[Otto Rühle] - La suppression de la crise n’est pas un
problème de rationalisation, d’organisation, de production, de crédits,
c’est uniquement et seulement un problème de vente. Et résoudre le
problème de la vente est, dans le monde capitaliste, résoudre le
problème des besoins. Tu as faim ? Tu as besoin de pain ? Prends-en donc
! – Mais, halte-là ! Tu dois l’acheter. Le pain n’est pas fait pour les
affamés, il est pour ceux qui ont de l’argent pour l’acheter. Pouvoir
acheter et avoir faim, ce n’est pas toujours la même chose ! L’achat et
le besoin ne coïncident pas nécessairement. La vente est une partie de
l’économie capitaliste, mais un acte dans le processus économique qu’on
peut supprimer en imagination. On peut même l’éliminer en pratique.
Alors, ne restent que la production et la consommation. Elles suffisent à
l’homme. Pour l’affamé, il suffit que le pain soit cuit; il se chargera
de le digérer. II renoncera volontiers à l’acheter, à l’échanger contre
un autre produit ou contre de l’argent. Et tous les millions d’hommes
qui sont sans argent, tous les chômeurs, tous les mal salariés, tous les
congédies, tous les inutiles, tous ceux qui ont faim, mais n’ont pas
d’argent pour s’acheter du pain, renoncent volontiers à l’acte
économique qui s’appelle l’achat et à cet acte intermédiaire dans la
circulation économique, qui s’appelle la vente.
Ils se contentent de la
production et de la satisfaction des besoins. Ils ne demandent pas
l’aumône. Ils ne veulent pas de cadeaux. Ce qu’ils veulent, c’est
seulement que l’économie revienne à son rôle primitif qui est
d’approvisionner en biens tous les hommes. Ils veulent échanger du pain,
contre du travail. Aujourd’hui on les prive de travail et on leur
demande de l’argent pour du pain ; et comme ils n’ont pas d’argent, on
ne leur donne pas de pain. Mais si l’argent qui est aujourd’hui entre le
producteur et le consommateur disparaît du processus d’échange, le
produit du travail appartiendra au producteur. Celui-ci deviendra
consommateur sur la base de son travail. C’est ce qu’on appelle
l’économie destinée à la satisfaction des besoins. Cette économie
simplifie le ravitaillement des hommes en biens. Bien plus : c’est elle
seulement qui rend ce ravitaillement possible, car, grâce a elle, le
fait de se pourvoir en biens devient indépendant de la situation du
marché, du prix, du pouvoir d’achat et de la capacité de paiement. Elle
libère les marchandises de leurs chaînes d’argent; elle apporte au
consommateur les marchandises invendables pour l’un et inachetables pour
l’autre. Elle décongestionne les marchés et les magasins, elle favorise
la reprise de la production. Par là, elle diminue l’armée des chômeurs,
elle retransforme les receveurs d’aumône et les rentiers de la faim en
producteurs; elle écarte la crise. Cette forme d’économie réalise le
salut de l’humanité. Et voilà qu’on se creuse la tête et qu’on se
fatigue le cerveau pour trouver le moyen de faire disparaître la crise.
On écrit des livres et on prononce des discours. Les gens les plus
intelligents inventent des systèmes très profonds. Les hommes d’Etat
siègent dans des conférences interminables. Les ministres voyagent par
les voies terrestres et aériennes, parcourant le monde à la recherche
des emprunts, tout cela en vain. La crise ne cède pas et elle semble
insurmontable.
Et voici qu’un homme se lève, prend l’oeuf et le pose debout sur la
table. L’oeuf de Colomb. On écarte la crise en introduisant l’économie
destinée à la satisfaction des besoins à la place de l’économe
capitaliste des marchandises et de l’argent. Que c’est simple !
Mais le plus simple est aussi le plus difficile. Le problème du débit
comprend le problème de la propriété, et il n’est pas possible de
résoudre l’un sans l’autre. Celui-ci est incarné par les capitalistes,
les possesseurs de la propriété privée et des moyens de production ; il
est incarné aussi dans le cercle des maîtres de monopoles qui règnent
sur les trusts et les konzerns ; il est incarné par les fabriques, les
banques, les hauts fourneaux, les mines, les bateaux marchands, les
plantations, le marché mondial que domine l’Amérique, la richesse des
colonies qui afflue en Angleterre, le trésor gardé par la France. Les
capitalistes tiennent à leurs possessions. Ils ne rendent pas leurs
titres de propriété. Ils insistent à ne faire parvenir les biens au
consommateur que par la voie du marché, au moyen de l’achat contre
argent, car cette voie du débit est la voie qui leur procure le profit.
