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| Manifestation spontanée des ouvrières du textile en grève - Bangladesh, janvier 2019 | 
La question de l’organisation et de la spontanéité a 
toujours été posée au sein du mouvement ouvrier comme un problème de 
conscience de classe, lié aux rapports de la minorité des 
révolutionnaires avec la grande masse d’un prolétariat imbu d’idéologie 
capitaliste. Tout portait à croire, disait-on, que la conscience 
révolutionnaire fût le propre seulement d’une minorité, laquelle, en 
s’organisant, l’entretiendrait et la traduirait en actes. Quant aux 
masses ouvrières, ce n’est que contraintes et forcées qu’elles 
passeraient à l’action révolutionnaire. Lénine envisageait cette 
situation avec optimisme. D’autres, à l’instar de Rosa Luxemburg, 
étaient d’un avis tout différent. Le premier visant à instaurer une 
dictature de parti, accordait une primauté absolue aux questions 
d’organisation. A l’inverse, Rosa Luxemburg, voulant parer au danger 
d’une nouvelle dictature sur les travailleurs, mettait l’accent sur la 
spontanéité. Ils étaient toutefois persuadés l’un comme l’autre que si 
dans certaines conditions, la bourgeoisie déterminait les idées et le 
comportement des masses laborieuses, dans d’autres conditions, une 
minorité révolutionnaire pourrait en faire autant. Mais, à l’époque même
 où Lénine considérait cela comme un facteur on ne peut plus favorable à
 la réalisation du socialisme, Rosa Luxemburg ne cachait pas ses 
craintes de voir une minorité quelconque, ayant accédé à la position de 
classe dominante, penser et agir à la manière exacte de la bourgeoisie 
d’hier.
A là base de cette attitude se trouvait, dans les deux 
cas, la conviction que le développement économique du capitaliste 
obligerait les masses à se dresser contre le système. Lénine, tout en 
tablant dessus, craignait les révolutions d’origine spontanée. Aussi, 
pour justifier la nécessité d’une intervention consciente dans des 
mouvements de ce type, il invoquait le degré d’arriération des masses 
prolétariennes qui faisait de la spontanéité un élément sans doute 
important, mais destructif et non point constructif. Plus le mouvement 
spontané se révélait puissant, plus donc il était indispensable de 
l’encadrer et de le diriger, cette mission incombant, selon Lénine, à un
 parti hiérarchisé et agissant en fonction d’un plan d’ensemble. Il 
fallait en quelque sorte défendre les ouvriers contre leurs propres 
impulsions, faute de quoi, en raison de leur ignorance, ils courraient à
 la défaite et, consumant en vain leurs forces, fraieraient la voie à la
 contre-révolution.
Rosa Luxemburg soutenait une conception opposée, certaine
 comme elle l’était que la contre-révolution habitait déjà les 
organisations et les instances traditionnelles et risquait fort de se 
propager au sein du mouvement révolutionnaire lui-même. Elle espérait 
que les mouvements spontanés viendraient mettre un terme à l’influence 
de ces organisations qui n’aspiraient qu’à une chose 
: centraliser le pouvoir dans leurs mains. Bien qu’aux yeux de Luxemburg
 comme à ceux de Lénine, l’accumulation du capital fût par excellence un
 processus générateur de crises, la première tenait les crises pour un 
phénomène infiniment plus catastrophique que le second ne le croyait. 
Pour elle, plus une crise aurait des effets dévastateurs, plus amples et
 plus vigoureuses seraient les actions spontanées ; moindre aussi serait
 la nécessité d’une orientation consciente des luttes et de leur 
direction centralisée, le prolétariat ayant dans un tel cas des 
possibilités plus grandes d’apprendre à penser et à agir conformément à 
ses besoins historiques. Selon Rosa Luxemburg, les organisations 
devaient se borner à déclencher l’essor des forces créatrices inhérentes
 aux actions de masse pour se fondre ensuite dans les tentatives 
indépendantes du prolétariat cherchant à jeter les bases d’une société 
nouvelle. Cette conception présupposait non une conscience 
révolutionnaire, à la fois tranchée et omnisciente, mais une classe 
ouvrière hautement développée, capable de mettre au service de la 
société socialiste et l’appareil productif et ses aptitudes propres.
Les petites organisations ouvrières insistaient 
volontiers sur le rôle du facteur de la spontanéité. Ainsi des 
syndicalistes révolutionnaires français, et du théoricien Georges Sorel,
 qui voyaient dans la grève spontanée et sa systématisation le grand 
moyen d’apprentissage de la révolution sociale. Mais. par là, ces 
organisations ne faisaient que rationaliser leur faiblesse. Ne sachant 
comment transformer la société, elles laissaient à l’avenir le soin de 
résoudre le problème. Telle perspective n’était pas sans fondement, eu 
égard au développement de facteurs comme les progrès rapides de la 
technologie, la concentration et la centralisation du capital allant de 
pair avec l’essor de la production, la fréquence accrue des conflits 
sociaux, etc. Mais, en vérité, c’était là un simple espoir, destiné 
surtout à compenser la faiblesse de ces organisations et l’incapacité où
 elles se trouvaient d’agir efficacement. En invoquant la spontanéité, 
on cherchait à donner un tant soit peu de 
« réalité » à une mission qu’elles étaient bien en peine de remplir, à 
excuser leur inactivité forcée, à justifier leur intransigeance.
Quant aux grandes organisations, elles avaient tendance à
 faire fi de la spontanéité. Trouvant dans leurs succès des raisons de 
se montrer optimistes, elles ne songeaient guère au concours que des 
mouvements spontanés seraient susceptibles de leur apporter à une date 
peut-être lointaine encore. Leurs dirigeants soutenaient ou bien que 
seule la force organisée est capable de vaincre la force organisée, ou 
bien que la voie de l’action quotidienne, sous la direction du parti et 
des syndicats, amènerait un nombre d’ouvriers toujours plus grand à 
prendre conscience de la nécessité inéluctable de changer les rapports 
sociaux existants. Pour eux, croissance régulière des organisations et 
développement de la conscience de classe étaient une seule et même chose
 et, à certains moments, ils caressaient l’idée de voir un jour ces 
organisations englober la classe ouvrière dans son ensemble.
Cependant, toutes les organisations ouvrières doivent 
s’insérer dans les structures sociales. Loin de jouir d’une 
« indépendance » absolue, elles sont déterminées par la société et la 
détermine à leur tour. Au sein du capitalisme, aucune organisation ne 
peut durablement faire preuve d’un anticapitalisme intransigeant. L’ 
« intransigeance » est le fait d’une activité idéologique limitée et 
l’apanage de sectes et d’individus isolés. Lorsqu’elles veulent acquérir
 une importance au niveau de la société globale, les organisations 
doivent se rallier à l’opportunisme tant pour affecter le processus de 
la vie sociale que pour atteindre leurs objectifs propres.
Opportunisme et « réalisme » sont apparemment une seule 
et même chose. Le premier ne saurait être vaincu par des groupes 
radicaux, dont l’idéologie attaque de front les rapports sociaux 
existants sous tous leurs aspects. Il est impossible de rassembler petit
 à petit les forces révolutionnaires dans le cadre d’organisations 
puissantes, prêtes à passer à l’action le moment venu. Toutes les 
tentatives esquissées en ce sens ont échoué. Seules ont pu prendre une 
importance quelconque les organisations qui ne gênaient pas la bonne 
marche de l’ordre établi. Chaque fois qu’elles ont pris pour point de 
départ un corps d’idées révolutionnaires, leur croissance a engendré par
 la suite une antinomie grandissante entre l’idéologie et la fonction 
pratique. Opposées au capitalisme, mais aussi organisées en son sein, 
elles n’ont pu éviter de soutenir leurs adversaires. Après avoir résisté
 victorieusement aux assauts de leurs rivaux politiques, elles ont fini,
 en raison de leurs propres succès, par succomber aux forces du 
capitalisme.
