L’État-nation moderne est une création du
capitalisme. Celui-ci exige la transformation des États faibles en
États viables pour que soient réalisées les conditions d’une entrée
victorieuse dans la concurrence sur le marché mondial. La grande affaire
de la bourgeoisie devint alors, de manière prédominante, le
nationalisme. Elle voyait, dans l’expansion capitaliste et l’unification
nationale, des processus complémentaires, même si le nationalisme sous
sa forme idéologique était considéré comme une valeur en soi. C’est sous
cette forme que ce dernier prit des aspects révolutionnaires dans ces
nations, comme l’Irlande ou la Pologne, qui subissaient la domination
étrangère. L’existence du capitalisme suppose celle de la nation, c’est
pourquoi ceux qui étaient en faveur du premier se devaient de défendre
la seconde. Et cela valait aussi pour ceux qui voyaient [dans
l’avènement du capitalisme] un préalable à la révolution prolétarienne
qui, du moins le supposait-on, mettrait fin à la séparation en nations
de l’économie mondiale.
C’est dans cet esprit que Marx et Engels se
prononcèrent pour la formation de nations suffisamment puissantes pour
assurer un développement capitaliste rapide. Bien entendu, le fait que
Marx et Engels aient été en faveur de la formation d’États-nations
viables n’a eu réellement aucune importance, car leur influence sur le
cours véritable des événements fut moins que mince. Tout ce qu’ils
purent faire fut d’exprimer leurs sentiments et leurs préférences dans
le cas des diverses luttes nationales qui accompagnaient la
capitalisation du continent européen. C’étaient des luttes dans
lesquelles les ouvriers ne pouvaient encore que fournir la chair à canon
dans des batailles pour des intérêts de classe qui n’étaient pas les
leurs, ou ne l’étaient que d’une manière tout à fait indirecte en ce
qu’un rapide développement capitaliste pouvait leur promettre une
amélioration de leurs conditions de vie dans le cadre de leur situation
dépendante de travailleurs salariés. Ce n’était qu’au sens de l’Histoire
que leur participation aux soulèvements révolutionnaires nationalistes
de l’époque et aux guerres qui en résultèrent pouvait être justifiée ;
pour le moment elle ne pouvait que servir les intérêts de classe
spécifiques à la bourgeoisie montante entrant dans la concurrence
[mondiale]. L’Histoire était certainement faite par la bourgeoisie, mais
l’existence de cette classe exigeant celle du prolétariat et même son
développement, il fallait considérer le processus historique aussi du
point de vue de la classe ouvrière et proposer des politiques qui, selon
toute probabilité, feraient progresser les intérêts de celle-ci au sein
du développement capitaliste.
Or la formation d’États-nations viables
entraînait l’absorption d’entités nationales moins viables, si bien
qu’il fallait distinguer entre nations possédant le potentiel nécessaire
à un vaste développement capitaliste et celles qui en étaient privées.
Friedrich Engels, par exemple, faisait ainsi la différence entre les
nations destinées à influer sur le cours de l’Histoire et les autres,
incapables de jouer un rôle dans le développement historique [1]. Selon
lui, le nationalisme en tant que tel n’était pas une force
révolutionnaire, il ne le devenait qu’indirectement, dans des situations
où il permettait un développement capitaliste rapide. Il n’y avait
aucune place pour des nations petites ou arriérées dans le monde
capitaliste qui se développait. C’est pourquoi les aspirations
nationales pouvaient être soit révolutionnaires, soit réactionnaires,
selon leur impact, positif ou négatif, sur la croissance des forces
sociales de production. Ce n’était donc que dans la mesure où les
mouvements nationaux appuyaient le développement capitaliste général
qu’on pouvait les considérer comme progressistes et présentant un
intérêt pour la classe ouvrière, le nationalisme n’étant que la forme
contradictoire au sein du système capitaliste d’un développement
préparant la voie à l’internationalisation de la production du capital
et, partant, à l’internationalisme prolétarien.
Il va de soi que cette conception
générale dut être explicitée plus clairement dans des situations
empiriques : on prit donc parti, au moins verbalement, pour tel ou tel
mouvement national, ou pour tel ou tel belligérant dans les guerres
nationales qui marquèrent le xixe siècle. Mais ce soutien, modulé selon
le développement capitaliste ou selon le désir ou le besoin flagrant de
telle ou telle nation d’assurer sa position dans la concurrence
économique mondiale, débouchait sur la défense de la nation en tant que
telle, ne serait-ce que pour sauvegarder ce qui avait été déjà acquis.
