Nationalisation, privatisation, socialisation, autogestion...
Le syndicalisme ne peut pas faire l’économie d’approfondir ces
questions car elles sont au cœur de tout projet de transformation
sociale radicale.
Au-delà des positions de principe de
lutte contre le système capitaliste, les réponses et les stratégies
alternatives à construire doivent prendre la mesure de l’évolution du
capitalisme et des conditions concrètes dans lesquelles se mènent la
lutte des classes. Elles reposent sur la nécessaire articulation entre
revendications immédiates et changements structurels, entre
revendications et construction du rapport de force pour les faire
aboutir, entre projet alternatif et formes d’action (démocratie
ouvrière, démocratie dans les luttes, grèves de masse, grèves
reconductible, autonomie des mouvements sociaux, conséquences politiques
concrètes des luttes, etc.)
Le présent texte ne prétend à nulle exhaustivité, il n’entend pas
fixer une quelconque ligne politique en dehors des cadres de débats et
décisions de notre organisation syndicale. C’est une contribution, dont
l’objectif est de relancer la réflexion et les échanges sur ces sujets.
Elle est basée sur les acquis historiques [1]
du mouvement ouvrier, l’analyse de la société dans laquelle nous
vivons, la prise en compte des rapports de forces nécessaires à une
organisation différente de la société qui passe par une rupture avec le
capitalisme. C’est un, très partiel et modeste, outil pour les
militant-es qui veulent renouer avec ce nécessaire travail, individuel
et collectif, d’élaboration d’une stratégie émancipatrice.
Nationalisation,
socialisation, autogestion, ces concepts ont imprégné des années de
débats au sein du mouvement syndical. Ce ne sont pas des discussions
« dans le vide » ; des expériences ont été menées, des bilans ont été
tirés. La gestion des outils de production [2]
directement par celles et ceux qui travaillent est possible. C’est un
premier point important car il rappelle que des alternatives sont
possibles, en vrai, pas seulement sous forme de slogans.
Réapproprions-nous notre histoire, ne nous laissons pas imposer la
vision de la classe dominante dont un des objectifs est de nous conduire
à accepter comme fait acquis que « le capitalisme est la fin de
l’histoire » [3] !
Dans le cadre du système capitaliste, la gestion directe
d’entreprises ou services est possible comme le montrent quelques
expérience ; mais pas l’autogestion, car il s’agit là d’un projet de
transformation sociale de la société dans son ensemble, avec des
modifications fondamentales en termes de pouvoir de décision, de
rapports entre classes sociales, de notions de hiérarchie et de
responsabilité, etc. Il nous faut donc construire notre réflexion en
intégrant cette nécessaire rupture avec le système capitaliste. Là
encore, pour que ce soit utile, nous devons retrouver et inventer des
revendications, des formes d’action, des organisations, des slogans, des
exemples de luttes, qui rendent crédibles aux yeux de nos collègues ces
changements fondamentaux.
A travers certaines résistances et luttes sociales actuelles, est
parfois posée la question de l’organisation du travail dans toutes ses
dimensions : qui décide dans l’entreprise et dans chaque collectif de
travail ? Que produire ? Dans quelles conditions ? Quelle utilité
sociale ? Ce ne sont que des interrogations, rarement des tentatives
concrètes, nullement un mouvement de fond. Mais n’est-ce pas à nous de
créer les conditions pour que celui-ci existe ?
Réponses alternatives, mouvement de masse, changements concrets
Le bilan des politiques de nationalisation et de privatisation menées
depuis cinquante ans et les leçons à tirer des luttes pour une
appropriation sociale collective, sont autant de repères pour ébaucher
des réponses alternatives destinées à construire un mouvement de masse
permettant la rupture avec le système capitaliste.
Les crises économiques et financières successives et leurs
conséquences sociales dévastatrices ont mis à jour l’impasse du
capitalisme financier, phase actuelle de ce système économique. Elles
renforcent la nécessité d’une utopie transformatrice. Mais les effets du
néo-libéralisme en termes de chômage de masse, de précarisation,
d’individualisation de la relation salariale handicapent toute velléité
de dynamique d’émancipation, sans oublier le bilan désastreux des
expériences du « socialisme » dit réel, par exemple dans les ex-pays de
l’est qui pèse encore dans l’inconscient collectif.