Voici donc le dilemme que les groupements d’inspiration 
radicale affrontent inévitablement 
: pour avoir un écho suffisant au niveau de la société globale, les 
actions doivent être organisées ; mais les actions organisées se 
transforment en moyens d’intégration au capitalisme. Désormais, tout se 
passe comme si pour pouvoir faire quelque chose, il fallait faire le 
contraire de ce qu’on voulait, et comme si pour ne pas faire de faux 
pas, il fallait ne rien faire du tout. Est-il sort plus lamentable que 
celui du militant aux idées radicales qui se sait utopiste et va d’échec
 en échec? Aussi, par un réflexe d’autodéfense, le radical, sauf s’il 
est un mystique, place toujours la spontanéité au premier plan, tout en 
restant plus ou moins convaincu en son for intérieur que c’est un 
non-sens que cela. Mais son obstination semble indiquer qu’il ne cesse 
jamais de percevoir quelque sens caché dans ce non-sens.
Le fait de se réfugier ainsi dans l’idée de spontanéité 
dénote une inaptitude réelle ou imaginaire à constituer des 
organisations efficaces et un refus de s’opposer de manière 
« réaliste » aux organisations en place. En effet, pour combattre avec 
succès ces dernières, il faudrait créer des contre-organisations dont 
l’existence, en soi, irait à l’encontre de leur raison d’être. Opter 
pour la 
« spontanéité », c’est donc une façon négative d’aborder le problème de 
la transformation sociale ; toutefois, mais seulement dans un sens 
idéologique, cette attitude a des aspects positifs, étant donné qu’elle 
implique un divorce mental d’avec le type d’activités qui tendent à 
renforcer l’ordre établi. Aiguisant la faculté de critique, elle mène à 
se désintéresser d’entreprises futiles et d’organisations dont on ne 
peut plus rien attendre. Elle permet de distinguer l’apparence d’avec la
 réalité ; bref, elle est liée à l’orientation révolutionnaire. Puisque 
d’évidence certaines forces, organisations et rapports sociaux sont 
voués à disparaître et que d’autres tendent à les remplacer, ceux qui 
tablent sur l’avenir, sur les forces en gestation, mettent l’accent sur 
la spontanéité ; en revanche, ceux qui se rattachent étroitement aux 
forces du vieux monde insistent sur la nécessité de l’organisation.
Il apparaît à l’examen, même superficiel, que toute 
organisation importante, quelle que soit son idéologie, contribue à 
maintenir le statu quo ou, dans le meilleur des cas, à promouvoir un 
développement des plus limités, dans le cadre des conditions générales 
caractérisant une société déterminée à une époque donnée. Le terme de 
statu quo permet assez bien de tirer au clair le concept d’immobilisme 
dans le changement. Il est possible de l’utiliser en faisant totalement 
abstraction de ses implications philosophiques, à la manière de 
n’importe quel autre instrument d’analyse. Si transformées quelles 
puissent être en effet, les conditions précapitalistes sont intégrées 
aux conditions capitalistes et, de la même façon, les conditions 
postcapitalistes se manifestent sous une forme ou sous une autre au sein
 du capitalisme. C’est là chose évidente mais concernant l’évolution 
sociale en général ; or l’activité pratique des hommes sépare 
continuellement le général d’avec le spécifique, bien que l’un et 
l’autre soient en fin de compte indissociables.
Quand on parle ici de statu quo, c’est par rapport à la 
société capitaliste, et donc par rapport à une période historique au 
cours de laquelle les ouvriers, dans le cadre d’une interdépendance 
sociale complexe, se trouvent séparés des moyens de production et, par 
voie de conséquence, asservis à une classe dominante. Les traits 
distinctifs du pouvoir politique sont fonction des traits distinctifs du
 pouvoir économique. Tant que la vie sociale reste déterminée par la 
relation capital-travail, la société demeure, inchangée, sur le plan 
fondamental, quand bien même elle se montrerait changée sur d’autres. Le
 capitalisme du laissez-faire, celui des monopoles, ou encore le 
capitalisme d’État, sont autant de stades évolutifs au sein du statu 
quo. Sans contester l’existence de différences entre ces stades, il est 
nécessaire de faire ressortir leur identité de base et, en s’opposant à 
leurs caractéristiques communes, de s’opposer non seulement à l’un ou à 
l’autre, mais aussi à tous simultanément.
Du point de vue des classes dominées, conditionné par 
l’époque, le développement ou le progrès élémentaire dans le cadre du 
statu quo peut paraître 
« bon » ou « mauvais ». On donnera comme exemple de « bon » 
développement, la lutte victorieuse des ouvriers pour des conditions de 
vie meilleures et des libertés politiques accrues, et comme exemple de 
« mauvais », la perte des unes et des autres par suite de l’avènement du
 fascisme - indépendamment de la question de savoir si le premier fut ou
 ne fut pas la cause du second. L’adhésion active à des organisations, 
cherchant à promouvoir le développement dans le cadre du statu quo, est 
souvent une nécessité inéluctable. Il est donc parfaitement vain de 
vouloir s’opposer à de telles organisations sur la base d’un programme 
réalisable uniquement en dehors de ce cadre. Néanmoins, avant de décider
 d’entrer dans une organisation 
« réaliste » ou d’y rester, il faut se demander dans quel sens vont les 
changements survenant au sein du statu quo et dans quelle mesure ils 
sont susceptibles d’affecter la population laborieuse.
Les syndicats et les partis ouvriers ont depuis longtemps
 cessé d’agir en conformité avec les intentions radicales qui furent 
leurs à l’origine. Les 
« questions immédiates » ont fini par les métamorphoser et par entraîner
 la disparition de toute organisation ouvrière 
« réelle », malgré la foule de pseudo-organisations qui subsistent. 
L’aile socialiste du mouvement elle-même considère les réformes sociales
 non plus comme une voie de passage au socialisme, mais comme un moyen 
d’améliorer le capitalisme, de le rendre plus agréable à vivre, et cela 
bien que ses porte-parole continuent souvent d’utiliser une phraséologie
 socialiste.
La lutte pour des conditions de vie meilleures dans le 
cadre de l’économie de marché, c’est-à-dire pour vendre au meilleur prix
 la marchandise force de travail, a transformé l’ancien mouvement 
ouvrier en un mouvement capitaliste des travailleurs. Plus la pression 
du prolétariat était énergique, plus les capitalistes se voyaient 
contraints d’élever la productivité du travail tant grâce à la 
technologie et à la rationalisation que grâce à l’essor des échanges 
nationaux et internationaux. De même que la concurrence en général. la 
lutte prolétarienne elle aussi a servi d’instrument pour accélérer le 
rythme de l’accumulation du capital. Et, à mesure que l’expansion 
progressait ainsi, le mouvement ouvrier - non seulement ses cadres 
dirigeants mais aussi ses militants de base renonçait à ses aspirations 
révolutionnaires d’autrefois. Bien que les salaires eussent diminué en 
valeur relative par rapport à la production, ils s’étaient accrus en 
valeur absolue, le niveau de vie des ouvriers d’industrie augmentant du 
même coup dans les principaux pays capitalistes. En outre, le commerce 
extérieur et l’exploitation des colonies avaient pour effet d’accroître 
les profits et d’accélérer la formation du capital. Ceci n’alla pas sans
 créer des conditions favorables à l’apparition d’une 
« aristocratie ouvrière ». De temps à autre, des crises et des 
dépressions venaient interrompre cette évolution et, bien qu’échappant à
 toute espèce de contrôle, servaient de facteurs coordonnant le 
processus de restructuration du capital. A la longue cependant, l’appui 
que l’expansion capitaliste, fondée sur le jeu de la concurrence, 
trouvait dans les rangs de la classe laborieuse aboutit à une complète 
fusion d’intérêts entre les organisations ouvrières et les détenteurs du
 capital.
Certes, il y eut des organisations qui se dressèrent 
contre l’intégration du mouvement ouvrier à la structure capitaliste. 
Voyant dans les réformes une étape en direction de la révolution, elles 
essayèrent de poursuivre des activités revendicatives sur le terrain du 
système, tout en conservant leurs objectifs révolutionnaires. La fusion 
du capital et de l’ancien mouvement ouvrier constituait à leurs yeux un 
phénomène provisoire dont il fallait s’accommoder ou tirer parti tant 
qu’il durait. Leur peu d’empressement à collaborer avec le capital les 
empêchait toutefois d’acquérir une importance en tant qu’organisation et
 cela, à son tour, les poussait à exalter la spontanéité. Les 
socialistes de gauche et les syndicalistes révolutionnaires rentrent 
dans cette catégorie.
