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Lire également :
1. La conscience de classe
L’influence de Dietzgen
Chez la gauche hollandaise, la révolution n’est pas le
produit d’une force matérielle brute, du domaine physique, mais essentiellement
une question de développement de l’esprit : elle est d’abord une victoire de
l’esprit avant d’être une victoire matérielle.
C’est pourquoi ses adversaires l’ont souvent présentée
comme un " courant idéaliste ".
La Gauche hollandaise fut un courant marxiste qui,
comme tous les " radicaux ", telle Rosa Luxemburg -,
soulignait l’importance du facteur conscience dans la lutte de classe, facteur
qu’elle définissait – selon une terminologie propre à l’époque – comme un
"facteur spirituel ".
Le maître à penser des marxistes hollandais, tout au
long de leur lutte contre le révisionnisme et le mécanicisme des vulgarisateurs
du marxisme, a été incontestablement Joseph Dietzgen.
Le philosophe socialiste Dietzgen (1828-1888) avait
été salué, à la parution de son livre L’Essence du travail intellectuel
(1) en 1869, comme un des inventeurs de la dialectique matérialiste, au même
titre que Marx, et Engels, dans sa célèbre brochure, Ludwig Feuerbach et la
fin de la philosophie classique allemande (1888), saluait la concordance de
méthode entre lui, Marx et Dietzgen : " Cette dialectique
matérialiste, qui était depuis des années notre meilleur instrument de travail
et notre arme la plus acérée, fut, chose remarquable, découverte à nouveau non
seulement par nous, mais en outre, indépendamment de nous et même de Hegel, par
un ouvrier allemand, Joseph Dietzgen. " (2) En dépit de ce
compliment par l’auteur du livre Anti-Dühring, l’œuvre philosophique de
Dietzgen rencontra un faible écho chez les principaux théoriciens de la IIe
Internationale. Ceux-ci y virent au mieux une pâle répétition de Marx, au pire
une conception suspecte d’idéalisme. Franz Mehring n’y vit qu’une
" dialectique dépourvue de connaissances ", et une
" certaine confusion ". (3) Plekhanov n’y trouva aucun
apport nouveau à la théorie matérialiste et rejeta avec dédain la
" confusion " d’une théorie qui lui semblait trop
idéaliste, et un recul par rapport aux " matérialistes " du
XVIIIe siècle. Il crut déceler chez Dietzgen une tentative de
" concilier l’opposition entre idéalisme et
matérialisme ". (4) Cette méfiance s’expliquait en partie par le
large écho rencontré par Dietzgen, chez certains éléments idéalistes, qui
tentèrent d’élaborer avec l’aval du fils de Dietzgen le
" dietzgénisme ". (5) En pleine lutte théorique contre les
avatars du " dietzgénisme " et du
" machisme " (théorie du physicien Mach) les socialistes de
gauche russes et allemands y virent le travestissement d’un néo-idéalisme.
Cette opinion était loin d’être partagée par Lénine et la masse des militants
bolcheviks (6), qui comme la Gauche hollandaise trouveront dans Dietzgen un
maître " spirituel " face à une vision fataliste et
mécaniciste véhiculée par un " matérialisme historique ",
sous-estimant le facteur conscience dans la lutte de classe.
L’intérêt du marxisme de gauche pour Dietzgen
consistait non seulement dans la critique matérialiste de la philosophie
spéculative (Kant et Hegel), mais dans le rejet de la conception matérialiste
vulgaire du cerveau comme reflet de la matière. Dietzgen rejetait la séparation
faite par les idéalistes et les matérialistes vulgaires du XVIIIe siècle entre
" esprit " et " matière ". Le cerveau
n’était pas le simple réceptacle externe de l’expérience sensible, mais avant
tout le lieu d’activité de la pensée. Le travail spirituel de la pensée se
manifestait par l’élaboration des objets sensibles sous forme de concepts
rassemblés en une totalité et une unité indissociables. D’où le rejet de
l’empirisme, qui rejoignant ainsi l’idéalisme, considère que la matière est
éternelle, impérissable, immuable. En réalité, pour le matérialisme dialectique
et historique " la matière consiste dans le changement, la matière
est ce qui se transforme et la seule chose qui subsiste est le
changement ". (7) Il s’ensuit que toute connaissance est relative;
elle n’est possible qu’à l’intérieur de " limites
déterminées ". Enfin, cette connaissance relative de la réalité
matérielle ne peut s’opérer que par l’intervention active de la conscience.
Cette conscience, appelée " esprit ", entre dans un rapport
dialectique avec la matière. Il y a interaction permanente entre
" esprit " et " matière " :
" L’esprit relève des choses et les choses relèvent de l’esprit.
