mercredi 8 juin 2016

Syndicalisme et bureaucratisation des luttes

[Zones Subversives]- Les luttes sociales se heutent à l'encadrement des partis et des syndicats. L'autonomie des luttes passe par une critique de la bureaucratie et du syndicalisme.
 
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La bureaucratisation et la délégation du pouvoir demeurent les dérives les plus importantes des mouvements sociaux. Le numéro 56 de la revue Agone est consacré aux porte-parole, militants et mobilisations. « La confiscation des protestations populaires et le détournement des luttes par les appareils militants sont des risques inhérents aux mobilisations collectives », présentent Baptiste Giraud, Julian Mischi et Etienne Pénissat. Des débuts du mouvement ouvrier jusqu’aux insurrections récentes du Printemps arabe, les luttes sociales s’embourbent souvent dans la bureaucratisation.
La réflexion sur la délégation de pouvoir dans les mouvements sociaux peut se nourrir de la sociologie américaine. Les leaders des mobilisations populaires deviennent des professionnels de la lutte qui modèrent la radicalité des exploités contre l’ordre social. « L’institutionnalisation des mobilisation se réalise au prix d’une domestication de leur charge révolutionnaire », résument les trois universitaires. Roberto Michels dénonce une « tendance à l’oligarchie » dans les organisations du mouvement ouvrier. Les partis révolutionnaires se muent en simples organes d’opposition parlementaire pour permettre à ses dirigeants de défendre leurs intérêts spécifiques et leurs positions de pouvoir. En revanche, les actions contestataires peuvent se coordonner « à la base » et rester sous le contrôle des classes populaires.
Les dirigeants syndicaux, comme ceux de la CGT, deviennent une élite militante qui exerce des activités institutionnelles de porte-parole et accèdent à des conditions de vie et milieux sociaux largement déconnectés des classes populaires. La distance ne cesse de se creuser entre les dirigeants syndicaux et les travailleurs. L’éloignement social s’observe à travers les styles de vie et types de fréquentation.
L’institutionnalisation des syndicats permet de s’organiser de manière légale dans l’entreprise et peut fournir des outils pour construire des rapports de force, mais favorise aussi leur domestication. Les mouvements sociaux doivent conserver leur autonomie face aux classes dominantes.

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Spontanéité et encadrement des luttes


Les sociologues Richard A. Cloward et Frances Fox Piven analysent différentes mobilisations qui se déroulent aux États-Unis, notamment les mouvements de chômeurs des années 1930 et les luttes des noirs pour les droits civiques dans les années 1960. L’organisation du mouvement vide les protestations populaires de leur force subversive. Les leaders structurent les mobilisations et se transforment en professionnels de la lutte. Ils font des compromis avec les autorités pour assurer leur position. La contestation spontanée est canalisée lorsqu’elle passe de la rue et des usines aux salles de réunions et aux salons institutionnels. La réussite de l’organisation débouche vers l’échec du mouvement.
Les moyens de coercition physique et les moyens de production des richesses sont contrôlés par une même classe dirigeante. Le système électoral représentatif vise à dissimuler cet accaparement du pouvoir. Pour les pauvres, la seule forme de protestation consiste à bafouer les normes politiques. Un changement sur le plan de la conscience et des comportements peut permettre l’émergence d’un mouvement de protestation. « Un grand nombre d’individus, qui d’ordinaire se plient à l’autorité de leurs gouvernants et reconnaissent la légitimité du cadre institutionnel, en viennent à penser que ces gouvernants et ce cadre sont injustes et mauvais », décrivent les deux sociologues.
Les personnes d’ordinaire fatalistes exigent alors un changement en dehors du cadre existant. Les personnes qui se considèrent impuissantes prennent conscience de leur capacité d’agir et tente de prendre leur vie en main. Des grèves, des manifestations, des émeutes éclatent alors à grande échelle. « D’abord, les gens se rebellent en nombre ; ils se mettent à transgresser les traditions et les lois auxquelles ils se plient d’habitude, et ils défient les autorités devant lesquelles ils s’inclinent en temps normal », observent les deux universitaires. La lutte permet de sortir de l’acte individuel pour devenir un mouvement collectif.