Certains pays bénéficient de niveaux de vie supérieurs à 
ceux des autres, et la haute paie versée à certaines couches de 
travailleurs a pour effet de diminuer le salaire des autres. Mais les 
tendances à la péréquation des taux de productivité, de profit et de 
salaires, inhérentes au capitalisme de la concurrence, ne manquent pas 
de jouer et de menacer les intérêts particuliers et les privilèges 
spéciaux. De même que les capitalistes s’efforcent d’échapper à ce 
processus niveleur au moyen de la monopolisation de l’économie, de même 
les ouvriers privilégiés tentent de sauvegarder leur situation aux 
dépens du prolétariat dans son ensemble. On finit ainsi par confondre 
intérêt particulier et intérêt 
« national ». En appuyant leurs organisations politiques, syndicales et 
autres, pour conserver les avantages socio-économiques dont ils 
jouissent, les ouvriers défendent non seulement ce stade particulier du 
capitalisme auquel ils doivent leur situation privilégiée, mais aussi la
 politique impérialiste de leur pays.
Les rapports sociaux de base sont constamment organisés 
et réorganisés de façon plus 
« efficace », à dessein de maintenir le statu quo. Ce genre de 
réorganisation tend maintenant, au sein de la société structurée en 
classes, à prendre un caractère totalitaire. L’idéologie, à la fois 
condition préalable et produit de cette réorganisation, se fait elle 
aussi totalitaire. Et, en vue de survivre, les organisations jusqu’alors
 exemptes de ce trait suivent à leur tour le courant. Dans les pays 
totalitaires, les organisations dites ouvrières sont directement au 
service de la classe dirigeante. Il en est de même dans les pays 
« démocratiques », mais sous une forme plus voilée sans doute et sur la 
base d’une idéologie en partie différente. Visiblement, il n’existe plus
 le moindre moyen qui permette de remplacer ces organisations par 
d’autres, d’un caractère révolutionnaire indiscutable - situation sans 
issue pour ceux qui voudraient organiser la société nouvelle dans le 
sein de l’ancienne comme pour ceux qui continuent de préconiser ces 
« améliorations » dans le cadre du statu quo, étant donné qu’il est 
désormais impossible de réaliser des réformes autrement que par le biais
 de méthodes totalitaires. La démocratie bourgeoise liée au 
« laissez-faire » - c’est-à-dire les conditions sociales propices à la 
formation et à l’essor des organisations ouvrières de type traditionnel -
 ou bien n’existe plus ou bien est en voie de disparition. Le vieux 
débat, organisation ou spontanéité, qui passionna tellement l’ancien 
mouvement ouvrier, a perdu toute espèce de sens. Les deux sortes 
d’organisation, celles qui prenaient la spontanéité pour base et celles 
qui cherchaient à l’ordonner, n’ont-elles pas volé en éclats l’une et 
l’autre? Inviter à créer des organisations nouvelles, c’est nourrir un 
pieux espoir, celui de les voir apparaître spontanément un jour, rien de
 plus. Aussi bien, face à la réalité totalitaire en voie d’émergence, 
les tenants de l’organisation sont des 
« utopistes », ni plus ni moins que les fervents de la spontanéité.
Aux yeux de certains toutefois, l’existence de la Russie 
bolcheviste paraît infirmer et la thèse de la disparition totale de 
l’ancien mouvement ouvrier, et l’idée selon laquelle la dégradation des 
conditions sociales rend désormais futile toute discussion sur la valeur
 respective de l’organisation et de la spontanéité. Car, en fin de 
compte, les champions du principe d’organisation l’ont emporté en Russie
 et continuent d’exercer le pouvoir au nom du socialisme. Rien ne les 
empêche donc de considérer leur succès comme une vérification de leur 
théorie et de même en ce qui concerne les organisations réformistes 
devenues des partis de gouvernement, tel le parti travailliste anglais. 
Et rien ne les empêche non plus de voir dans leur situation actuelle non
 la résultante d’une transformation du système capitaliste dans un sens 
totalitaire, mais au contraire une étape en direction de sa 
socialisation.
Pourtant, le gouvernement travailliste anglais et les 
organisations qui le soutiennent ne font que démontrer à quel point leur
 triomphe a mis fin à l’ancien mouvement ouvrier. N’est-il pas avéré en 
effet que les travaillistes au pouvoir n’ont d’autre souci que de 
maintenir le statu quo? Certes, ils cherchent à remodeler la structure 
politique et administrative du pays, mais du même coup défendre le 
capitalisme équivaut pour eux à défendre leur existence propre. Et 
défendre le capitalisme, cela signifie poursuivre et accélérer la 
concentration et la centralisation de l’économie et du pouvoir 
politique, camouflées sous l’étiquette de 
« nationalisation » des industries clés. Ce processus implique des 
changements sociaux, lesquels tout à la fois accroissent la capacité de 
manipulation et de direction autoritaire du Capital et de l’État, et 
intègrent le mouvement ouvrier au réseau en expansion des organisations 
totalitaires uniquement dévouées à la cause de la classe dirigeante.
Si les organisations ouvrières, du type prédominant en 
Angleterre, acquièrent un poids politique aussi considérable sans le 
mettre au service de. leurs fins révolutionnaires, ce n’est nullement 
parce que leur 
« idéologie démocratique » leur interdit de prendre en main le pouvoir 
réel, en tant qu’il diffère du pouvoir gouvernemental, par des moyens 
qui ne seraient pas ceux de la majorité Parlementaire. Elles n’ont en 
effet de démocratique que le nom, rigoureusement soumises comme elles le
 sont à une bureaucratie mettant en oeuvre des rouages calqués sur ceux 
du capitalisme et qui, pour 
« démocratiques » qu’ils soient, présupposent la domination absolue des 
maîtres du capital. Elles n’ont pas non plus à craindre ce qui peut 
rester de force à leurs adversaires capitalistes au conservatisme 
révolu, propre au stade prétotalitaire du développement capitaliste. 
L’évolution de ces organisations dans un sens totalitaire reproduit en 
petit la transformation de la société libérale en société autoritaire. 
Il s’agit là d’un processus lent et contradictoire, impliquant à la fois
 une lutte à l’échelle internationale et une lutte entre groupements 
politiques au niveau national. Ce processus se déroule en un moment où 
le caractère international que la concentration du capital prend 
toujours davantage, métamorphose les intérêts monopolistes en intérêts 
nationaux, où l’économie mondiale se trouve monopolisée par quelques 
Etats ou blocs de puissances et où le contrôle direct de la production 
et du marché par les monopoles, qui existe dans chaque pays avancé, 
s’étend de plus en plus au monde entier. Dans ces conditions, le 
mouvement ouvrier perd la possibilité, qu’il avait eue jusqu’alors, de 
contribuer à l’expansion du capital par le seul fait qu’il défendait ses
 intérêts de groupe social spécifique. Il lui faut passer au 
nationalisme et participer à la réorganisation de l’économie en fonction
 de rapports de forces changés. Ce n’est pas sans mal toutefois que le 
mouvement ouvrier, lié tout autant par ses traditions que par la 
nécessité de sauvegarder les avantages acquis, parvient à se transformer
 et, de nationaliste bon enfant qu’il était hier, à devenir aujourd’hui 
un pilier de l’impérialisme. De nouvelles tendances politiques font 
alors leur apparition en vue d’exploiter ce manque de souplesse et, si 
ce dernier persiste, les organisations traditionnelles doivent céder la 
place à un mouvement de type national-socialiste.
A coup sûr, le national-socialisme n’est « national » que
 pour mener une politique impérialiste. L’ 
»internationalisme bourgeois », c’est-à-dire le marché « libre » 
mondial, ne fut jamais qu’une fiction. 
