dimanche 24 mars 2019

Le mouvement des Conseils ouvriers en Allemagne

Le mouvement des Conseils ouvriers en Allemagne (1919-1935)

LA REVOLUTION ÉCLATE

En novem­bre 1918, le front alle­mand s’effon­dra. Les sol­dats désertèrent par mil­liers. Toute la machine de guerre cra­quait. Néanmoins, à Kiel, les offi­ciers de la flotte décidèrent de livrer une der­nière bataille : pour sauver l’hon­neur. Alors, les marins refusèrent de servir. Ce n’était pas leur pre­mier soulè­vement, mais les ten­ta­ti­ves pré­céd­entes avaient été réprimées par les balles et les bonnes paro­les. Cette fois-ci, il n’y avait plus d’obs­ta­cle immédiat ; le dra­peau rouge monta sur un navire de guerre, puis sur les autres. Les marins élurent des délégués qui formèrent un Conseil.
Désormais les marins étaient obligés de tout faire pour géné­ra­liser le mou­ve­ment. Ils n’avaient pas voulu mourir au combat contre l’ennemi ; mais ils demeu­raient dans l’iso­le­ment, les trou­pes dites loya­les inter­vien­draient et, de nou­veau, ce serait le combat, la répr­ession. Aussi les mate­lots déb­arquèrent et gagnèrent Hambourg ; de là, par le train ou par tout autre moyen, ils se rép­an­dirent dans toute l’Allemagne. Le geste libé­rateur était accom­pli. Les évé­nements s’enchaînaient main­te­nant rigou­reu­se­ment. Hambourg accueillit les marins avec enthou­siasme ; sol­dats et ouvriers se soli­da­ri­saient avec eux, ils élirent eux aussi des Conseils. Bien que cette forme d’orga­ni­sa­tion ait été jusque-là inconnue dans la pra­ti­que, un vaste réseau de Conseils ouvriers et de Conseils de sol­dats cou­vrit promp­te­ment, en quatre jours, le pays. Peut-être avait-on entendu parler des Soviets russes de 1917, mais alors très peu : la cen­sure veillait. En tout cas, aucun parti, aucune orga­ni­sa­tion n’avait jamais pro­posé cette nou­velle forme de lutte.


PRÉCURSEURS DES CONSEILS

Toutefois, pen­dant la guerre en Allemagne, des orga­nis­mes assez ana­lo­gues avaient fait leur appa­ri­tion dans les usines. Ils étaient formés au cours des grèves par des res­pon­sa­bles élus, appelés hommes de confiance. Chargés par le syn­di­cat de peti­tes fonc­tions sur le tas, ces der­niers, dans la tra­di­tion syn­di­cale alle­mande, devaient assu­rer un lien entre la base et les cen­tra­les, trans­met­tre aux cen­tra­les les reven­di­ca­tions des ouvriers. Pendant la guerre, ces griefs étaient nom­breux (les prin­ci­paux por­taient sur l’inten­si­fi­ca­tion du tra­vail et l’aug­men­ta­tion des prix). Mais les syn­di­cats alle­mands - comme ceux des autres pays - avaient cons­ti­tué un front unique avec le gou­ver­ne­ment, afin de lui garan­tir la paix sociale en éch­ange de menus avan­ta­ges pour les ouvriers et de la par­ti­ci­pa­tion des diri­geants syn­di­caux à divers orga­nis­mes offi­ciels. Aussi les hommes de confiance frap­paient-ils à la mau­vaise porte. Les « fortes têtes » étaient, tôt ou tard, expédiées aux armées, dans les unités spéc­iales. Il était donc dif­fi­cile de pren­dre posi­tion, publi­que­ment, contre les syn­di­cats.
Les hommes de confiance cessèrent donc de ren­sei­gner les cen­tra­les syn­di­ca­les - cela n’en valait pas la peine - mais la situa­tion,et par conséquent, les reven­di­ca­tions ouvrières, n’en demeu­rait pas moins ce qu’elle était, ils se réu­nirent clan­des­ti­ne­ment. En 1917, un flot de grèves sau­va­ges déf­erla sur le pays. Spontanés, ces mou­ve­ments n’étaient pas dirigés par une orga­ni­sa­tion stable et per­ma­nente ; s’ils se dér­oulaient avec un cer­tain ensem­ble, c’est qu’ils avaient été précédés de dis­cus­sions et d’accords entre diver­ses usines, les contacts pré­li­min­aires aux actions étant pris par les hommes de confiance de ces usines.
Dans ces mou­ve­ments, pro­vo­qués par une situa­tion intolé­rable, en l’absence de toute orga­ni­sa­tion à laquelle accor­der une confiance si limitée fût-elle, les concep­tions différ­entes (sociale-démoc­rate, reli­gieuse, libé­rale, anar­chiste, etc.) des ouvriers devaient s’effa­cer ,devant les néc­essités de l’heure ; les masses labo­rieu­ses étaient obligées de décider par elles-mêmes, sur la base de l’usine. A l’automne 1918, ces mou­ve­ments, jusqu’alors spo­ra­di­ques et cloi­sonnés plus ou moins les uns par rap­port aux autres, pri­rent une forme pré­cise et géné­ralisée. Aux côtés des admi­nis­tra­tions clas­si­ques (police, ravi­taille­ment, orga­ni­sa­tion du tra­vail, etc.) par­fois même - en partie - à leur place, les Conseils ouvriers pri­rent le pou­voir dans les cen­tres indus­triels impor­tants : à Berlin, à Hambourg, Brème, dans la Ruhr et dans le centre de l’Allemagne, en Saxe. Mais les rés­ultats furent minces. Pourquoi ?

UNE FACILE VICTOIRE

Cette carence pro­vient de la faci­lité même avec laquelle se formèrent les Conseils ouvriers. L’appa­reil d’Etat avait perdu toute auto­rité ; s’il s’écr­oulait, ici et 1à, ce n’était pas en conséqu­ence d’une lutte acharnée et volon­taire des tra­vailleurs. Leur mou­ve­ment ren­contrait le vide et s’étendait donc sans dif­fi­cultés, sans qu’il fût néc­ess­aire de com­bat­tre et de réfléchir sur ce combat. Le seul objec­tif dont on par­lait était celui de l’ensem­ble de la popu­la­tion : la paix.
II y avait là une différ­ence essen­tielle avec la révo­lution russe. En Russie, la pre­mière vague révo­luti­onn­aire, la Révolution de Février, avait balayé le régime tsa­riste ; mais la guerre conti­nuait. Le mou­ve­ment des tra­vailleurs unis trou­vait ainsi une raison d’accen­tuer sa pres­sion, de se mon­trer de plus en plus hardi et décidé. Mais en Allemagne, l’aspi­ra­tion pre­mière de la popu­la­tion, la paix, fut imméd­ia­tement com­blée ; le pou­voir impérial lais­sait place à la répub­lique. Quelle serait cette répub­lique ?
Avant la guerre, il n’y avait sur ce point aucune diver­gence entre les tra­vailleurs. La poli­ti­que ouvrière, en pra­ti­que comme en théorie, était faite par le parti social-démoc­rate et les syn­di­cats, adoptée et approuvée par la majo­rité des tra­vailleurs orga­nisés. Pour les mem­bres du mou­ve­ment socia­liste, au cours de la lutte pour la démoc­ratie par­le­men­taire et les réf­ormes socia­les, ne son­geant qu’à cette lutte, l’Etat démoc­ra­tique bour­geois devait être un jour le levier du socia­lisme. Il suf­fi­rait d’acquérir une majo­rité au Parlement, et les minis­tres socia­lis­tes natio­na­li­se­raient, pas à pas, la vie éco­no­mique et sociale ; ce serait le socia­lisme.
II y avait aussi, sans doute, un cou­rant révo­luti­onn­aire, dont Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg étaient les représ­entants les plus connus. Toutefois ce cou­rant ne dével­oppa jamais des concep­tions net­te­ment opposées au socia­lisme d’Etat ; il ne cons­ti­tuait qu’une oppo­si­tion au sein du vieux parti, du point de vue de la base ce cou­rant ne se dis­tin­guait pas clai­re­ment de l’ensem­ble.