C’est dans la marchandise que se trouve le profit, et ce profit, il faut
qu’il aille dans leurs poches, c’est pourquoi il doit se transformer en
argent grâce à l’achat.
La propriété privée des moyens de production rend donc insoluble le
problème du débit. Elle rend également impossible une solution du
problème de la crise. A cause d’elle, le problème du chômage, le
problème des salaires, le problème des cartels, tout le problème social
ne trouve pas de solution. La propriété privée plonge l’humanité dans la
misère la plus profonde et elle l’empêche même de sortir de cette
misère.
Mais la propriété privée ne frappe pas
seulement de détresse ceux qui ne possèdent rien ; elle se venge aussi
de ses possesseurs. Si, en produisant, ceux-ci ne pensaient qu’à faire
face aux besoins des hommes, ils devraient d’emblée renoncer aux
profits, mais ils ne le veulent pas. Ils produisent des marchandises
pour obtenir des profits par la voie du débit et de l’achat. Mais la
crise éclate et le débit s’arrête, la marchandise ne se vend pas, et le
profit ne peut pas être réalisé. En vain, le capitaliste espère-t-il son
profit. Maintenant ni l’un ni l’autre n’ont rien : le consommateur n’a
pas de marchandises, et le capitaliste n’a pas de profits. Et, des deux
cotes, le nombre de ceux qui n’ont rien augmente sans cesse. L’armée des
millions d’hommes qui ne peuvent rien acheter s’accroît, mais l’armée
de ceux qui ne peuvent rien vendre s’accroît aussi. Les uns souffrent de
la pénurie, les autres de la pléthore. Les uns ont besoin de
marchandises. les autres d’acheteurs. Les uns aimeraient faire face à
leurs besoins de biens, les autres, à leur besoin de profits et ni les
uns ni les autres n’y trouvent leur compte. L’économie des marchandises
les abandonne à leur sort. Le capitalisme fait faillite.
Les prolétaires comprennent cela, car ils
le sentent dans leur chair. Les capitalistes aussi le comprennent, ils
le sentent à leurs bourses. Ils reconnaissent que capitalisme d’Etat
n’est qu’une solution de misère, un pis aller, qu’il est simplement une
prolongation d’existence, non une guérison. Ils se rendent compte il n’y
a pas d’issue dans la « défense nationale » et l’autarcie. Ils
comprennent que même la puissante coalition du capital mondial ne peut
pas les sauver de la perte finale, car cette puissance mondiale non plus
peut pas résoudre le problème du débit. Aucun pas en arrière, aucun pas
de côté n’apporte de soulagement. Seul un pas en avant, seule une
transformation fondamentale de la structure économique peut aider ; seul
le passage de l’économie des marchandises, de l’achat et de l’argent, à l’économie destinée à la
satisfaction des besoins, car seule, cette économie peut relever le
niveau de la production, puisque seule elle mesure la production non par
la conjoncture du marché et par le pouvoir d’achat, mais d’après les
besoins.
Il est vrai que pour adapter la
production à la mesure des besoins, il faut que cette nouvelle forme de
l’économie puisse disposer des moyens de production. De là, la nécessité
de mettre les moyens de production entre les mains de la communauté.
Pour que tous les consommateurs qui veulent échanger du travail contre
du pain puissent en même temps devenir des producteurs, il faut que les
moyens de production soient arrachés aux maîtres des monopoles qui, pour
garder le profit, empêchent aujourd’hui les masses de travailler et
leur refusent des biens, et qu’ils soient transmis aux producteurs.
C’est seulement quand tout le monde sera devenu possesseur des moyens de
production, que tout le monde pourra produire pour satisfaire les
besoins de tout le monde. Alors sera établie l’unité de la production,
de la propriété et de la satisfaction des besoins. Le système du
collectivisme sera constitué.
Nous ignorons de quelle manière les
hommes résoudront ce problème. Peut-être les uns feront-ils une
révolution. Peut-être les autres feront-ils une guerre mondiale.
Peut-être faudra-t-il pour cela encore beaucoup de révolutions et
beaucoup de guerres. « Une formation sociale ne disparaît jamais avant
que toutes les forces productives pour lesquelles elle est assez vaste
soient développées ; et les rapports de production nouveaux et d’un
degré supérieur ne la remplacent jamais avant que leurs conditions
matérielles d’existence aient mûri au sein de la société ancienne. C’est
pourquoi l’humanité ne se pose que des problèmes qu’elle peut résoudre.
»
Transcription : BatailleSocialiste.Wordpress.Com
Correctiion : Travail contre Capital