« Libre », ce marché ne l’était en effet que dans la mesure où la 
concurrence entre les principaux pays industriels et entre les monopoles
 internationaux n’atteignait pas encore une sévérité excessive. Or 
l’expansion du capital a pour effet simultané de restreindre et de 
stimuler la concurrence. Les vieilles positions de monopole sont 
liquidées au profit de groupements monopolistes nouveaux. En intervenant
 sur le marché 
« libre » mondial, les monopoles freinent l’expansion du capital mais, 
du même coup, ils ouvrent à de nouveaux pays la voie du développement ; 
les intérêts privés qui, dès lors, peuvent prendre leur essor, 
instaurent leurs propres systèmes de restrictions monopolistes à la 
concurrence afin de se tailler une place au soleil.
La lutte pour prendre pied sur le marché mondial (et la 
lutte pour repousser les intrus qui va de pair avec elle) devait donc 
accélérer le développement général du capitalisme au prix de 
disproportions toujours accrues au sein de l’économie mondiale. Entre 
l’essor continu des forces sociales de production, d’une part et 
l’organisation à base privée et nationale de la production et du 
commerce mondiaux, d’autre part, apparut une contradiction qui ne fit 
que s’aggraver au fur et à mesure des progrès du capitalisme. Les 
réorganisations de l’économie mondiale, rendues nécessaires par les 
changements survenus dans la répartition de la puissance économique, ne 
suffirent plus à arrêter la croissance des forces productives, due à une
 concurrence qui continuait de battre son plein ; dès lors, cette 
fonction de blocage revint aux crises et aux guerres. Voilà qui provoqua
 à son tour une nouvelle flambée de nationalisme, bien que toutes les 
questions politiques et économiques découlent de la nature capitaliste 
de l’économie mondiale. Le nationalisme est essentiellement un 
instrument pour la concurrence à grande échelle, le seul 
« internationalisme » dont la société capitaliste soit capable.
L’internationalisme prolétarien, quant à lui, était fondé
 sur l’idée (fausse) selon laquelle le principe bourgeois du 
« libre échange » correspondait à la réalité. On voyait dans le 
développement international une simple extension quantitative d’un 
phénomène que le développement national avait rendu familier. De même 
que l’entreprise capitaliste avait fini par ne plus connaître de 
frontières nationales, de même, pensait-on, le mouvement ouvrier allait 
acquérir une base internationale sans changer de forme ni de type 
d’activités. Le grand changement qualitatif, que cette évolution 
quantitative ne manquerait pas d’engendrer, ce serait la révolution 
prolétarienne, et cela en raison de la polarisation croissante de la 
société en deux classes fondamentales, un nombre toujours plus réduit de
 dirigeants devant faire face à la masse toujours plus grande des 
dirigés. En bonne logique, ce processus ne pouvait aboutir qu’à 
l’alternative 
: ou bien l’absurdité totale, ou bien l’expropriation sociale des 
expropriateurs individuels.
Ancré de la sorte dans la conviction que la lutte pour 
vendre la force de travail au meilleur prix entraînerait le 
développement graduel de la conscience de classe du prolétariat et la 
création d’une base objective pour le socialisme, on voyait également un
 phénomène salutaire dans le processus de concentration du capital, 
considéré comme un préalable obligé à l’évolution en direction de la 
société nouvelle. L’apparition du Grand Capital, la cartellisation, la 
multiplication des trusts et des prises de contrôle financier, les 
interventions de l’État, l’essor du nationalisme, voire même celui de 
l’impérialisme, tout cela constituait autant d’indices d’une 
« maturation » de la société capitaliste, au terme de laquelle surgirait
 la révolution sociale. Pour les réformistes, cet état de choses 
confirmait leur théorie 
: la transformation de la société avait pour condition nécessaire et 
suffisante leur arrivée au pouvoir par des moyens légaux. Mais les 
révolutionnaires étaient amenés de leur côté à croire que, même dans des
 conditions de 
« maturité » moins grande, il leur suffirait de s’emparer du pouvoir 
d’État pour réaliser le socialisme. Socialistes et bolcheviks se 
heurtaient à propos de questions d’ordre tactique, mais ces querelles ne
 concernaient nullement le postulat fondamental qui leur restait commun 
: le pouvoir d’État était l’instrument qui permettrait de passer du 
« stade suprême » du capitalisme à la société nouvelle. Si les 
socialistes inclinaient à laisser le progrès suivre son cours, persuadés
 qu’ils étaient que toutes les fonctions gouvernementales finiraient 
ainsi par tomber sous leur coupe, les bolcheviks entendaient, quant à 
eux, mettre la main à la pâte et accélérer l’évolution sociale.
En 1917, la défaite des armées tsaristes vint rendre plus
 impérieuse que jamais la nécessité, déjà- très largement ressentie en 
Russie, de 
« moderniser » le pays afin de raffermir sa chancelante indépendance 
nationale. Après qu’une révolution eut balayé le régime, le gouvernement
 échut aux 
« éléments progressistes ». Et l’aile marchante du mouvement socialiste 
ne tarda guère à concentrer tous les pouvoirs dans ses mains. Voulant 
hâter le processus de socialisation, les bolcheviks forcèrent la 
population à exécuter point par point leur programme politique. De leur 
point de vue, peu importait que les décisions du gouvernement fussent 
encore empreintes d’un caractère capitaliste du moment qu’elles 
restaient dans le droit fil d’une évolution qui poussait au capitalisme 
d’État et qu’elles avaient pour effet d’augmenter la production et de 
conserver le pouvoir au parti dirigeant. Car seul un gouvernement 
bolchevique était en mesure, pensait-on, d’implanter le socialisme par 
en haut, à grand renfort de décrets, et cela malgré les fautes et les 
compromis inévitables, malgré toutes les concessions à faire aux 
principes capitalistes et aux puissances impérialistes. La grande 
question, c’était en effet d’avoir un gouvernement qui ne risquerait pas
 de dévier de la ligne révolutionnaire, un gouvernement maître d’un 
appareil d’État qui garderait son caractère révolutionnaire du fait que 
ses membres se verraient inculquer systématiquement une idéologie aux 
fondements rigides. En favorisant le développement d’un fanatisme à 
toute épreuve, les bolcheviks cherchaient à doter les organes politiques
 et administratifs du pays d’une cohésion et, par là, d’une puissance 
supérieure à celles de leurs ennemis propres. Ainsi la dictature du 
gouvernement, appuyée sur un parti dirigé par des méthodes dictatoriales
 et sur un système de privilèges hautement hiérarchisé, 
apparaissait-elle comme une première étape qu’il fallait nécessairement 
franchir avant d’arriver au socialisme. Dès cette époque, une tendance à
 la gestion totalitaire, allant de pair avec l’essor des monopoles, les 
interventions de l’État dans l’économie et les exigences de 
l’impérialisme moderne en ce qui concerne la structuration du monde, 
était à l’oeuvre dans tous les pays, plus particulièrement dans ceux qui
 se trouvaient en état de crise plus ou moins 
« permanente ». De même que l’économie, les crises du capitalisme sont 
internationales, mais il ne s’ensuit nullement qu’elles frappent tous 
les pays avec une égale vigueur et d’une manière identique. Certaines 
régions sont 
« riches » et d’autres « pauvres » en matières premières, en 
main-d’oeuvre et en capital. Les crises et les guerres provoquent un 
remaniement des rapports entre puissances et ouvrent des voies nouvelles
 au développement politique et économique du monde. Elles peuvent avoir 
pour effet d’instaurer un nouvel équilibre des forces ou d’y contribuer.
 Dans un cas comme dans l’autre, le monde capitaliste subit des 
changements décisifs et se retrouve ensuite organisé sur des bases 
différentes. Sous l’impact de la concurrence, ces transformations 
structurelles se généralisent, mais en revêtant des aspects qui sont 
très loin d’être partout les mêmes. Dans certains pays, les nouvelles 
formes de domination sociale, consécutives à l’apparition d’un degré 
élevé de concentration du capital, peuvent prendre un caractère avant 
tout économique ; dans d’autres, elles auront des dehors plus 
politiques. De fait, les organes de direction centralisée ont toutes 
chances d’être plus perfectionnés dans le premier cas que dans le 
second. Dès lors cependant, les pays les moins bien pourvus sur ce plan 
se voient contraints d’accroître les pouvoirs de l’appareil d’État. Un 
régime fasciste est le produit de luttes sociales engendrées par des 
difficultés d’ordre intérieur autant que par la nécessité de compenser, 
au moyen de l’organisation de l’économie, des faiblesses structurelles 
qu’ignorent les pays les plus forts du point de vue capitaliste. Le 
régime autoritaire a pour mission de remédier à l’absence d’un système 
de prise de décision centralisé et résultant d’un 
« libre » cours des choses.
