mardi 25 mars 2014

Autogestion générale contre autogestion d'entreprises

Deux textes publiés récemment sur l'autogestion obligent les militants autogestionnaires issus du socialisme des conseils ouvriers à prendre position face à une campagne de désinformation sur l'actualité de l'autogestion, ou prétendue autogestion. Le premier texte (Typologie d’expériences autogestionnaires en Amérique latine et indienne et leur rapport au pouvoir) est issu de la sphère altermondialiste et se situe dans la continuité d'une interprétation faussée de la transformation sociale autogestionnaire, le second texte (L’autogestion à la rescousse dans la crise du capital (Fralib, Seafrance, Goodyear) [1] est issu d'un groupement résiduel de l'ultragauchisme [2] asthmatique, réseau qui trouve son origine dans l'organisation inter-entreprise Information correspondance ouvrière, sans aucun doute ce qui se faisait de plus intéressant dans l'après-68 et surtout, pour le sujet qui nous intéresse ici, qui était le co-auteur (avec le groupe Noir & Rouge) de la brochure L'autogestion, l'Etat et la Révolution. Si les détracteurs de l'autogestion (qui en étaient les partisans hier mais c'est une autre histoire) se nourrissent des confusions des altermondialistes, cela est évident. Mais tronquer la réalité de l'autogestion lorsqu'on en connaît la réalité révolutionnaire c'est tout simplement une malhonnêteté flagrante.




Ainsi dans "L'autogestion à la rescousse ..." on a le droit à un interminable procès condescendant de la classe ouvrière par un donneur de leçon suffisant (Henri Simon) dont la plus misérable falsification consiste à faire passer le coopérativisme pour l'autogestion. Le tour de passe-passe peut sans doute réussir avec un lectorat de vieux croûtons "gauche-communiste-post-bordiguistes" (on dispensera à nos lecteurs de faire des recherches sur cette mouvance sectaire tant ses dérapages théoriques nous mènent vers d'autres problématiques) mais pour le moindre lecteur averti, la pilule a du mal à être avalée :


Le 24 juillet, le conseil des minis­tres a dis­cuté et fina­lisé un projet de loi « Economie sociale et soli­daire (ESS) » modi­fiant le statut des scop (sociétés coopé­ra­tives ouvrières de pro­duc­tion) qui, en France définit le cadre juri­di­que des coopé­ra­tives, autre­ment dit la manière dont l’auto­ges­tion doit fonc­tion­ner sous le capi­tal. Ce projet qui devait venir en novem­bre devant le Parlement prévoit notam­ment les moda­lités selon les­quel­les les sala­riés d’une entre­prise pour­ront la repren­dre lors du décès du pro­priét­aire. Il n’est ni utile, ni néc­ess­aire d’entrer dans les détails de ce projet qui ne fait que com­pléter la lég­is­lation déjà exis­tante sur les coopé­ra­tives et favo­ri­ser la création d’une scop dans ces cir­cons­tan­ces pré­cises, d’autant plus qu’il peut être modi­fié lors de son vote.
Les coopé­ra­tives de pro­duc­tion ou de consom­ma­tion, agri­co­les ou indus­triel­les, sont par­fai­te­ment intégrées dans ce monde. Elles ne sont sou­vent qu’un cadre pra­ti­que pour cou­vrir une situa­tion proche de celle de n’importe quelle entre­prise capi­ta­liste et de plus leur impor­tance rela­tive face à la puis­sance des mul­ti­na­tio­na­les les relègue au rang de mar­gi­na­lités éco­no­miques.
Il ne s’agit même plus de cri­ti­que théo­rique de l’auto­ges­tion mais seu­le­ment de considérer ce qu’elles sont réel­lement dans le système capi­ta­liste et le rôle que leur prés­ence peut jouer eu égard à l’ensem­ble du système pro­duc­tif mon­dial. Deux exem­ples extrêmes per­met­tent de situer dans quel sens toute coopé­ra­tive peut ­évoluer.
 Effectivement, il ne s'agit même plus de critique théorique de l'autogestion (dont l'auteur s'est d'ailleurs dispensé de toute définition afin de ne pas s'enliser d'emblée dans une incohérence embarrassante pour la suite de sa démonstration), mais ce n'est pas non plus une critique de l'autogestion pratique puisque dans le coopérativisme capitaliste il n'y a pas un gramme d'autogestion. Confondre à ce point participation au capital et gestion de la production relève soit d'une incompétence flagrante dans l'analyse du coopérativisme soit d'une mauvaise fois à toute épreuve. Et d'enfoncer le clou en démontrant de quelle façon les directeurs des coopératives peuvent se montrer d'impitoyables exploiteurs :