Pourtant, la plupart des gens se conforment aux contraintes sociales dans leur vie quotidienne. Ils se plient aux règles et aux rythmes dictés pour gagner leur vie. L’environnement social est considéré comme juste et inévitable. Mais les pauvres peuvent aussi se révolter, briser les chaînes du conformisme dans lesquelles les enferment le travail, la famille et l’environnement social. Les classes populaires se révoltent, mais uniquement dans certaines circonstances exceptionnelles. La colère et la frustration, combinée avec une crise des institutions de contrôle social, peuvent déboucher vers des révoltes. C’est surtout lorsque la situation entraîne une rupture dans la vie quotidienne que des mouvements émergent. Le confort de la routine du travail ne permet plus de survivre. Seules des conditions exceptionnelles expliquent la révolte. Rosa Luxemburg estime que les organisations du mouvement ouvrier ne peuvent pas prévoir les explosions sociales.
La révolte explose lorsque la colère sort des normes politiques imposées par le système représentatif électoral. Les personnes qui se révoltent agissent par rapport à leur expérience quotidienne. Le patron, le contremaître, l’administration qui contrôle ou le propriétaire sont les cibles immédiates. Les classes dirigeantes, l’État et le capitalisme demeurent des ennemis plus abstraits et lointains. Les prolétaires luttent localement, et s’en prennent à de simples exécutants, plutôt que de s’attaquer à des administrations centrales à l’autre bout du pays. Lorsque les contestations locales se généralisent, le mouvement peut construire un rapport de force plus global.
Pour endiguer un mouvement d’ampleur, le pouvoir doit satisfaire les revendications. Les groupes qui refusent les concessions et veulent continuer la lutte peuvent alors être isolés et réprimés plus facilement. Les réformes débouchent également vers une institutionnalisation des luttes. Dans les années 1930, le droit de se syndiquer permet l’abandon de la grève sauvage au profit de pratiques légalistes et juridiques. Dans les années 1960, le droit de vote des noirs orientent les leaders du mouvement vers la normalisation politicienne et la bureaucratisation à travers la participation aux élections.
La protestation découle de changements sociaux. Elle n’est pas créée par ceux qui l’organise et en prennent les commandes. Les changements politiques découlent de la protestation de masse et des perturbations, et non pas des organisations.

Syndicalisme et bureaucratie locale


Baptiste Giraud évoque le rôle des syndicats dans les entreprises. Les organisations de salariés contribuent à impulser des conflits sociaux à travers leur militantisme. Mais les syndicats tentent également d’encadrer et de canaliser la révolte qui s’exprime. « S’ils facilitent par leur activisme militant l’entrée des salariés dans des actions protestataires, les syndicalistes contribuent également à canaliser les modalités d’expression du mécontentement », constate Baptiste Giraud. Les syndicalistes imposent des limites dans l’usage de la grève qui doit se conformer au cadre des revendications et à des formes légitimes. En 2008 et en 2010, la CGT refuse la stratégie de la grève générale et préfère des journées d’action espacées dans le temps. Les syndicats refusent un affrontement radical avec le gouvernement et le patronat pour conserver leur rôle de négociateurs privilégiés.
Une bureaucratisation des syndicats renforce l’importance des ressources institutionnelles et des négociations collectives pendant les luttes sociales. Le nombre de permanents et de professionnels du syndicalisme ne cesse d’augmenter. La conflictualité sociale diminue pour préserver l’accès aux ressources institutionnelles qui permettent le bon fonctionnement du syndicat. Une bureaucratie se forme également au niveau local, à l’échelle des entreprises. Les responsables du personnel n’ont souvent aucun ancrage militant. Mais les pratiques de négociation peuvent aussi se combiner avec l’usage de la grève.

L’exemple des syndicalistes CGT d’une entreprise de fabrication de champagne permet de montrer les mécanismes de canalisation de la lutte sociale. La CGT semble fortement implantée dans cette entreprise marquée par une longue histoire de révoltes ouvrières. Le syndicat n’a alors aucune difficulté pour mobiliser les salariés. Les militants cherchent « à entretenir leur fort pouvoir de mobilisation, tout en maintenant l’affrontement avec la direction dans des limites jugées raisonnables », observe Baptiste Giraud.
Les débrayages sont fréquents et permettent de défendre les intérêts des salariés. Mais les syndicalistes refusent de lancer un mouvement de grève pendant les vendanges. Ils s’identifient à l’entreprise et ne veulent pas la mettre en péril. « Le conflit, ça doit être un conflit raisonné. C’est ça le changement aussi. Il faut raisonner, modérer les esprits », affirme un délégué du personnel. Il s’oppose au discours jugé trop politique des dirigeants CGT de sa branche, trop axé sur la lutte des classes à son goût. Il privilégie au contraire la négociation.
Les syndicalistes doivent être acceptés par les salariés comme des porte-parole légitimes, mais doivent également apparaître comme des interlocuteurs pour la direction et les pouvoirs publics. Pour cela, il faut montrer qu’ils encadrent la colère des salariés et la modère. Le délégué du personnel est même promu à la direction des ressources humaines. L’engagement syndical permet d’accéder à des positions professionnelles plus gratifiantes. La grève et le rapport de force ne sont plus considérés comme des préalables indispensables à la négociation.