Si le totalitarisme découle de changements survenus au 
sein de l’économie mondiale, il est aussi à l’origine d’une nouvelle et 
universelle tendance à parfaire la puissance économique par des moyens 
politiques. En d’autres termes, l’essor du totalitarisme n’est 
compréhensible qu’en fonction de la situation mondiale du capitalisme. 
Le bolchevisme, le fascisme et le nazisme ne se sont pas formés de 
manière autonome, dans le cadre de l’évolution d’un pays donné. Ils ont 
constitué en réalité autant de réactions de type national à la 
transformation des conditions de la concurrence internationale, 
exactement comme les tendances des nations 
« démocratiques » au totalitarisme représentent une réaction à des 
pressions en sens opposés, pour et contre les menées impérialistes. 
Seules les grandes puissances capitalistes sont en mesure de rivaliser 
de façon indépendante pour la maîtrise du monde, cela va de soi. Quant à
 la plupart des petites nations, déjà hors de course, elles ne font que 
s’adapter à la structure sociale des puissances hégémoniques. Pourtant 
les structures totalitaires modernes sont apparues pour la première fois
 dans les pays capitalistes les plus faibles et non, comme tout portait à
 le croire, dans ceux où le pouvoir économique se trouvait concentré à 
l’extrême. Les bolcheviks, formés à l’école de l’Occident, voyaient dans
 le capitalisme d’Etat le stade ultime du développement capitaliste, une
 voie de passage au socialisme. Pour emprunter cette voie, il fallait 
selon eux, recourir à des moyens purement politiques, à la dictature en 
l’occurrence, et pour que cette dictature fût efficace, il fallait 
recourir au totalitarisme. Les régimes fascistes d’Allemagne, d’Italie 
et du Japon ont incarné des tentatives de suppléer par l’organisation à 
tout ce qui manquait d’éléments de force capitaliste traditionnelle à 
leurs pays respectifs et de court-circuiter la concurrence à grande 
échelle, le développement économique général les empêchant de se tailler
 désormais une place plus grande sur le marché mondial, voire de la 
conserver.
Vu sous cet angle, l’évolution globale du capitalisme n’a
 cessé de tendre au totalitarisme. Cette tendance devint sensible dès le
 début de notre siècle. Elle a pris corps au travers des crises, des 
guerres et des révolutions. Loin de n’intéresser que des classes 
spécifiques et des nations particulières, elle affecte le monde entier. 
Et, dans cette perspective, on peut ajouter qu’un capitalisme 
« intégralement développé » serait ni plus ni moins qu’un capitalisme 
mondial géré de façon centralisée sur un mode totalitaire. S’il était 
réalisable, il correspondrait au but que socialistes et bolcheviks 
s’assignaient 
: la création d’un gouvernement mondial planifiant la vie sociale dans 
son ensemble. Il correspondrait aussi à l’ 
« internationalisme » restreint des capitalistes, des fascistes, des 
socialistes et des bolcheviks, et à leurs projets d’organisation 
partielle - citons pèle-mêle 
: le paneuropéannisme ; le panslavisme ; la latinité ; les 
Internationales II, IIIème et autres 
; le Commonwealth ; la doctrine de Monroe ; la Charte de l’Atlantique ; 
les Nations Unies et ainsi de suite - tous conçus comme autant de 
préalables à l’établissement d’un gouvernement mondial.
Lorsqu’on l’examine à la lumière de l’histoire 
contemporaine, le capitalisme du siècle dernier apparaît comme un 
capitalisme sortant tout juste de l’enfance, n’ayant pas encore réussi à
 s’émanciper complètement de son passé féodal. Le capitalisme, qui ne 
mettait pas en question l’exploitation en général, mais seulement le 
règne exclusif d’une forme particulière d’exploitation, peut vraiment se
 développer 
« dans le sein » de l’ancienne société. A cette époque l’action 
révolutionnaire visait la prise du pouvoir dans le seul but d’éliminer 
les pratiques restrictives propres au monde féodal et de défendre la 
« liberté d’entreprise ». Elargir le marché mondial, stimuler le 
développement du prolétariat et de l’industrie, accélérer Il 
accumulation du capital, telle était alors la grande affaire des 
capitalistes et, certes, ils avaient sur ce plan toutes raisons d’être 
satisfaits. La 
« liberté économique », tel était leur leitmotiv et, pour autant que 
l’Etat les laissait poursuivre en paix l’exploitation des travailleurs, 
ils ne se souciaient ni de sa composition ni de son autonomie.
Toutefois, loin d’être l’une des caractéristiques 
essentielles du capitalisme, l’indépendance relative de l’Etat était 
liée à la croissance du système dans des conditions de maturité encore 
très imparfaites. Plus ces conditions mûrissaient, plus l’Etat prenait 
un caractère capitaliste. Ce qu’il perdait en 
« autonomie », il le regagnait en puissance 
; ce que les capitalistes se voyaient contraints d’abandonner, ils le 
retrouvaient sur un autre plan, grâce au perfectionnement des mécanismes
 de gestion de la vie sociale. A la longue, les intérêts de l’Etat et du
 Capital finirent par se confondre aux yeux de tous, fait dénotant que 
le mode de production capitaliste et son système de concurrence 
jouissaient du consentement général. Appuyé sur l’Etat et organisé à 
l’échelon national, le capitalisme marquait plus nettement que jamais 
qu’il avait subjugué toute opposition, que la société dans son ensemble,
 y compris le mouvement ouvrier - et pas seulement le patronat -, était 
devenue capitaliste. Cette intégration du mouvement ouvrier au système 
se manifestait entre autres dans l’intérêt grandissant qu’il portait à 
l’Etat conçu comme un instrument d’émancipation. Etre 
« révolutionnaire », voilà qui signifiait désormais rompre avec la 
« conscience trade-unioniste » bornée propre à l’ère du « libre-échange 
» et lutter pour la conquête de l’Etat tout en cherchant constamment à 
augmenter les prérogatives de celui-ci. La fusion du Capital et de 
l’Etat s’accompagnait ainsi d’une fusion de l’un et de l’autre avec le 
Travail, c’est-à-dire l’ancien mouvement ouvrier organisé.
La Russie bolcheviste est le premier en date des systèmes
 ou la fusion du Capital, du Travail et de l’Etat fut réalisée sous la 
direction de l’aile radicale de l’ancien mouvement ouvrier. Depuis 
longtemps, Lénine était convaincu que la bourgeoisie se trouvait 
dorénavant dans l’incapacité absolue de révolutionner la société. 
L’époque de la révolution capitaliste au sens traditionnel était 
terminée. Au stade du capitalisme impérialiste, les pays arriérés, 
voulant échapper à la colonisation, étaient en effet obligés de prendre 
pour point de départ de leur évolution l’état de choses considéré 
jusqu’alors, dans le cadre du laissez-faire, comme le point 
d’aboutissement possible du processus de la concurrence. Dès lors, il 
était vain d’attendre l’émancipation d’un développement s’effectuant par
 les voies traditionnelles 
; seules des luttes politiques, du type mis en avant par les bolcheviks,
 pouvaient créer les conditions nécessaires au développement 
capitaliste, base même de l’indépendance nationale. S’attaquant non pas 
au système d’exploitation capitaliste en général, mais seulement à sa 
forme restreinte, à l’exploitation pratiquée par des groupes 
particuliers d’industriels et de financiers, le parti bolchevik s’empara
 de l’Etat et du même coup prit en main la gestion des moyens de 
production. Point n’était besoin de se plier au schéma historique - 
faire du profit et accumuler des capitaux - pour s’approprier les 
leviers de commande. Cessant d’être liée aux pratiques du laissez-faire 
et de la concurrence, l’exploitation reposait désormais sur le pouvoir 
de gestion des moyens de production. Elle promettait même d’être plus 
rentable et plus sûre avec un système de gestion unifiée et centralisée 
qu’elle ne l’avait été dans le passé par le biais du contrôle indirect 
du marché et des interventions sporadiques de l’Etat.
