la critique d'un travailleur de l'industrie alimentaire
INTRODUCTION
COMMENT EST ORGANISÉ UN RESTAURANT:
Qu'est-ce qu'un restaurant? Le processus de production. La division du travail et l'utilisation des machines. L'intensité et le stress. Les pourboires. Les clients. La coercition et la compétition.
COMMENT DÉMANTELER UN RESTAURANT:
Ce que les travailleurs veulent. Les groupes de travail. Les travailleurs, la gestion et l'auto-gestion. Les syndicats. Un monde sans restaurants.
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«Quand on y pense, il est étrange que, dans une grande ville moderne, des centaines de personnes doivent passer leurs journées dans des trous bouillants à laver de la vaisselle. C'est à se demander pourquoi cette vie continue – quels objectifs elle sert et qui veut que cela continue... »
-- George Orwell
Tu as mal au dos parce que tu es debout depuis 6, 10 ou 14
heures en file. Tu pues les fruits de mer et l'épice à steak. Tu cours à
droite et à gauche depuis des heures. Il fait chaud. Tes vêtements sont
collants de sueur. Toutes sortes d'étranges pensées te passent par la
tête.
Entre deux commandes rush, tu entends des bouts de conversation
des clients. « Oh, c'est cute, ce restaurant fait des dons à un
organisme pour sauver les baleines ! » « Elle a vraiment baisé avec lui?
C'est vraiment une pute! » « Ouais, les menuisiers nous donnent des
problèmes. Ils veulent plus d'argent. » « Il me dit: ‘‘Le vin est
bouchonné'' alors je lui réponds ‘‘Je dirais plutôt qu'il est débouché
!'' AHAHAHAHAHAHAH »
Pas le temps de penser à tes problèmes de couple ni de te
demander si tu as oublié de nourrir le chat ce matin ni comment tu vas
arriver à payer tes comptes ce mois-ci, qu'une autre commande arrive
déjà.
C'est encore la même chanson qui joue. Tu verses un autre café
pour la table près de la fenêtre – le même jeune couple pour leur second
rendez-vous. Tu leur souris avec le même sourire serviable, tu te
retournes et marches à travers le même décor de resto cheap. Tu te tiens
à la même place que d'habitude pour surveiller la salle à dîner.
Derrière toi, le gars des bagels récupère le même vieux beurre de
l'assiette d'un client et le remet dans le contenant à beurre en
plastique. C'est plus qu'un déjà vu...
C'est le temps des élections. Une serveuse sert trois tables
différentes en même temps. Les clients à chaque table portent des
macarons qui supportent trois différents partis politiques. À chaque
table, elle fait l'éloge du programme du parti politique en question. À
chaque table, les clients sont contents et lui laisse un bon pourboire.
La serveuse, elle, ne votera probablement pas.
Un soir le plongeur ne se pointe pas. La vaisselle commence à
s'empiler. Un des cuisiniers essaie de partir le lave-vaisselle et se
rend compte qu'il ne fonctionne pas. La manette est cassée et les fils
sont coupés. On n'entend plus jamais parler de ce plongeur-là.
Assez! Ce sera le dernier client chiant. Le dernier trou de cul
de gérant. La dernière engueulade avec le cuisinier. Le dernier plat
puant de moules. La dernière fois que tu te brûles ou te coupes parce
que tu es dans le rush. La dernière fois que tu te promets que tu donnes
ta démission demain et que tu te retrouves à promettre la même chose,
deux semaines plus tard.
Un restaurant est un endroit misérable.
Tous les restaurants qui font des annonces dans le journal en
jouant du violon, qui servent uniquement de la nourriture biologique,
sans gras ou végétalienne, qui cultivent une ambiance cool avec des
beaux dessins sur les murs; tous ces restaurants ont des cuisiniers, des
serveuses et des laveuses de vaisselle qui croulent sous le stress, la
déprime et l'ennui et qui veulent autre chose.
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COMMENT EST ORGANISÉ UN RESTAURANT
«On ne saurait faire une omelette sans casser des oeufs...»
-- Maximilien Robespierre
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QU'EST-CE QU'UN RESTAURANT?
« Un repas gratuit, ça n'existe pas »
-- popularisé par Milton Friedman
C'est difficile aujourd'hui d'imaginer un monde sans restaurants. Les
conditions qui créent les restaurants sont partout et semblent presque
naturelles. On a même de la difficulté à imaginer les gens se nourrir
entre eux d'une autre manière (mis à part aller au supermarché,
évidemment). Mais les restaurants, comme la démocratie parlementaire,
l'État, le nationalisme ou la police professionnelle, sont une invention
du monde capitaliste moderne.
Les premiers restaurants sont apparus à Paris dans les années
1760. En fait, jusqu'autour de 1850, c'était à peu près la seule ville
où on pouvait en trouver. Au départ, ils ne vendaient que de petits
ragoûts appelés « restaurants » qui étaient utilisés pour soigner les
personnes malades.
Avant ça, personne ne sortait pour manger comme on le fait
aujourd'hui. Les aristocrates avaient des serviteurs qui cuisinaient
pour eux. Le reste de la population, principalement composée de paysans
et de paysannes, mangeait à la maison. Il y avait des auberges pour les
voyageurs où les repas étaient compris dans le prix de la chambre et où
l'aubergiste s'assoyait et mangeait avec ses invité(e)s. Il y avait des
traiteurs qui préparaient ou recevaient des réceptions pour les
mariages, les funérailles et les autres occasions spéciales. Il y avait
des tavernes, des comptoirs à vin, des cafés et des boulangeries où l'on
pouvait consommer des boissons et aliments bien spécifiques. Mais il
n'y avait pas de restaurants.
C'est en partie parce que les restaurants auraient été illégaux.
La nourriture était préparée par des maîtres organisés en guildes
hautement spécialisées. Des charcutiers pour la saucisse et le porc, des
rôtisseurs pour la viande rôtie et la volaille, des pâtissiers pour les
pâtisseries, des fabricants de pâté, de pains d'épices, de vinaigre...
Selon la loi, seul un maître fabriquant de vinaigre pouvait légalement
fabriquer du vinaigre. C'était interdit pour tous les autres. Au mieux,
une famille ou un groupe particulier pouvait obtenir la permission du
roi pour produire et vendre quelques différentes catégories de
nourriture.
Mais ces lois reflétaient une vieille façon de vivre. Les villes
grandissaient. Les marchés et le commerce grossissaient, et avec eux, le
pouvoir et l'importance des marchands et des hommes d'affaire. Les
premiers restaurants visaient cette clientèle de la classe moyenne. Avec
la révolution française de 1789, la monarchie fut renversée et le roi
décapité. Les guildes furent détruites et l'entreprise eut les mains
libres. L'ancien cuisinier de l'aristocrate alla travailler pour l'homme
d'affaire ou démarra sa propre entreprise. La nourriture fine fut
démocratisée et n'importe qui (avec assez d'argent) pouvait manger comme
un roi. Le nombre de restaurants augmenta rapidement.
Dans un restaurant, un plat pouvait être servi à n'importe quelle
heure et à n'importe qui pouvant se le permettre. Les clients
s'assoyaient à une table individuelle pour manger une assiette ou un bol
de nourriture préparée, selon un certain nombre d'options. Les
restaurants se développèrent rapidement en taille et en complexité,
ajoutant un menu fixe avec plusieurs sortes de mets et de boissons.
Tandis que le nombre de restaurants augmentait, les tavernes, les cafés
et les hôtels se mirent de plus en plus à les imiter.
Le développement des restaurants était aussi le développement du
marché. Les besoins qui étaient autrefois comblés par le biais d'une
relation directe de domination (entre le seigneur et ses serviteurs) ou
d'une relation privée (à travers la famille) étaient maintenant remplis
par le marché. Ce qui était autrefois une relation oppressive directe
était devenue la relation entre l'acheteur et le vendeur.
Une expansion similaire du marché a aussi eu lieu un centenaire
plus tard avec le développement des fast-foods. Quand les femmes ont
quitté la maison pour le marché du travail dans les années 1950,
plusieurs des tâches qui leur étaient traditionnellement dévolues ont
été transférées au marché. Les restaurants de fast-food se sont
développés rapidement et on s'est mis à recevoir un salaire pour ce qui
était autrefois considéré comme une tâche domestique.
Le 19e siècle a emmené avec lui la révolution industrielle. Les
machines révolutionnèrent la façon de fabriquer les choses. Alors que
les méthodes de production agraires devenaient plus efficaces, les
paysans ont été sortis des campagnes et ont rejoint les anciens artisans
dans les villes pour devenir la classe ouvrière moderne. Ils n'avaient
pas d'autre choix pour survivre que de travailler pour quelqu'un
d'autre.
À un moment durant le 19e siècle, le restaurant moderne s'est
cristallisé dans la forme qu'on lui connaît aujourd'hui et s'est répandu
partout à travers le monde. Cela demandait plusieurs choses : des
hommes d'affaires avec du capital à investir dans les restaurants, des
clients qui cherchaient à satisfaire leurs besoins alimentaires sur le
marché et des travailleurs qui n'avaient pas d'autres options pour vivre
que de travailler pour quelqu'un d'autre. Et puisque ces conditions
étaient justement en train de se développer, il en fût de même pour les
restaurants.