Dans ce contexte contradictoire et paradoxal, le syndicalisme ne peut
pas se limiter à la défense des intérêts immédiats des
travailleurs-euses mais se doit d’élaborer un projet de transformation
sociale à la hauteur des bouleversements du capitalisme contemporain et
conforme à notre volonté d’émancipation des travailleurs et des
travailleuses.
Trop de forces syndicales, hexagonales et mondiales, ont abandonné
cette tâche essentielle et ne visent plus qu’à aménager, voire à
accompagner les effets du libéralisme. Rien d’étonnant par conséquent
que leurs stratégies et leurs revendications ne visent plus à remettre
en cause le système ni à esquisser les contours d’une autre organisation
sociale.
Créer les conditions de nouveaux rapports de force idéologiques et
sociaux implique de se battre sur des orientations syndicales inversant
la logique même du système d’exploitation capitaliste et faisant le lien
avec la situation et les revendications quotidiennes des salarié-es,
chômeurs-ses, jeunes en formation et retraité-es.
Entre autres problématiques auxquelles travaille, encore
insuffisamment, l’Union syndicale Solidaires, citons la répartition des
richesses, la socialisation des moyens de production, la transition
écologique, les inégalités femmes/hommes, les formes d ‘organisation
sociales et les processus de décision sur les choix économiques et
sociaux que porte notamment la thématique de l’autogestion.
Du passé, avant de faire table rase, tirons les enseignements !
La question de la propriété est toujours révélatrice de l’état des
rapports de force entre les classes sociales, et de l’état du débat
social et politique du moment. Sans retracer des siècles de débat sur
cette question, reprenons quelques périodes charnières, parmi les plus
récentes.
Suite à la crise de 1929, le débat sur les nationalisations refait
surface en Europe entre les partisans d’une politique de nationalisation
des infrastructures et des secteurs clefs de l’économie et ceux
préconisant un régime d’économie mixte où le régime de propriété
capitaliste reste dominant. En France, un clivage existe dans le
mouvement syndical (notamment entre CGT et CGTU puis dans la CGT
réunifiée) entre les
« réformistes » et les « syndicalistes révolutionnaires », ces derniers
considérant qu’étatiser une partie de l’économie sans rompre avec le
régime du profit et les inégalités de classe, est un leurre. La
nationalisation des
chemins de fer par la création de la SNCF en 1937 illustre cette
situation, puisqu’il s’agit avant tout d’éponger
les dettes des grands actionnaires des compagnies privées, sans toucher
aux profits accumulés depuis des dizaines d’années, et en les
indemnisant très généreusement : « socialiser les pertes, privatiser les
profits », est une revendication patronale ancienne…
A l’échelle internationale, les collectivisations en Espagne, entre
1936 et 1938, sont une expérience particulièrement intéressante ; sans
les mythifier, elles montrent que « c’est possible » à grande échelle,
sans recours aux nationalisations étatiques mais en fédérant des
initiatives mises en œuvre à la base. Plusieurs millions de personnes
participèrent à des réalisations sans précédent : les collectivités
agricoles d’Aragon et la socialisation d’entreprises et des services
publics en Catalogne par exemple, se sont faites sans recours à l’État.
Celles et ceux qui produisaient se sont emparé-es des usines, des
bureaux, des champs. Ils et elles ont géré directement la production, sa
répartition, les échanges, mais aussi les moyens à mettre en commun
pour l’éducation, la santé, etc. Dans certaines collectivités, un
salaire unique a été mis en place, dans d’autres l’argent était aboli au
profit de bons d’échange, non capitalisables et utiles pour la seule
satisfaction des besoins familiaux,… Bien entendu, le contexte
politique, économique et social [4] de l’Espagne de 1936 n’est pas celui de notre monde contemporain, mais ces expériences méritent toute notre attention.
Le débat sur le pouvoir, et en fait sur l’autogestion, a traversé le
mouvement ouvrier dans tous les pays et dans des périodes bien
différentes. On sait ce qu’il advint de la révolution russe de 1917 et
ce que furent les régimes autoritaires des pays dits « communistes ».
Mais, en Russie, de 1917 au début des années 20, la remise en cause du
pouvoir des conseils ouvriers (les soviets [5]) a été contestée y compris au sein du parti bolchevik au pouvoir [6].
