mercredi 30 octobre 2013

Le Front National contre les ouvriers - Derrière Le Pen, le patronat

 Marine Le Pen, le FN et le monde ouvrier : une histoire tumultueuse

Hier, la candidate était en déplacement à PSA-Sochaux. Son opération séduction s'inscrit dans une longue histoire de tentatives ratées pour implanter le FN dans les usines. 

Prise de conscience ou offensive ? Ces derniers jours, la tension est montée entre Marine Le Pen et les syndicalistes. La CGT était des contre-manifestants lors du meeting frontiste de Marine Le Pen à Saint-Denis. Jean-Claude Mailly (secrétaire-général de Force Ouvrière) a mis en cause le "national-socialisme" du Front national. Les salariés de Pétroplus reçoivent les candidats à l'élection présidentielle, hormis la candidate du FN qu'ils ne veulent pas entendre parler. Ces divers faits se rejoignent dans une vieille histoire : celle des tumultueuses  relations entre Front national et syndicalisme. Par-delà, c'est de la stratégie sociale du FN dont il s'agit.


L'impossible équation

En France, le logo du FN a d'abord été, dès 1970, celui de l'Union Générale du Travail, le syndicat créé par le mouvement néo-fasciste Ordre Nouveau. En 1972, quand ce dernier décide de s'élargir en fondant le FN, le rapport de création du nouveau parti intègre les dimensions sociales et syndicales du combat politique. Responsable de ce rapport, François Duprat y certifie que l'accentuation de l'emprise des financiers sur l'économie devrait engendrer des troubles sociaux bénéfiques à l'extrême droite. "La popularisation des luttes de contestation sociale doit être une des tâches essentielles", assure-t-il, le développement de la crise offrant la possibilité de proposer des solutions radicales aux masses, alors que les commerçants, artisans et paysans sont d’ores et déjà des secteurs anti-communistes.
Sur le plan pratique, l'idée centrale est alors d'investir les syndicats hostiles au Parti communiste français que sont FO et la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC), d'y démontrer que les nationalistes soutiennent les justes protestations sociales, puis de réunir les "fractions" ainsi constituées au sein d'une grande centrale syndicale.

Une image réactionnaire antisociale

Cependant, la déclaration d'intention des premiers candidats frontistes se contente d’affirmer que la condition des travailleurs ne doit être vue ni sous l’angle "d’un patronat fasciné par le profit… ni celui de syndicats professionnels de la lutte de classe… ni celui de technocrates abstraits". A ne vouloir fâcher personne, on ne parle ainsi à aucune catégorie sociale...
Par ailleurs, la sociologie des candidats FN aux élections de mars 1973 complexifie la mise en place des principes énoncés. Ils sont à 57% des patrons d’industrie et du commerce, des cadres ou professions libérales (contre 11% au PCF à cette date), et 3% d’entre eux sont des ouvriers. Le FN n'a donc pas en interne de quoi fournir des militants syndicaux.
Le manque de militants des classes populaires et l'obsession anti-communiste vont se conjuguer pour bloquer le FN sur le créneau de l'opposition systématique aux mouvements de grève, lui donnant une image réactionnaire antisociale. Lorsque le parti perce sur la scène électorale nationale aux européennes de 1984 (11% des suffrages), seuls 9% des ouvriers ont voté pour lui contre 21% des commerçants et artisans.

Mathématiques souterraines

Cahin-caha, le FN va tenter de s'implanter dans le monde du travail selon les évolutions des données d'études électorales. En 1985 est mise en place la structure Entreprise Moderne et Liberté en direction des "petits patrons". Même ici c'est la politique des petits pas : l'EML n’utilise le logo frontiste qu’à partir de 1988 et, comme l'essentiel des structures parafrontistes, est surtout une coquille vide. La première tentative de création d’une section d’entreprise ne se situe qu’en 1987.
Cependant, en 1995, 30% des ouvriers, 25% des chômeurs et 18% des employés ont voté pour Jean-Marie Le Pen à l'élection présidentielle. Conséquemment, sous la haute main de Bruno Mégret, le parti prend un virage social et tente une nouvelle approche du monde syndical. Au nom de cette évolution sociologique, Roland Gaucher (vieux cadre du parti et ancien de la Collaboration) en appelle à une toute nouvelle politique... c'est-à-dire la pénétration de FO et de la CFTC. Bruno Mégret va tracter à la sortie d'une usine.