Autrement dit, plus la classe ouvrière s’estimait avancée et plus elle
s’identifiait avec le nationalisme régnant. Là où les travailleurs ne
contestaient pas du tout les rapports sociaux capitalistes, comme en
Angleterre et aux États-Unis, l’acceptation du nationalisme bourgeois et
de ses conséquences impérialistes fut totale. Là où, au moins, il y
avait opposition idéologique au système capitaliste, comme dans le
mouvement marxiste, les sentiments nationalistes furent prônés de
manière plus hypocrite : on les présentait comme des moyens tant de
transformer la nation en une nation socialiste suffisamment puissante
pour résister à une possible attaque de forces contre-révolutionnaires
extérieures. On se mit donc à distinguer entre nations sur la voie du
socialisme, clairement reconnaissables à la puissance grandissante de
leurs organisations socialistes et à leur influence croissante sur la
société en général, et nations encore complètement sous la domination de
leurs classes dominantes traditionnelles, à la traîne du développement
social général en route vers le socialisme.
C’est pourquoi une certaine nation
pouvait devenir une sorte de « nation d’avant-garde », destinée, par son
exemple, à conduire les autres nations. Ce rôle avait été joué par la
France dans la révolution bourgeoise ; on le revendiquait maintenant
pour l’Allemagne, dans la révolution socialiste, à cause de son rapide
développement capitaliste, de sa position géopolitique et de son
mouvement ouvrier, orgueil de la iie Internationale. Une défaite de
cette nation dans une guerre capitaliste non seulement ferait reculer
son développement et son mouvement ouvrier, mais retarderait
l’avancement du socialisme lui-même. Ce fut donc au nom du socialisme
que Friedrich Engels, par exemple, se fit le défenseur de la nation
allemande face à des nations moins avancées comme la Russie, mais aussi
face à des nations capitalistes plus avancées comme la France, au cas où
celles-ci ne fussent alliées à l’adversaire russe potentiel. Et ce fut
August Bebel, le populaire dirigeant de la social-démocratie allemande,
qui se déclara prêt à se battre pour la patrie allemande si cela était
nécessaire pour assurer la continuité de son développement socialiste.
Dans le monde capitaliste de nations en
concurrence, les gains de certaines sont les pertes des autres, même si
tout le monde accroît son capital grâce à l’élargissement du marché
mondial. La concentration du capital progresse aussi bien au niveau
international que dans le cadre de chaque nation. Et, comme la
concurrence débouche sur la monopolisation, le « marché libre mondial »,
libre théoriquement, devient un marché partiellement contrôlé. Les
moyens mis en oeuvre pour ce contrôle – protectionnisme, colonialisme,
militarisme, impérialisme – sont employés pour garantir les privilèges
nationaux, dans une économie capitaliste mondiale en expansion.
La monopolisation et l’impérialisme
entraînent un certain taux d’interférence consciente dans le mécanisme
du marché, même s’il ne s’agit que de viser à l’accroissement de la
puissance nationale. Or le contrôle conscient est aussi le but du
socialisme si bien que certains socialistes, comme les Fabians en
Angleterre, en vinrent à considérer la régulation économique, résultant
de la monopolisation du capital et de ses activités impérialistes, comme
un pas progressiste vers le développement d’une société plus
rationnelle.
Dans un capitalisme en ascension, les
organisations de travailleurs peuvent avoir une croissance relativement
sans à-coup si le taux d’accumulation est tel qu’il fournisse des
profits suffisants, tout en permettant une amélioration graduelle des
conditions des classes laborieuses. C’est pourquoi les mouvements
ouvriers, organisés par nations, luttant pour des réformes sociales et,
de fait, essentiellement pour une augmentation des salaires, ne
pouvaient éviter de favoriser l’expansion de leur capital national.
Qu’on l’admette ou non, la concurrence internationale touche aussi bien
la classe ouvrière que le capital. L’aile socialiste du mouvement
ouvrier elle-même ne saurait être immunisée contre cette pression
extérieure, sinon elle perdrait contact avec la réalité et ne pourrait
maintenir son influence sur la classe ouvrière et cela en dépit de
toutes les paroles idéologiques, déversées en faveur d’un
internationalisme prolétarien, présenté comme un but final mais
lointain, du mouvement socialiste.