Des grèves réc­entes en Italie ont révélé que tout le sec­teur logis­ti­que est sous forme de coopé­ra­tives, ce qui permet – un para­doxe quant au prin­cipe même de l’auto­ges­tion – de tour­ner tota­le­ment les lois sur le tra­vail et de garan­tir une exploi­ta­tion maxi­mum de la force de tra­vail. C’est tout simple, les quel­ques diri­geants majo­ri­tai­re­ment pro­priét­aires de la coopé­ra­tive, contrai­gnaient les pos­tu­lants sala­riés à être coopé­rateurs, ce qui les excluait de la condi­tion de sala­rié et des garan­ties et avan­ta­ges sociaux réservées aux sala­riés. Ceci permet une exploi­ta­tion sans limi­tes légales, puisqu’ils s’auto-exploi­tent comme tout « indép­endant ».

Bien, on a donc une "autogestion" mais pourtant l'auteur admet qu'il y a des dirigeants ce qui ne laisse aucune ambiguïté sur le paradoxe soulevé : comment autogérer en étant dirigé à la fois ? Qu'une critique du coopérativisme capitaliste soit construit sur des faits qui relèvent de l'exploitation est une chose, amalgamer cette forme de propriété du capital avec l'autogestion en est une autre.

Un autre exem­ple est donné par cette coopé­ra­tive que les milieux de l’auto­ges­tion citent sou­vent, l’espa­gnole Mondragon. C’est en fait un conglomérat de sous-trai­tants dis­persé dans le monde, qui n’a rien d’une coopé­ra­tive ; grâce à cette inter­na­tio­na­li­sa­tion, son chif­fre d’affai­res atteint envi­ron le mon­tant du seul budget de publi­cité d’un autre conglomérat inter­na­tio­nal, le chae­bol coréen Samsung. La faillite réc­ente de Fagor Electrodometicos, filiale de Mondragon, illus­tre la domi­na­tion capi­ta­liste sur les acti­vités des coopé­ra­tives.
On ne sait pas de quels "milieux de l'autogestion" parle l'auteur mais cela ne serait pas étonnant que cela vienne du confusionnisme altermondialiste, courant de l'autogestion qui est loin d'être majoritaire et qui surtout se caractérise par une certaine maladresse idéologique (on passera par exemple sur les pitreries altermondialistes d'un "Etat autogéré" (sic) car on a bien d'autres chats à fouetter ici) et qui saute sur la moindre illusion de l' "autogestion" publicitaire pour s'en faire un nouvel étendard vers la révolution : pourtant il n'y a pas plus d'autogestion à Mondragon qu'il n'y en a eu en Yougoslavie ou chez LIP. Tout cela relève du conte pour enfants.

On pour­rait mul­ti­plier à l’infini toutes les varia­tions capi­ta­lis­tes des coopé­ra­tives de par le monde, la pureté auto­ges­tion­naire étant peut-être seu­le­ment réservée à de très peti­tes scops, et encore dans cer­tains sec­teurs éco­no­miques spé­ci­fiques, celles qui ser­vent de sup­port à l’idéo­logie auto­ges­tion­naire. Cette idéo­logie ignore le fait simple que toute acti­vité éco­no­mique dans un monde capi­ta­liste est contrainte peu ou prou de se plier aux règles de fonc­tion­ne­ment de ce système. Bien que l’on dise que les coopé­ra­tives de toutes sortes regrou­pe­raient près de 10 % de l’acti­vité éco­no­mique en France et 2,4 mil­lions de tra­vailleurs, on ne dit jamais ce qui se cache der­rière ces chif­fres : beau­coup d’entre­pri­ses privées qui n’ont rien ou pres­que rien à voir avec les prin­ci­pes avancés de l’auto­ges­tion ­ou­vrière. On remet au goût du jour la coopé­ra­tive comme solu­tion de survie d’un système qui n’arrive à rés­oudre ses contra­dic­tions que pour tomber dans d’autres contra­dic­tions ; elle ne devrait pour­tant pas appa­raître comme la panacée à la lumière des réc­entes ten­ta­ti­ves de la pro­mou­voir sous le slogan de « reprise de l’entre­prise capi­ta­liste par ses tra­vailleurs ».