L'OPA échoue

Le "Mouvement pour une éducation nationale" tente de pénétrer les syndicats d’enseignants et de parents d’élèves. Le "Renouveau étudiant" tente de s'implanter dans les campus, mais pour cela accorde son étiquette et son matériel à tous les groupes étudiants, quitte à ce qu'ils soient très excessivement radicaux... Outre la création de syndicats frontistes, une tentative de pénétration est enfin réalisée dans la CFTC, trente ans après l'avoir théorisée.
Néanmoins, la méconnaissance de ce terrain est telle que l'offensive ne supporte pas la contre-attaque des syndicats : les listes syndicales frontistes pour les élections professionnelles, les dépôts des statuts des syndicats, sont juridiquement si mal ficelés qu’un déluge d’interdictions s'abat.
Au bout du compte, la tentative proclamée d'une OPA sur le monde des travailleurs n'a pas d'effet sur le paysage syndical et n'est un succès qu'en tant que campagne interne de Bruno Mégret au sein du parti. A l'époque, pour nombre de cadres, c'est bien là l'essentiel. Près de dix ans après, le FN, autour de Marine Le Pen, allait une seconde fois rompre avec le libéralisme.

Le zéro et l'infini

Les deux dernières présidentielles ont vu le FN passer d'un résultat inespéré (la qualification au second tour en 2002 avec 17% des voix) à un score médiocre (les 10% obtenus en 2007). Les ouvriers constituèrent la catégorie sociale où Jean-Marie Le Pen résistait le mieux (y passant de 23% à 16%). Face à la promesse sarkozyste de "travailler plus pour gagner plus", Jean-Marie Le Pen décrochait franchement chez les travailleurs indépendants (de 22% en 2002 à 9% en 2007) et endurait une chute chez les chômeurs (de 20% en 2002 à 11% en 2007).
Qu'en est-il du "nouveau" Front national, celui de Marine Le Pen ? Au niveau structurel, pour l'instant, seul a été mis en place un Cercle national de défense des travailleurs syndiqués… en charge de combattre l’action subversive des syndicats. Est-ce à dire que le FN n'aurait pas tenu compte des fautes tactiques commises durant toutes ces années ?
En fait, Marine Le Pen s'adresse  au monde du travail en passant par-dessus l'univers syndical. Car si la France est de longue date un pays avec une faible tradition d'encartement syndical où les syndicats peuvent néanmoins encadrer de puissants mouvements sociaux, la dérégulation du marché du travail nourrit le parti national-populiste.
L’équarrissage des classes moyennes, le remplacement des contrats à durée indéterminée par une normalisation du travail précaire et le nomadisme contraint des actifs, empêchent tout à la fois la syndicalisation des travailleurs (pourquoi se syndiquer quand on est que de passage dans une entreprise ?) et nourrissent un désir de politique volontariste et autoritaire dont le Front National est le réceptacle.

S'adresser aux jeunes et aux femmes

Les effets peuvent se conjuguer : les jeunes sont à la fois moins marqués par "les tabous de l'Histoire" et nettement plus soumis à la précarité (en 2003 dans le secteur public 40% des moins de 29 ans étaient contractuels contre 14% de l'ensemble des travailleurs du public ; en 2009, 46% des moins de 25 ans étaient en emploi temporaire et 22% au chômage).
Au sein du FN, les marinistes ont souligné que le choix d'une femme permettrait de mieux s'adresser à une partie féminine de l'électorat assez rétive au vote FN jusque là (14% en 2002 et 9% en 2007). Il s'avère aussi que les femmes représentent 85% des temps partiels dans le tertiaire et 75% dans l'industrie. L'électorat populaire féminin offre probablement aujourd'hui des possibilités non négligeables de progression du vote FN – entre autres catégories.
Autrement dit, les appels conjoints à l'endiguement du vote FN et à la poursuite de la déstructuration du marché du travail, tels que prodigués par divers libéraux, s'annulent l'un l'autre, voire relèvent de la publicité involontaire pour le parti lepéniste. Étant donné l'état social de la France, ceux qui souhaitent répondre au FN  ne peuvent pas non plus se contenter de l'argumentaire "antifasciste", mais doivent d'abord faire l'effort de l'analyse et de la déconstruction de son programme socio-économique (ce que pour l'instant, face à Marine Le Pen, quasiment seule la journaliste Anne-Sophie Lapix a entrepris et réussi).
Il serait certes déraisonnable de pronostiquer quelque résultat que ce soit pour les présidentielles 2012. En revanche, à l'observation comparée des évolutions de la sociologie du travail et de la sociologie électorale, à la réflexion quant à l'évolution socio-économique en cours, il est rationnel d'envisager que l'histoire du lepénisme puisse être devant nous.

Nicolas Lebourg

Source: http://tempsreel.nouvelobs.com/l-observateur-du-lepenisme/20120118.OBS9107/marine-le-pen-le-fn-et-le-monde-ouvrier-une-histoire-tumultueuse.html