La division nationale de la production
capitaliste « nationalise » aussi la lutte de classe prolétarienne. Ce
n’est pas là une simple question d’idéologie – c’est-à-dire une
acceptation non critique du nationalisme bourgeois par la classe
ouvrière – mais c’est un besoin pratique, car c’est dans le cadre de
l’économie nationale que la lutte de classe est menée. Lorsque
l’unification de l’humanité apparaît comme un but lointain et peut-être
utopique, c’est l’État-nation, avec son évolution historique et ses
succès dans la course concurrentielle au capital, qui détermine le
destin de son mouvement ouvrier et celui de la classe ouvrière en ce qui
concerne ses conditions d’existence. Pour être efficace le nationalisme
doit, comme toute idéologie, avoir quelques contacts précis avec les
besoins réels et les possibilités, non seulement ceux qui correspondent
aux intérêts de classe directement associée au nationalisme, mais aussi à
ceux qui lui sont soumis.
Une fois établie et systématiquement
perpétuée, l’idéologie du nationalisme prend, comme l’argent, une
existence indépendante : elle affirme sa puissance sans révéler les
intérêts de classe matériels et spécifiques qui, au premier chef,
conduisent à sa formation. De même que ce n’est pas le processus de
production sociale, mais son apparence fétichiste qui structure la
compréhension consciente que la société capitaliste a d’elle-même, de
même l’idéologie nationaliste, séparée des rapports sociaux de classes
qui la sous-tendent, apparaît comme faisant partie de la fausse
conscience qui domine la société tout entière. Le nationalisme prend
donc l’apparence d’une valeur en soi et devient la seule forme dans
laquelle une sorte de « socialité » peut se réaliser dans une société,
par ailleurs asociale et atomisée. C’est, bien sûr, une « socialité »
abstraite et non pas réelle, mais elle atteste le besoin subjectif de
l’individu isolé d’affirmer son humanité en tant qu’être social. Comme
tel, le nationalisme est le réflexe idéologique d’une société
capitaliste, système de production social d’un gain privé reposant sur
l’exploitation d’une classe par une autre. Il seconde ou remplace la
religion dans son rôle de force de cohésion de l’existence sociale, car
aucune autre force de cohésion n’est viable à ce stade du développement
des forces sociales de production. Le nationalisme est donc un phénomène
historique mais qui semble aussi « naturel » que la production
capitaliste elle-même et qui prête à cette dernière une aura de «
socialité » qu’elle ne possède pas réellement.
Les ambiguïtés des idéologies,
nationalisme compris, sont à la fois leur faiblesse et leur force. Pour
garder son efficacité au cours du temps, une idéologie doit être
cultivée sans cesse. L’extension à toutes les nations du nationalisme
idéologique ne peut être abandonnée au processus contradictoire de
socialisation ; il doit être systématiquement propagé pour éradiquer
tout doute sur sa validité pour la société dans son ensemble. Mais comme
les moyens d’endoctrinement sont, comme ceux de la production et du
contrôle physique direct, entre les mains de la bourgeoisie, les idées
de la classe dominante sont les idées sociales dominantes. Sous cette
forme, elles répondent au besoin subjectif d’intégration de l’individu
dans une communauté plus large et protectrice.
Le capital opère à l’échelle
internationale, mais regroupe ses profits au niveau national. Son
internationalisation prend donc l’apparence d’un nationalisme
impérialiste, visant la monopolisation des sources de plus-value. C’est
un processus à la fois politique et économique, même si la connexion
entre les deux aspects n’est jamais clairement discernable, à cause de
l’existence relativement indépendante de l’idéologie nationaliste qui
masque les intérêts économiques spécifiques qui sont à la base du
capitalisme. Ce camouflage est d’autant plus efficace que toute
l’histoire connue a été celle de pillages, de guerres, où s’affrontaient
divers peuples, engagés dans la construction ou la destruction d’un
groupe ethnique ou d’un autre, d’un empire ou d’un autre. La sécurité «
nationale », ou plutôt la sécurité « nationale » assurée par
l’expansion, semble bien être la matière dont est faite l’histoire,
lutte « darwinienne » sans fin pour l’existence qui ne tient aucun
compte des spécificités historiques des rapports de classes au sein des
entités « nationales ».