L’esprit et les choses ne sont réels que par leurs relations. ". (8)
La théorie de Dietzgen n’était pas en contradiction
avec celle de Marx et Engels. Souvent, au prix de maladresses de terminologie,
elle la prolongeait par l’élaboration d’une " science de l’esprit
humain ". Cet " esprit " était un complexe de
qualités indissociables : conscience, inconscient, morale, psychologie,
rationalité. D’un point de vue révolutionnaire, l’apport de Dietzgen reposait
sur une triple insistance : a) l’importance de la théorie, comme appréhension
et transformation radicale de la réalité; et en conséquence le rejet de tout
empirisme immédiatiste et réducteur; b) la relativité de la théorie se
modifiant avec le changement de la " matière " sociale; c)
le rôle actif de la conscience sur la réalité, dont elle n’est pas le reflet
mais le contenu même. Une telle systématisation des leçons principales du
marxisme constituait en fait un outil contre toute réduction du marxisme à un
pur fatalisme économique et contre toute fossilisation des acquis de la méthode
et des résultats du matérialisme historique.
Tous les chefs tribunistes hollandais, Gorter,
Pannekoek et Roland Holst s’enthousiasmèrent pour Dietzgen au point de
l’étudier à fond, de le commenter et de le traduire (9). L’insistance sur le
rôle de " l’esprit " et du " spirituel" dans.
la lutte de classe était un appel direct à la spontanéité ouvrière débordant le
cadre rigide de la bureaucratie social-démocrate et syndicale. C’était un appel
direct à la lutte contre les doutes et le fatalisme révisionnistes qui
considéraient le capitalisme comme " éternel " et
" impérissable ", comme la matière. C’était surtout un
appel à l’énergie et à l’enthousiasme de la classe ouvrière dans sa lutte
contre le régime existant, lutte qui exigeait une volonté consciente, esprit de
sacrifice à sa cause, bref des qualités morales et intellectuelles. Cet appel à
une, nouvelle éthique prolétarienne, les marxistes hollandais le trouvèrent ou
crurent le découvrir dans l’œuvre de Dietzgen (10). Par la critique du
matérialisme bourgeois classique et du marxisme vulgarisé et simplifié, les
théoriciens hollandais développaient en fait une nouvelle conception de la
" morale " prolétarienne et de la conscience de classe.
Dietzgen ne fut pour eux qu’un révélateur de sens du marxisme, dont les
concepts avaient été faussés par la vision réformiste.
Dans la Gauche hollandaise, cependant,
l’interprétation qui était donnée du rôle de " l’esprit "
dans la lutte de classe divergeait. L’interprétation par Roland Holst de
Dietzgen était rien moins qu’idéaliste, un mélange d’enthousiasme et de morale,
une vision religieuse minimisant le recours à la violence dans la lutte contre
le capitalisme. (11). Chez Gorter, beaucoup plus
" matérialiste ", ce qui l’emportait c’était une
interprétation plus volontaire, axée sur les conditions subjectives, dites
" spirituelles " : " L’esprit doit être révolutionné.
Les préjugés, la lâcheté doivent être extirpés. De toutes les choses, la plus
importante, c’est la propagande spirituelle. La connaissance, la force
spirituelle, voilà ce qui prime et s’impose comme la chose la plus nécessaire.
Seule la connaissance donne une bonne organisation, un bon mouvement syndical,
la politique juste et par-là des améliorations dans le sens économique et
politique. " (12) Et Gorter, qualifié parfois d’idéaliste et
" d’illuministe " (13), prenait soin de donner surtout un
contenu militant au terme de " spirituel ", en excluant
tout fatalisme : " La force sociale qui nous pousse n’est pas un
destin mort, une masse indocile de matière. Elle est la société, elle est une
force vivante... Nous ne faisons pas l’histoire de notre propre gré, mais nous
la faisons. " (14) Pour Pannekoek, par contre, le facteur
spirituel se traduit par l’élaboration de la théorie. Celle-ci est autant une
méthode d’économie de la pensée, dans la connaissance
" pure ", qu’un savoir conscient et rationnel, dont le rôle
est de " soustraire la volonté à l’impulsion toute puissante,
directe, instinctive, et de la subordonner à la connaissance consciente et
rationnelle. Le savoir théorique permet à l’ouvrier d’échapper à l’influence de
l’intérêt immédiat et restreint au profit de l’intérêt de classe général du
prolétariat, d’aligner son action sur l’intérêt à long terme du socialisme.
(15) Chez Pannekoek le rôle de " l’esprit " s’inscrit dans
la science de l’esprit ", qui est l’élaboration d’armes critiques et
scientifiques contre l’idéologie bourgeoise.
Ph. Bourrinet
NOTES
1. Josef DIETZGEN, L’essence du
travail intellectuel humain, avec une préface de Pannekoek (1902),
" Champ libre ", Paris, 1973. Il existe une traduction en
néerlandais par Gorter, de 1903.