En 1945, après la seconde guerre mondiale, où tout est à reconstruire
et afin d’écarter toute velléité de remise en cause du système, nombre
de gouvernements européens mettent en place des politiques dites
keynésiennes [7]
fondées sur un interventionnisme étatique fort. En France, dans le
cadre du Conseil national de la résistance (CNR) regroupant les courants
politiques de droite et de gauche, le projet était « le retour à la
nation de tous les grands moyens de production monopolisée, fruit du
travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des
compagnies d’assurances et des grandes banques » ; le préambule de la
constitution de 1946 reprend ces principes. Une grande partie du
patronat ne s’y oppose pas, non seulement parce que les actionnaires
indemnisé-es pourront investir dans des secteurs plus juteux à court
terme, mais aussi parce que les lourds investissements assumés par
l’État seront profitables au développement du capitalisme. De surcroît,
la gestion des secteurs nationalisés n’étant pas sous contrôle ouvrier [8],
le changement juridique de la propriété ne remet en cause, ni la
logique de rentabilité, ni le pouvoir de décision et de gestion des
dirigeant-es. Rien d’étonnant, comme le disait le sociologue Bourdieu,
tant la porosité entre « la noblesse d’état » technocratique [9] et les pouvoirs économiques, contredit la notion « d’État garant de l’intérêt général ».
L’important travail de recherches, de confrontation d’idées, mené au
cours des années 60 dans des organisations ouvrières (y compris
syndical, notamment dans la CFTC/CFDT) et la dynamique de Mai 68,
mettent l’autogestion au centre de nombreux débats. Avec le recul,
certains « exemples » d’alors méritent d’être considérablement
rediscutés [10].
C’est dans ce contexte où se mêlent débats théoriques et forte
volonté de « changer les choses dès maintenant » que naît le conflit des
LIP [11]
en 1973 à Besançon. Contre les licenciements, les salarié-es,
massivement syndiqué-es, réquisitionnent le stock de montres et
s’emparent des plans de fabrication. S’en suit une période novatrice,
qui cristallise espoirs et soutien populaire, au cours de laquelle est
mis en œuvre le slogan « c’est possible, on produit, on vend, on se
paie ».
Les nationalisations de 1982, sous Mitterrand, représenteront 17% du
PIB, et toucheront plusieurs dizaines de sociétés industrielles
(Compagnie générale d’électricité, Saint-Gobain, Pechiney,
Rhône-Poulenc, Thomson-brandt) et financières, mais elles suivront la
même logique que les processus antérieurs, avec 47 milliards de francs
d’indemnisations pour les actionnaires. Il n’y avait aucune volonté
politique de permettre une remise en cause des choix stratégiques de
production, du pouvoir de décision et de gestion des salariés-es dans
les entreprises.
Les équipes dirigeantes resteront les mêmes notamment dans le secteur
bancaire où la course à la spéculation aboutira à une facture salée
pour les contribuables (cf. les 100 milliards de dette du Crédit
Lyonnais). Le gouvernement PS/PCF est loin même du programme commun de
la gauche des années 70 qui préconisait la mise en place de conseils
d’ateliers et de services pour un contrôle ouvrier des entreprises. Les
libéraux comme les sociaux démocrates utilisent la socialisation des
pertes comme une transition avant un retour fructueux au secteur privé. A
l’instar des politiques ultralibérales anglo-américaines de Thatcher et
Reagan dont la doctrine est la restauration de « l’ordre spontané du
Marché », le gouvernement « socialiste » opérera le tournant libéral en
1983.
Les privatisations ne vont pas cesser de s’enchaîner sous les
gouvernements de droite comme de gauche, notamment sous le gouvernement
Jospin (PS/PCF/Verts, de 1997 à 2002). Le drame de la sidérurgie
française privatisée en 1996 est un des symboles. D’autres secteurs
verront la participation de l’Etat baisser sans cesse et en bout de
course circonscrite à l’énergie, les transports, l’audiovisuel public,
les télécommunications, la Poste… souvent de plus en plus partiellement
d’ailleurs.