Monopolisation et concurrence, libre-échange et protectionnisme sont des aspects d’un même et unique développement historique. Il en va de même pour le nationalisme et l’impérialisme, qui sont indissociables, quoique ce dernier puisse prendre toute une variété de formes, depuis la domination directe jusqu’au contrôle indirect, économique et financier. Vue sous l’angle politique, l’accumulation du capital apparaît comme une expansion concurrentielle de nations et donc comme une lutte impérialiste pour obtenir une part plus grande des ressources exploitables du monde, réelles ou imaginaires. Ce processus, implicite dans la production capitaliste, entraîne une division du monde en nations capitalistes plus ou moins couronnées de succès. Certaines nations cédèrent avant d’autres à cet impératif impérialiste spécifique au capitalisme, voire profitèrent les premières des possibilités d’une expansion impérialiste. L’Angleterre et la France entrèrent en lice dès le XVIIIe siècle, l’Allemagne et les États-Unis au XIXe seulement. Quelques nations, plus petites, furent totalement incapables d’entrer dans la compétition impérialiste et durent se caser dans une structure mondiale dominée par les grandes puissances capitalistes. Cette lutte des nations impérialistes pour une plus grande part des profits mondiaux connut des fortunes diverses dont le résultat se voit, dans le domaine économique, par la concentration d’un capital mondial, croissant dans un nombre diminuant de nations. On aurait eu finalement le même résultat si l’expansion du capital s’était faite, en l’absence d’interventions impérialistes, par des capitaux nationaux en concurrence les uns avec les autres : ce n’est pas la concurrence qui détermine la course du développement capitaliste, mais la production capitaliste qui fixe la course de la concurrence et gouverne l’histoire sanglante du capitalisme.
Monopolisation et concurrence, libre-échange et protectionnisme sont des aspects d’un même et unique développement historique. Il en va de même pour le nationalisme et l’impérialisme, qui sont indissociables, quoique ce dernier puisse prendre toute une variété de formes, depuis la domination directe jusqu’au contrôle indirect, économique et financier. Vue sous l’angle politique, l’accumulation du capital apparaît comme une expansion concurrentielle de nations et donc comme une lutte impérialiste pour obtenir une part plus grande des ressources exploitables du monde, réelles ou imaginaires. Ce processus, implicite dans la production capitaliste, entraîne une division du monde en nations capitalistes plus ou moins couronnées de succès. Certaines nations cédèrent avant d’autres à cet impératif impérialiste spécifique au capitalisme, voire profitèrent les premières des possibilités d’une expansion impérialiste. L’Angleterre et la France entrèrent en lice dès le XVIIIe siècle, l’Allemagne et les États-Unis au XIXe seulement. Quelques nations, plus petites, furent totalement incapables d’entrer dans la compétition impérialiste et durent se caser dans une structure mondiale dominée par les grandes puissances capitalistes. Cette lutte des nations impérialistes pour une plus grande part des profits mondiaux connut des fortunes diverses dont le résultat se voit, dans le domaine économique, par la concentration d’un capital mondial, croissant dans un nombre diminuant de nations. On aurait eu finalement le même résultat si l’expansion du capital s’était faite, en l’absence d’interventions impérialistes, par des capitaux nationaux en concurrence les uns avec les autres : ce n’est pas la concurrence qui détermine la course du développement capitaliste, mais la production capitaliste qui fixe la course de la concurrence et gouverne l’histoire sanglante du capitalisme.
L’objet des rivalités nationales est
d’amasser du capital, car c’est sur lui que repose toute puissance
politique et militaire. Le nationalisme est une idéologie qui s’appuie
non sur l’existence de la nation, mais sur celle du capital et sur son
auto-expansion. En ce sens, il médiatise une internationalisation de la
production de capital qui ne conduit pas plus à une unification de
l’économie mondiale que la concentration et la monopolisation à une
élimination du caractère de propriété privée des capitaux nationaux. Que
ce soit dans le domaine national ou international, la production
capitaliste crée l’économie mondiale à travers la création du marché
mondial. Pourtant, à la base de ce processus général concurrentiel se
trouve un besoin réel, bien qu’encore abstrait, d’une organisation
mondiale de la production et de la distribution qui soit bénéfique pour
toute l’humanité. Ce n’est pas seulement parce que la Terre serait mieux
adaptée à une telle organisation, mais aussi parce que développer
encore plus les forces productives sociales et libérer la société du
besoin et de la misère ne peut se réaliser que par une coopération
internationale complète qui ne fasse pas entrer en compte des intérêts
particularisés. Toutefois cette interdépendance irrésistible que suppose
tout développement social progressiste s’affirme dans le système
capitaliste à travers une lutte sans fin pour le contrôle impérialiste.
C’est l’impérialisme et non le nationalisme qui a été le grand problème
du tournant du siècle. Les intérêts « nationalistes » de l’Allemagne se
transformèrent en intérêts impérialistes, entrant en concurrence avec
les intérêts impérialistes des autres nations. Les intérêts « nationaux »
de la France se confondirent avec ceux de l’Empire français, comme ceux
de l’Angleterre avec ceux de l’Empire britannique. La lutte pour le
contrôle du monde, la division et la redivision de ce contrôle entre
grandes puissances impérialistes et, aussi, quelques moindres nations,
déterminèrent les politiques « nationales » qui culminèrent dans la
Première Guerre mondiale.