LE PROCESSUS DE PRODUCTION
« L'argent est comme un bras ou une jambe – utilise-le ou perd-le. »
-- Henry Ford
Les clients voient le restaurant comme un repas – de la nourriture
préparée et prête à manger sur les lieux. Ils y voient aussi un endroit
pour sortir et socialiser – un espace semi-public, un endroit pour faire
des affaires, pour célébrer un anniversaire, pour se donner
rendez-vous. Les clients achètent la nourriture, mais ils paient aussi
pour l'atmosphère, la culture, l'expérience d'un repas au restaurant.
Les clients aiment les restaurants. Ce sont les consommateurs.
Le propriétaire du restaurant est un vendeur. Il est en charge
du processus de production et ce qu'il a à vendre tend à former la
demande du consommateur. Le propriétaire n'est pas en affaires par désir
de nourrir les gens. Il est là pour faire de l'argent. Peut-être que le
propriétaire était un chef ou une serveuse qui a gravi les échelons.
Peut-être qu'il est né dans l'argent et n'a aucune experience en
restauration. Dans tous les cas, quand il part sa propre affaire, le
propriétaire de restaurant veut une chose: faire de l'argent.
Il achète des fours, des réfrigérateurs, des pots, des
casseroles, des verres, des serviettes, des couteaux, des planches à
découper, de l'argenterie, des tables, des chaises, de l'alcool, de
l'équipement de nettoyage, de la nourriture crue, des conserves, des
huiles, des épices et tout le reste du nécessaire pour faire fonctionner
un restaurant moderne.
La valeur de ces choses est déterminée par le temps de travail
nécessaire à leur fabrication. Quand on les utilise, leur valeur est
transférée à la valeur du repas du restaurant.
La valeur d'une assiette de saumon, par exemple, est d'abord
déterminée par la valeur du saumon frais utilisé pour la produire. Cette
valeur est la quantité de travail nécessaire pour attraper (ou élever)
un saumon et le transporter jusqu'au restaurant. Aussi, on ajoute au
prix de l'assiette la valeur de la quantité moyenne d'origan séché, de
sel, de citron et d'huile nécessaire à sa production, ainsi que la
valeur du gaz et de l'électricité nécessaire à la cuisson, pour chauffer
ou refroidir le restaurant. Un petit montant est ajouté à la valeur du
repas pour l'usage et l'usure de l'équipement, pour le remplacement des
plats, des verres, des ampoules, des stylos et du papier, ainsi que pour
maintenir la bâtisse.
Tout ça représente une valeur constante pour le propriétaire du
restaurant. Cela ne produit pas d'argent pour le restaurant. Quand les
épices et les aliments sont utilisés, ils transfèrent au repas juste
assez de valeur pour se remplacer eux-même. Le coût de ces articles peut
bouger au dessus ou au dessous de leur valeur, mais ce mouvement tend à
s'annuler de lui-même. Le patron peut être chanceux et obtenir un bon
prix pour quelques bouteilles de vin et réussir à en tirer plus de
profit. Mais il peut aussi être malchanceux et voir la nourriture
pourrir avant d'être vendue ou devoir racheter toute la vaisselle parce
que l'armoire est tombée par terre. Bref, le simple fait d'acheter et de
vendre n'est pas une source stable de profit.
Mais les restaurants font bel et bien du profit.
À part le matériel de base, la nourriture, les outils et les
machines nécessaires pour un restaurant, le propriétaire a besoin de
quelqu'un pour mettre toutes ces éléments en marche – il a besoin
d'employés. Pour le propriétaire, les employés sont simplement une autre
part de son investissement. Il achète notre habileté à travailler et,
pour une période de temps déterminée, nous lui appartenons. La valeur
d'un employé est notre salaire – le montant d'argent dont nous avons
besoin pour payer la nourriture, les vêtements, le loyer, l'alcool, le
transport et tout le reste dont nous avons besoin pour revenir
travailler jour après jour. Ce montant est plus ou moins élevé selon si
on s'attend de nous que nous portions de beaux vêtements et puissions
discuter de vin et de l'histoire française avec le client, ou si nous
sommes seulement supposés nous pointer le matin et ne pas cracher dans
la nourriture. Le montant change aussi selon le coût de la nourriture et
des loyers dans une ville donnée, ou selon le pays dans lequel se situe
le restaurant. Les salaires reflètent aussi le point d'équilibre du
pouvoir entre les employés et leurs employeurs. Quand nous sommes forts,
nous pouvons forcer des augmentations de salaire. Quand nous sommes
faibles, notre salaire peut être abaissé au niveau de la simple survie.
Les salaires sont chers, mais ils en valent la peine.
Contrairement à une canne de tomates, un cuisinier fait faire de
l'argent au propriétaire. Une canne de tomates entre au restaurant avec
une valeur basée sur le temps de travail nécessaire à sa production.
Cette canne est utilisée et transfère sa valeur à la soupe dans laquelle
elle est versée. Le cuisinier, lui, n'est pas consommé. Une grande
partie de la valeur de la soupe vient du travail que le cuisinier a
effectué.
Les employés ne sont pas payés sur la base de la quantité de
travail qu'ils produisent. Notre habileté à travailler est achetée pour
une certaine période de temps et on s'attend à ce que nous travaillions
pour le patron durant ce temps. Notre travail ajoute de la valeur au
repas et crée les conditions dans lesquelles cette valeur peut être
transformé en argent.
En fait, la valeur que nous ajoutons aux repas qui sont vendus
durant notre temps de travail est supérieure à notre salaire. Ce surplus
de valeur, que l'on nomme «plus-value», est le moyen par lequel un
restaurant fait de l'argent. À travers les loyers, les taxes, les permis
d'alcool et les amendes, les propriétaires de la bâtisse et du terrain
et les différents gouvernements prennent aussi une partie de cette
plus-value.
L'entrepreneur commence avec de l'argent. Il achète des biens
(nourriture, épices, machines et outils et aussi, l'habileté des
employés à travailler) qu'il met ensuite en mouvement dans le processus
de production du repas. Le repas est vendu immédiatement au client. Le
client paie plus que l'investissment original. Cet argent-là est ensuite
ré-investi dans le circuit depuis le début. En faisant bouger son
capital à travers le processus de production, le propriétaire le fait
augmenter.
Ce movement du capital est la raison de l'existence des
restaurants. Il donne aux restaurants leurs formes et priorités
particulières. Ce qui compte n'est pas qu'un restaurant produise de la
nourriture, mais qu'il produise de la plus-value et du profit. Le
restaurant est un processus de production qui produit de l'argent pour
le patron qui, lui, en veut le plus possible. Plus souvent qu'autrement,
la sécurité, la propreté et même les considérations légales sont mises
de côté pour faire plus de profit.
Le restaurant représente quelque chose de très différent pour les
travailleurs et travailleuses. Nous ne travaillons pas dans un
restaurant parce que nous voulons le faire. Nous en sommes obligés. Nous
n'avons aucun autre moyen pour survivre que de vendre notre capacité de
travailler à quelqu'un d'autre – comme à un propriétaire de restaurant.
Nous ne faisons pas de nourriture parce que nous aimons faire de la
nourriture ou parce que nous voulons en faire pour ce client-ci ou cette
cliente-là. Quand nous nettoyons le plancher ou ouvrons les bouteilles
de vin, nous ne sommes pas en train de remplir un besoin, de donner un
sens à notre vie. Nous sommes simplement en train d'échanger notre temps
pour un salaire. C'est ce que le restaurant représente pour nous.
Notre temps et notre labeur dans le restaurant ne sont pas à nous
– ils appartiennent aux gestionnaires. Même si chaque chose dans le
restaurant bouge et fonctionne uniquement grâce à nous, le restaurant
est quelque chose qui nous est extérieur et hostile. Le plus fort nous
travaillons, le plus de cash le propriétaire met dans ses poches. Le
moins nous sommes payés, plus le restaurant fait de profits. Il est rare
que les travailleurs d'un restaurant puissent manger régulièrement au
restaurant qu'ils font pourtant vivre. Il est plutôt habituel que nous
transportions toute la soirée des plats de nourriture exquises, sans
avoir rien d'autre dans l'estomac qu'un bout de pain et du café. Un
restaurant ne peut pas fonctionner sans travailleurs, mais il y a un
conflit constant entre les travailleurs et leur travail.
Le simple fait de se défendre nous place en situation de combat
contre le processus de production. Nous rattrappons notre souffle
pendant le rush du dîner : nous ralentissons le processus. Nous volons
de la nourriture, coupons les coins ronds, parlons un peu : nous
ralentissons encore le processus. Le gérant, qui représente ce processus
de production, nous force toujours à aller plus vite. Il nous crie
après si nous prenons une pause un instant, ou même si nous prenons
simplement le temps de bien faire les choses, ou si nous faisons des
erreurs parce que nous sommes fatigués. Nous en venons à détester le
travail et à détester le patron. La bataille entre les travailleurs et
les gérants fait autant partie du restaurant que la nourriture, le vin,
les tables, les chaises et les sachets de sucre.
DIVISION DU TRAVAIL ET UTILISATION DES MACHINES
« Le vrai danger n'est pas que les machines commencent à penser commes les humains, mais que les humains se mettent à penser comme des machines.»