CONCEPTIONS NOUVELLES

Pourtant des concep­tions nou­vel­les virent le jour pen­dant les grands mou­ve­ments de masse de 1918-1921. Elles n’étaient pas la création d’une prét­endue avant-garde, mais bien créées par les masses elles-mêmes. Dans la pra­ti­que, l’acti­vité indép­end­ante des ouvriers et des sol­dats avait reçu sa forme orga­ni­sa­tion­nelle : les Conseils, ces nou­veaux orga­nes agis­sant dans un sens de classe. Et, parce qu’il y a une liai­son étr­oite entre les formes prises par la lutte de classe et les concep­tions de l’avenir, il va sans dire que, ça et là, les vieilles concep­tions com­mençaient d’être ébranlées. A présent, les tra­vailleurs diri­geaient leurs pro­pres luttes en dehors des appa­reils des partis et des syn­di­cats ; aussi l’idée pre­nait corps que les masses devaient exer­cer une influence directe sur la vie sociale par le moyen des Conseils. Il y aurait alors « dic­ta­ture du prolé­tariat » comme on disait ; une dic­ta­ture qui ne serait pas exercée par un parti, mais serait l’expres­sion de l’unité enfin réalisée de toute la popu­la­tion tra­vailleuse. Certes, une telle orga­ni­sa­tion de la société ne serait pas. Démocratique au sens bour­geois du terme, puis­que la partie de la popu­la­tion qui ne par­ti­ci­pait pas à la nou­velle orga­ni­sa­tion de la vie sociale n’aurait voix ni dans les dis­cus­sions ni dans les décisions.
Nous disions que les vieilles concep­tions com­mençaient d’être ébranlées. Mais il devint vite évident que les tra­di­tions par­le­men­tai­res et syn­di­ca­les étaient trop pro­fondément enra­cinées dans les masses pour être extirpées à bref délai. La bour­geoi­sie, le parti social démoc­rate et les syn­di­cats firent appel à ces tra­di­tions pour battre en brèche les nou­vel­les concep­tions. Le parti, en par­ti­cu­lier, se féli­citait en paro­les de cette nou­velle façon que les masses avaient de s’impo­ser dans la vie sociale. II allait jusqu’à exiger que cette forme de pou­voir direct soit approuvée et codi­fiée par une loi. Mais, s’il leur tém­oignait ainsi sa sym­pa­thie, l’ancien mou­ve­ment ouvrier, en entier, repro­chait aux Conseils de ne pas res­pec­ter la démoc­ratie, tout en les excu­sant en partie à cause d’un manque d’expéri­ence dû à leur nais­sance spon­tanée.En réalité, les ancien­nes orga­ni­sa­tions trou­vaient que les Conseils ne leur fai­saient pas une place assez grande et voyaient en eux des orga­nis­mes concur­rents. En se pro­nonçant pour la démoc­ratie ouvrière, les vieux partis et les syn­di­cats reven­di­quaient en fait pour tous les cou­rants du mou­ve­ment ouvrier le droit d’être représentés dans les Conseils, pro­por­tion­nel­le­ment à leur impor­tance numé­rique res­pec­tive.

LE PIÈGE

La plus grande partie des tra­vailleurs était inca­pa­ble de réfuter cet argu­ment : il cor­res­pon­dait trop à leurs ancien­nes habi­tu­des. Les Conseils ouvriers ras­sem­blèrent donc des représ­entants du parti social-démoc­rate, des syn­di­cats, des social-démoc­rate de gauche, des coopé­ra­tives de consom­ma­tion etc. ainsi que des délégués d’usine. II est évident que de tels Conseils n’étaient pas les orga­nes d’équipes des tra­vailleurs, réunis par la vie à l’usine, mais des for­ma­tions issues de l’ancien mou­ve­ment ouvrier et œuvrant à la res­tau­ra­tion du capi­ta­lisme sur la base du capi­ta­lisme d’Etat démoc­ra­tique.
Cela signi­fiait la ruine des efforts ouvriers. En effet, les délégués aux Conseils ne rece­vaient plus leurs direc­ti­ves de la masse, mais de leurs différ­entes orga­ni­sa­tions. Ils adju­raient les tra­vailleurs de res­pec­ter et de faire régner « l’ordre », pro­cla­mant que « dans le dés­ordre, pas de socia­lisme ». Dans ces condi­tions, les Conseils per­di­rent rapi­de­ment toute valeur aux yeux des ouvriers. Les ins­ti­tu­tions bour­geoi­ses se remi­rent à fonc­tion­ner, sans se sou­cier de l’avis des Conseils ; tel était précisément le but de l’ancien mou­ve­ment ouvrier.
L’ancien mou­ve­ment ouvrier pou­vait être fier de sa vic­toire. La loi votée par le Parlement fixait dans le détail les droits et les devoirs des Conseils. Ils auraient pour tâche de sur­veiller l’appli­ca­tion des lois socia­les. Autrement dit les Conseils deve­naient à leur façon des roua­ges de l’Etat ; ils par­ti­ci­paient à sa bonne marche, au lieu de le démolir. Cristallisées dans les masses, les tra­di­tions se révélaient plus puis­san­tes que les rés­ultats de l’action spon­tanée. Malgré cette « révo­lution avortée », on ne peut dire que la vic­toire des éléments conser­va­teurs ait été simple et facile. La nou­velle orien­ta­tion des esprits, tout de même assez forte pour que des cen­tai­nes de mil­liers d’ouvriers lut­tent avec achar­ne­ment afin que les Conseils gar­dent leur caractère de nou­vel­les unités de classe. II fallut cinq ans de conflits inces­sants, pour que le mou­ve­ment des Conseils soit défi­ni­ti­vement vaincu par le front unique de la bour­geoi­sie, de l’ancien mou­ve­ment ouvrier et des gardes-blancs, formés par les hobe­reaux prus­siens et les étudiants réacti­onn­aires.

COURANTS POLITIQUES

On peut dis­tin­guer, en gros, quatre cou­rants poli­ti­ques du côté des ouvriers :
a) les sociaux-démoc­rates :
ils vou­laient natio­na­li­ser gra­duel­le­ment les gran­des indus­tries en uti­li­sant la voie par­le­men­taire. Ils ten­daient éga­lement à rés­erver aux syn­di­cats le rôle d’intermédi­aires exclu­sifs entre les tra­vailleurs et le capi­tal d’Etat.
b) les com­mu­nis­tes :
s’ins­pi­rant plus ou moins de l’exem­ple russe, ce cou­rant pré­co­nisait une expro­pria­tion directe des capi­ta­lis­tes par les masses. Selon eux, les ouvriers révo­luti­onn­aires avaient pour devoir de « conquérir » les syn­di­cats et de les « rendre révo­luti­onn­aires ».
c) les anar­cho-syn­di­ca­lis­tes :
ils s’oppo­saient à la prise du pou­voir poli­ti­que et à tout Etat. D’après eux, les syn­di­cats représ­entaient la for­mule de l’avenir ; il fal­lait lutter pour que les syn­di­cats pren­nent une exten­sion telle qu’ils seraient en mesure, alors, de gérer toute la vie éco­no­mique. L’un des théo­riciens les plus connus de ce cou­rant, Rudolf Rocker, écrivait en 1920 que les syn­di­cats ne devaient pas être considérés comme un pro­duit tran­si­toire du capi­ta­lisme, mais bien comme les germes d’une future orga­ni­sa­tion socia­liste de la société. II sembla tout d’abord en 1919, que l’heure de ce mou­ve­ment était venue. Les syn­di­cats anar­chis­tes se gon­flèrent dès l’écr­ou­lement de l’Empire alle­mand. En 1920, ils comp­taient autour de deux cent mille mem­bres.
d) Toutefois, cette année 1920, les effec­tifs des syn­di­cats révo­luti­onn­aires se réd­ui­sirent. Une grande partie de leurs adhérents se diri­geaient main­te­nant vers une toute autre forme d’orga­ni­sa­tion, mieux adaptée aux condi­tions de la lutte : l’orga­ni­sa­tion révo­luti­onn­aire d’usine. Chaque usine avait ou devait avoir sa propre orga­ni­sa­tion, agis­sant indép­end­amment des autres, et qui même, dans un pre­mier stade, n’était pas reliée aux autres. Chaque usine fai­sait donc figure de « répub­lique indép­end­ante », repliée sur elle-même.
Sans doute ces orga­nis­mes d’usines étaient-ils une réa­li­sation des masses ; cepen­dant, il faut sou­li­gner qu’ils appa­rais­saient dans le cadre d’une révo­lution, sinon vain­cue, du moins sta­gnante. Il devint vite évident que les ouvriers ne pou­vaient pas, dans l’immédiat, conquérir et orga­ni­ser le pou­voir éco­no­mique et poli­ti­que au moyen des Conseils ; il fau­drait tout d’abord sou­te­nir une lutte sans merci contre les forces qui s’oppo­saient aux Conseils. Les ouvriers révo­luti­onn­aires com­mençaient donc à ras­sem­bler leurs pro­pres forces dans toutes les usines, afin de rester en prise directe sur la vie sociale. Par leur pro­pa­gande, ils s’efforçaient d’éveiller la cons­cience des ouvriers, les invi­taient à sortir des syn­di­cats et adhérer à l’orga­ni­sa­tion révo­luti­onn­aire d’usine ; les ouvriers comme un tout pour­raient alors diri­ger eux-mêmes leurs pro­pres luttes, et conquérir le pou­voir éco­no­mique et poli­ti­que sur toute la Société. En appa­rence, la classe ouvrière fai­sait ainsi un grand pas en arrière sur le ter­rain de son orga­ni­sa­tion. Tandis qu’aupa­ra­vant, le pou­voir des ouvriers était concen­tré dans quel­ques puis­san­tes orga­ni­sa­tions cen­tra­lisées, il se désagrégeait à présent dans des cen­tai­nes de petits grou­pes, réun­issant quel­ques cen­tai­nes ou quel­ques mil­liers d’adhérents, selon l’impor­tance de l’usine. En réalité, cette forme se révélait la seule qui permit de poser les jalons d’un pou­voir ouvrier direct ; aussi, bien que rela­ti­ve­ment peti­tes, ces nou­vel­les orga­ni­sa­tions effrayaient la bour­geoi­sie, la social-démoc­ratie, et les syn­di­cats.