La crise révèle les contradictions
fondamentales de la production capitaliste. De même, la guerre
capitaliste révèle la nature impérialiste du nationalisme.
L’impérialisme, cependant, cherche à se présenter comme un besoin
national, comme la nécessité d’éviter ou de surmonter une situation de
crise, comme une lutte défensive contre les desseins impérialistes des
autres nations. Il y eut pourtant des cas où ces autres nations
n’existaient pas. L’impérialisme prit alors l’apparence de mesures
destinées maintenir le bien-être de la nation, tout en remplissant une
mission « civilisatrice » dans des territoires nouveaux. Il n’est pas
trop difficile d’obtenir le consentement, pour une aventure
impérialiste, de la part d’une classe ouvrière plus ou moins habituée
aux conditions capitalistes et donc sous la domination de l’idéologie
nationaliste. L’état de dépendance absolue des travailleurs leur fait
sentir que leur sort, pour le meilleur et pour le pire, est
indissolublement lié à celui de leur nation. Incapables, jusqu’à
présent, de se battre pour une quelconque sorte d’autodétermination, et,
par conséquent, ne le voulant pas, ils trouvent facilement le moyen de
se convaincre que ce qui concerne leurs maîtres les concerne aussi. Et
cela d’autant plus que c’est pour eux la seule manière de se voir comme
membres à part entière de la société, de regagner comme citoyens la «
dignité » et « l’estime » qu’on leur refuse comme membres de la classe
ouvrière.
Il n’y a pas lieu d’être ennuyé par cet
état de chose et ce n’est pas une raison pour rejeter la classe ouvrière
parce que stupide et incapable de distinguer ses intérêts propres de
ceux de la bourgeoisie. Après tout, elle ne fait que partager
l’idéologie nationaliste avec les autres membres de la société. Ceux-ci
ont tout aussi peu conscience qu’elle de ce que le nationalisme, comme
la religion à une époque antérieure ou la foi dans les bienfaits des
relations de marché, n’est qu’une expression idéologique de
l’auto-expansion du capital, c’est-à-dire d’une sujétion sans espoir de
la société aux « lois économiques », dont la source se trouve dans les
rapports sociaux d’exploitation de la société capitaliste. Il est vrai
que la classe dominante tire au moins bénéfice du processus de
production antisocial de la société, mais elle le fait aussi aveuglément
que la classe ouvrière accepte ses souffrances. C’est cet aveuglement
qui rend compte de l’apparente indépendance de la force du nationalisme
idéologique et le rend capable de transcender les rapports sociaux de
classes.
La conception matérialiste de l’Histoire
tente à la fois d’expliquer la persistance d’une forme donnée de société
et de dégager les raisons qui rendent possible sa modification. Ses
partisans ne devraient donc pas être surpris par la résilience de
sociétés qui peuvent durer longtemps tout en recréant leur idéologie
dominante. Les changements de l’état des choses peuvent y être pour
longtemps presque imperceptibles, ou bien tels qu’on ne puisse en
reconnaître les conséquences. C’est la présence même de contradictions
de classes qui explique à la fois la stabilité et l’instabilité
sociales, l’une comme l’autre dépendant de conditions qui échappent au
contrôle des dirigeants comme des dirigés. La société capitaliste se
distingue, cependant, des formes sociales qui l’ont précédée en ce que
les relations capital-travail de la production sociale accélèrent
continuellement les changements des forces productives tout en
maintenant les rapports sociaux de production fondamentaux, si bien
qu’on peut s’attendre à une confrontation des classes sociales
antagoniques. Telle fut, en tout cas, la conclusion que le mouvement
marxiste tira de la polarisation croissante de la société capitaliste et
de l’existence de contradictions internes à son processus de
production. Les intérêts de classe finiraient par prendre le pas sur
l’idéologie bourgeoise et la conscience de classe prolétarienne par
faire contrepoids à celle de la bourgeoisie.
Paul Mattick
Note:
[1]. Cette position de F. Engels a été
critiquée avec passion par Roman Rosdolsky, un léniniste nationaliste
ukrainien, dans son livre : Friedrich Engels und das Problem der « Geschichtlosen Völker » (F. Engels et le problème des « peuples sans histoire »), Francfort, Archiv für Sozialgeschichte, Bd 4, 1964.
Première mise en ligne du texte par la Bataille Socialiste (BatailleSocialiste.wordpress.com)