Si en Russie l’initiative totalitaire fut prise par le 
mouvement ouvrier extrémiste, ce fut en raison de la proximité de 
l’Europe occidentale où des processus analogues étaient à l’oeuvre, 
quoique dans un cadre réformiste, non révolutionnaire. Au Japon, 
l’initiative vint de l’Etat et le processus suivit un cours différent, 
les anciennes classes dirigeantes s’étant métamorphosées en organes 
d’exécution de la politique de l’Etat. En Europe de l’Ouest, 
l’intégration de l’ancien mouvement ouvrier - et ses conséquences quant à
 la conduite de l’Etat - atteint un degré tel, surtout pendant la 
guerre, que ce mouvement perdit complètement l’initiative en matière de 
changement social. Il ne pouvait venir à bout de la stagnation sociale 
(causée en partie par sa propre existence et accentuée par les séquelles
 du conflit mondial) sans se transformer d’abord radicalement lui-même. 
Mais les essais de bolchevisation échouèrent. En effet, la bourgeoisie 
ouest-européenne, contrairement à la bourgeoisie russe, bénéficiait, 
grâce à ses institutions démocratiques 
« progressistes », d’une grande liberté de manoeuvre et d’une base 
sociale très large et intégrée. Ce fut en Allemagne, la plus puissante, 
du point de vue capitaliste, de toutes les nations vaincues et privées 
de part de butin, qu’en désespoir de cause se produisit l’essor du 
nazisme. La révolution russe avait montré au monde comment un parti peut
 s’assurer une emprise totalitaire sur un pays 
; le régime bolcheviste avait mis en évidence la possibilité d’un 
capitalisme de parti. De nouvelles formations politiques, mi-bourgeoises
 mi-plébéiennes, aux idéologies nationalistes et impérialistes et aux 
programmes plus ou moins capitalistes d’Etat, vinrent se poser en forces
 
« révolutionnaires » face aux anciennes organisations. Moins respectueux
 de la légalité et des modes d’intervention traditionnels, ces partis, 
dotés d’une base de masse qu’une crise insoluble alimentait en 
permanence, et appuyés par tous les éléments qui poussaient à résoudre 
la crise par des méthodes impérialistes, réussirent à l’emporter, 
d’abord en Italie, puis en Allemagne. Même aux Etats-Unis, la plus 
grande puissance capitaliste, on s’efforça pendant la Grande crise de 
raffermir l’autorité accrue, dont l’Etat jouissait depuis peu de temps, 
en faisant tout pour gagner les masses à la politique du gouvernement, 
axée sur la collaboration des classes.
L’effondrement des pays fascistes à l’issue de la 
deuxième guerre mondiale n’a pas modifié la tendance au totalitarisme. 
Si les vaincus ont perdu leur indépendance, ils ont gardé cependant leur
 structure autoritaire. Seuls n’ont pas survécu, qu’ils aient été 
détruits ou subordonnés aux exigences des vainqueurs, les aspects de 
leur régime totalitaire liés au maintien d’un potentiel de guerre 
propre. Malgré le changement du rapport des forces et la mise en oeuvre 
de méthodes nouvelles, l’autoritarisme est plus grand dans le monde 
d’aujourd’hui qu’il ne le fut avant et pendant la dernière guerre. Qui 
plus est, des pays 
« victorieux », comme la France et l’Angleterre, se trouvent 
présentement dans la situation même que les pays vaincus traversèrent à 
la fin de la première guerre mondiale. Et tout semble indiquer que 
l’évolution que l’Europe centrale connut entre les deux guerres va s’y 
répéter.
Cependant, le totalitarisme a cessé d’être l’apanage 
exclusif d’organisations nouvelles 
; on le voit prôné maintenant par toutes les forces politiques actives. 
Pour faire face sur le plan intérieur à la concurrence des formations 
fascistes ou bolchevistes, les organisations en place ont dû s’adapter à
 leurs méthodes. En outre, toutes les luttes internes reflétant des 
rivalités d’ordre impérialiste, la préparation à la guerre a pour effet 
de pousser plus encore la société dans la voie du totalitarisme. Etant 
donné que l’Etat prend en charge des secteurs de plus en plus étendus de
 la vie sociale et économique, le capital privé et monopoliste doit, 
pour se défendre, suivre plus que jamais ses propres penchants au 
centralisme. Bref, les forces sociales dont les deux guerres ont 
accouchées, et qui visent à trouver des solutions dans le cadre du statu
 quo, tendent toutes à appuyer et à accélérer les progrès du capitalisme
 totalitaire.
Dans ces conditions, une résurrection du mouvement 
ouvrier, tel qu’il fut autrefois, et tel qu’il subsiste encore çà et là 
sous une forme rabougrie, est purement et simplement hors de question. 
Tous les mouvements ayant le vent en poupe cherchent - quelle que soit 
leur étiquette - à se conformer aux principes autoritaires. La 
domination sociale peut prendre des formes extrêmement diverses, allant 
de la combinaison Etat-monopoles au fascisme et au capitalisme de parti,
 mais, en tout état de cause, les détenteurs du pouvoir disposent 
désormais de moyens tels que cela signifie la fin du laissez-faire et 
l’extension du capitalisme autoritaire.
Certes, il est hors de doute que le capitalisme ne 
parviendra jamais au stade du totalitarisme absolu, pas plus qu’il ne 
fut jamais un système de laissez-faire au plein sens du terme. Tout ce 
que ces vocables désignent, ce sont les pratiques dominantes dans le 
cadre d’une multiplicité de pratiques et de différenciations en matière 
d’organisation, conformes cependant les unes et les autres à la pratique
 maîtresse. Il n’en demeure pas moins que les nouveaux pouvoirs de 
l’Etat, le capitalisme extrêmement concentré, la technologie moderne, la
 monopolisation de l’économie mondiale, l’ère des guerres impérialistes 
et tout ce qui s’ensuit, rendent indispensable au maintien du statu quo 
capitaliste une organisation sociale sans opposition, un contrôle 
centralisé et systématique des activités humaines ayant des effets 
sociaux.
Si la fin de l’ancien mouvement ouvrier a privé de 
fondement la question de l’organisation et de la spontanéité, telle du 
moins qu’elle fut conçue et débattue au sein de ce mouvement, la 
question peut pourtant conserver son intérêt dans un sens plus large, 
abstraction faite des problèmes spécifiques aux organisations ouvrières 
du passé. De même que les explosions révolutionnaires, il faut voir dans
 les crises et les guerres des événements eux aussi spontanés. Mais, 
s’agissant de ces dernières, on a bien plus d’informations, accumulé 
bien plus d’expériences, qu’en ce qui concerne la révolution.
En système capitaliste, le soin de déterminer les 
exigences fondamentales de la société qui devront être satisfaites en 
priorité par l’appareil de production et les besoins sociaux en fonction
 desquels il faudra moduler la masse du travail social, revient pour la 
plus grande part aux automatismes du marché. Ces mécanismes, 
l’intervention des monopoles en trouble le fonctionnement mais, même en 
l’absence de pareilles interférences, ce type de pratiques 
socio-économiques ne peut servir que les besoins 
« sociaux » spécifiques du système. Les automatismes du marché 
établissent entre l’offre et la demande un genre de rapport indirect qui
 a pour référent et pour déterminant le profit et les nécessités de 
l’accumulation du capital. Si les monopoles, par leur intervention 
consciente, mettent un tant soit peu d’ 
« ordre » dans ce chaos, ils le font en fonction de leurs seuls intérêts
 particuliers et, par conséquent, accroissent l’ irrationnalité du 
système pris comme un tout. Et la planification capitaliste d’Etat 
elle-même a pour objet avant toute autre chose de satisfaire les besoins
 et de garantir la sécurité des groupes sociaux dirigeants et 
privilégiés, non de couvrir les besoins réels de la société. Etant donné
 que le comportement des capitalistes est dicté par la nécessité de 
faire du profit et par des intérêts particuliers, non par des intérêts 
sociaux, il arrive que les conséquences effectives de leurs décisions 
diffèrent de leurs intentions premières 
; les résultats sociaux d’une foule de décisions, prises à l’échelon 
individuel, sont ainsi susceptibles de perturber la stabilité de la 
société et de déjouer les projets de leurs auteurs. Seuls certains 
résultats de ces décisions sont prévisibles, mais pas tous. Il y a en 
effet incompatibilité entre les intérêts privés et un type 
d’organisation sociale permettant autant que faire se peut des 
prévisions en ce domaine. D’où des frictions et des disproportions de 
plus en plus fréquentes, et l’ajournement perpétuel de remises en ordre 
pourtant indispensables, qui finissent par provoquer de violents 
affrontements entre intérêts anciens et nouveaux, des crises et des 
dépressions qui semblent surgir spontanément, faute d’un type 
d’organisation donnant la possibilité de gérer la société sur une base 
sociale, et non sur une base de classe.