Ce qu' "oublie" ici notre donneur de leçon -qui commence d'ailleurs à douter lui même de l'assimilation entre coopérativisme et "autogestion ouvrière/pureté autogestionnaire"- c'est que les ouvriers engagés dans la reprise de leur entreprise ne le font pas à la "rescousse du capital" mais à la rescousse de leur propre survie dans un monde capitaliste qui se porte à merveille du point de vue des possédants des capitaux, un monde capitaliste qui n'a absolument pas besoin qu'une quelconque pratique "autogestionnaire" vienne à sa rescousse. Que des paumés de la révolution-prête-à-consommer fasse de la reprise ouvrière l'articulation mécanique obligatoire vers une transformation sociale dont ils ne comprennent pas le contenu est une chose, mais que cet auteur oublie l'essentiel de ce qu'il publiait dans l'après-68 dans "L'autogestion, l'Etat et la Révolution" nous inquiète quant à l'involution théorique qui doit dominer le réseau militant auquel il participe actuellement.

Trois exem­ples récents per­met­tent de se faire une idée des dif­fi­cultés que ren­contre l’enga­ge­ment dans cette voie de sau­ve­tage d’une entre­prise en dif­fi­culté ou d’une unité fermée pour cause de stratégie éco­no­mique d’une mul­ti­na­tio­nale.
Fralib à Gemenos près de Marseille. Seule une partie des sala­riés (77) occu­pent l’usine de condi­tion­ne­ment de thé et tisa­nes fermée depuis deux ans par le trust Unilever. Le projet de scop qu’ils vou­draient bien créer sup­pose la reprise d’une marque déposée par Unilever, mais la mul­ti­na­tio­nale refuse abso­lu­ment d’accéder à cette requête, même en sous-trai­tance.
Un des points par­ti­cu­liers de ce projet a été le rachat du ter­rain et des bâtiments de l’usine par la Communauté urbaine qui les met­trait à dis­po­si­tion de la future scop. Cette dis­so­cia­tion du capi­tal fixe et du capi­tal varia­ble va se retrou­ver dans la scop cons­ti­tuée suite à la mise en faillite de Seafrance.

Soit. Il y a dissociation entre le capital fixe et le capital variable lors de la reprise ouvrière de Fralib. Cela nous montre d'une part que si le capital subsiste c'est que l'autogestion généralisée n'existe pas et que la reprise ouvrière est conditionnée par une nécessité matérielle. D'autre part que si les formes de propriété du capital subsiste c'est que l'autogestion est ici une illusion puisque la finalité de la gestion ne sera pas l'organisation complète de la société par les travailleurs mais la nécessité au niveau de l'entreprise de participer aux impératifs du capital : c'est en définitive les marchés qui vont régner sur l'entreprise, et non pas les travailleurs.