-- Sydney J. Harris
Les restaurants tendent à s'organiser d'une façon similaire afin d'être le plus efficace et le plus rentable possible.
Les tâches sont divisées et les travailleurs et travailleuses se
spécialisent dans différents aspects du travail. Ces divisions se sont
développées parce qu'elles permettent de produire les repas plus
rapidement. Les premières divisions se situent entre les gérants et les
travailleurs et entre les personnes qui travaillent « en avant » et
celles qui travaillent « en arrière » (dans la cuisine). Ces divisions
deviennent de plus en plus solides. Elles sont hiérarchisée et associées
avec différents types de personnes. La division du travail dans un
petit restaurant typique peut ressembler à ceci :
La gestion
LE BOSS
(Propriétaire du restaurant. Son travail consiste à s'assurer que le restaurant fait de l'argent. Il connaît habituellement beaucoup de choses sur la nourriture. Il prépare le menu, achète l'équipement, engage et renvoie les gens. Parfois il vient faire son tour pour vérifier que tout le monde travaille le plus fort possible. Le restaurant est son capital.)
LA GÉRANTE
(Son travail consiste à surveiller les employés. Elle s'occupe des plaintes et des problèmes au fur et à mesure qu'ils arrivent, afin de s'assurer que le processus de production roule sans heurts. Souvent, elle est plus vieille que les autres employés et a travaillé pendant plusieurs années comme serveuse, barmaid ou cuisinière. Tandis qu'elle est là pour renforcer le processus de production, elle n'en tire pas directement profit. Elle est donc souvent moins chiante que le patron. Parfois, le rôle de gérance est combiné avec celui de la personne au bar, du chef cuisinier ou de serveuse en chef. )
Les travailleurs
« En arrière »
Il est fréquent que les personnes qui travaillent « derrière », dans la cuisine ou à la cave, soient des travailleurs « illégaux », des immigrants payés sous la table. Ils n'ont pas de contact avec le client et n'ont donc pas à parler la même langue qu'eux ou à leur ressembler pour travailler.
LE CUISINIER (repas chaud)
(Prépare les repas chauds – surtout des mets principaux. Habituellement l'employé le mieux payé de la cuisine, parfois avec un certain rôle de supervision)
L'AIDE-CUISINIER (repas froid)
(Prépare les salades, les accompagnements et les desserts. Considéré comme moins habile, et donc moins bien payé, que le cuisinier principal)
L'AIDE-CUISINIÈRE (à la prep') (Prépare les ingrédients et des parties de certains repas qui peuvent se préparer à l'avance, comme les sauces et les soupes. Déplace la nourriture et aide les autres durant les rushs.)
LE PLONGEUR
(La pire job de toutes. Le plongeur lave la vaisselle et la déplace à travers la cuisine. C'est le travail le plus puant, bruyant, bouillant et épuissant du restaurant. Le plongeur est normalement aussi celui qui reçoit la pire paie de toutes. Ce travail est souvent réservé aux très jeunes ou aux très vieux travailleurs.)
« En avant »
Les personnes qui travaillent « en avant » doivent être présentables et savoir dealer avec les clients. Souvent plus éduqués, avec des diplômes inutiles du genre « Français », « Histoire » ou – encore pire – « Histoire de l'Art ».
BARMAN
Prépare les drinks pour les clients au bar et pour les serveuses. Il doit avoir l'air d'en savoir long sur les mixs d'alcool, les bières et les vins. Vend aussi de la nourriture.
SERVEUSES
(Prennent les commandes, servent la nourriture, font payer, doivent vendre le plus possible. Elles doivent avoir l'air d'en connaître beaucoup sur la nourriture et sur les boissons qu'elles vendent.)
HÔTESSE
(Répond au telephone et assoit les clients. Nécessaire à plein temps uniquement dans les grands restaurants. Dans les plus petits elle ne travaille que durant les weekends et les jours fériés. Les hôtesses sont presque toujours des femmes.)
BUS-BOY
(Enlève la vaisselle sale. Nettoie et range les tables. Aide un peu à la cuisine quand elle a le temps pour les petites tâches et la préparation. N'a pas à parler beaucoup avec les clients.)
En avant comme en arrière du comptoir, il y a une
hiéarchie entre les tâches. Les bus-boys et les hôtesses désirent
souvent « monter », servir les clients ou tenir le bar, tout comme la
plongeuse veut devenir aide-cuisinière, l'aide-cuisinier devenir
cuisinier et le cuisinier devenir chef.
Les descriptions de tâches varient beaucoup entre les
restaurants, tout comme l'âge, le sexe ou la couleur de peau qui leur
sont associés. Mais dans la plupart des restaurants, le patron a une
idée du genre de personnes qu'il veut pour chaque tâche. La division du
travail suit souvent la division culturelle en cours dans
l'environnement du restaurant.
Le processus de travail est découpé en petits morceaux. Chaque
partie est la responsabilité d'un travailleur différent. Ce
fonctionnement est très efficace si on a l'objectif de faire beaucoup
d'argent. Nous répétons sans cesse la même tâche spécialisée et devenons
très efficaces pour la faire. En même temps, le travail perd le sens
qu'il avait pu avoir pour nous pour devenir un enchaînement mécanique
déconnecté de nous. Même les personnes qui choisissent de travailler
dans un restaurant (plutôt qu'une autre job de merde) parce qu'elles
s'intéressent à la nourriture en perdent rapidement l'intérêt. Le même
quinze minute (ou heure et demie) semble se répéter encore et encore,
jour après jour. Le travail devient une espèce de seconde nature. Les
bons jours, on passe au travers sans trop y penser. Les mauvais jours,
on se rend douloureusement compte à quel point c'est ennuyant et sans
but : aliénant.
Comparés aux autres secteurs de l'économie, les restaurants
demandent une très forte intensité de travail. Alors que le processus de
production tend à augmenter la division du travail, il tend aussi à
pousser l'utilisation de machines. Tous les restaurants modernes
utilisent des machines (fours, réfrigérateurs, machines à café, etc...)
mais il y a définitivement une tendance à en utiliser de plus en plus.
Une cuisinière peut faire bouillir de l'eau assez rapidement sur le
rond, mais c'est encore plus rapide d'avoir une machine qui tient de
l'eau presque bouillante en tous temps. Une serveuse peut prendre les
commandes en note et les emmener à la cuisine, mais la même serveuse
peut prendre encore plus de commandes en moins de temps si elle n'a plus
qu'à les entrer dans l'ordinateur qui transmet le message à la cuisine.
Nous nous attachons aux objets avec lesquels nous travaillons.
Nous aimons les bons ouvre-bouteille, les bonnes spatules, les couteaux
bien aiguisés parce qu'ils rendent notre travail un peu plus facile.
Nous détestons que le système informatique bogue, parce qu'il faut alors
tout faire à la main. Qu'elles fonctionnent ou non, les machines
imposent un rythme à notre travail. Le temps qu'il faut pour faire un
mets peut être dicté par le temps que prend le four pour cuire un
ingrédient, ou par le temps qu'il faut au micro-onde pour le réchauffer.
Même pendant les rushs nous avons à attendre que la machine de crédit
finisse d'imprimer la facture, ligne par ligne. Les bons jours, les
machines fonctionnent et nous ne les remarquons pas. Les mauvais jours,
nous passons la journée à la maudire.
Plus le restaurant est grand, et plus le processus de travail est
découpé en petites tâches, plus forte est la tendance à utiliser des
machines pour remplacer les tâches faites par les employés. Dans les
très petits restaurants, le travail d'accueillir et de servir les
clients, de tenir le bar, de ranger les tables et de faire la vaisselle
peuvent être fait par une seule personne. Dans les très grands
restaurants, le travail accompli normalement par une seule serveuse peut
être divisé en deux ou trois tâches différentes : une personne
accueille les clients, l'autre sert le vin tandis qu'une troisième prend
les commandes... L'utilisation de machines tend aussi à être plus
étendue dans les grands que dans les petits restaurants.
Les machines ne sont pas là pour rendre notre travail plus
facile. Elles sont là pour augmenter la productivité d'un groupe
particulier de travailleurs, pour extraire le plus d'argent possible
dans un laps de temps donné. Les premiers restaurants à introduire une
nouvelle machine sont très profitables, parce qu'ils sont capables de
produire plus efficacement que la moyenne de l'industrie. Cependant,
tout comme les épices et les ingrédients, les machines ne produisent pas
de nouvel argent pour le propriétaire – seul le travail salarié produit
de la plus value. Au bout d'un certain moment, la nouvelle machine est
utilisée par tout le monde et il devient simplement inefficace de ne pas
l'utiliser. Si les frigos étaient au début une façon épatante de
conserver plus longtemps la nourriture, aujourd'hui, ne pas avoir de
frigo serait complètement ridicule. Les machines remplacent les humains
pour certaines tâches, devenant une simple extension de la force de
travail des travailleurs. Elles ne font pas que nous avons moins de
travail à faire, nous avons simplement de plus petites tâches, que l'on
doit répéter plus souvent. Notre travail devient plus spécialisé et plus
répétitif. Et nous devenons en colère contre les machines quand elles
ne font pas leur partie du boulot. Notre activité au travail a été
réduit à une exécution si mécanique que nous rentrons en conflit avec
les machines.