DÉVELOPPEMENT DES ORGANISATIONS D’USINES

Toutefois, ce n’est pas par prin­cipe que ces orga­ni­sa­tions se tenaient isolées les unes des autres. Leur appa­ri­tion s’était effec­tuée ça et là, de façon spon­tanée et séparée, au cours de grèves sau­va­ges (parmi les mineurs de la Ruhr, en 1919, par exem­ple). Une ten­dance se fit jour en vue d’uni­fier tous ces orga­nis­mes et d’oppo­ser un front cohérent à la bour­geoi­sie et à ses aco­ly­tes. L’ini­tia­tive partit des grands ports, Hambourg et Brême ; en avril 1920, une pre­mière confér­ence d’uni­fi­ca­tion se tint à Hanovre. Des délé­gations venues des prin­ci­pa­les régions indus­triel­les de l’Allemagne y par­ti­cipèrent. La police inter­vint et dis­persa le congrès. Mais elle arri­vait trop tard. En effet, l’orga­ni­sa­tion géné­rale, uni­fiée était déjà fondée ; elle avait pu mettre au net les plus impor­tants de ses prin­ci­pes d’action. Cette orga­ni­sa­tion s’était donnée le nom d’Union géné­rale des tra­vailleurs d’Allemagne : AAUD (Allemeine Arbeiter Union-Deutschlands). L’AAUD avait pour prin­cipe essen­tiel la lutte contre les syn­di­cats et les Conseils d’entre­prise légaux, ainsi que le refus du par­le­men­ta­risme. Chacune des orga­ni­sa­tions, membre de l’Union, avait droit au maxi­mum d’indép­end­ance et à la plus grande liberté de choix dans sa tac­ti­que.
A cette époque en Allemagne, les syn­di­cats comp­taient plus de mem­bres qu’ils n’en avaient jamais eu et qu’ils ne devaient en avoir depuis. Ainsi, en 1920, les syn­di­cats d’obédi­ence socia­liste regrou­paient pres­que huit mil­lions de coti­sants dans 52 asso­cia­tions syn­di­ca­les ; les syn­di­cats chrétiens avaient plus d’un mil­lion d’adhérents ; et les syn­di­cats maison, les jaunes, en réun­issaient près de 300 000. En outre, il y avait des orga­ni­sa­tions anar­cho-syn­di­ca­lis­tes (FAUD) et aussi quel­ques autres qui, un peu plus tard, devaient adhérer à l’ISR (Internationale syn­di­cale rouge, dép­endant de Moscou). Tout d’abord, l’AAUD ne ras­sem­bla que 80 000 tra­vailleurs (avril 1920) ; mais sa crois­sance fut rapide et, à la fin de 1920, ce nombre passa à 300 000. Certaines des orga­ni­sa­tions qui la com­po­saient affir­maient, il est vrai, une égale sym­pa­thie pour la FAUD ou encore pour l’LSR.
Mais dès déc­embre 1920, des diver­gen­ces poli­ti­ques pro­vo­quèrent une grande scis­sion au sein de l’AAUD : de nom­breu­ses asso­cia­tions adhér­entes la quittèrent pour former une nou­velle orga­ni­sa­tion dite uni­taire : l’AAUD-E. Après cette rup­ture, l’AAUD déc­larait comp­ter encore plus de 200 000 mem­bres, lors de son 4e Congrès (juin 1921). En réalité, ces chif­fres n’étaient déjà plus exacts : au mois de mars 1921, l’échec de l’insur­rec­tion d’Allemagne cen­trale avait litté­ra­lement décapité et dém­antelé l’AAUD Encore faible, l’orga­ni­sa­tion ne put rés­ister de manière effi­cace à une énorme vague de répr­ession poli­cière et poli­ti­que.

LE PARTI COMMUNISTE ALLEMAND (KPD)

Avant d’exa­mi­ner les diver­ses scis­sions dans le mou­ve­ment des orga­ni­sa­tions d’usines, il est néc­ess­aire de parler du parti com­mu­niste (KPD). Pendant la guerre, le parti social-démoc­rate se tint aux côtés - ou plutôt der­rière - des clas­ses diri­gean­tes et fit tout pour leur assu­rer la « paix sociale » ; à l’excep­tion tou­te­fois d’une mince frange de mili­tants et de fonc­tion­nai­res du parti, dont les plus connus étaient Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht. Ces der­niers fai­saient de la pro­pa­gande contre la guerre et cri­ti­quaient vio­lem­ment le parti social-démoc­rate. Ils n’étaient pas tout à fait seuls. Outre leur groupe, la Ligue Spartacus, il y avait, entre autres, des grou­pes comme les « Internationalistes » de Dresde et de Francfort, les « radi­caux de gauche » de Hambourg ou « Politique ouvrière » de Brême. Dès novem­bre 1918 et la chute de l’empire, ces grou­pes, formés à l’école de la « gauche » social-démoc­rate, se pro­noncèrent pour une lutte « dans la rue » des­tinée à forger une orga­ni­sa­tion nou­velle, poli­ti­que et qui s’orien­te­rait dans une cer­taine mesure sur la révo­lution russe. Finalement, un Congrès d’uni­fi­ca­tion se tint à Berlin et, dès le pre­mier jour (30 déc­embre 1918), fut fondé le parti com­mu­niste [1]. Ce parti devint imméd­ia­tement un lieu de ras­sem­ble­ment pour nombre d’ouvriers révo­luti­onn­aires qui exi­geaient « tout le pou­voir aux Conseils ouvriers ».
II faut noter que les fon­da­teurs du KPD formèrent, en quel­que sorte par droit de nais­sance, les cadres du nou­veau parti ; ils y intro­dui­si­rent donc sou­vent, avec eux, l’esprit de la vieille social-démoc­ratie. Les ouvriers qui affluaient main­te­nant au KPD et se pré­oc­cupaient en pra­ti­que des nou­vel­les formes de lutte n’osaient pas tou­jours affron­ter leurs diri­geants, par res­pect de la dis­ci­pline, et se pliaient fréqu­emment à des concep­tions périmées. « Organisations d’usines », ce mot recou­vre en effet des notions très dis­sem­bla­bles. Il peut désigner, comme le pen­saient les fon­da­teur du KPD, une simple forme d’orga­ni­sa­tion, sans plus, et donc sou­mise à des direc­ti­ves qui sont décidées en dehors d’elle : c’était la vieille concep­tion. Il peut aussi ren­voyer à un ensem­ble tout différent d’atti­tu­des et de men­ta­lités. Dans ce sens nou­veau, la notion d’orga­ni­sa­tion d’usines impli­que un bou­le­ver­se­ment des idées admi­ses jusqu’alors à propos de :
a) l’unité de la classe ouvrière ;
b) la tac­ti­que de lutte ;
c) les rap­ports entre les masses et sa direc­tion ;
d) la dic­ta­ture du prolé­tariat ;
e) les rap­ports entre l’Etat et la Société ;
f) le com­mu­nisme en tant que système éco­no­mique et poli­ti­que.
Or, ces pro­blèmes se posaient dans la pra­ti­que des luttes nou­vel­les ; il fal­lait tenter de les rés­oudre ou dis­pa­raître en tant que forces neuves. La néc­essité d’un renou­vel­le­ment des idées, par conséquent, se fai­sait pres­sante ; .mais les cadres du parti - s’ils avaient eu le cou­rage de quit­ter leurs anciens postes - ne pen­saient plus main­te­nant qu’à recons­ti­tuer le nou­veau parti sur le modèle de l’ancien, en évitant ses mau­vais côtés, en pei­gnant ses buts en rouge et non plus en rose et blanc. D’autre part, il va sans dire que les idées nou­vel­les souf­fraient d’un manque d’éla­bo­ration et de net­teté, qu’elles ne se prés­entaient pas comme un tout har­mo­nieux, tombé du ciel ou d’un cer­veau unique. Plus pro­saïq­uement, elles pro­ve­naient en partie du vieux fond idéo­lo­gique, le neuf y côtoyait l’ancien et s’y mêlait. En bref, les jeunes mili­tants du KPD ne s’oppo­saient pas de façon mas­sive et résolue à leur direc­tion, mais ils étaient fai­bles et divisés sur bien des ques­tions.