Seafrance à Calais. Lors de la liqui­da­tion de Seafrance, entre­prise qui exploi­tait la liai­son Calais-Douvress, ses trois fer­ries ont été rachetés par Eurotunnel, un groupe qui exploite le tunnel sous la Manche, une filiale de fret, Europorte, et, suite à ce rachat, une bran­che de trafic mari­time. Mais cette acti­vité d’arma­teur a pris un caractère très spé­ci­fique : l’exploi­ta­tion des­dits navi­res pour le trafic trans­man­che a été confiée à une scop cons­ti­tuée par les anciens sala­riés de Seafrance sous le nom de MyFerryLink.
Cette scop a prospéré au point qu’en août 2013 elle pre­nait 11 % du trafic trans­man­che et le groupe Eurotunnel pre­nait alors plus de la moitié de ce trafic. C’est là que les choses se sont gâtées pour la scop. La Grande-Bretagne, pays de la libre concur­rence, met en fait des bar­rières à cette concur­rence pour la pro­tec­tion des intérêts du capi­tal bri­tan­ni­que. Une des com­pa­gnies de fer­ries, la plus concernée par cette concur­rence, P & O, et une autre danoise, DFDS Seaways (asso­ciée à l’arma­teur français Louis Dreyfus), ont intenté un procès à Eurotunnel devant la « Competition Commission » bri­tan­ni­que prét­endant que le rachat et l’exploi­ta­tion des navi­res de Seafrance met­trait Eurotunnel en posi­tion de quasi-mono­pole et pour­rait alors impo­ser des prix pré­ju­dic­iables aux uti­li­sa­teurs. Un pre­mier juge­ment leur a donné raison en ordon­nant à Eurotunnel de vendre deux navi­res sur trois sous peine de se voir fermer l’entrée du port de Douvres. C’est une situa­tion cornéli­enne car le juge­ment du tri­bu­nal de com­merce de Paris attri­buant les trois navi­res à Eurotunnel com­por­tait une clause lui inter­di­sant la vente des ­fer­ries.
Le 4 déc­embre, cepen­dant, la cour d’appel bri­tan­ni­que a auto­risé les fer­ries de la scop MyFerryLink à conti­nuer de relier Calais à Douvres. Mais toute l’affaire montre les limi­tes de l’uti­li­sa­tion de la forme coopé­ra­tive qui, dans ce cas, n’est fina­le­ment qu’un orga­nisme de ges­tion (d’auto­ges­tion bien par­ti­cu­lière) de la force de tra­vail pour le compte d’un capi­ta­liste.
Encore une fois on fait passer des scops pour de l'autogestion : si on travaille pour le capital, pour "un capitaliste", quelle est alors la marge d'autogestion ? Aucune. Il n'y a pas plus d'autogestion lorsque l'entreprise est soumise au dictat du capital qu'il n'y en a eu dans les entreprises yougoslaves soumise au dictat du plan étatique. L'auteur démontre ici lui même qu'il n'y a pas d'autogestion mais continue de le définir comme tel puisque, quelque part, sans doute au coeur des phantasmes altermondialistes, il a été informé qu'il s'agissait d'une authentique pratique autogestionnaire. L'auteur montre bien que cette expérience de reprise ouvrière n'était pas indispensable au capital qui a tout fait pour l'éliminer par la voie juridique mais cependant il persiste à nous persuader que cette reprise vient à la rescousse d'un capitalisme qui ne se porterait ni mieux ni moins bien sans elle (ou plutôt qui se porterait mieux au regard de l'activité hostile des autres capitalistes).

Goodyear à Amiens. Une opé­ration du même genre est tentée pour l’usine de pneu­ma­ti­ques Goodyear d’Amiens. Là aussi, une scop repren­drait la fabri­ca­tion des pneus agri­co­les, à condi­tion que Goodyear lui cède ou la marque ou la sous-trai­tance. Bien sûr, comme dans le cas de Fralib, le trust s’y oppose et les choses tour­nent autour de batailles juri­di­ques comme dans le cas antérieur de l’usine Continental près de Compiègne. De toute manière, si cette solu­tion pou­vait se mettre en place, la scop ne serait qu’un maillon dans le giron d’un groupe capi­ta­liste puis­sant qui impo­se­rait l’ensem­ble des fac­teurs éco­no­miques dét­er­minant, au final, les condi­tions de ges­tion de la force de tra­vail. Les décisions des « coopé­rateurs » seraient entiè­rement dét­erminées par des fac­teurs extérieurs aux mains du capi­tal, à l’excep­tion de quel­ques moda­lités sans influence réelle sur les condi­tions d’exploi­ta­tion. Ces exem­ples mon­trent que le sort d’une coopé­ra­tive repre­nant une acti­vité quel­conque et que la réalité quel­que peu fal­la­cieuse d’une telle voie, pré­conisée très timi­de­ment par le projet de loi « Economie sociale et soli­daire », ne sont qu’un replâtrage poli­ti­que face à l’énormité de la crise du capi­tal.
Une fois de plus, la reprise ouvrière, la gestion par une scop au fonctionnement gestionnaire bien éloigné de l'autogestion ouvrière, bute sur l'hostilité du capital, pourtant cette même même reprise ouvrière qui vient "à sa rescousse". A force de voir le capital comme une princesse qu'il faut secourir l'auteur n'en voit ni les contradictions ni les impératifs immédiats pourtant incarnés ici dans l'hostilité entre la scop et le trust. Pourtant à nouveau l'auteur admet, contre lui même, qu'il ne s'agit pas ici d'autogestion puisqu'au final, encore une fois, " la scop ne serait qu’un maillon dans le giron d’un groupe capi­ta­liste puis­sant qui impo­se­rait l’ensem­ble des fac­teurs éco­no­miques dét­er­minant (...) les condi­tions de ges­tion de la force de tra­vail". C'est avec une certaine satisfaction qu'on laissera donc là cet incroyable pamphlétaire dans les contradictions dans lesquelles il s'enlise lui même.