Le restaurant lui-même est une petite partie de la division du
travail à travers l'économie. Le processus de mettre de la nourriture
sur la table a été coupé en plusieurs pièces. Le restaurant est
simplement la dernière partie de ce processus, là où la nourriture est
préparée et vendue au client. La viande crue et le poisson, la
nourriture en canne et les épices, les tables, les chaises, les
serviettes de table et la caisse enregistreuse arrivent au restaurant
comme produit fini d'autres entreprises. Ils sont produits par des
travailleurs dans des processus de production similaires, et sous des
conditions de travail similaires. Comme travailleurs de restaurant, nous
sommes coupés des autres travailleurs de la société. Nous voyons
seulement le représentant des ventes de la compagnie de distribution de
vin, alors qu'il fait goûter des échantillons au patron, ou le livreur
de la compagnie de lessive quand il vient chercher les sacs de linge
sale.
L'INTENSITÉ ET LE STRESS
« Si tu peux pas supporter la châleur, sors de la cuisine ! »
-- Harry S. Truman
Le restaurant est différent des autres industries
car ses produits ne sont pas conservés et vendus plus tard.
Contrairement à une usine de voiture ou un site de construction, un
restaurant produit un repas qui doit être consommé dans les quelques
minutes suivant sa production, ou alors il ne peut pas être vendu. Cela
veut dire que le travail ne peut pas être fait à un rythme continu. Il
vient par vagues, avec un creux entre deux rushs. Les travailleurs de
restaurant sont soit ennuyés, soit stressés. Nous devons faire semblant
d'être ou bien occupés, avec rien à faire, ou alors en train de courir
pour ne pas se laisser dépasser par les événements, en faisant dix
choses à la fois.
Chaque personne qui travaille dans un restaurant est pousée à
travailler plus fort et plus vite. Le patron a un intérêt à recevoir
plus de travail d'un même nombre d'employés, ou à recevoir la même
quantité de travail d'un nombre réduit d'employés. Nous sommes poussés à
des extrêmes ridicules. Durant un rush de dîner typique, vous pouvez
voir une cuisinière faire frire des frites, garder un oeil sur le steak
en train de griller, attendre après une soupe qui réchauffe au
micro-onde, faire bouillir des pâtes, chauffer une sauce dans une
casserole et assaisonner quelques légumes. Tout ça en même temps. De son
côté, une serveuse portant 4 cafés et un menu à dessert à une table
s'arrêtera pour prendre une commande de breuvage à une autre table et
dire à deux autre clientes qu'elle sera là dans un instant. Nous sommes
poussés à faire de plus en plus de tâches très précises, en même temps
et dans une succession rapide, et engueulés quand nous ne le faisons pas
à la perfection. La seule chose gratuite offerte à presque tous les
employés de restaurants est le café, qui aide à nous empresser pour
suivre le rythme insensé imposé par les rushs. Nous devons nous ajuster à
ce rythme même si nous sommes malades, lendemain de veille, fatigués ou
tout simplement préoccupés par autre chose. On se durcit la carapace et
on continue. Pas le choix, 2 autres commandes attendent...
Le stress des rushs atteint chacune des personnes qui travaillent
dans un restaurant. Presque tous les travailleurs prennent une gorgée
de vin, de whiskey ou de téquilla quand le boss a le dos tourné. Un bon
nombre d'entre eux se saoulent ou fument un joint immédiatement après le
travail. Après une soirée typique, tout le monde est crevé. Sur le
chemin du retour, nous remarquons que notre dos, nos genoux ou nos
doigts font mal. En nous endormant, c'est de commandes oubliées et
d'engueulades monstrueuses dont nous rêvons.
POURBOIRES
«La job la plus fréquente pour des femmes sans diplômes dans ce pays est d'être serveuse. C'est une job que presque toute femme peut avoir et en vivre. Pourquoi? À cause des pourboires.»
-- Mr. White (dans le film "Reservoir Dogs")
Beaucoup de travailleurs de la restauration ont des
pourboires, donc une partie de leur salaire vient directement du patron
alors qu'une autre partie est payée par les clients. Les jobs à
pourboires sont souvent les mieux payées du restaurant. Il en résulte
souvent une association trompeuse entre "pourboires" et "bonne paye".
Les pourboires sont une structure de paye mise en place par les patrons
pour des raisons précises.
Les restaurants ne peuvent produire à un rythme constant comme
certaines industries parce que les repas doivent être mangés
immédiatement. Souvent, on ne peut pas commencer à cuisiner le gros
d'un repas avant qu'il y ait un acheteur pour le commander déjà assis
dans le restaurant. Les hauts et les bas du commerce affectent donc les
restaurants de façon beaucoup plus importante qu'ailleurs. Quand les
employés sont payés en pourboires, les salaires deviennent liés aux
ventes. Donc quand les affaires sont bonnes, le patron fait un peu
moins de profits par vente qu'il ne le ferait avec des salaires
constants, parce qu'il doit nous payer des salaires plus élevés. Quand
les affaires sont mauvaises, en revanche, il fait un peu plus de profits
par vente parce que nos salaires sont plus bas. C'est une manière de
transférer une partie des risques liés à l'entrepreneurship du patron
aux employés.
Pire encore, les travailleurs dont les salaires sont fortement
constitués de pourboires deviennent schizophréniques. Les serveurs
(qui, d'habitude, ont des pourboires) n'aiment pas plus leur emploi que
les cuisinières (qui, d'habitude, n'ont pas de pourboires). C'est tout
aussi vide de sens, stressant et aliénant pour les unes ou les autres.
Cependant, les cuisinières font le même salaire, que les affaires soient
bonnes ou mauvaises. Elles ont seulement à travailler plus fort quand
les affaires sont bonnes. Les serveurs, eux, ont un meilleur salaire
quand les affaires sont bonnes et ont donc intérêt à se donner à fond et
à pousser les autres employés à fond – ce qui, bien sûr, fait faire
plus d'argent au patron aussi. En fait, cette fonction du pourboire est
répandue dans toute l'économie. Les fonds de retraite des
travailleuses de l'acier sont liés à la valeur de la compagnie, les
travailleurs de l'automobile ont des actions dans la compagnie pour
laquelle ils travaillent, etc.
De plus, les pourboires renforcent la division du travail. Les
pourboires circulent généralement de haut en bas. La cliente a un
certain degré de pouvoir sur le serveur, puisqu'elle peut décider de
donner un gros pourboire ou un petit pourboire. Ce n'est pas rare de
voir un yuppie prendre un instant pour regarder l'addition, puis la
serveuse, savourant ce moment de puissance. À la fin de la soirée, la
serveuse tippe à partir de ses pourboires d'autres employés, comme les
bus-boys ou les hôtesses. Elle peut, elle aussi, tipper plus, ou moins,
dans une certaine limite. Le ruissellement des pourboires de haut en
bas renforce la hiérarchie parmi les employés du restaurant. Cette
dernière fonction du pourboire perd de son importance dans les
restaurants où les pourboires sont mis en commun.
LES CLIENTS
«Le client a toujours raison.»
-- H. Gordon Selfridge
La plupart des personnes qui travaillent dans un
restaurant détestent les clients. Quand nous rencontrons d'autres
personnes qui ont un emploi de service à la clientèle dans un party ou
dans un bar, nous pouvons raconter des histoires et se plaindre des
clients pendant des heures.
Dans la plupart des restaurants, les travailleurs ne peuvent pas
se permettre de manger les repas qu'ils servent. Ce qui veut dire que
nous servons souvent des personnes plus riches que nous, même si elles
ne sont pas nécessairement salement riches. C'est la raison principale
de notre ressentiment pour elles. Les clients peuvent facilement être
des personnes ayant des emplois tout aussi misérables et aliénants que
le travail de restaurant. Même quelqu'un qui travaille 60 heures par
semaine comme bus-boy sort parfois manger au restaurant et peut être une
cliente chiante. L'origine de classe des clients est moins importante
que leur position comme cliente dans le restaurant.
Les clients sont les acheteurs. Ces personnes pensent qu'elles
achètent de la bonne nourriture et du bon service. Ce qu'elles se font
servir en réalité est plus souvent l'apparence d'une bonne nourriture et
d'un bon service. La nourriture de restaurant est rarement aussi
fraîche ou propre que la nourriture faite à la maison. Les clients
bruyants et dérangeants vont se faire servir du décaféïné s'ils
demandent un refill. Nous dirons à une cliente qu'il ne nous reste plus
de quelque chose si c'est trop compliqué à faire. Nous recommanderons la
nourriture la plus chère, ou la plus facile à préparer.
Les clients ne connaissent pas le processus de production. Une
grosse partie du travail des employés qui servent les clients est de les
faire entrer efficacement dans le processus. Nous devenons très bons à
les faire commander, manger et payer quand nous le voulons. Les
meilleures serveuses sont celles qui peuvent faire commander au plus de
tables possibles beaucoup de nourriture et de boissons en même temps, de
les faire manger et payer rapidement et leur faire penser qu'ils
commandent, mangent et paient à leur propre rythme. Cela est possible
parce que le repas complet est pensé et servi toujours dans le même
ordre et de la même manière, avec un nombre d'options limitées. Si la
cliente veut son repas préparé d'une façon spéciale ou si elle n'est pas
prête au moment de commander ou de payer au moment où nous arrêtons à
sa table, elle nous donne du travail supplémentaire. Nous développons
rapidement des préjugés – souvent assez proches de la réalité – basés
sur quel type de client sera difficile ou quel autre donnera beaucoup de
pourboire. Les vieilles personnes et les enfants sont des problèmes.