Cette contre révolution conservatrice amorcée dans les années 1980,
prendra dans les années 1990 des formes nouvelles de domination de la
finance sur l’ensemble de la sphère économique dont la recherche de
rentabilité maximum et à court terme, conjuguée avec une concentration
croissante des entreprises, abouti à l’extension des privatisations et à
une offensive brutale contre les services publics.
Force est de constater que le bilan des privatisations est marqué par
un coût social élevé. Les Etats ont souvent bradé les entreprises
publiques au secteur privé. Ce dernier, guidé par la recherche du profit
immédiat, n’a cure des productions nocives écologiquement et
désastreuse socialement pour les salariés-es. Et quand, celui- ci est en
faillite, les états renflouent, sans contreparties, et font payer la
note aux populations, détruisent le secteur public, comme c’est le cas
aujourd’hui avec les politiques d’austérité instaurées en Europe dans la
foulée de la crise économique et financière de 2008. Ce ne sont pas les
quelques mesures de B.Hamon sur l’économie sociale et solidaires, ni le
projet de Hollande sur la possibilité de reprise par les salariés-es
d’entreprises bénéficiaires, qui modifieront la domination de la loi du
marché et la captation des pouvoirs de décision par une oligarchie
minoritaire.
Socialisation, autogestion : une autre voie possible
Les questions que nous devons poser sont celles de la répartition des
fruits des richesses produites et de l’organisation de la production
(ce qui implique celles sur son contenu, son utilité sociale, ses
implications écologiques, etc.)
La nationalisation de tel ou tel secteur, où seule la forme juridique
de la propriété change en devenant étatique, ne bouleverse pas la
logique du système dans son ensemble. A certains moments, elles peuvent
permettre de sauvegarder les intérêts des salariés-es ; mais une
véritable transformation sociale du système suppose la socialisation de
l’ensemble des moyens de production et d’échange donc la remise en cause
de la propriété privée, et du pouvoir par les travailleurs-ses, au sein
des entreprises mais aussi plus largement pour
« l’administration de la société ». Cela implique également un cadre
national de planification des besoins sociaux futurs, des ressources
allouées pour les satisfaire, en tenant compte des impératifs
écologiques.
L’articulation de ces orientations, à l’échelle nationale et
internationale, avec les besoins locaux, ceux des
entreprises et des branches, pose la question de l’ensemble de la
« chaine démocratique » pour assurer des choix cohérents au profit de la
collectivité dans son ensemble.
Au-delà des mots différents (autogestion, collectivisation,
socialisation…), ce que nous entendons par autogestion c’est que les
classes sociales qui produisent la richesse collective [12],
aujourd’hui sans pouvoir, peuvent gérer l’économie (donc les
entreprises, les services, etc.) et plus généralement la société. Ceci
suppose l’appropriation collective directe des outils de production et
des moyens d’échanges. Nous ne voulons par là décrire un modèle idéal
pour « après la révolution », mais d’une part « construire par nos
luttes d’aujourd’hui la société de demain », d’autre part créer les
conditions pour que des luttes faisant bouger réellement les choses se
développent.
Ces principes posés, l’évolution du capitalisme et ses effets sur la
structuration du salariat, nous obligent à repenser les termes du débat
sur ces thématiques. Nous ne sommes plus dans les années 1970 où nous
étions face à un capitalisme encore largement patrimonial, familial,
avec un pouvoir de décision unique et identifié.
L’internationalisation du capital, les centres de pouvoir opaques et
insaisissables, l’interdépendance économique à l’échelle planétaire, la
domination des multinationales sur l’ensemble des filières, des petites
et moyennes entreprises (PME), et du marché des matières premières,
impliquent de redéfinir le contenu des réponses alternatives et les
stratégies syndicales et politiques.
La perspective de socialisation des secteurs clefs de l’économie et
autogérés par les salariés-es suppose d’anticiper la chaîne de
conditions économiques de production et de la repenser au-delà des murs
d’une seule entreprise. En d’autres termes, l’autogestion n’est pas
concevable en l’organisant entreprise par entreprise, sans prendre en
compte les interactions entre de nombreuses entités tout au long de la
production d’un produit ou d’un service. C’est sans doute une des
raisons qui explique que « l’aventure » autogestionnaire surgisse
rarement des luttes d’entreprises, les salariés-es évaluant eux-mêmes
les conditions nécessaires à sa réussite. Le caractère outrageusement
réformiste de la majorité du mouvement syndical contemporain, que nous
évoquions plus haut, est aussi une des explications.