Cependant à aucun instant il ne se risque dans son audacieux exposé à tenter la moindre définition de l'autogestion (on comprend pourquoi d'une certaine façon). Il n'y a pas plus d'autogestion dans les exemples dénoncés par Henri Simon qu'il n'y a de socialisme chez F. Hollande ou de communisme en Corée du Nord. Lorsque c'est la propriété du capital qui est aux mains des ouvriers sous la forme d'un coopérativisme capitaliste cela n'est donc pas de l'autogestion. Lorsque l'entreprise est sous le "contrôle" des travailleurs afin de produire sous la contrainte d'un marché ou d'une bureaucratie cela n'est pas de l'autogestion.
L'autogestion est généralisée ou bien elle n'est pas, elle ne laisse rien subsister au-dessus d'elle : ni loi des marchés ni planification bureaucratique, ce n'est ni une "autogestion d'entreprise" ou une "autogestion fédérale", elle est le dépassement et l'abolition de toute séparation (entreprises, branches, région, nations), elle n'est ni un fédéralisme ni un centralisme mais un rapport organique vivant qui est en soi une négation du marché : le "marché de l'emploi" qui implique le salariat, les "marchandises" qui impliquent de produire pour le commerce et non pour la satisfaction des besoins sociaux. L'autogestion générale ou "autogestion sociale" implique l'administration de l'ensemble de l'activité sociale humaine. Si l'entreprise est la base de l'exploitation capitaliste subie par les travailleurs ceux ci ne sauraient s'y enfermer afin de produire en concurrence avec les autres entreprises ce qui continuerait à impliquer le même rapport au capital que la gestion patronale ou bureaucratique. Ils ne sauraient s'y enfermer également parce que c'est l'ensemble de la société mondiale qui est à administrer (quartiers d'habitation, espaces sociaux, etc) et parce que l'affrontement avec le capital nécessitera un pouvoir ouvrier absolu, un pouvoir de classe, principe démocratique des conseils de travailleurs : la gestion ouvrière. La gestion ouvrière ne peut pas nier la nécessité de l'opposition avec l'Etat capitaliste, elle en est la négation politique. Avec la disparition des classes sociales la gestion ouvrière devient alors autogestion généralisée : le pouvoir ouvrier est alors sa propre négation, en abolissant l'existence des classes sociales, de la bourgeoisie et de la classe ouvrière, elle réalise son auto-suppression.


De surcroît l’autogestion sociale n’est pas une autogestion de l’appareil de production capitaliste. Circonscrire l’autogestion aux entreprises, à une somme d’entreprises, c’est faire l’impasse sur l’obsolescence de l’appareil de production capitaliste : des productions entières du capitalisme mondial disparaîtront (armement, nucléaire, bien entendu, mais pas seulement). C’est également la façon de produire qui changera : les outils de production ne sont pas neutres et sont le produit de l’exploitation capitaliste, de l’extorsion maximale de la plus-value et donc de l’usure optimale du travailleur. C’est également la séparation/concentration géographique des lieux de production qui s’ « éteindra » : les lieux de production seront au service de la communauté humaine et non plus l’inverse. Les travailleurs et les travailleuses ne seront plus asservis à une entreprise ou à une production spécifique par crainte du chômage ou par manque de « spécialisation ». En outre la disparition radicale de la concurrence économique -et des marchés- illustrent également la fin des entreprises-casernes, la guerre économique n’a plus de raison d’être, les travailleurs du monde se coordonnent pour établir une comptabilité et une planification qualitative et quantitative communes basées sur les calculs des unités de production et/ou de consommation. L’Etat-nation, base contradictoire du développement capitaliste, s’éteint car il a été combattu politiquement par les conseils ouvriers et par l’obsolescence de la concurrence internationale. Dans un même mouvement, d’une dimension sociale globale, s’éteignent les Etats, les bureaucraties, les nations, les classes sociales et les entreprises.