2. Brochure d’Engels, traduction en
français, " Editions sociales ", Paris, 1966, p. 60-61.
Dietzgen n’était pas ouvrier, mais maître tanneur, possédant sa propre
entreprise.
3. Franz MEHRING, Die Neue
Zeit, 29 oct. 1909, in Gesammelte Werke, Dietz, 1961, t. 13, p.
212-213.
4. PLEKHANOV, Œuvres philosophiques,
t. 3, Moscou, 1981, p. 100-116 : " Joseph Dietzgen ", 1907.
5. Pannekoek lui-même s’élevait contre
les prétentions du fils de Dietzgen et d’autres de former une théorie
" dietzgéniste ", moins "rigide" et plus
" idéaliste " finalement que le " marxisme étroit ".
Dans un article du 12.11.1910 " Dietzgenismus und
Marxismus " in Bremer Bürgerzeitung; reprint in BOCK,
‘Pannekoek in der Vorkriegssozialdemokratie’, Jahrbuch 3,
Frankfurt/Main, 1975 – Pannekoek rejetait l’idée d’opposer Marx et Dietzgen :
" Non pas ‘dietzgénisme’ ou ‘marxisme étroit’, mais Marx et Dietzgen,
tel est le point de vue du prolétariat... Il n’y a qu’un marxisme, la science
fondée par Marx de la société et de l’homme, où les apports de Dietzgen s’y
insèrent comme une partie nécessaire et importante. "
6. Lénine dans Matérialisme et
empiriocriticisme (1909) écrivait ainsi : " Cet ouvrier
philosophe, qui découvrit à sa manière le matérialisme dialectique, ne manque
pas de grandeur. " (p. 257 du tome XIV des Œuvres de Lénine,
" Editions sociales ", 1962.) Dans ce sens, Pannekoek
opposait en 1910 les bolcheviks à Plekhanov; ce dernier étant l’expression d’un
marxisme mécanique et fataliste : " ... Vis-à-vis des bolcheviks, qui
opposaient la théorie de Dietzgen, comme théorie de l’activité de l’esprit
humain, au marxisme fataliste, Plekhanov exerça une critique acerbe mais non
fondée. " Cet éloge des bolcheviks en 1910 est à mettre en parallèle
avec la position ultérieure de Pannekoek sur les bolcheviks et Lénine en 1938.
7. L’Essence du travail intellectuel
humain, Champ libre,
Paris, 1973, p. 90.
8. Idem, p. 71.
9. Traduit en néerlandais par Gorter,
Josef Dietzgen fut commenté par Pannekoek, dans une Préface de 1902,
" Situation et signification de l’œuvre philosophique de Josef
Dietzgen " (" Champ libre ", Paris, 1973); et par
Henriëtte Roland Holst: Joseph Dietzgens Philosophie in ihrer Bedeutung für
das Proletariat, München, 1910. Ce dernier ouvrage était un long résumé
synthétique des textes de Dietzgen. Il insistait beaucoup sur la
" morale " de Dietzgen et attaquait au passage Plékhanov.
10.
DIETZGEN, op.
cit., p. 183 : " Notre combat n’est pas dirigé contre la
moralité, ni même contre une certaine forme de cette dernière, mais contre la
prétention à vouloir faire d’une forme déterminée la forme absolue, la moralité
en général. "
11.
Cette
minimisation de la violence de classe, comme facteur matériel, apparaît souvent
dans deux textes majeurs de Roland Holst : De strijdmiddelen der sociale
revolutie, Amsterdam, 1918; De revolutionaire massa-aktie,
Rotterdam, 1918. Pour elle l’action de masse n’est pas de la
" violence "; elle utilise fréquemment le terme de
" violence spirituelle ".
12.
GORTER, Het
historisch materialisme, Amsterdam, 1909, p. 111.
13.
Programme communiste nos 53-54, oct. 1971-mars 1972, " Gorter, Lénine et la
Gauche ". Par " illuminisme ", le courant
" bordiguiste " entend l’adhésion au courant d’idées du
Siècle des Lumières, sous sa forme d’" Eclaircissement " (Aufklärung).
En fait, le courant " bordiguiste " fait une confusion
systématique entre Gramsci et Gorter-Pannekoek à des fins polémiques.
14.
GORTER, Der
historische Materialismus, Stuttgart, 1909; p. 127, avec une préface de
Kautsky, très élogieuse.
15.
Die taktischen Differenzen in der Arbeiterbevegung, Hamburg, 1909; cité par BRICIANER,
Pannekoek et les conseils ouvriers, EDI, Paris, 1969, p. 97.
A suivre :
La conception de la conscience de classe dans la
Gauche hollandaise