Cela ne veut pas dire que des espaces d’expériences autogestionnaires
sont impossibles, même sous des formes inachevées comme les SCOP [13]
en France ou plus abouties et plus nombreuses comme par exemple en
Argentine (les entreprises « récupérées ») ou la coopératives ouvrière
Mondragon au pays basque espagnol, mais dans les tous les cas ce sont
dans des secteurs et des créneaux restreints.
Le mode d’organisation en SCOP permet des ruptures importantes avec
le schéma dominant dans l’économie capitaliste : sur la propriété, la
hiérarchie, la répartition des tâches, etc. Dans un autre registre, mais
avec la même aspiration, le développement des AMAP (Association pour le
maintien dune agriculture paysanne) pose les questions des circuits
courts entre paysan-nes et consommateurs-trices, de l’inutilité des
grands groupes prédateurs de la distribution mais aussi la qualité de la
nourriture produite et du soutien à une agriculture non productiviste.
Quant à « l’économie sociale et solidaire », appelée aussi « tiers
secteur », si elle traduit parfois une aspiration à sortir des lois du
marché, elle n’est pas exempte de contradictions ; la gestion de ces
entités, à l’exemple de nombre de Comités d’Entreprise ou
d’associations, étant loin d’être en rupture avec le modèle dominant !
Elle se situe aux marges du système et sans vue d’ensemble, perméable à
l’instrumentalisation dans un processus de privatisation des services
publics, et à la récupération marchande comme le commerce équitable par
les grandes chaînes de distribution.
Les expériences qui peuvent être menées à travers des CE (bien peu !)
ou des SCOP, aussi utiles et intéressantes soient-elles, ne sont pas
l’autogestion au sens d’un projet d’ensemble qui a des conséquences sur
toute la société, et remet en cause les rapports entre classes sociales
que nous connaissons. Le projet autogestionnaire dont nous nous
revendiquons est nécessairement en rupture avec le système capitaliste.
Un syndicalisme internationaliste, concrètement
Le défi pour le syndicalisme est global : imposer un changement
systémique, à l’échelle nationale et internationale. À cet égard, la
construction de luttes conjointes entre salariés-es des grands groupes
opérant dans plusieurs pays, notamment au niveau européen, doit devenir
un objectif prioritaire ; le développement de réseaux syndicaux « lutte
de classes » à l’échelle internationale, ou encore la pérennité des
forums sociaux européens et mondiaux, sont eux aussi décisifs.
Des outils existent, comme le Réseau syndical international de
solidarité et de luttes et les réseaux qui s’organisent dans plusieurs
secteurs professionnels ; mais ils ne nous seront utiles pour construire
les ruptures politiques et sociales que nous voulons, que si nos
collectifs syndicaux de base (syndicats, sections syndicales) se les
approprient, les font vivre, les banalisent auprès de la masse des
salarié-es. Sinon, ils ne servent qu’à donner une bonne conscience
internationaliste, sans effet réel sur la lutte des classes, donc sans
conséquence sur les rapports sociaux et le système capitaliste !
Travailleurs-ses, usagers, consommateurs-trices, citoyen-nes…
Un autre défi posé au syndicalisme est celui de la conception du
sujet social, acteur de cette perspective de transformation sociale :
est-ce la classe ouvrière dans sa vision la plus restrictive ? Est-ce
les salarié-es (qu’ils et elles aient un emploi, soient au chômage, en
formation ou en retraite) ? Quel sont les rapports avec les paysan-nes ?
Avec les artisan-nes ? La grande majorité du syndicalisme est encore
imprégnée d’une conception restrictive des bases sociales de la
démocratie économique et sociale.
Le syndicalisme ne doit plus penser les forces dynamiques de la
transformation sociale uniquement à partir du seul rôle de
producteurs-trices et du lieu clos de l’entreprise, mais bien
appréhender cette question de manière transversale, à la fois dans toute
sa dimension interprofessionnelle mais aussi par l’articulation et la
jonction entre les moments où nous sommes usagers, salarié-es,
citoyen-nes ; ce dernier terme caractérisant ici la place des
travailleurs-ses dans « la cité », sans renvoyer à une définition le
limitant aux contours de la république bourgeoise héritée de 1789.