Cependant à la lecture du texte « L’Autogestion à la rescousse du capital », on ne saurait rendre seul responsable l’ancien mouvement ultragauchiste de ses interprétations fantaisistes de l’autogestion. L’ultragauchisme-qui-tourne-en-rond d’Henri Simon se nourrit depuis des lustres (en gros depuis l’apparition parasitaire sur le créneau de l’autogestion falsifiée des « pablistes » -une tendance du trotskisme- puis du parti institutionnel PSU, en France du moins) des interprétations d’une gauche qui n’a jamais était capable de saisir l’essence de l’autogestion. Effectivement c’est un courant politique aujourd’hui incarné par toute une tendance de la sphère altermondialiste et qui se caractérise par : 

     -Le souci de se raccrocher à des mythes autogestionnaires afin de proclamer « vous voyez cela a réussi on peut y arriver »,


-     -De développer des théories bancales de « double-pouvoir » et d’autogestion dans un cadre étatique afin de rendre plus plausible la construction de leurs mythes.

Un texte récent illustre à merveille cette illusion autogestionnaire altermondialiste. Richard Neuville, dont l’exploit théorique permanent est d’arriver à concilier les pouvoirs militaristes déguisés en anti-impérialisme de pacotille- avec les expériences de cogestions ouvriers-Etat en une vaste mythologie autogestionnaire, en est l’auteur. Ainsi la publication de sa récente Typologie d’expériences autogestionnaires en Amérique latine et indienne et leur rapport au pouvoir est instructive à bien des égards afin de comprendre en quoi certains altermondialistes maintiennent la confusion quand à la nature même de l’autogestion.

L’analyse de P. Neuville s’appuie sur l’énonciation de pratiques de gestion communautaire qui «  ont suscité pas mal de débats sur la valorisation de l’autonomie et ont donné lieu à l’expression et à la conceptualisation du contre-pouvoir (Hardt – Negri : 2002), de l’anti-pouvoir (J. Holloway : 2002) et du pouvoir populaire comme faisant partie d’une stratégie de contrôle de l’Etat avec les changements politiques (A. Borón : 2001), des formes de double-pouvoir sont également à l’œuvre. » On entrevoit dès le début le caractère cogestionnaire « travailleurs-Etat » qui forme le projet porté par cette tendance politique. 

Cette tendance politique nie l’autonomie ouvrière systématique, il ne s’agit pas pour elle que la classe ouvrière trouve elle-même la voie de sa propre émancipation mais qu’elle lui soi transmise par en haut. Or il n’y pas d’autogestion, pas de gestion ouvrière, sans autonomie ouvrière. Et l’autonomie ouvrière ne se décrète pas, pas plus que l’autogestion. Cette « autogestion » réformiste des altermonidialistes pose alors le problème de la participation du prolétariat à son émancipation. Non seulement cette « autogestion » sous contrôle de l’Etat enferme les travailleurs dans leurs entreprises (ou leur coopérative de consommation) -ce qui alors ne remet nullement en cause le caractère concurrentiel, national ou international, du capitalisme-, mais de surcroît elle fait des travailleurs les spectateurs de leur émancipation -tronquée car limitée au domaine de la gestion d’entreprise- laissant ainsi le champs aux « spécialistes » de l’émancipation d’assoir leur pouvoir sur la classe ouvrière. L’autogestion est le produit de la conscience de classe, c'est-à-dire l’expression pratique de l’autonomie ouvrière, ainsi elle ne saurait attendre les décrets émancipateurs de tel ou tel pouvoir « bolivarien » en Amérique latine, penser le contraire ce serait penser que l’Etat « bolivarien » est un Etat neutre et non pas l’organisation politique de la mise en valeur du capital national. Que l’Etat chaviste cherche, dans la cogestion avec les travailleurs, à court-circuiter le patronat réactionnaire afin de renforcer son pouvoir est une chose, appeler cela de l’autogestion en est une autre. La cogestion est l’ennemie ultime de l’autogestion (différentes formes de cogestion Etat-travailleurs -Yougoslavie, Algérie,…- fera l’objet ultérieurement d’une critique plus approfondie) et l’on comprend bien pourquoi cette cogestion est une revendication des corporatistes et des fascistes de tous poil).


L’Etat est devenu propriétaire des entreprises et a cédé 49 % des parts à des coopératives créées par les travailleurs, comme INVEPAL (papier) et INVEVAL (valves pour l’industrie pétrolière) mais la cogestion entre l’Etat et les coopératives des travailleurs s’avère compliquée. L’Etat a nationalisé les entreprises de télécommunications (CANTV),  d’électricité (Electricidad de Caracas), de distribution alimentaire (Lacteos Los Andes cimenterie (Lafarge-France, Holcim-Suisse et Cemex-Mexique) et nationalise l’entreprise de sidérurgie SIDOR, La Banque du Venezuela, etc. mais le plus souvent, la gestion s’exerce sans contrôle réel des travailleurs. 500 entreprises ont été récupérées par les travailleurs, dont une centaine nationalisées.