                  Photo : B. Duc/Réa

 

Les femmes étouffées par la bureaucratie


Fanny Gallot observe la faible représentation des ouvrières dans les syndicats. Les femmes accèdent beaucoup moins à des fonctions de déléguées syndicales que les hommes. Les ouvrières mariées assurent l’essentiel des tâches domestiques. Le syndicat ne prend pas en compte ce problème. Ensuite, les femmes ne sont pas incitées à militer et à prendre la parole. Ce sont toujours les hommes qui monopolisent les postes à responsabilité.
Les formations doivent permettre de pallier le manque de confiance en elles ressentit par les ouvrières. Mais la formation généraliste demeure très genrée et s’appuie sur des ressources théoriques dont les hommes disposent davantage. Les ouvrières préfèrent s’exprimer directement sur les expériences qu’elles mènent dans leurs usines. Les hommes manient un jargon technique et les femmes ne se sentent pas à la hauteur. Les ouvrières privilégient les problèmes concrets de la vie quotidienne au langage abstrait. Le militantisme leur impose de s’éloigner de leur vécu pour se conformer à une idéologie.

Les ouvrières se sentent mal à l’aise dans les commissions féminines qui les mettent à l’écart. Elles se sentent enfermées dans un créneau spécifique et éloignées des préoccupations générales. Les ouvrières veulent être partie prenante de l’activité générale du syndicat plutôt que de parler de crèche et de vaisselles considérés comme étant des problèmes spécifiques aux femmes. Les ouvrières rejettent pour ces mêmes raisons les groupes non mixtes valorisés par le féminisme bourgeois. Les militants masculins restent imprégnés par la conception traditionnelle de la femme.
Les hommes encouragent les ouvrières à créer une « équipe de femmes » dans un attitude paternaliste. A travers une commission féminine, « l’investissement des ouvrières est canalisé, cloisonné, et ne risque pas de porter préjudice au fonctionnement masculin habituel », observe Fanny Gallot.
Les femmes qui veulent militer doivent se fondre dans le moule masculin. Elles doivent mettre en avant des revendications féminines, mais qui ne relèvent pas de la vie privée. Elles doivent reproduire les comportements masculins. Les syndicalistes hommes ne cessent de les renvoyer à leur identité de femme. Par exemple, le salaire des ouvrières est considéré comme un complément pour s’acheter du maquillage. Les femmes qui accèdent à des postes à responsabilité se heurtent à des discours décourageants et culpabilisants. Ces propos s’accompagnent d’une division sexuée du travail dans le syndicat où les femmes doivent se contenter de tâches ingrates et peu valorisantes. Les femmes préfèrent lutter dans leur usine plutôt que de rejoindre la bureaucratie syndicale.

Les immigrés face aux bureaucrates


Vincent Gay se penche sur les luttes des travailleurs immigrés. Dans les années 1968, de nombreux conflits sociaux sont menés par des immigrés. Ils ne disposent pas vraiment de soutien de la part des syndicats et s’organisent par eux-mêmes. « Les exigences d’autonomie et de contrôle des luttes par les premiers concernés butent contre les risques de confiscation des mobilisations collectives par les appareils syndicaux ou politiques », analyse Vincent Gay. Les immigrés rentrent dans les syndicats, ce qui crée des tensions avec les bureaucraties.
Dans les années 1980, des luttes éclatent dans les usines Talbot et Citröen, en particulier à Aulnay-sous-bois. Les immigrés sont nombreux dans ces usines. Ils se heurtent au patronat et au syndicalisme indépendant qui collabore avec la direction. Les grévistes de 1982 revendiquent des augmentations de salaires, mais aussi le respect de leur dignité et des libertés syndicales. La CGT et la CFDT se heurtent à des violences et menaces de licenciement. Ils restent donc peu implantés. Mais après le mouvement de grève, les ouvriers rejoignent massivement les syndicats.
Les nouveaux syndicalistes sont des anciens grévistes qui n’ont aucune expérience militante. La fonction de délégué de chaîne apparaît. Ce type de représentation est institué par le groupe des ouvriers mais n’est pas reconnu par les instances représentatives du personnel. L’activité des délégués de chaîne se centre sur leur lieu de travail. Ils ne participent pas aux négociations avec la direction de l’entreprise.

Les patrons, les cadres et les contremaîtres perçoivent les délégués de chaîne comme un pouvoir ouvrier non institutionnel qui les menace. Les syndicalistes de la CGT dénoncent également leur contestation permanente et leur refus de se conformer aux consignes syndicales. Au contraire, la CGT doit « éteindre les incendies ». Les arrêts intempestifs de la chaîne et les grèves sauvages sont jugés incompatibles avec une véritable activité syndicale. La morale ouvrière s’attache au contraire à un respect du travail.
Les conflits au sein de la CGT recouvrent une opposition entre français et immigrés, mais surtout un clivage de classe entre les ouvriers spécialisés et les ouvriers qualifiés. La défense de l’emploi demeure centrale pour les syndicalistes. Au contraire, les ouvriers immigrés insistent sur les conditions de travail, les relations hiérarchiques et sur les libertés dans l’entreprise.