Les touristes étrangers et les hommes d'affaire laissent peu de
pourboire. Les travailleurs de la construction et, bien sûr, les autres
travailleurs de restaurant nous laissent généralement un meilleur tip...
Les clients ont beaucoup de pouvoir sur les travailleurs de
restaurants – et pas seulement au niveau du pourboire. Une mauvaise
carte de commentaire peut entraîner une engueulade. Une plainte sérieuse
au gérant peut nous faire renvoyer. Leur pouvoir est tel que, parfois,
les clients agissent comme des petits patrons. Ils peuvent être
exigeants, méchants, complètement saouls ou même violents ; nous devons
toujours être gentilles et serviables, notre travail est de les rendre
heureux. Nous les détestons pour le pouvoir qu'ils ont sur nous. Ils
font partie du système de surveillance du restaurant.
Nous avons la même conversation prudente avec les clients, encore
et encore. Nous apprenons vite à les deviner et à dire ce qu'ils
veulent entendre. Nous faisons des blagues ou les yeux doux pour les
faire acheter beaucoup, manger rapidement et laisser beaucoup de
pourboire. Mais quand nous quittons les tables et nous retrouvons loin
de leurs yeux et de leurs oreilles, nous perdons le visage poli et
gentil du service à la clientèle.
Nous les maudissons, rions deux, discutons desquels on aimerait
baiser, ou nous demandons s'il s'agit d'un père et de sa fille ou d'un
homme d'affaire et de sa maîtresse. Nous prenons un étrange plaisir à
faire ce genre de commentaires. Ils prouvent que nous sommes encore
nous-mêmes, que nous ne nous laissons pas complètement avoir par les
clients. L'atmosphère oppressive du service à la clientèle nous rend
presque rebelles.
Les clients sont aussi une faiblesse du restaurant. Le restaurant
dépend d'eux. Un client peut se plaindre à la gérante, mais il peut
aussi prendre notre bord. Les clients ont un contact direct avec nous et
veulent habituellement imaginer que nous sommes bien traités et
heureux. Nous pouvons parfois les utiliser pour faire pression sur les
patrons. Une ligne de piquetage devant un restaurant est plus visible et
fait fuir les clients plus facilement qu'une ligne de piquetage des
employés du port qui voudrait empêcher les compagnies d'envoyer des
bateaux...
COERCITION ET COMPÉTITION
«Nous entrons sans cesse en conflit avec les détenteurs du pouvoir, mais nous nous rentrons aussi dedans les uns les autres à un niveau beaucoup plus quotidian.»
-- Dominique Karamazov
Dans un restaurant, cela arrive littéralement. Quand
nous courons à gauche et à droite en essayant de faire 10 choses à la
fois, nous nous rentrons dedans occasionnellement. Le plus de personnes
qui peuvent être servis dans un restaurant à un moment donné, le plus
d'argent fera le patron. Cela veut dire que dans tous les restaurants,
sauf peut-être les plus chics, la tendance est de coller les tables le
plus près possible les unes des autres dans la salle à dîner et de faire
la cuisine et les espaces de travail pour les serveurs le plus petit
possible. Cela multiplie le nombre de collisions et les chances
d'échapper des plats ou de nous faire mal entre nous. Nous sommes sans
cesse en contact, que cela nous plaise ou non.
Le patron organise le restaurant pour faire le plus d'argent
possible. Mais les travailleurs et travailleuses, qui sont essentiels au
processus de production, lui sont hostiles. Donc, pour que la
production continue à un rythme soutenu, les employés doivent sans cesse
être forcés, surveillés et en compétition les unes avec les autres.
Les gérants sont sans cesse en train de nous surveiller pour être
sûrs que nous faisons notre job. Ils sont toujours là pour nous dire de
travailler plus fort et plus vite. Sinon, tu pourrais perdre ton
emploi.... Tout dépendant de la grandeur du restaurant, cette pression
peut devenir aussi personnel qu'un père toujours sur tes épaules, ou
aussi impersonnel que la police d'état. Ils prennent pour acquis
(correctement d'ailleurs) que les employés ne les aiment pas et qu'ils
voleront sitôt que personne ne regarde ; ils font constamment des
inventaires de ce qui a de la valeur. Ils utilisent les cartes de
commentaires, des miroirs bien placés et parfois même des caméras
cachées et des espions pour nous garder sous surveillance. Nous sommes
contrôlés, surveillés et sous la menace constamment. Le restaurant
typique est totalitaire.
Mais aucun régime totalitaire ne peut fonctionner avec la force seulement.
Le restaurant est construit de manière à ce que les employés
soient sans cesse en compétition les unes avec les autres. Cela commence
avec la division entre les personnes qui travaillent « en avant » et
celles qui travaillent « en arrière ». Les employés de la cuisine n'ont
pas vraiment d'incitatif à travailler plus vite et n'ont pas de contact
avec les clients. Les employés de la salle à manger fonctionnent au
pourboire et sont continuellement en contact avec les clients. Cela veut
dire que les serveurs doivent toujours surveiller les cuisinières pour
être certain que la nourriture est prête à temps et sans problèmes qui
soient apparents aux clients. Cela est une source de conflits sans fin.
La division de base du travail est souvent couplée à d'autres divisions,
comme les différences de culture ou de langue, qui peuvent mener à
plein de mésententes et de préjugés, ce qui rend encore plus profondes
les divisions entre les travailleurs. Le barman fait des remarques
racistes de façon plus ou moins subtile à propos des gens – tous
paresseux et stupides -- qui viennent du pays d'où vient la cuisinière
alors que celle-ci déteste le barman parce qu'il est gai.
En plus de la division «devant-derrière”, il y a la division
«haut-bas de l'échelle”. Les employés qui en font plus ou qui ont plus
d'habiletés se sentent supérieurs aux autres, leur donnent des ordres et
les traitent parfois comme des enfants. Les bus-girls et les plongeurs
ont du ressentiment pour les employés qui font plus d'argent qu'eux et
veulent monter dans l'échelle. Particulièrement parmi les employés qui
servent la nourriture, les gérants mettent en place une atmosphère de
compétition. Ils comparent le montant de nos ventes à la fin de la
soirée, où nous obligent à vendre un certain nombre de cet item ou d'un
autre. Les soirs où il y a moins de client, nous demandons à l'hôtesse
de mettre les clients dans notre section. Les soirs plus occupés, nous
voulons qu'elle place les « cas problèmes » dans la section des autres
serveuses.
Même si la division du travail est poussée à un extrême, souvent
les lignes entre les descriptions de tâches sont volontairement floues.
Certaines petites tâches deviennent conflictuelles : on ne sait pas
quelle personne est supposée la faire. Tous les employés ont déjà
suffisamment à faire et se battent pour ne pas avoir de surplus de
travail.
Les restaurants sont inconfortables. La température de la salle à
dîner est parfaite pour des clients qui mangent assis, pas pour des
serveurs et des bus-girls qui courent follement pour garder le rythme.
Et la cuisine est encore plus étouffante. Plus le temps avance et plus
nous sommes couverts de nourriture, de sueur et de graisse. L'odeur du
restaurant nous colle à la peau, comme la graisse des frites. Nous nous
rentrons dedans sans arrêt et devons crier pour communiquer au dessus du
bruit assourdissant des assiettes qui bougent, de la musique répétitive
et des discussions des clients. Cette atmosphère nous rend irritables, à
bout de nerfs. Nous nous disputons pour un rien. Ces disputes servent à
maintenir le rythme frénétique de la production, en plus de diviser les
travailleurs entre-nous.
Nous ne pouvons pas crier après le boss et nous ne pouvons pas
crier contre les clients, alors nous nous crions après entre nous.
o o o o o
COMMENT DÉMANTELER UN RESTAURANT
«Le communisme n'est pas pour nous un état de choses à créer, ni un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui dépasse l'état actuel des choses. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuelles.»
-- Karl Marx
o o o o o
CE QUE NOUS VOULONS
« Rien n'est plus étrange à une grève que sa fin. »
-- François Martin
À quelques exceptions près, les travailleurs d'un
restaurant veulent une chose avant tout : ne plus travailler dans un
restaurant.
Cela ne veut pas dire que nous voulons être en chômage. Cela veut
dire que le travail en restauration est une façon aliénante et
misérable de gagner sa vie. Nous sommes forcés d'être là. Le travail ne
donne pas de sens à nos vies. Nous nous sentons nous-mêmes que lorsque
nous ne sommes pas au travail.