La cohérence des choix économiques, des finalités de production de
biens communs, nécessite une vision globale qui dépasse les intérêts
d’une seule communauté de production ou de service. Transformer
l’ensemble des rapports sociaux suppose d’aller au-delà de la question
de l’appropriation sociale des moyens de production et de développer une
réflexion sur les sujets de la démocratie sociale, la citoyenneté et
l’égalité pour sortir de la figure unique du producteur émancipé.
De manière, certes modeste et avec toutes leurs insuffisances, les campagnes de boycott des produits (comme Danone en 2001 [14]),
de « votation citoyenne » contre la privatisation de la Poste, ou
encore les luttes syndicales internationales pour le droit à la santé,
pour la défense du service public ferroviaire, sont autant
d’illustrations d’alliances nécessaires de forces sociales
complémentaires.
Plus récemment, la pertinence de la propriété des entreprises a de
nouveau été posée. Les syndicats CGT et CGC de Fralib, à Géménos ont un
projet de reprise de la production du thé Elephant/Lipton. La
multinationale Unilever bloque, refusant de céder la marque Elephant.
Au-delà de la volonté de briser le collectif de travailleurs-ses qui
luttent contre la décision patronale, l’enjeu pour la multinationale est
d’empêcher de vivre un projet qui répond à des questions de fond telles
que celles des délocalisations, du développement de la production
locale, des méthodes de production, bref, de la transition écologique.
A Florange, c’est une autre multinationale, Arcelor-Mittal, qui a
bafoué ses engagements et fait renoncer le gouvernement aussitôt après
une timide annonce de possible nationalisation partielle et temporaire…
Concernant PSA, nous écrivions en août 2012, dans un tract national Solidaires : « Un
débat doit s’ouvrir avec les salarié-es concernés mais aussi avec
l’ensemble de la population sur les questions de la socialisation, du
contrôle des salarié-es sur ce qu’ils et elles produisent, sur
l’utilisation de la plus-value dégagée, sur les investissements utiles à
la société… Ces questions se posent pour la filière automobile comme
dans les autres secteurs productifs. » En réalité, les grévistes de
PSA n’ont jamais envisagé collectivement une reprise de la production,
fut-elle accompagnée d’une reconversion ; une telle démarche suppose un
travail syndical préalable, dans la durée.
L’absence de réflexion collective sur une gestion autre, et plus
précisément sur une possible autogestion, affaiblit les perspectives
émancipatrices des mouvements.
Des contre-pouvoirs à ancrer dans le quotidien
La question des contre-pouvoirs dans l’entreprise, mais pas seulement dans l’entreprise [15],
est essentielle. C’est un des exercices de « gymnastique
révolutionnaire » dont parlaient les syndicalistes révolutionnaires du
début du 20e siècle. Car il ne s’agit pas de se limiter aux
contre-pouvoirs mais bien de construire par là, notamment, une dynamique
aboutissant à poser concrètement la question du pouvoir, de sa forme,
de son exercice, de sa réalité, de son utilité … et nous en revenons au
débat sur l’autogestion.
Nos mots d’ordre et nos revendications de redistribution des
richesses produites, de diminution massive du temps de travail, de droit
de veto des représentant-es des travailleurs-ses dans les Comités
d’Entreprises, de réquisition des emplois, d’appropriation collectives
des entreprises qui ferment, etc., s’articulent pleinement avec ces
réflexions. Applicables à la situation présente, donc dans le cadre du
système capitaliste, tout ceci peut être taxé de « réformisme ». Mais
c’est le rapport dialectique [16]
avec les luttes qui peut leur donner un caractère révolutionnaire. La
construction du rapport de forces et de mouvements de masse qui
s’opposent frontalement au système en place, donc le renforcement des
outils syndicaux qui portent cette dynamique, sont incontournables pour
passer des débats abstraits à la pratique concrète.
De même, l’autogestion ne doit pas être une notion qui demeurerait
abstraite aux yeux de la majorité des travailleurs-ses. Dans un
processus de crédibilisation de nos aspirations autogestionnaires, il
serait utile que les collectifs syndicaux travaillent sur ce que ceci
pourrait signifier dans leur secteur (comme indiqué par ailleurs, en
intégrant qu’il n’est pas question d’autarcie).