Toute organisation des activités sociales en fonction des
 intérêts de la société globale est par définition exclue dans le cadre 
du statu quo. La mise en place de formes nouvelles d’organisation ne 
fait que sanctionner les changements survenus dans la situation 
respective de chaque classe et laisse intacts les rapports sociaux 
fondamentaux. De nouvelles minorités dirigeantes succèdent aux 
anciennes, la classe prolétarienne se morcèle en catégories de condition
 différente, et, tandis que certaines couches de la petite bourgeoisie 
disparaissent, d’autres voient leur influence grandir. Toute activité 
pratique, concrète, n’étant sociale, dans la mesure où elle peut l’être,
 que par ses effets, et non en fonction d’intentions arrêtées - par 
« accident » en quelque sorte -, il n’existe au sein de la société 
aucune force dont la croissance continue serait de nature à restreindre 
l’ 
»anarchie » sociale et à provoquer une prise de conscience plus nette 
des besoins de tous et des moyens de les satisfaire, premier pas vers la
 libre disposition des hommes et vers une société conçue par et pour les
 hommes. En un sens, donc, c’est la multiplicité et la variété des 
organisations en système capitaliste qui interdisent d’organiser la 
société. Il s’ensuit non seulement que toutes les activités non 
coordonnées et contradictoires aboutissent en fin de compte à des crises
 attendues ou imprévues, mais aussi que chacun, du fait de ses 
activités, est plus ou moins 
« responsable » de ces explosions spontanées qui prennent la forme de la
 crise ou de la guerre.
Toutefois, il est impossible de donner du processus, qui a
 débouché sur la crise ou la guerre, un tableau précis, retenant tous 
ses aspects essentiels, et d’expliquer ainsi, après coup, les concours 
de circonstances qui, dans le cadre de processus évolutifs, ont engendré
 la catastrophe. La solution de facilité (très suffisante du point de 
vue capitaliste) consiste à choisir arbitrairement un point de départ - 
par exemple, que la guerre a entraîné la crise et la crise la guerre - 
ou, plus niaisement, à invoquer l’état mental d’Hitler ou la soif 
d’immortalité de Roosevelt. La guerre apparaît tout à la fois comme une 
éruption spontanée et comme une entreprise organisée. On accuse tels ou 
tels pays, gouvernements, groupes de pressions, monopoles et autres de 
l’avoir déclenchée, chacun en particulier. Mais faire d’organisations et
 de politiques spécifiques les seuls fauteurs de crises et de guerres, 
c’est passer à côté du problème réel et se révéler incapable de le 
traiter. Incriminer des facteurs institutionnels de ce genre, en 
oubliant que dans le contexte général d’ 
»anarchie », inhérent à la société capitaliste, leur influence est 
forcément limitée, c’est croire et faire croire que d’ 
»autres organisations » et d’ »autres politiques » auraient pu prévenir 
de telles catastrophes sociales sans même sortir du statu quo, c’est 
propager une illusion. Car le statu quo est en définitive synonyme de 
crise et de guerre.
L’observation du système capitaliste permet d’y déceler à
 coup sûr l’existence d’un certain type d’ 
»ordre » et d’une tendance évolutive fondée sur cet « ordre » qui tire 
son origine de la productivité croissante du travail. Démarrant dans une
 ou plusieurs sphères de production la productivité accrue a 
radicalement métamorphosé le potentiel social de production et provoqué 
des modifications correspondantes de toutes les relations 
socio-économiques. Cette évolution devait transformer, à leur tour, les 
rapports politiques et avoir pour effet de changer la relation, plus ou 
moins contradictoire, entre la structure de classe et les forces 
productives de la société.
Qu’est-ce que les forces de production? Manifestement, il
 s’agit du travail, de la technologie et de l’organisation 
; moins directement, des affrontements de classes et donc des 
idéologies. En d’autres termes, on désigne par forces productives des 
actions humaines, et non des facteurs distincts de ces actions et les 
déterminant. Par conséquent, une ligne de développement suivie jusqu’à 
un certain seuil n’est pas forcément suivie une fois ce seuil franchi. 
Une évolution sociale peut s’arrêter, ou des conditions nouvelles 
peuvent s’établir, avec pour conséquence la destruction de ce qui avait 
été précédemment édifié. Mais si le 
« but social » était l’extension et la continuation d’une tendance 
évolutive déjà à l’oeuvre, l’Histoire pourrait bien être celle du 
« progrès social » tel qu’il résulte du déploiement des capacités 
productives de la société.
Que le capitalisme ait fait son apparition, voilà qui 
supposait acquis un certain essor des forces sociales productives et 
l’existence d’une masse de surtravail permettant notamment d’entretenir 
une classe de non-producteurs en voie d’augmentation. Considérer la 
« croissance des forces productives » comme le facteur déterminant le 
développement global de la société était chose particulièrement 
judicieuse à l’ère du laissez-faire, soumis au fétichisme de la 
marchandise. En effet, vu l’individualisme économique qui régnait alors 
en maître, tout portait à croire que les 
« forces productives » s’épanouissaient indépendamment des voeux des 
capitalistes et des besoins du système. Les exigences insatiables de 
l’accumulation avaient pour effet l’expansion vigoureuse et rapide de 
ces forces, laquelle permettait de procéder en permanence à des 
réorganisations de la structure socio-économique, réorganisations qui, à
 leur tour, servaient de base à un nouvel essor de la productivité 
sociale. On disait qu’historiquement parlant le capitalisme se trouvait 
justifié parce qu’il était la cause efficiente du développement des 
forces productives dont le moderne prolétariat d’industrie était 
considéré comme la plus grande.
Quand bien même il crèverait les yeux que le déploiement 
total des capacités productives rendrait possible la formation et le bon
 fonctionnement d’une société sans classes, il est on ne peut plus 
évident que les classes directement privilégiées ne renonceront jamais 
au pouvoir pour cette seule et unique raison. En tout cas, sur ce 
chapitre, les propriétaires et les gestionnaires des moyens de 
production ne sauraient agir 
« en tant que classe » 
; l’idée d’une « révolution par consentement » est tout bonnement 
absurde. L’accumulation pour l’accumulation se poursuit et continue de 
pousser à la concentration du capital et du pouvoir, c’est-à-dire à la 
destruction du capital, aux crises, aux dépressions et aux guerres. Car 
le capitalisme accélère et freine en même temps l’essor des forces 
productives et élargit le fossé séparant la production effective de la 
production virtuelle. La contradiction entre la structure de classe et 
les forces productives exclut tout à la fois le 
« gel » de la production au niveau qu’elle a présentement atteint, et 
son expansion en direction d’une abondance réelle.
Tout semble donc indiquer qu’à la façon du passé immédiat
 le proche avenir sera caractérisé par la croissance des forces 
productives, ne serait-ce qu’en raison de la force des habitudes. Voilà 
qui implique un redoublement de la concurrence, malgré la monopolisation
 intégrale ou partielle de la production. Bien que les grandes unités 
capitalistes aient absorbé une foule d’entreprises plus petites - le 
pouvoir des monopoles étant ainsi provisoirement assis dans les divers 
secteurs et combinaison de secteurs industriels -, ce processus ne fait 
qu’intensifier la concurrence internationale et la lutte entre les 
entreprises non monopolisées qui survivent encore. Dans le cadre du 
capitalisme d’Etat, la concurrence prend une forme différente, bien plus
 intégrée en raison de l’atomisation complète de la masse de la 
population, que l’appareil bureaucratique d’Etat réalise au moyen de la 
terreur, et au sein de la bureaucratie elle-même, à cause de sa 
structure hiérarchisée.