Le fait que les travailleurs en restauration haïssent leur
travail est évident au point d'en être un cliché. Dans la plupart des
restaurants, vous trouverez des gens qui ne sont pas vraiment des «
travailleurs de restaurant ». Ce sont des acteurs, des écrivaines, des
musiciens, ou des graphistes. Ces personnes ne travaillent dans un
restaurant que le temps de se faire quelques économies et commencer leur
propre affaire, ou bien jusqu'à ce qu'elles finissent leurs études et
aient un « vrai travail ». Un moyen que nous tentons pour échapper à
notre travail est de démissionner, en espérant qu'un autre restaurant
sera meilleur. La restauration subit une très grande rotation. Souvent,
la majorité des employés d'un restaurant n'y sont que depuis quelques
mois. Bien sûr, peu importe nos illusions, la plupart ne fait que
continuer à bouger d'un restaurant à l'autre, d'un bistrot à un bar à un
lounge à une cantine à un café.
Cela ne veut pas dire que nous n'avons pas de fierté. Quiconque
étant forcé de faire quelque chose encore et encore et encore et encore
une fois se doit d'avoir quelque intérêt en cette chose ou de devenir
débile. N'importe qui travaillant dans un restaurant assez longtemps ne
peut s'empêcher de prendre une certaine fierté dans tout le savoir
acquis à propos de la nourriture, du vin et du comportement humain.
Mais encore, sauf une poignée de chefs de restaurants très coûteux, les
seules personnes qui sont vraiment fières d'être employées dans un
restaurant sont les licheux de patrons, qui sont habituellement évités
par le reste des employés.
Mais le rejet de notre condition d'employé de restaurant n'est
pas simplement qu'une préférence consciente. Souvent, les travailleurs
qui ont les plus grandes attentes, qui sont les plus intéressés par
l'industrie de service alimentaire ou qui ont le moins de haine envers
le travail, entrent en conflits majeurs avec le patron. Ils ont de plus
grandes illusions, surprise et indignation lorsqu'ils entrent en contact
avec la misérable réalité d'un restaurant. Un restaurant est ennuyant,
inconfortable, stressant, répétitif, aliénant, une machine hiérarchique
pour extraire de la plus-value. Même le serveur obséquieux, qui est
toujours autour du patron à le complimenter et lui suggèrer des façons
d'améliorer le rendement du restaurant, va un jour entrer en conflit et
quitter lorsque le patron le traitera de façon trop évidente comme un
subalterne. Ironiquement, c'est souvent ceux qui reconnaissent
ouvertement la position misérable dans laquelle ils sont qui durent le
plus longtemps dans les emplois de restaurant.
Notre lutte contre le travail en restauration est beaucoup plus
fondamentale que nous en ayons conscience. Presque tout le monde vole de
son travail. Les travailleurs qui ne sont pas communistes et qui votent
pour les partis politiques qui soutiennent le droit sacré de la
propriété privée ne sont pas des exceptions. Même les travailleurs qui
ont de la sympathie pour le patron et qui espèrent que le restaurant
fera beaucoup d'argent, feront des choses pour alléger leurs tâches qui
couperont dans la marge de profit. Nous dirons au client que la machine à
expresso est brisée pour que ne pas avoir à faire un cappuccino. Nous
jetterons une fourchette parfaitement bonne au lieu de se donner le
trouble de repartir le lave-vaisselle.
Notre hostilité envers les restaurants ne vient pas de nos idées
politiques. Elle vient de notre position de travailleurs salariés en
restauration.
LES GROUPES DE TRAVAIL
«Les gens rassemblés à l'intérieur d'un même lieu de travail vont se parler entre eux beaucoup plus que ceux rassemblés à l'intérieur d'une même centaine de blocs d'une même avenue. »
-- Stan Weir
Le lieu de travail est établi non seulement afin de
produire de l'argent pour le patron, mais aussi pour produire des
employés de restaurant qui sont isolés les uns des autres, en
compétition, méfiants, inquiets pour leur travail et qui ne considèrent
que les solutions individuelles à nos problèmes. Mais ceci n'est qu'un
idéal auquel la direction aspire. Ils n'y réussissent jamais
complètement parce que notre activité tend à pousser dans la direction
opposée.
Les restaurants nous rassemblent avec d'autres employés dans un
même lieu de travail. Le processus de travail en lui-même exige que nous
coopérions et communiquions avec d'autres employés. Nous nous passons
des assiettes, nous décrivons les commandes de nourriture et de
breuvages, nous déterminons ensemble quelles tables ont besoin d'être
acquittées de leurs aditions afin de laisser la place à des
réservations.
Ces conversations mènent à d'autres plus intéressantes. Tout le
monde cherche toujours à trouver des façons de rendre le travail moins
ennuyant ou stressant. Nous racontons des blagues, faisons frire des
tablettes de chocolat, jonglons avec des fruits, tambourinons sur la
machine à laver et nous nous payons la tête des clients.
Cet amusement mène à une plus sérieuse coopération. Nous passons
beaucoup de temps avec nos collègues et en apprenons beaucoup les unes
sur les autres. Entre les rushes, nous parlons de nos problèmes au
travail, dans notre vie personnelle ou avec les autorités de
l'immigration. Nous ne sommes plus une collection d'individus séparés.
Nous formons des groupes informels de travailleurs capables d'agir
ensemble. Nous sortons prendre un verre après le boulot. Nous nous
servons de couverture les uns pour les autres au travail.
Ces groupes de travail créent alors l'atmosphère générale d'un
restaurant. Si nous sommes faibles, la culture en restauration devient
alors assez proche de l'idéal bigotté, d'individus séparés Le travail
est alors absolument misérable. Dans ce cas, notre désir d'échapper au
travail peut aussi être un désir d'échapper à nos collègues. Si nous
sommes forts, nous rendons notre travail beaucoup moins minable. Quand
le patron ne regarde pas, les cuisinières vont faire de la bouffe pour
les travailleurs du devant, qui eux même volent parfois de l'alcool pour
la cuisine. Nous avertissons les autres quand le patron s'en vient et
nous moquons de lui quand il est parti.
Puisque que les groupes de travail sont basés à l'intérieur même
du lieu de travail, ce sont souvent les travailleurs qui connaissent le
mieux ce processus qui instaurent la culture de travail d'un restaurant.
Ceux-ci peuvent être les personnes ayant travaillé le plus longtemps
dans ce restaurant particulier, ou dans l'industrie de service
alimentaire en général. Souvent, le meilleur moment pour cultiver un
cynisme sain chez une collègue est quand vous la formez.
La colle qui cimente ces groupes de travail informels est une
lutte contre le travail. Lorsque, alors que nous devrions travailler,
nous plaisantons, disons du mal du patron, coupons les coins ronds pour
rendre le travail plus facile, collaborons pour voler du stock, nous
créons des liens de confiance, de complicité et une culture de
solidarité entre nous. Cette communauté en lutte coupe sur les profits,
mais elle tend aussi à effacer les divisions et les hiérarchies créées
par le processus de production. Il s'agit de la base nécessaire à toute
lutte plus significative contre la direction.
Le fait que les groupes de travail et la culture qu'ils ont créée
soient basés sur le processus de travail veut dire que le patron peut
miner ces groupes en changeant ce processus de travail. Il peut
introduire un système informatique qui envoiera directement les
commandes aux cuisines afin de diminuer les communications. Il peut
changer les horaires afin de mettre certains employés sous supervision
et ainsi augmenter la surveillance. Il peut changer les descriptions de
tâches de certains employés, en ajoutant des rôles de direction et ainsi
chercher leur sympathie. Il peut introduire des feuilles de
commentaires, donner des repas aux employés comme récompense, ajouter
des tâches d'inventaire, ou congédier les gens. En changeant la forme du
restaurant, il peut changer les moyens de communication et de
socialisation et couper dans la résistance. La nouvelle mise en place
forme alors la base pour de nouveaux groupes de travail et une nouvelle
résistance. Généralement parlant, plus notre solidarité est faite d'une
façon consciente, plus difficile elle est à détruire.
Le patron a le processus de production, l'argent, le poids des
préjugés, de l'habitude, de l'isolation, de l'inertie et ultimement, la
loi et la police de son côté.
Nous n'avons que les unes les autres.
LES TRAVAILLEURS, LA GESTION ET L'AUTOGESTION.
« La société de classe a une résilience incroyable, une grande capacité à faire face à la «subversion» en faisant des icônes de ses icônoclastes et à tirer de la substance de ceux qui voudraient l'attaquer.»
-- Maurice Brinton
Notre combat contre le travail en restauration est
aussi une lutte contre la manière dont le travail est mis en place —
contre la division du travail et la hiérachie. Au niveau le plus
élémentaire, nous avons souvent de l'intérêt pour le travail des autres.
Dans les moments plus calmes, une serveuse va préparer de la nourriture
simple dans les cuisines et le plongeur posera parfois des questions
sur les différentes sortes de vin. Le fait que le processus de travail
soit si morcelé et spécialisé se fait sentir de façon étrange et non
naturelle et nous voulons aller au-delà de ça. Afin de créer un
quelconque groupe de travail, nous devons nous traiter en égaux. Cela
contribue à détruire les divisions entre les spécialisés et les
non-spécialisés ainsi que la hiérachie entre les employés.
Dans tous les restaurant, les travailleurs ont déjà réussi à
organiser le travail eux-mêmes dans une large mesure. Nous sommes
capables de prioriser les tâches, de communiquer et de nous coordonner
avec les autres employés. Dans de plus petits restaurants, le patron va
parfois même quitter et nous devons tout prendre en charge nous-mêmes.