LE PARLEMENTARISME

Le KPD, dès sa for­ma­tion, se divisa sur l’ensem­ble des pro­blèmes sou­levés par la notion nou­velle des « orga­ni­sa­tions d’usines ». Le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire, dirigé par le social-démoc­rate Ebert, avait annoncé des élections pour une Assemblée cons­ti­tuante. Le jeune parti devait-il par­ti­ci­per à ces élections, même pour les dén­oncer ? Cette ques­tion pro­vo­qua des dis­cus­sions très vives au Congrès.
La grande majo­rité des ouvriers exi­geait le refus de toute par­ti­ci­pa­tion aux élections. Au contraire, la direc­tion du parti, y com­pris Liebknecht et Luxembourg, se pro­nonçait pour une cam­pa­gne élec­to­rale. La direc­tion fut battue aux voix, la majo­rité du parti se déc­lara anti-par­le­men­taire. Selon cette majo­rité, la Constituante n’avait pas d’autre objet que de conso­li­der le pou­voir de la bour­geoi­sie en lui don­nant une base « légale ». A l’inverse, les éléments prolé­tariens du KPD tenaient sur­tout à rendre plus actifs, « acti­ver » les Conseils ouvriers exis­tants et à naître ; ils vou­laient donc mettre en valeur la différ­ence entre démoc­ratie par­le­men­taire et démoc­ratie ouvrière en rép­andant le mot d’ordre : « Tout le pou­voir aux Conseils ouvriers ».
La direc­tion du KPD voyait dans cet anti­par­le­men­ta­risme, non pas un renou­vel­le­ment, mais une régr­ession vers des concep­tions syn­di­ca­lis­tes et anar­chis­tes, comme celles qui se mani­festèrent au début du capi­ta­lisme indus­triel. En réalité, l’anti-par­le­men­ta­risme du nou­veau cou­rant n’avait pas grande chose de commun avec le « syn­di­ca­lisme révo­luti­onn­aire » et l’« anar­chisme ». Il en représ­entait même, à bien des égards, la négation. Tandis que l’anti-par­le­men­ta­risme des liber­tai­res s’appuyait sur le refus du pou­voir poli­ti­que, et en par­ti­cu­lier de la dic­ta­ture du prolé­tariat, le nou­veau cou­rant considérait l’anti-par­le­men­ta­risme comme une condi­tion néc­ess­aire à la prise du pou­voir poli­ti­que. Il s’agis­sait donc d’un anti-par­le­men­ta­risme « marxiste ».

LES SYNDICATS

Sur la ques­tion des acti­vités syn­di­ca­les, la direc­tion du KPD avait, natu­rel­le­ment, une façon de voir différ­ente de celle du cou­rant « orga­ni­sa­tions d’usines ». Cela donna lieu éga­lement à des dis­cus­sions peu de temps après le Congrès (et aussi l’assas­si­nat de Karl et de Rosa) [2].
Les pro­pa­gan­dis­tes des Conseils met­taient en avant le mot d’ordre « Sortez des syn­di­cats ! Adhérez aux orga­ni­sa­tions d’usines ! Formez des Conseils ouvriers ». Mais la direc­tion du KPD déc­larait : « Restez dans les syn­di­cats. » Elle ne pen­sait pas, il est vrai, « conquérir » les cen­tra­les syn­di­ca­les, mais elle croyait pos­si­ble de « conquérir » la direc­tion de quel­ques bran­ches loca­les. Si ce projet pre­nait corps, alors on pour­rait réunir ces orga­ni­sa­tions loca­les dans une nou­velle cen­trale qui, elle, serait révo­luti­onn­aire. Là encore, la direc­tion du KPD essuya une déf­aite. La plu­part de ses sec­tions refusèrent d’appli­quer ses ins­truc­tions. Mais la direc­tion décida de main­te­nir ses posi­tions, fût ce au prix de l’exclu­sion de la majo­rité de ses mem­bres ; elle fut sou­te­nue par le parti russe et son chef, Lénine ; qui rédigea à cette occa­sion sa néf­aste bro­chure sur La Maladie infan­tile [3]. Cette opé­ration se fit au Congrès de Heidelberg (octo­bre 1919) où, par diver­ses, machi­na­tions, la direc­tion par­vint à exclure de façon « démoc­ra­tique » plus de la moitié du parti... Désormais le Parti com­mu­niste alle­mand était en mesure de mener sa poli­ti­que par­le­men­taire et syn­di­cale (avec des rés­ultats- plutôt piteux) ; l’exclu­sion des révo­luti­onn­aires lui permit de s’unir, un peu plus tard (octo­bre 1920) avec une partie des socia­lis­tes de gauche (et de qua­dru­pler en nombre : mais pour trois ans seu­le­ment). En même temps, le KPD per­dait ses éléments les plus com­ba­tifs et devait se sou­met­tre incondi­tion­nel­le­ment aux volontés de Moscou.

LE PARTI OUVRIER COMMUNISTE (KAPD)

Quelque temps après, les exclus formèrent un nou­veau parti : le KAPD. Ce parti entre­te­nait des rap­ports étroits avec l’AAUD Dans les mou­ve­ments de masse, qui eurent lieu au cours des années sui­van­tes, le KAPD fut une force qui compta. On redou­tait autant sa volonté et sa pra­ti­que d’actions direc­tes et vio­len­tes que sa cri­ti­que des partis et des syn­di­cats, sa dén­onc­iation de l’exploi­ta­tion capi­ta­liste sous toute ses formes, et d’abord à l’usine, bien entendu ; sa presse et ses publi­ca­tions diver­ses par­ti­ci­pent sou­vent de ce que la litté­ra­ture marxiste offrait de meilleur, à cette époque de décad­ence du mou­ve­ment ouvrier marxiste, et cela, bien que le KAPD s’embar­rassât encore de vieilles tra­di­tions.