Dépasser le syndicalisme


Les analyses de la revue Agone ne visent pas à liquider toute forme de syndicalisme, mais tentent de mieux comprendre ses dérives. En période d’absence de contestation généralisée, le syndicalisme de base permet de défendre ses intérêts immédiats et ses conditions de vie. C’est sans doute la forme de militantisme la plus en prise avec les réalités du quotidien et la plus éloignée du folklore gauchiste inoffensif.
En revanche, lorsque des mouvements sociaux explosent, le cadre syndical doit impérativement être dépassé. Des formes d’organisation nouvelles se créent spontanément et les syndicats tentent de les encadrer ou de les étouffer. Les bureaucrates n’ont clairement pas intérêt à un changement radical de société car ils risquent alors de perdre leur petit pouvoir. Les syndicats sont d’ailleurs hostiles à toute forme de rupture révolutionnaire et paniquent dès qu’une lutte semble échapper à leur contrôle.
La revue Agone privilégie ici une approche sociologique, avec les classiques comme la « loi d’airain de l’oligarchie ». Cette analyse permet de comprendre la formation des bureaucraties et la création de véritables professionnels de la contestation. Mais une approche plus historique peut se pencher sur les grands mouvements de révolte passés et observer le rôle des syndicats. Pendant le mouvement de 1936 ou encore en Mai 68, les syndicalistes se rangent aux côtés du patronat et du gouvernement pour exiger des négociations. Ils appellent rapidement à la reprise du travail et à l’arrêt de la lutte.
Enfin, le syndicalisme semble attaché à une morale du travail. Même les anarcho-syndicalistes n’échappent pas à ce travers comme le montre l’insurrection dans l’Espagne de 1936-37. Le syndicat de remet pas en cause la centralité du travail et s’attache à un mode de production performant. Pour cette raison, le syndicalisme rejoint la routine militante qui sépare la lutte de la vie quotidienne. Les augmentations de salaires priment sur les améliorations qualitatives de la vie quotidienne.

Source : Revue Agone numéro 56, « Porte-parole, militants et mobilisations », Agone, 2015
Extrait publié sur le site de la revue Contretemps le 5 mai 2015
Extrait publié sur le site Terrains de luttes le 27 mai 2015

 

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Pour aller plus loin :

Jacques Chastaing, La question française : un vaste mouvement de grèves, mais invisible et sans traduction politique, publié sur le site A l'encontre le 27 juillet 2015
Vidéo : Jean-Marc Rouillan, A propos du syndicalisme !
Vidéo : Mogniss H. Abdallah, Douce France, la Saga du mouvement beur, Agence IMedia, 1993
Radio : Entretien avec Mogniss H. Abdallah, mis en ligne sur le site Sons en lutte le 17 mars 2010
Débat avec Baptiste Giraud, le 11 février 2010, publié sur le site Espace Marx
Articles de Baptiste Giraud publié sur le portail Cairn
Baptiste Giraud & Jérôme Pélisse, Le retour des conflits sociaux ?, publié sur le site La Vie des idées le 6 janvier 2009
Entretien avec Baptiste Giraud sur les conflits sociaux, publié sur le site SESâme le 27 août 2011
Article de Vincent Gay publiés sur le site de la revue Contretemps
Vidéo : L'intervention de Vincent Gay aux Assises de l'éco-socialisme à Beaumont, publié par la Télé de gauche le 29 mars 2013
Entretien avec Vincent Gay réalisé par Fanny Doumayrou, 1973, Citroën rêve d’une usine sans CGT à Aulnay, publié dans le journal L'Humanité le 16 octobre 2013
Abdellali Hajjat, Le MTA et la « grève générale » contre le racisme de 1973, publié sur le site La Rumeur Mag le 12 août 2015
Vidéo : Julian Mischi - Le communisme désarmé, mis en ligne par Les Amis du Temps des cerises le 20 mars 2015
Vidéo : Etienne Pénissat, colloque Les classes sociales en Europe, le 15 décembre 2014
Radio : Yann Le Merrer et Étienne Penissat sur Radio Fréquence Paris Pluriel, mis en ligne sur le site de l’Observatoire de la répression et des discriminations syndicales le 22 mai 2015
Revue Ni patrie ni frontières n° 6-7 (novembre 2003-janvier 2004) en PDF : Les syndicats contre les luttes, publié sur le site Mondialisme.org le 31 août 2015