Ceci veut dire que notre ressentiment envers le travail prend souvent
une forme de critique sur la manière dont le restaurant est géré. Nous
nous plaindrons que le propriétaire du restaurant « n'a pas de classe »
d'acheter des ingrédients si bon marché ou de servir de la nourriture
presque pourrie. Nous commentons sur ce qui serait différent si c'était
nous qui gérions l'endroit. Nous développons nos propres idées sur la
façon de cuisiner la nourriture et de gérer les horaires, sur le prix
exorbitant des repas...
Ceci est une source constante de conflit, mais celle-ci est assez
facilement récupérable. Souvent, le patron acquiescera simplement à
notre désir de tout faire fonctionner nous-mêmes. Plus le restaurant est
désorganisé et inefficace, plus cela va arriver. Il laissera l'hôtesse
s'occuper des clients problématiques. Il n'achètera pas assez de
fournitures et ne réparera pas les machines : nous devrons le faire
nous-mêmes. Il laissera une cuisinière seule avec 10 commandes à faire,
ou un serveur avec 10 tables à la fois, en disant : « Tu t'arranges. ».
Et nous avons à nous pousser nous-mêmes au lieu d'être directement
poussés. En fait, la bonne employée aura intériorisé le rythme de
production et sera capable de se pousser assez fort pour que la gérance
n'ait pas à le faire. Dans ces situations nous essayons de nous
entraider et faire des bouts de travaux les unes pour les autres—notre
solidarité avec nos collègues est utilisée contre nous et devient une
façon de nous faire travailler plus fort.
Quelques employés de restaurant ont fait de ces luttes une
idéologie sur la mise en place des restaurants. Ils créent des
coopératives de restaurants, où il n'y a aucun patron. Les travailleurs
de coopératives font le travail et prennent les décisions de gestion
eux-mêmes. Dans ces restaurants, les travailleurs ne sont plus sous le
pouvoir arbitraire d'un patron. Ils éliminent souvent les pires aspects
de la division du travail et du service à la clientèle. Ils peuvent
vendre de la bouffe végan, végé, bio, « équitable » ou aider des
agriculteurs locaux.
En même temps, ils oublient que la division du travail est créée
par la nécessité de faire plus d'argent, plus efficacement. Le patron
n'est pas un trou de cul sans raison. Le patron est sous une forte
pression qui vient de l'extérieur du restaurant. Il doit garder son
argent en circulation, sinon son restaurant meurt : il doit être
compétitif et faire du profit, sans quoi son affaire ne survivra pas.
Les travailleuses de coopératives n'ont pas éliminé le boss, elles ont
simplement intégré le rôle du patron et celui de la travailleuse en un
seul. Peu importe leurs idéaux, elles sont toujours pris dans l'économie
capitaliste. Le restaurant ne peut continuer à exister qu'en faisant du
profit. Le travail est toujours aussi stressant et répétitif, seulement
les employés sont aussi les gérants. Ils doivent s'imposer le travail à
eux-mêmes et aux autres. Cela signifie que les employés de restaurants
autogérés doivent souvent travailler plus longtemps et plus fort. Ils
sont payés encore moins que ceux de restaurants réguliers, ou bien le
restaurant ne ferait pas de profit et ne tiendrait pas longtemps.
Plus commune que l'autogestion, il existe la gestion
communautaire, soit celle qui essaie de créer une sorte de communauté à
l'intérieur du restaurant, en réponse à la lutte des travailleurs. Ils
savent que des employés réunis à l'intérieur d'un même restaurant vont
former des groupes. Au lieu de prôner l'isolation et les préjugés, ils
parrainent une communauté—qui inclut aussi les gestionnaires du
restaurant. Ceci est spécialement commun dans les petits restaurants, où
les employés peuvent avoir des liens de parentés entre eux et la
direction. Le patron peut expliquer à quel point les affaires sont
dures, surtout pour une petite entreprise indépendante comme la sienne.
Il s'agit parfois d'un restaurant gay, d'un bar pour femmes ou d'un café
par et pour une ethnie minoritaire qui essait de créer une sorte de
communauté basée sur cette identité. Il s'agit d'autres fois de
restaurants qui ne vendent pas certaines marques, ou seulement de la
bouffe « équitable », bio ou végé.
Peu importe la communauté, la fonction est d'apaiser la lutte de
classes. L'idée est qu'au lieu de revendiquer nos propres intérêts, ce
qui nous amènerait naturellement en conflit avec les patrons, nous
devrions prendre le point de vue du patron en compte. Nous pouvons avoir
des problèmes, mais le boss aussi a des problèmes. Nous devons donc en
venir à un genre de compromis. Ce compromis finit toujours de la même
façon : nous qui travaillons pour eux. Contrairement au tipping, ceci
est une façon purement idéologique de lier les travailleurs au travail
et tend à être moins efficace. Malgré cela, un employeur n'a jamais
autant de contrôle sur ses employés que lorsque ceux-ci croient qu'ils
travaillent pour une juste cause.
Avec l'autogestion, comme avec la communauté qui inclut
l'employeur, nous sommes supposés renforcer le travail sur nous-même et
les autres. Ce sont tous deux des réponses à notre lutte contre notre
situation qui ultimement créent une plus grande aliénation. Notre
problème avec les restaurants est beaucoup plus profond que seulement la
manière dont ils sont gérés. Nous ne pouvons pas régler nos problèmes
en travaillant avec le patronat.
LES SYNDICATS
«La représentation ouvrière s'est opposée radicalement à la classe.»
-- Guy Debord
Quand nos luttes contre les restaurants deviennent
plus intensives et que nous cherchons à être plus visibles en utilisant
des moyens publiques de lutter, c'est là qu'arrivent les syndicats. Les
restaurants ont toujours été, et sont toujours, majoritairement
non-syndiqués. Là où ont existé les syndicats, ceux-ci suivi le même
cheminement que les syndicats d'autres industries, mais avec moins de
succès.
Les restaurants subissent une grande rotation du personnel. Les
gens n'y restent souvent que quelques mois. Ils emploient beaucoup de
jeunes qui ne recherchent qu'un emploi à temps partiel ou temporaire.
Les emplois en restauration ne sont pas perçus comme étant désirables et
les gens qui font ce travail recherchent toujours un meilleur emploi.
Cela rend la création de syndicats stables très difficile. Cet état de
fait est autant la conséquence que la cause du niveau de désorganisation
de l'industrie. Dans les industries hautement syndiquées, les
employeurs ont été forcés d'abandonner le pouvoir d'engager, de
congédier et de changer les descriptions de tâches à volonté. Les
travailleurs s'assurent de défendre cette inflexibilité.
Les restaurants, comme d'autres secteurs de l'industrie du
service, vont là où se situe la demande. Ils ne peuvent être concentrés
dans des corridors industriels dans un secteur du pays. Les travailleurs
de restaurant tendent à s'étendre, travaillant pour des milliers de
patrons de petits restaurants, au lieu de quelques gros bonnets. Cela
signifie que nous avons des milliers de griefs différents et qu'il n'est
pas facile de s'organiser ensemble.
Aussi, malgré qu'il y ait des restaurants partout et qu'ils
constituent une portion significative de l'activité économique, ils ne
représentent pas un secteur décisif. Si un restaurant entre en grève, il
ne créera pas d'effet de vague perturbant d'autres sphères de
l'économie. Si les chauffeurs de camions entrent en grève, non seulement
les affaires de la compagnie de transport en seront perturbées, mais
aussi les épiceries, les centre commerciaux et tout autre chose pouvant
dépendre de ce que le chauffeur de camion transporte. Si un restaurant
entre en grève, l'effet premier est que les autres restaurants du
secteur feront de meilleures affaires. Cela nous met dans une position
affaiblie et signifie que les employeurs sont moins enclins à accorder
de meilleurs salaires en retour d'une production garantie qu'ils ne le
seraient dans d'autres industries plus décisives.
Les premiers travailleurs de restaurant ont lutté pour la journée
de 10 heures, la semaine de 6 jours et pour mettre fin au « système
vampire » (où les travailleurs allaient dans un café et n'obtenaient un
emploi qu'en dépensant beaucoup d'argent sur la boisson ou en payant un
pot-de-vin à l'employeur). Les luttes de ces travailleurs ont pris
beaucoup de formes différentes. Il y avait les syndicats formés d'élites
qui ne tentaient de syndiquer que les serveurs et les cuisiniers. Il y
avait les syndicats industriels, qui syndiquaient toutes les personnes
qui travaillaient dans les restaurants et les hôtels dans un même
syndicat. Quelques-uns, comme l'Industrial Workers of the World,
refusaient même de signer des contrats avec l'employeur. Il y avait
aussi les actions faites par des travailleurs en restauration qui ne
faisaient pas partie d'un syndicat ni d'aucune organisation.
Les employeurs ont d'abord combattu les syndicats, en employant
des briseurs de grève, en engageant des malfrats et la police pour
casser la gueule aux travailleurs en grève—craignant qu'une quelconque
représentation des employés ne vienne couper dans leurs profits. À
mesure que les syndicats se développèrent, les employeurs furent forcés
de négocier avec eux. Les employeurs utilisèrent ceci à leur propre
avantage.