LE KAPD ET LES DIVERGENCES AU SEIN DE L’AAUD

Quittons main­te­nant les partis, et reve­nons au mou­ve­ment des « orga­ni­sa­tions d’usines ». Ce jeune mou­ve­ment dém­ontrait que d’impor­tants chan­ge­ments s’étaient pro­duits dans la cons­cience du monde ouvrier. Mais ces trans­for­ma­tions avaient eu des conséqu­ences variées ; différents cou­rants de pensée se révélaient très dis­tinc­te­ment dans l’AAUD L’accord était général sur les points sui­vants :
a) la nou­velle orga­ni­sa­tion devait s’effor­cer de gran­dir ;
b) sa struc­ture devait être conçue de manière à éviter la cons­ti­tu­tion d’une nou­velle clique de diri­geants ;
c) cette orga­ni­sa­tion devrait orga­ni­ser la dic­ta­ture du prolé­tariat lorsqu’elle ras­sem­ble­rait des mil­lions de mem­bres.
Deux points pro­vo­quaient des anta­go­nis­mes insur­mon­ta­bles :
a) néc­essité ou non d’un parti poli­ti­que en dehors de l’AAUD ;
b) ges­tion de la vie éco­no­mique et sociale.
Au début, l’AAUD n’avait que des rap­ports assez vagues avec le KPD ; aussi ces diver­gen­ces n’avaient-elles pas de portée pra­ti­que. Les choses changèrent avec la fon­da­tion du KAPD. L’AAUD coopéra étr­oi­tement avec le KAPD et ceci contre la volonté d’un grand nombre de ses adhérents, sur­tout en Saxe, à Francfort, Hambourg, etc. (il ne faut pas oublier que l’Allemagne était encore extrê­mement déc­ent­ralisée, et ce déc­ou­page se rép­er­cutait aussi sur la vie des orga­ni­sa­tions ouvrières). Les adver­sai­res du KAPD dénoncèrent la for­ma­tion en son sein d’une « clique de diri­geants » et, en déc­embre 1920, formèrent l’AAUD-E (« E » pour « Einheitsorganisation », orga­ni­sa­tion uni­taire), qui repous­sait tout iso­le­ment d’une partie du prolé­tariat dans une orga­ni­sa­tion « spéc­ialisée », un parti poli­ti­que.

LA PLATE-FORME COMMUNE

Quels étaient les argu­ments des trois cou­rants en prés­ence ? II y avait unité de vue dans l’ana­lyse du monde moderne. En gros, tout le monde reconnais­sait que la société avait changé : au XIXe siècle, le prolé­tariat ne for­mait qu’une mino­rité res­treinte dans la société ; il ne pou­vait lutter seul et devait cher­cher à se conci­lier d’autres clas­ses, d’où la stratégie démoc­ra­tique de Marx. Mais ces temps étaient révolus à tout jamais, du moins dans les pays développés d’Occident. Là le prolé­tariat cons­ti­tuait main­te­nant la majo­rité de la popu­la­tion, tandis que toutes les cou­ches de la bour­geoi­sie s’uni­fiaient der­rière le grand Capital, lui-même unifié. Désormais, la révo­lution était l’affaire du prolé­tariat seul. Elle était iné­vi­table, car le capi­ta­lisme était entré dans sa crise mor­telle (on n’oubliera pas que cette ana­lyse date des années 1920 à 1930).
Si la société avait changé, en Occident du moins, alors la concep­tion même du com­mu­nisme devait chan­ger, elle aussi. II se révélait, d’ailleurs, que les vieilles idées, appli­quées par lès vieilles orga­ni­sa­tions, représ­entaient tout le contraire d’une éman­ci­pation sociale. C’est par exem­ple, ce que sou­li­gnait en 1924 Otto Rühle, l’un des prin­ci­paux théo­riciens de l’AAUD-E.
« La natio­na­li­sa­tion des moyens de pro­duc­tion, qui conti­nue d’être le pro­gramme de la social-démoc­ratie en même temps que celui des com­mu­nis­tes, n’est pas la socia­li­sa­tion. A tra­vers la natio­na­li­sa­tion des moyens de pro­duc­tion, on peut arri­ver à un capi­ta­lisme d’Etat for­te­ment cen­tra­lisé, qui aura peut-être quel­que supér­iorité sur le capi­ta­lisme privé, mais qui n’en sera pas moins un capi­ta­lisme. »
Le com­mu­nisme rés­ul­terait de l’action des ouvriers, de leur lutte active et sur­tout « par eux-mêmes ». Pour cela, il fal­lait d’abord que se créent de nou­vel­les orga­ni­sa­tions. Mais que seraient ces orga­ni­sa­tions ? Là les opi­nions diver­geaient et ces anta­go­nis­mes abou­tis­saient à des scis­sions. Elles furent nom­breu­ses. Tandis que la classe ouvrière ces­sait pro­gres­si­ve­ment d’avoir une acti­vité révo­luti­onn­aire, que ses for­ma­tions offi­ciel­les n’avaient d’action que spec­ta­cu­laire autant que déris­oire, ceux qui vou­laient agir ne fai­saient qu’expri­mer, à leur corps déf­endant, la déc­om­po­sition géné­rale du mou­ve­ment ouvrier. Néanmoins, il n’est pas inu­tile de rap­pe­ler, ici, leurs diver­gen­ces.

LA DOUBLE ORGANISATION

Le KAPD repous­sait l’idée de parti de masse, dans le style lénin­iste qui pré­valut après la révo­lution russe, et sou­te­nait qu’un parti révo­luti­onn­aire est néc­ess­ai­rement le parti d’une élite, petit donc, mais basé sur la qua­lité et non sur le nombre. Le parti, ras­sem­blant les éléments les mieux éduqués du prolé­tariat, devrait agir comme un levain dans les masses, c’est-à-dire dif­fu­ser la pro­pa­gande, entre­te­nir la dis­cus­sion poli­ti­que, etc. La stratégie qu’il recom­man­dait, c’était la stratégie classe contre classe, basée à la fois sur la lutte dans les usines et le soulè­vement armé - par­fois même, en pré­li­min­aire, l’action ter­ro­riste (actions à la bombe, pillage des ban­ques, des wagons-pos­taux, cof­fres d’usines, etc. fréquents au début des années 1920). La lutte dans les usines, dirigée par des comités d’action, aurait pour effet de créer l’atmos­phère et la cons­cience de classe néc­ess­aires aux actions de masse et d’amener des masses tou­jours plus larges de tra­vailleurs à se mobi­li­ser pour les luttes déci­sives.
Herman Gorter, l’un des prin­ci­paux théo­riciens de ce cou­rant, jus­ti­fiait ainsi la néc­essité d’un petit parti poli­ti­que com­mu­niste :
« La plu­part des prolét­aires sont dans l’igno­rance. Ils ont de fai­bles notions d’éco­nomie et de poli­ti­que, ne savent pas grand-chose des évé­nements natio­naux et inter­na­tio­naux, des rap­ports qui exis­tent entre ces der­niers et de l’influence qu’ils exer­cent sur la révo­lution. Ils ne peu­vent accéder au savoir en raison de leur situa­tion de classe. C’est pour­quoi ils ne peu­vent agir au moment qui convient. Ils se trom­pent très sou­vent. »
Ainsi, le parti sél­ectionné aurait une mis­sion édu­cat­rice, il ferait office de cata­ly­seur au niveau des idées. Mais la tâche de regrou­per pro­gres­si­ve­ment les masses, de les orga­ni­ser, revien­drait à l’AAUD, appuyée sur un réseau d’orga­ni­sa­tions d’usines, et dont l’objec­tif essen­tiel serait de contre­bat­tre et de ruiner l’influence des syn­di­cats ; par la pro­pa­gande, certes, mais aussi et sur­tout par des actions acharnées, celles « d’un groupe qui montre dans sa lutte ce que doit deve­nir la masse » disait encore Gorter [4]. Finalement, au cours de la lutte révo­luti­onn­aire, les orga­ni­sa­tions d’usines se trans­for­me­raient en Conseils ouvriers, englo­bant tous les tra­vailleurs et direc­te­ment soumis à leur volonté, à leur contrôle. En bref, la « dic­ta­ture du prolé­tariat » ne serait rien d’autre qu’une AAUD étendue à l’ensem­ble des usines alle­man­des.