C’est le flou le plus complet. Comme l’ultragauchiste H Simon, R. Neuville admet que partout il n’y a pas véritablement d’autogestion et que règne plutôt la « cogestion », qui est une vaste foutaise reprise de tout temps par le « syndicalisme jaune » pro-patronal en Europe, et par son équivalent en Amérique latine : l’idéologie bourgeoise « solidariste » (sûrement une façon d’exprimer, là aussi, que les ouvriers doivent être « solidaires » de leurs patrons, c'est-à-dire docile dans l’exploitation).

Tout n’est pas à jeter cependant dans ce catalogue des typologies, non pas dans le sens où les expériences cataloguées sont des pistes vers l’émancipation sociale, mais simplement parce qu’il ne nous est que possible de constater que certaines formes de contestation ou gestion prolétarienne à l’intérieur du capital sont le produit d’une survie nécessaire face à la destruction sociale opérée par l’irrationalité des marchés ou les techniques de développement des profits.


En mai 2010, le Plan Guyana socialiste 2009-2019 fait passer toute l’industrie extractive et métallurgique sous l’appellation d’« autogestion sous contrôle ouvrier ». 

Le « Plan Guyana socialiste » est une appellation bien séduisante sous la plume de R. Neuville et pourrait faire croire que l’ensemble du plateau des Guyanes d’Amazonie est tombée sous un processus socialiste, la réalité est beaucoup moins séduisante lorsque l’on sait qu’il ne s’agit que d’une directive chaviste visant à mettre à la tête de la production minière un ensemble de bureaucrates syndicaux sûrement bien plus dociles que le patronat fascisant vénézuélien. Lorsqu’on apprend de surcroît que seules un tiers des entreprises devra être sous « contrôle ouvrier » face à la concurrence du privé et des entreprises nationales, le mystère de l’auto-exploitation derrière ce « plan Guyana » est alors vite percé.
D’une autre façon le cas d’Euzkadi-Continental au Mexique illustre cette confusion reprise sous la plume de l’ultragauchisme essoufflé de certains puisqu’on y apprend que cette « autogestion » ne fut rien d’autre qu’une mise en coopérative des travailleurs (pourquoi pas, mais c’est un autre sujet) mais « en 2008, devant la crise économique, TRADOC doit s’associer avec deux entreprises mais conserve la majorité des parts. » … où l’on apprend, encore une fois que l’autogestion n’est pas une appropriation sociale de la production/distribution et une gestion démocratique de l’ensemble de la vie sociale, mais une seule question de propriété et possession de « parts ».

Il nous restera à discuter des exemples de gestion directe d’entreprises par les travailleurs au Brésil et en Argentine, mais également d’essayer de déceler des prémisses de pouvoir "par la base" à Oaxaca [2]. Apprendre à "gérer" aujourd'hui à petite échelle pour gérer à grande échelle demain ? Cela ne va pas mécaniquement de soi, ne nous faisons pas d'illusion. Ici ou ailleurs, c'est à un processus d'ensemble, dépassant fédéralisme et centralisme, que nous continuerons de définir l'autogestion sociale. Le débat reste ouvert, encore faut-il le faire sur des bases claires.


[1] Un autre texte tout aussi aberrant a circulé également sur le web, Pour un réseau communiste antigestionnaire, issu d'une mouvance de l'indéfinissable "communisation" et dont l'exploit réside ici dans le fait  d'amalgamer tout et son contraire afin de jeter le bébé autogestionnaire avec l'eau du bain cogestionnaire, sans que pourtant le bébé n'y est jamais mis les pieds ...

[2] Nous utilisons le terme "ultragauchiste" non pas dans le sens des gauches radicales germano-hollandaises mais pour définir cette mouvance de la surenchère idéologique qui est apparue dans les années 70 comme négation des concepts acquis (conseils ouvriers, autogestion, ...) afin de brasser du vent en l'absence de réalité pratique.

[3] Qu'on ne s'y trompe pas pourtant : notre objectif n'est pas de décerner des "bons points" d'autogestion à des événements actuels ou historiques, mais bien d'éclaircir les choses afin de poser les bases d'un débat global sur l'autogestion sociale.

A suivre :
Les nouvelles aventures de l'autogestion (publication en mai 2014)

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