Se joindre à un syndicat est devenu un droit protégé dans
plusieurs États. Les procédures de négociations ont été écrites dans la
loi. Les représentants des travailleurs furent reconnus. Une importante
quantité de gains a été obtenue.
Les cotisations syndicales ont été prises directement des chèques
de paie des travailleurs. Cela se voulait une façon de faciliter
l'organisation de tous les travailleurs d'une entreprise particulière,
mais a servi aussi à rendre les syndicats moins dépendants de leurs
membres. Les syndicats développèrent une bureaucratie de personnel
salarié et d'organisateurs. Avoir ce personnel payé impliquait qu'ils ne
pouvaient être harcelés ou congédiés par le patronat. Cela voulait
aussi dire qu'ils ne pouvaient être facilement contrôlés par les
travailleurs. Le personnel payé n'est pas sur les lieux de travail. Ce
contrat, pour lequel on a lutté si dur, incluait souvent des gains réels
pour les employés. Les employeurs cédèrent à de meilleurs salaires,
plus de sécurité, de meilleures conditions en retour d'une garantie de
non-grève pendant la durée d'un contrat. Le patronat accepta de payer
plus et de céder une partie de son contrôle, afin de maintenir une
production ininterrompue. On a alors attribué au syndicat le rôle de
faire respecter le contrat par les travailleurs.
Les syndicats devinrent des négociateurs institutionnalisés entre
le patronat et les travailleurs. Ils luttent pour maintenir cette
position. Ils organisent les travailleurs et nous mobilisent contre le
patronat de façon contrôlée. Ils ont besoin des cotisations et des
contrats. Mais lorsque le mécontentement des travailleurs sort de leur
contrôle, ils le combattent. Ce sont des bureaucraties qui tentent de se
maintenir. Les travailleurs d'aujourd'hui veulent peut-être être dans
des syndicats, de la même façon que nous voudrions d'un bon avocat, mais
nous ne voyons pas les syndicats comme étant des nôtres et nous sommes
souvent septiques envers eux comme nous le serions envers des
politiciens ou des sectes gauchistes.
L'arc du mouvement syndical ne s'est pas manifesté qu'une fois
dans l'histoire. Il s'agit d'une dynamique que nous pouvons voir dans
les luttes syndicales encore et encore. Le temps passe et de nouvelles
générations de travailleurs s'organisent en syndicats. Des caucus à la
base changent les syndicats de l'intérieur. Des nouveaux dirigeants
syndicaux radicaux remplacent les vieilles branches, mais lorsque placés
dans les mêmes positions, sous les mêmes pressions, réagissent de la
même manière. La bureaucratie est rajeunie. Des fois, la lutte pour «
réformer nos syndicats » prend même la place de la lutte contre le
patronat. Et pendant ce temps, la production continue d'engendrer des
profits.
Toutes ces choses peuvent être vues dans les syndicats de
restaurants, mais pas de manière aussi dramatique que dans d'autres
syndicats. Plus souvent qu'autrement, les propriétaires des restaurants
réussissent à simplement écraser les campagnes de syndicalisation.
Les syndicats sont construits par les travailleurs, mais ne sont
pas les travailleurs. Les syndicats représentent les travailleurs qu'en
tant qu'employés à l'intérieur du processus de travail. Ils peuvent bien
déclencher la grève et même briser la loi, mais il n'en demeure pas
moins que leur point de départ et de fin est que nous soyons au travail.
Ils peuvent à certains moments et à certains endroits nous aider à
gagner de meilleurs salaires et à améliorer nos conditions. Mais
souvent, ils s'opposent même à des luttes de bas niveau. Et ultimement,
ils nous bloquent le chemin.
Les syndicats de restaurants ont besoin qu'il y ait des restaurants. Pas nous.
UN MONDE SANS RESTAURANT
« C'est seulement lorsque la routine quotidienne de lutte des classes explose en une activité violente contre la bourgeoisie (lancer un contremaître par la fenêtre, le conflit entre la police et la ligne de piquetage de masse, etc.), activités qui requièrent un exercice manifeste de leurs énergies créatives, que les travailleurs se sentent eux-mêmes en tant qu'êtres humains. Il en résulte que le retour de la ligne de piquetage à la lutte de classe dissimulée est encore plus frustrante que si la grève n'eut jamais eu lieu. Le développement moléculaire de ces offensives et retraites ne peut exploser que lors de la révolution qui permettra à la classe ouvrière d'user de ses énergies créatives non seulement en détruisant les vieilles relations de production mais aussi en établissant des nouveaux liens sociaux d'un caractère positif et créatif. »
-- Ria Stone
Les conditions qui créent le travail et l'ennui
intensifs dans un restaurant sont les mêmes qui créent « la loi et
l'ordre » et le développement dans certains pays, et la guerre, les
famine et la pauvreté dans d'autres. La logique qui mine les
travailleurs les unes les autres ou qui nous maintient ensemble avec le
patronat dans un restaurant est la même logique qui sous-tend les droits
du citoyen et la déportation d' « illégaux ». Le monde qui a besoin de
démocraties, dictatures, terroristes et polices a aussi besoin de fine
gastronomie, de fast food, de serveurs et de cuisinières. Les pressions
que nous ressentons dans la vie quotidienne sont les mêmes qui
ressortent lors des crises et désastres qui interrompent la vie
quotidienne. Nous sentons le poids de l'argent du patron qui veut bouger
et croître.
Un restaurant est mis sur pied par et pour le mouvement du
capital. Par ce mouvement, nous sommes emmenés dans le processus de
production qui fait de nous des travailleurs en restauration. Mais c'est
nous qui faisons et vendons la nourriture. Le mouvement de l'argent du
patron n'est rien d'autre que notre activité transformée en quelque
chose qui nous contrôle. Afin de rendre la vie supportable, nous
combattons ce processus, ainsi que les patrons qui en profitent.
L'élan qui nous pousse au combat contre le travail et le patronat
est immédiatement collectif. Lorsque nous luttons pour nos conditions
de vies, nous voyons que d'autres font de même. Pour se rendre quelque
part il faut combattre côte à côte. Nous commençons à briser les
divisions qui nous séparent afin que les préjugés, les hiérarchies et
les nationalismes disparaissent. À mesure que nous formons des liens de
confiance et de solidarité, nous devenons plus audacieux et plus
combatives. Tout devient plus possible. Nous devenons mieux organisés,
plus confiantes, plus turbulents et plus puissantes
Les restaurants ne sont pas stratégiques. Ils ne sont pas le
noyau de la création de valeur dans l'économie capitaliste. Ils ne sont
qu'un champ de bataille dans une lutte de classe internationale dont
nous faisons tous partie, qu'on le veuille ou non.
En Espagne, en 1936, des millions de travailleurs se sont armés
et ont pris possession de leur lieu de travail. Les travailleurs se
sont emparés des restaurants, ont aboli les pourboires et ont utilisé
les ressources du restaurant pour nourrir la milice de travailleurs
allant combattre l'armée fasciste. Mais les travailleurs armés ne sont
pas allés assez loin et ont laissé l'état intact. Le Parti Communiste a
tôt pris d'assaut le gouvernement et la police, a mis en prison ou a
tiré sur les travailleurs radicaux et a renversé la plupart des gains de
la révolution. En un an, les restaurants furent presque retournés à la
normale et les serveurs recevaient du pourboire, mais cette fois des
chefs du Parti.
Chaque fois que nous attaquons ce système sans le détruire, il
change. En retour, il nous change et change le terrain de la prochaine
bataille. Nos gains se retournent contre nous et nous restons pris dans
la même situation—au travail. Les patrons nous poussent à rechercher des
solutions individuelles à nos problèmes, ou des solutions à l'intérieur
d'un lieu de travail, ou d'un échange individuel. La seule façon de
nous libérer est d'élargir et d'approfondir notre lutte. Nous incluons
des travailleurs d'autres lieux de travail, d'autres industries et
d'autres régions. Nous devons nous attaquer de plus en plus aux choses
fondamentales. Le désir de détruire des restaurants devient le désir de
détruire la condition qui crée les restaurants.
Nous ne luttons pas seulement pour être représentés ou pour
contrôler davantage le processus de production. Notre lutte n'est pas
contre le geste de couper des légumes, de laver la vaisselle, de verser
de la bière ni même de servir de la nourriture à d'autres personnes.
Elle est contre la façon dont tous ces actes se rassemblent dans un
restaurant, séparés d'autres actes, pour faire partie de l'économie et
faire croître le capital. Le point de départ et de fin de ce processus
est une société de capitalistes et de personnes obligées de travailler
pour eux. Nous voulons une fin à cela. Nous voulons détruire le
processus de production en tant qu'entité extérieure à nous et contre
nous. Nous nous battons pour un monde où notre activité productive
comble un besoin et est une expression de notre vie, sans qu'elle ne
nous soit imposée en échange d'un salaire—un monde où nous produisons
l'une pour l'autre directement, et non dans la perspective de se vendre.
Les luttes des travailleurs de restaurant visent ultimement à créer un
monde sans restaurants et sans travailleurs.
Ceci est la direction dans laquelle nous poussons tous les jours.
Nous devons pousser de plus en plus fort. Nous ne devons rien laisser
nous barrer la route.
Prole.info