LES ARGUMENTS DE L’AAUD-E

Opposée au parti poli­ti­que séparé des orga­ni­sa­tions d’usines, l’AAUD-E vou­lait édifier une grande orga­ni­sa­tion uni­taire qui aurait pour tâche de mener la lutte pra­ti­que directe des masses et aussi, plus tard, d’assu­mer la ges­tion de la société sur la base du système des Conseils ouvriers. Ainsi donc la nou­velle orga­ni­sa­tion aurait-elle des objec­tifs à la fois éco­no­miques et poli­ti­ques. D’un côté cette concep­tion différait du « vieux syn­di­ca­lisme révo­luti­onn­aire » qui s’affir­mait hos­tile à la cons­ti­tu­tion d’un pou­voir poli­ti­que spé­ci­fiq­uement ouvrier et à la dic­ta­ture du prolé­tariat. D’un autre côté, l’AAUD-E, tout en admet­tant que le prolé­tariat est faible, divisé et igno­rant, et qu’un ensei­gne­ment continu lui est donc néc­ess­aire, ne voyait pas pour autant l’uti­lité d’un parti d’élite, style KAPD. Les orga­ni­sa­tions d’usines suf­fi­saient à ce rôle d’édu­cation puis­que la liberté de parole et de dis­cus­sion y était assurée.
II est caractér­is­tique que l’AAUD-E adres­sait au KAPD une cri­ti­que dans « l’esprit KAP » : d’après l’AAUD-E, le KAPD était un parti cen­tra­lisé, doté de diri­geants pro­fes­sion­nels et de réd­acteurs appointés, qui ne se dis­tin­guait du parti com­mu­niste offi­ciel que par son rejet du par­le­men­ta­risme ; « double orga­ni­sa­tion » n’étant rien d’autre alors que l’appli­ca­tion d’une poli­ti­que de la « double man­geoire » au profit des diri­geants. La plu­part des ten­dan­ces de l’AAUD-E, quant à elles, repous­saient l’idée de diri­geants rémunérés : « Ni cartes, ni sta­tuts, ni rien de ce genre », disait-on. Certains allèrent même jusqu’à fonder des orga­ni­sa­tions anti-orga­ni­sa­tions...
En gros donc, l’AAUD-E sou­te­nait que si le prolé­tariat est trop faible ou trop aveu­gle pour pren­dre des décisions au cours de ses luttes, ce n’est pas une décision prise par un parti qui pourra y remédier. Personne ne peut agir à la place du prolé­tariat et il doit, par lui-même, sur­mon­ter ses pro­pres défauts, sans quoi il sera vaincu et paiera lour­de­ment le prix de son échec. La double orga­ni­sa­tion est une concep­tion périmée, ves­tige de la tra­di­tion : parti poli­ti­que et syn­di­cats.
Cette sépa­ration entre les trois cou­rants : KAP, AA et AAU-E, eut des conséqu­ences dans la pra­ti­que. Ainsi, lors de l’insur­rec­tion d’Allemagne cen­trale, en 1921, qui fut décl­enchée et menée en grande partie par des éléments armés du KAPD (alors encore reconnus comme sym­pa­thi­sants de la IIIe Internationale), l’AAUD-E. refusa de par­ti­ci­per à cette lutte des­tinée, d’après elle, à camou­fler les dif­fi­cultés russes et la répr­ession de Cronstadt.
Malgré un émi­et­tement continu, que pré­ci­pitaient des polé­miques très vives et trop sou­vent embrouillées par des ques­tions de per­son­nes, en dépit d’outran­ces pro­vo­quées par une déc­eption et un dés­espoir pro­fonds, « l’esprit KAP », c’est-à-dire l’insis­tance sur l’action directe et vio­lente, la dén­onc­iation pas­sionnée du capi­ta­lisme et de ses lieu­te­nants ouvriers de toutes cou­leurs poli­ti­ques et syn­di­ca­les (y com­pris les « maires du palais » de Moscou), exerça long­temps une influence sen­si­ble dans les masses. Il faut ajou­ter que toutes ces ten­dan­ces dis­po­saient d’une presse impor­tante [5], géné­ra­lement ali­mentée en argent par des moyens illégaux, et que sou­vent réduits aux chômage, en raison de leur com­por­te­ment sub­ver­sif, leurs mem­bres étaient extrê­mement actifs, dans la rue, dans les réunions publi­ques, etc.

LE MÉCOMPTE

On avait cru que la sou­daine crois­sance des orga­ni­sa­tions d’usines, en 1919 et 1920, conti­nue­rait à peu près à la même cadence au cours des luttes à venir. On avait cru que les orga­ni­sa­tions d’usines devien­draient un grand mou­ve­ment de masses, grou­pant « des mil­lions et des mil­lions de com­mu­nis­tes cons­cients », lequel contre­ba­lan­ce­rait le pou­voir des syn­di­cats prét­en­dument ouvriers. Partant de cette juste hypo­thèse que le prolé­tariat ne peut lutter et vain­cre que comme classe orga­nisée, on croyait que les tra­vailleurs éla­bo­reraient chemin fai­sant une nou­velle et tou­jours crois­sante orga­ni­sa­tion per­ma­nente. C’est à la crois­sance de l’AAU et de l’AU-E qu’on pou­vait mesu­rer le dével­op­pement de la com­ba­ti­vité et de la cons­cience de classe.
Après une pér­iode d’expan­sion éco­no­mique accélérée (1923-1929) une nou­velle pér­iode s’ouvrit qui devait abou­tir en 1933 à la prise du pou­voir, légale, par les hitlériens. Cependant, l’AAU, le KAP et l’AAU-E se repliaient de plus en plus sur eux-mêmes. A la fin, il ne res­tait plus que quel­ques cen­tai­nes d’adhérents, ves­tige des gran­des orga­ni­sa­tions d’usines d’antan, ce qui signi­fiait l’exis­tence de petits noyaux, ça et là, sur un total de 20 mil­lions de prolét­aires. Les orga­ni­sa­tions d’usines n’étaient plus des orga­ni­sa­tions géné­rales des tra­vailleurs, mais des noyaux de com­mu­nis­tes-de-conseils cons­cients. Dès lors, l’AAUD comme l’AAUD-E revêtaient le caractère de petits partis poli­ti­ques, même si leur presse prét­endait le contraire.

LES FONCTIONS

Est-ce spéc­ia­lement le petit nombre de leurs adhérents qui trans­forma à la longue les orga­ni­sa­tions d’usines en parti poli­ti­que ? Non. C’était un chan­ge­ment de fonc­tion. Quoique les orga­ni­sa­tions d’usines n’eus­sent jamais eu pour tâche pro­clamée de diri­ger une grève, de négocier avec les patrons, de for­mu­ler des reven­di­ca­tions (c’était l’affaire des grév­istes), l’AAU et l’AA-E étaient des orga­ni­sa­tions de lutte pra­ti­que. Elles se bor­naient à des acti­vités de pro­pa­gande et de sou­tien. Toutefois, la grève étant décl­enchée, les orga­ni­sa­tions d’usines s’occu­paient en grande partie de l’orga­ni­sa­tion de la grève ; elles orga­ni­saient les assem­blées de grève et les ora­teurs y étaient très sou­vent des mem­bres de l’AAU ou de l’AAU-E. Mais la charge de conduire les négoc­iations avec les patrons reve­nait au comité de grève où les mem­bres de l’orga­ni­sa­tion d’usines ne représ­entaient pas leur groupe comme tel, mais les grév­istes qui les avaient élus et devant les­quels ils étaient res­pon­sa­bles.
Le parti poli­ti­que KAPD avait une autre fonc­tion. Sa tâche consis­tait sur­tout en pro­pa­gande, en ana­lyse éco­no­mique et poli­ti­que. Au moment des élections, il fai­sait de la pro­pa­gande anti-par­le­men­taire pour dén­oncer la poli­ti­que bour­geoise des autres partis, appe­ler à former des comités d’action dans les usines, sur les mar­chés, parmi les chômeurs, etc. dont le but était d’inci­ter les masses, qui « cher­chent ins­tinc­ti­ve­ment de nou­veaux riva­ges », à se libérer des vieilles orga­ni­sa­tions.