Ceci peut se concevoir relativement facilement pour une entreprise
mono-activité, même si cela amène à poser des questions importantes
comme l’utilité ou non de la hiérarchie, les modalités de décision
collective, les rapports entre services, la non-opposition entre
autogestion et parfois « commandement » technique, etc. Mais dans des
entreprises plus importantes, dans des services en réseau (transports,
énergie, etc.), c’est plus complexe ; raison de plus pour y travailler
dès maintenant.
Nous ne voulons pas construire « un schéma idéal coupé de toutes
réalités » mais apprendre ensemble, construire ensemble, rendre crédible
la perspective d’autogestion donc de changement fondamental de
l’organisation de la société.
Nous l’avons dit : l’autogestion telle que nous l’entendons ne se
résume pas à la gestion directe par les salarié- es de chacun de leur
lieu de travail. A contrario, elle doit s’ancrer à ce niveau. Nous
sommes « chez nous » dans nos entreprises, nos services, nos lieux de
travail ! Cette affirmation peut paraître naïve et apolitique ; elle est
loin de l’être. C’est en prenant confiance dans leur « bon droit » (pas
au sens du droit légal bourgeois) à décider ensemble de ce qu’ils et
elles font au boulot que les travailleurs-ses oseront des actions plus
radicales au sens où elles remettront en cause des principes présentés
jusque là comme des évidences : la hiérarchie, les différences de
rémunération, les directives qui ne correspondent pas au travail réel,
etc. Se réapproprier collectivement nos lieux de travail est une action
syndicale à première vue réformiste qui a une portée radicale et
révolutionnaire.
Autogestion des luttes
La mise en pratique d’une conception autogestionnaire de la société
concerne aussi les pratiques syndicales au sein des syndicats et dans
les luttes. Toute conception pyramidale des prises de décisions est aux
antipodes d’un projet autogestionnaire. Nombre d’organisations
syndicales se considèrent comme les états major, les têtes pensantes,
auxquelles les acteurs et actrices des mouvements sociaux doivent se
soumettre.
Rompre avec cette conception et favoriser les formes de démocratie
directe (assemblées générales décisionnaires au plus près des collectifs
de travail, comités de grèves, assemblées générales
interprofessionnelles, coordinations…), c’est œuvrer à l’apprentissage
de l’autogestion dans une perspective plus globale, c’est aussi choisir
la démocratie dans les luttes, favorisant ainsi leur autonomie vis-à-vis
de toutes forces extérieures (politiques, étatiques, gouvernementales…)
prétendant les diriger.
L’autogestion des luttes est exigeante : pour que les revendications,
les formes et la durée d’une grève, la coordination éventuelle avec
d’autres secteurs, le contrôle des négociations, etc., s’inscrivent
réellement dans la démocratie ouvrière dont nous nous revendiquons, il
faut par exemple que les assemblées générales (ou comités de grève,
etc.) soient réellement représentatives des salarié-es en lutte.
S’appuyer sur l’expérience collective, être disponibles à l’inattendu
L’histoire du syndicalisme est traversée par des processus de
recomposition à l’épreuve de la lutte des classes et des évènements
politiques et sociaux qui la rythme. Ce sont des processus longs mais
l’union syndicale Solidaires doit jouer un rôle central dans la
recomposition syndicale de demain afin que celle-ci offre à l’ensemble
du salariat une alternative au « syndicalisme d’accompagnement ».
Ne plus se concevoir comme un simple contre-pouvoir, mais se poser
comme une force porteuse d’un projet de société face au capitalisme est
une des conditions pour inverser le rapport de forces et rendre à
nouveau possible l’avènement d’un autre monde. L’internationalisme est
partie intégrante de ce processus.
En conclusion, si personne ne peut prétendre avoir un modèle clé en
main d’un processus de transformation sociale, ni des formes achevées
d’une organisation sociale autogestionnaire, commencer à se poser
quelques questions fondamentales c’est tenter d’y répondre. Et surtout,
l’histoire nous enseigne que les mouvements sociaux produisent eux-mêmes
les outils nouveaux de la transformation sociale.
