir, y compris celui de Sarkozy, n’a
jamais touché à la loi de 1894 sur l’opacité financière des syndicats,
censée à l’origine les protéger contre les patrons. Le nain de l’Élysée a
même annulé l’enquête sur les magouilles financières syndicales,
initiée par la Cour des comptes !
Pour les caisses de grève, « l’argumentation » des centrales reste la
même : vu la désyndicalisation croissante, elles n’auraient pas assez
de rentrées, en termes de cotisations, pour débloquer le moindre euro
pour les grévistes. Beau cynisme, lorsque l’on sait ce qu’elles touchent
du ministère des Finances à titre de subventions. Mais la convention
tacite pour que celles-ci soient maintenues, voire augmentées en Conseil
des ministres, c’est qu’elles soient affectées à ce qui est nécessaire à
la survie des centrales. À rien d’autre.
En particulier, dans la pétrochimie, les caisses de grève sont
contrôlées par les intersyndicales qui, pour la façade, portent le joli
nom d’assemblées interprofessionnelles. Leur appel à la « solidarité
générale » signifie que même la CGT a compris que la survie des sections
syndicales dans les dernières « forteresses industrielles » dépend de
plus en plus de « la société civile », comme l’affirme l’Humanité.
Nombre d’ouvriers salariés du secteur savent que les raffineries sont en
train d’être délocalisées sur les lieux d’extraction et ils sont prêts à
entrouvrir, mais sans plus, les portes de leurs entreprises à l’air
venu d’ailleurs, mais sous la houlette des centrales syndicales. Comme
le rappelle l’une de mes vieilles connaissances dans l’Énergie : « Faut
prendre conscience que nous appartenons à des espèces en voie de
disparition. » Quant à savoir si l’air en question est pur, j’en doute
quand je vois le rôle déplorable de souteneurs du syndicalisme en cours
de rénovation joué, non seulement par le NPA, mais aussi par les
prétendus radicaux. De ce point de vue, le journal d’agitation lyonnais
Premier Round, proche de L’insurrection qui vient, est le modèle du
genre. À propos des raffineries, après avoir monté au pinacle le
« blocage généralisé » à titre de mythe de substitution à la « grève
généralisée », et lancé quelques piques aux « directions syndicales »,
comme le NPA, les rédacteurs concluent par des appels à « envoyer la
thune » aux « intersyndicales » ! Même discours dans Rebetiko qui
propose, vu la « difficulté » de prendre la monnaie dans « les caisses
des patrons », au « mouvement de financer le mouvement », via des
« caisses gérées localement », même lorsqu’elles utilisent les « comptes
en banque d’organisations syndicales ». Pas la moindre ligne sur la
monnaie distribuée par l’État et les industriels aux « caisses »
desdites organisations ! Il est beau « l’insurrectionnalisme », version
Tiqqun ! C’est la vulgaire couverture du néosyndicalisme sponsorisé par
les lobbies de la prétendue « société civile », NPA en tête. Ni plus, ni
moins.