CHANGEMENT DE FONCTION

Mais en fait, après l’échec et la répr­ession san­glante de 1921, puis avec la vague de prospérité qui ne tarda pas de se mani­fes­ter, ces fonc­tions devin­rent pure­ment théo­riques. Dès lors, l’acti­vité de ces orga­ni­sa­tions fut réd­uite à la pro­pa­gande pure et à l’ana­lyse, c’est-à-dire à une acti­vité de grou­pe­ment poli­ti­que. Découragés par l’absence de pers­pec­ti­ves révo­luti­onn­aires, les adhérents quittèrent pour la plu­part l’orga­ni­sa­tion. La réd­uction des effec­tifs eut aussi pour conséqu­ence que l’usine ne cons­ti­tuait plus la base de l’orga­ni­sa­tion. On se réun­issait sur la base du quar­tier, dans une bras­se­rie, où l’on chan­tait par­fois, à l’alle­mande, en chœur, avec len­teur, les vieux chants ouvriers d’espoir et de colère.
II n’y avait plus grande différ­ence entre le KAPD, l’AAUD et l’AAUD-E. Pratiquement, les mem­bres de l’AU et du KAP se retrou­vaient les mêmes à des réunions nomi­na­le­ment différ­entes et ceux de l’AAUD-E étaient mem­bres d’un groupe poli­ti­que, même s’ils lui don­naient un autre nom. Anton Pannekoek, le marxiste hol­lan­dais qui fut l’un de leurs ins­pi­ra­teurs théo­riques à tous (mais sur­tout du KAPD), écrivait à ce propos (1927) :
« L’AAU, de même que le KAPD, cons­ti­tue essen­tiel­le­ment une orga­ni­sa­tion ayant pour but immédiat la révo­lution. En d’autres temps, dans une pér­iode de déclin de la révo­lution, on n’aurait abso­lu­ment pas pu penser à fonder une telle orga­ni­sa­tion. Mais elle a survécu aux années révo­luti­onn­aires ; les tra­vailleurs qui la fondèrent autre­fois et com­bat­ti­rent sous ses dra­peaux ne veu­lent pas lais­ser se perdre l’expéri­ence de ces luttes et la conser­vent comme une bou­ture pour les dével­op­pements à venir. »
Et, en pre­mier lieu, trois partis poli­ti­ques de la même cou­leur, c’était deux de trop. Avec la montée des périls, tandis que s’affir­mait la lâcheté sans nom des vieilles et soi-disant puis­san­tes orga­ni­sa­tions ouvrières, tandis que les nazis enta­maient triom­pha­le­ment le chemin qui devait les mener où l’on sait aujourd’hui, l’AAU, en déc­embre 1931, séparée déjà du KAP, fusionna avec l’AAU-E. Seuls quel­ques éléments demeurèrent dans le KAPD, et quel­ques autres de l’AAUD-E rejoi­gni­rent les rangs anar­chis­tes. Mais la plu­part des sur­vi­vants des orga­ni­sa­tions d’usines se regroupèrent dans la nou­velle orga­ni­sa­tion, la KAUD (Kommunistische Arbeiter Union : Union ouvrière com­mu­niste), expri­mant ainsi l’idée que cette der­nière n’était plus une orga­ni­sa­tion « géné­rale » (comme l’était l’AAU, par exem­ple) réun­issant tous les tra­vailleurs animés d’une volonté révo­luti­onn­aire, mais bien des tra­vailleurs com­mu­nis­tes cons­cients.

LA CLASSE ORGANISÉE

La KAUD expri­mait donc le chan­ge­ment inter­venu dans les concep­tions de l’orga­ni­sa­tion. Ce chan­ge­ment avait un sens ; il faut se sou­ve­nir de ce que signi­fiait jusqu’alors la notion de « classe orga­nisée ». L’AAUD et l’AAUD-E avaient cru tout d’abord que ce seraient elles qui orga­ni­se­raient la classe ouvrière, que des mil­lions d’ouvriers adhé­reraient à leur orga­ni­sa­tion. C’était au fond une idée très proche de celle des syn­di­ca­lis­tes révo­luti­onn­aires d’autre­fois qui s’atten­daient à voir tous les tra­vailleurs adhérer à leurs syn­di­cats : et qu’alors la classe ouvrière serait enfin une classe orga­nisée.
Maintenant la KAUD inci­tait les ouvriers à orga­ni­ser eux-mêmes leurs comités d’action et à créer des liai­sons entre ces comités. Autrement dit, la lutte de classe « orga­nisée » ne dép­endait plus d’une orga­ni­sa­tion bâtie préa­lab­lement à toute lutte. Dans cette nou­velle concep­tion, la « classe orga­nisée » deve­nait la classe ouvrière lut­tant sous sa propre direc­tion.
Ce chan­ge­ment de concep­tion avait des conséqu­ences par rap­port à de nom­breu­ses ques­tions : la dic­ta­ture du prolé­tariat, par exem­ple. En effet, puis­que la « lutte orga­nisée » n’était pas l’affaire exclu­sive d’orga­ni­sa­tions spéc­ialisées dans sa direc­tion, celles-ci ne pou­vaient plus être considérées comme les orga­nes de la dic­ta­ture du prolé­tariat. Du même coup dis­pa­rais­sait le pro­blème qui, jusqu’alors, avait été cause de mul­ti­ples conflits, à savoir : qui du KAP ou de l’AAU devait exer­cer ou orga­ni­ser le pou­voir ? La dic­ta­ture du prolé­tariat ne serait plus l’apa­nage d’orga­ni­sa­tions spéc­ialisées, elle se trou­ve­rait dans les mains de la classe en lutte, assu­mant tous les aspects, toutes les fonc­tions de la lutte. La tâche de la nou­velle orga­ni­sa­tion, la KAUD, se réd­uirait donc à une pro­pa­gande com­mu­niste, cla­ri­fiant les objec­tifs, inci­tant la classe ouvrière à la lutte contre les capi­ta­lis­tes et les ancien­nes orga­ni­sa­tions, au moyen tout d’abord de la grève sau­vage, et tout en lui mon­trant ses forces et ses fai­bles­ses. Cette acti­vité n’en était pas moins indis­pen­sa­ble. Et la plu­part des mem­bres de la KAU conti­nuaient de penser que « sans une orga­ni­sa­tion révo­luti­onn­aire capa­ble de frap­per fort, il ne peut y avoir de situa­tion révo­luti­onn­aire comme l’ont dém­ontré la révo­lution russe de 1917 et, en sens contraire, la révo­lution alle­mande de 1918 » [6].