Être attentifs aux nouvelles formes d’organisation collective et
disponibles à l’inattendu, c’est être fidèle au combat de l’émancipation
sociale.
Catherine Lebrun,
Christian Mahieux, le 30 août 2013
[1]
Il s’agit ici des acquis en matière d’enseignements des luttes et
expériences passées ; non pas des « acquis sociaux », dont la défense
est par ailleurs nécessaire car articulant la double tâche de défense
des intérêts immédiats des travailleurs et des travailleuses et de
construction du mouvement émancipateur.
[2]
C’est-à-dire la gestion directe des entreprises et des services. Nous
n’abordons pas ici la question de la gestion directe dans le
monde agricole, faute de pratiques et de réflexions.
[3] « There is no alternative »
est un slogan attribué à Margaret Thatcher, qui fut Premier ministre du
Royaume-Uni de 1979 à
1990, chantre de l’ultralibéralisme qui mena une guerre sociale intense
contre les syndicats. Il symbolise le combat idéologique mené pour nous
faire croire que le capitalisme, le marché, la mondialisation sont, non
pas des choix politiques d’organisation de la société et son économie,
mais en quelque sorte des phénomènes naturels.
[4]
Cette page d’histoire sociale s’écrit entre le coup d’Etat militaire et
fasciste de Franco (19 juillet 1936) et la seconde guerre mondiale. Il y
avait deux organisations syndicales en Espagne, rassemblant chacune des
millions de syndiqué -es : la CNT anarchosyndicaliste, l’UGT
socialiste ; hormis en Catalogne où l’UGT sous influence du Parti
Communiste combattit les collectivisations, les deux organisations
participèrent au processus autogestionnaire.
[5]
Paradoxalement, c’est en 1922 qu’est officiellement créée l’Union des
républiques socialistes soviétiques, à un moment où le pouvoir des
qu’exerçaient directement les travailleurs et les travailleuses dans les
usines, à travers les soviets, a été définitivement confisqué par le
Parti communiste.
[6] C’est le cas des communistes de gauche, puis de l’Opposition ouvrière. Voir notamment Moscou 1918, la revue Kommunist, Éd. Smolny, 2011 et L’Opposition ouvrière d’Aleksandra Kollontaï, Seuil, 1974.
[7] Keynes est un économiste britannique. Sa théorie, mise en œuvre durant la seconde moitié du 20e siècle est que les marchés
ont besoin d’une intervention étatique pour trouver leur équilibre. Il ne remet nullement en cause l’exploitation capitaliste.
[8] Aucune organisation du CNR ne revendique cela ; au contraire, PCF et CGT dénoncent ces mots d’ordre.
[9]
L’École nationale d’administration (ENA) est l’archétype de
l’institution formant ce type de « serviteurs de l’État », qui sont
avant tout serviteurs d’eux-mêmes et de leur classe sociale.
[10]
Nombre de textes de la CFDT de l’époque mais aussi d’organisations
politiques (PSU, trotskystes, libertaires) portent sur ce qui est
présenté alors comme « des expériences autogestionnaires » en
Yougoslavie ou en Algérie. Certes, les critiques pointent, fort
justement, bien des insuffisances.
[11] Voir le film Les Lip, l’imagination au pouvoir
[12]
C’est-à-dire celles et ceux qui vivent de leur travail et non de
l’exploitation de celui d’autrui. Par ailleurs, comme indiqué
précédemment, nous ne traitons pas ici de la question paysanne.
[13]
Sociétés coopératives et participatives. La dénomination officielle
jusqu’en 2010 était « société coopérative ouvrière de production ».
[14] Action menée en soutien aux salarié-es de LU-Danone luttant contre des licenciements.
[15]
Redressement et liquidation judiciaire sont la source de licenciements
plus nombreux encore que les « plans sociaux ». Le syndicalisme
interprofessionnel ne devrait-il pas s’interroger sur la latitude qu’il
laisse aux seuls patrons, à travers les tribunaux
de commerce, de décider ainsi du sort des travailleurs et
travailleuses ?
[16]
Les revendications ont leur propre portée. Les luttes ont leur
dynamique. Mais les deux s’influencent réciproquement et créent une
situation nouvelle qu’il convient à nouveau d’analyser pour agir le plus
efficacement possible.