En même temps que la mise en oeuvre des forces 
technologiques nouvelles et des forces productives créées par la 
réorganisation du capital exige un renforcement des instances de 
direction de la société, la désorganisation du prolétariat marque le 
début d’un processus qui aboutit à l’atomisation totale de la population
 et au monopole d’Etat de l’organisation. Toute la force organisée est 
concentrée à un pôle de la société, tandis qu’à l’autre vit une masse 
amorphe, incapable de s’unir pour défendre ses intérêts propres. Dans la
 mesure où cette masse est organisée, elle l’est par ses dirigeants 
; dans la mesure où elle a voix au chapitre, c’est la volonté de ses 
maîtres qu’elle exprime. Dans toutes les organisations, la masse 
atomisée se trouve toujours face à un seul et unique ennemi l’Etat 
totalitaire.
L’atomisation de la société ne va pas sans une 
organisation étatique de caractère tentaculaire. Socialistes et 
bolcheviks jugeaient la société insuffisamment organisée sur le plan de 
la production et de l’échange, ainsi qu’en d’autres domaines, 
extra-économiques ceux-là. A leurs yeux, organiser la société revenait à
 mettre en place des instances de contrôle social. Le socialisme, 
c’était au premier chef l’organisation rationnelle de la société 
globale. Et une société organisée exclut par définition les actions 
imprévisibles susceptibles de déboucher sur des séquences d’événements 
spontanés. Il fallait donc évacuer de la vie sociale cet élément 
spontané, par le biais de la planification de la production et d’une 
répartition centralisée des biens. Tant que leur pouvoir n’était pas 
absolu, les bolcheviks - et aussi les fascistes - parlaient volontiers 
de spontanéité. Mais, après s’être assujettis toutes les catégories 
sociales ils devaient se transformer en organisateurs minutieux de la 
société. Et c’est précisément cette activité organisatrice que, les uns 
et les autres, ils appelaient socialisme.
Toutefois, la contradiction entre la structure de classe 
et les forces productives subsiste et, par là, l’inéluctabilité de la 
crise et de la guerre. Bien que les masses entretenues dans l’apathie ne
 puissent plus résister au totalitarisme par les moyens traditionnels 
d’organisation, et qu’elles n’aient pas mis au point des méthodes et des
 formes d’action appropriées à leurs tâches nouvelles, les 
contradictions inhérentes à la structure de classe de la société ne sont
 pas surmontées pour autant. Le système autoritaire, fondé sur le règne 
de la terreur, s’il établit des conditions de sécurité, toutes 
provisoires d’ailleurs, n’en reflète pas moins l’insécurité croissante 
du capitalisme totalitaire. Du fait qu’elle donne le jour à des 
activités incontrôlées ou incontrôlables, la défense du statu quo 
conduit à la rupture du statu quo. Et, même si face à toutes ces 
organisations il y a désormais une organisation unique, la société 
capitaliste n’a jamais été aussi mal organisée qu’aujourd’hui, où elle 
est complètement organisée.
Rien certes ne garantit que le cours suivi par le 
développement général de la société va nécessairement engendrer le 
socialisme et, pas plus, rien ne permet de supposer que le monde va 
sombrer dans la barbarie totalitaire. L’organisation du statu quo ne 
peut en empêcher la désagrégation. Le totalitarisme absolu restant 
impossible, il contient en lui-même les germes de sa subversion 
éventuelle. Certes, si les faiblesses du système sont d’ores et déjà 
perceptibles, leur signification exacte du point de vue social demeure 
obscure. Bien que concevables théoriquement, certains facteurs de 
désagrégation ne sont pas discernables encore et il n’est possible de 
les décrire qu’en termes généraux. Pour être formulée, la théorie 
moderne de la lutte des classes exigeait comme un préalable obligé non 
seulement que le capitalisme eût pris son essor, mais aussi que des 
luttes prolétariennes eussent fait leur apparition effective en son sein
 
; de même, tout porte à croire qu’il faudra assister à mainte rébellion 
de masse contre le totalitarisme avant de pouvoir élaborer des plans 
d’action spécifiques, préconiser des formes de résistance efficaces, 
découvrir et exploiter les faiblesses du système.
Tout mouvement à ses débuts paraît dérisoire au regard 
des objectifs qu’il se donne 
; mais si réduit, si infime qu’il soit, ce n’est pas là une raison de 
désespérer. Ni le pessimisme ni l’optimisme ne permettent d’aborder les 
problèmes réels de l’action sociale. Ces deux attitudes n’affectent pas 
d’une manière décisive les actions et les réactions des individus, 
déterminées qu’elles sont par des forces sociales que ces individus ne 
sauraient maîtriser. L’interdépendance de toutes les activités sociales,
 si elle offre un moyen de dominer les hommes, assigne également des 
limites à cette domination. Etant donné que, sur le plan de la 
technologie comme sur celui de l’organisation, le processus du travail 
dépend simultanément de forces anonymes et de décisions d’ordre 
personnel, il est doué en raison de sa souplesse d’une autonomie 
relative, laquelle suffit à rendre malaisée sa manipulation totalitaire.
 Les manipulateurs eux-mêmes ne peuvent en effet sortir du cadre 
spécifique qui découle de la division du travail, et qui restreint 
souvent les pouvoirs des instances de contrôle centralisées. Ils doivent
 compter avec le degré atteint par l’industrialisation, faute de quoi 
leur domination sera mise en cause. En ce cas, la résistance prendra des
 formes multiples, tantôt absurdes ou vouées d’emblée à l’échec, tantôt 
efficaces. Alors que certaines formes présentes d’action peuvent n’avoir
 aucune espèce de portée, des formes anciennes peuvent ressurgir du fait
 de certaines affinités entre la structure totalitaire et les régimes 
autoritaires du passé. Si la politique des syndicats ouvriers a cessé de
 signifier l’action 
« sur le tas » pour se borner à des tractations entre autorités 
constituées, des méthodes de sabotage et de lutte aussi nouvelles 
qu’efficaces sont parfaitement susceptibles d’apparaître dans 
l’industrie et, dans la production en général. Et si les partis 
politiques sont autant d’expressions de la tendance au totalitarisme, il
 reste possible de concevoir toute une gamme de formes d’organisation 
capables de rassembler les forces anticapitalistes en vue d’actions 
concertées. Pour que ces actions soient adaptées aux réalités du système
 totalitaire et mènent à son renversement, il faudra mettre au premier 
plan l’autodétermination, l’entente mutuelle, la liberté et la 
solidarité.
Trouver les moyens de mettre un terme au capitalisme 
totalitaire 
; d’inciter ceux qui ne disposent pas de la moindre parcelle de pouvoir à
 agir par et pour eux-mêmes 
; d’en finir avec le règne de la concurrence et avec l’exploitation et 
les guerres qui lui sont inhérentes 
; de jeter les bases d’un monde rationnel où les individus, loin d’être 
amenés à se dresser contre la société, auront conscience de former une 
entité effective tant sur le plan de la production que sur celui de la 
répartition, d’un monde qui permette à l’humanité de progresser sans 
affrontements sociaux, tout cela ne peut se faire que pas à pas et sur 
la base d’une réflexion empirique, scientifique. Il semble évident 
toutefois que pendant un certain temps encore il faudra qualifier de 
spontanés tous les types de résistance et de lutte sociales, quand bien 
même il s’agisse en vérité d’action concertée ou d’inactivité 
volontaire. En ce sens, parler de spontanéité ne fait que révéler notre 
inaptitude à traiter de manière scientifique, empirique, des phénomènes 
liés au fonctionnement de la société capitaliste. Les changements 
sociaux surviennent comme autant d’explosions couronnant une phase de 
formation du capital de désorganisation, de concurrence frénétique et de
 longue accumulation de revendications qui finissent par trouver une 
expression organisée. Leur spontanéité démontre rien de moins que le 
caractère foncièrement antisocial de l’organisation sociale capitaliste.
 Il y aura antithèse entre l’organisation et la spontanéité tant que se 
perpétueront et la société de classes et les tentatives de l’abattre.
 