LA SOCIÉTÉ COMMUNISTE ET LES ORGANISATIONS D’USINES

Cette évo­lution dans les idées devait néc­ess­ai­rement s’accom­pa­gner d’une révision des notions admi­ses en ce qui concerne la société com­mu­niste. D’une façon géné­rale, l’idéo­logie qui domi­nait dans les milieux poli­ti­ques et dans les masses était axée sur la création d’un capi­ta­lisme d’Etat. Bien entendu, il y avait des nuan­ces mul­ti­ples, mais toute cette idéo­logie pou­vait se rame­ner à quel­ques prin­ci­pes très sim­ples : l’Etat, au tra­vers des natio­na­li­sa­tions, de l’éco­nomie dirigée, des réf­ormes socia­les, etc., représ­ente le levier per­met­tant de réa­liser le socia­lisme, tandis que l’action par­le­men­taire et syn­di­cale représ­ente pour l’essen­tiel les moyens de lutte. Dès lors, les tra­vailleurs ne lut­tent guère comme une classe indép­end­ante, visant avant tout à réa­liser ses fins pro­pres ; ils doi­vent confier « la ges­tion et la direc­tion de la lutte de classe » à des chefs par­le­men­tai­res et syn­di­caux. Selon cette idéo­logie, il va donc sans dire que partis et syn­di­cats devront servir d’éléments de base à l’Etat ouvrier, assu­mer en commun la ges­tion de la société com­mu­niste de l’avenir.
Au cours d’une pre­mière phase, celle qui suivit l’échec des ten­ta­ti­ves révo­luti­onn­aires en Allemagne, cette tra­di­tion imprégnait encore for­te­ment les concep­tions de l’AAU, du KAP et de l’AAU-E. Tous trois se pro­nonçaient pour une orga­ni­sa­tion grou­pant « des mil­lions et des mil­lions » d’adhérents, afin d’exer­cer la dic­ta­ture poli­ti­que et éco­no­mique du prolé­tariat. Ainsi, en 1922, l’AAU déc­larait qu’elle était en mesure de repren­dre à son compte, sur la base de ses effec­tifs, « la ges­tion de 6 % des usines » alle­man­des.
Mais ces concep­tions chan­ce­laient main­te­nant. Jusqu’alors, comme nous l’avons vu, les cen­tai­nes d’orga­ni­sa­tions d’usines, réunies et coor­données par l’AAU et l’AAU-E, réc­lamaient le maxi­mum d’indép­end­ance quant aux décisions à pren­dre et fai­saient de leur mieux pour éviter la for­ma­tion d’une « nou­velle clique de diri­geants ». Serait-il pos­si­ble, cepen­dant, de conser­ver cette indép­end­ance au sein de la vie sociale com­mu­niste ? La vie éco­no­mique est hau­te­ment spéc­ialisée et toutes les entre­pri­ses sont étr­oi­tement interdép­end­antes. Comment pour­rait-on gérer la vie éco­no­mique si la pro­duc­tion et la rép­ar­tition des riches­ses socia­les ne reve­nait pas à quel­ques ins­tan­ces cen­tra­li­sa­tri­ces ? L’Etat en tant que régu­lateur de la pro­duc­tion et orga­ni­sa­teur de la rép­ar­tition, l’Etat n’était-il pas indis­pen­sa­ble ?
Il y avait là une contra­dic­tion entre les vieilles concep­tions de la société com­mu­niste et la nou­velle forme de lutte qu’on pré­co­nisait main­te­nant. On redou­tait la cen­tra­li­sa­tion éco­no­mique et ses conséqu­ences clai­re­ment dém­ontrées par les évé­nements ; mais on ne savait com­ment se pré­munir contre cela. La dis­cus­sion por­tait sur la néc­essité et le degré plus ou moins grands du « fédé­ral­isme », ou du « cen­tra­lisme ». L’AAU-E pen­chait plutôt vers le fédé­ral­isme ; le KAP-AAU incli­nait plus au cen­tra­lisme. En 1923, Kar1 Schroeder [7], théo­ricien du KAPD, pro­cla­mait que « plus la société com­mu­niste sera cen­tra­lisée et mieux ce sera ».
En fait, tant qu’on demeu­rait sur la base des ancien­nes concep­tions de la « classe orga­nisée », cette contra­dic­tion était inso­lu­ble. D’une part, on se ral­liait plus ou moins aux vieilles concep­tions du syn­di­ca­lisme révo­luti­onn­aire, la « prise » en main des usines par les syn­di­cats ; d’autre part, comme les bol­che­viks, on pen­sait qu’un appa­reil cen­tra­li­sa­teur, l’Etat, doit régler le pro­ces­sus de pro­duc­tion et rép­artir le « revenu natio­nal » entre les ouvriers.
Toutefois, une dis­cus­sion au sujet de la société com­mu­niste, en par­tant du dilemme « fédé­ral­isme ou cen­tra­lisme », est abso­lu­ment sté­rile. Ces pro­blèmes sont des pro­blèmes d’orga­ni­sa­tion, des pro­blèmes tech­ni­ques, alors que la société com­mu­niste est d’abord un pro­blème éco­no­mique. Au capi­ta­lisme doit succéder un autre système éco­no­mique, où les moyens de pro­duc­tion, les pro­duits, la force de tra­vail ne revêtent pas la forme de la « valeur » et où l’exploi­ta­tion de la popu­la­tion labo­rieuse au profit de cou­ches pri­vilégiées a dis­paru. La dis­cus­sion sur « fédé­ral­isme ou cen­tra­lisme » est dépo­urvue de sens, si l’on n’a pas montré aupa­ra­vant quelle sera la base éco­no­mique de ce « fédé­ral­isme » ou de ce « cen­tra­lisme ». En effet, les formes d’orga­ni­sa­tion d’une éco­nomie donnée ne sont pas des formes arbi­trai­res ; elles dérivent des prin­ci­pes mêmes de cette éco­nomie. Ainsi, le prin­cipe du profit et de la plus-value, de son appro­pria­tion privée ou col­lec­tive, se trouve-t-il à la base de toutes les formes revêtues par une éco­nomie capi­ta­liste. C’est pour­quoi il est insuf­fi­sant de prés­enter l’éco­nomie com­mu­niste comme un système négatif : pas d’argent, pas de marché, pas de pro­priété privée ou d’Etat. II est néc­ess­aire de mettre en lumière son caractère de système posi­tif, mon­trer quel­les seront les lois éco­no­miques qui succé­deront à celles du capi­ta­lisme. Cela fait, il est pro­ba­ble que l’alter­na­tive « fédé­ral­isme ou cen­tra­lisme » appa­raîtra comme un faux pro­blème.

LA FIN DU MOUVEMENT EN ALLEMAGNE

Avant d’exa­mi­ner plus lon­gue­ment cette ques­tion, il n’est pas inu­tile de rap­pe­ler le destin, dans la pra­ti­que, du cou­rant issu des orga­ni­sa­tions révo­luti­onn­aires d’usines.
L’AAUD com­mença à se détacher du KAPD vers la fin de 1929. Sa presse pré­co­nisait alors une « tac­ti­que souple » : le sou­tien des luttes ouvrières ayant uni­que­ment pour but des reven­di­ca­tions de salai­res l’amé­na­gement des condi­tions ou horai­res de tra­vail. Plus rigide, le KAP voyait dans cette tac­ti­que l’amorce d’un glis­se­ment vers ta col­la­bo­ra­tion de classe, la « poli­ti­que de maqui­gnon­nage » [8].
Un peu plus tard, cer­tains KAPistes en arrivèrent même à prôner le ter­ro­risme indi­vi­duel comme moyen d’amener les masses à la cons­cience de classe. Marinus van der Lubbe qui, agis­sant soli­tai­re­ment, mit le feu au Reichstag, était en liai­son avec ce cou­rant. En incen­diant l’immeu­ble qui abri­tait le Parlement, il vou­lait par un geste sym­bo­li­que inci­ter les ouvriers à sortir de leur léth­argie poli­ti­que... [9].
Ni l’une ni l’autre de ces tac­ti­ques n’eut de rés­ultats. L’Allemagne tra­ver­sait alors une crise éco­no­mique d’une pro­fon­deur extrême, les chômeurs pul­lu­laient : il n’y avait pas de grèves sau­va­ges, s’il est vrai que nul ne se sou­ciait des direc­ti­ves syn­di­ca­les, les syn­di­cats col­la­bo­rant étr­oi­tement avec les patrons et l’Etat. La presse des com­mu­nis­tes de conseils était fréqu­emment saisie ; mais de toute façon ses appels à la for­ma­tion de comités auto­no­mes d’action ne ren­contraient aucun écho. Ironie de l’his­toire : 1a seule grande grève sau­vage de l’époque, celle des trans­ports ber­li­nois (1932), fut sou­te­nue par les bonzes sta­li­niens et hitlériens contre les bonzes socia­lis­tes des syn­di­cats.
Après l’acces­sion légale d’Hitler au pou­voir, les mili­tants des diver­ses ten­dan­ces furent tra­qués et enfermés dans des camps de concen­tra­tion où beau­coup d’entre eux dis­pa­ru­rent. En 1945, quel­ques sur­vi­vants furent exécutés sur ordre du Guépéou, lors de l’entrée en Saxe des armées russes. En 1952 encore, à Berlin Ouest, un ancien chef de l’AAUD, Alfred Weilard, était enlevé en pleine rue et transféré à l’Est pour s’y voir condamné à une lourde peine de prison.
A l’heure actuelle, il ne reste plus trace en Allemagne des divers cou­rants du com­mu­nisme de conseils en tant que tel. La liqui­da­tion des hommes a entraîné celle des idées dont ils étaient por­teurs, tandis que l’expan­sion et la prospérité orien­taient les esprits dans d’autres direc­tions. Et, comme on le sait, c’est seu­le­ment ces toutes der­nières années que ses concep­tions pro­pres de l’action de masse extra-par­le­men­taire et extra-syn­di­cale connais­sent de nou­veaux dével­op­pements, sans qu’on puisse pour autant parler de « filia­tion » idéo­lo­gique directe. Mais reve­nons main­te­nant au pro­blème de l’éco­nomie com­mu­niste, pour voir en quoi les réflexions théo­riques de ce mou­ve­ment peu­vent contri­buer à enri­chir notre connais­sance de la lutte pour le pou­voir ouvrier.

FONDEMENTS ÉCONOMIQUES DU COMMUNISME

Il fal­lait, pour appro­fon­dir ces pro­blèmes, que l’AAU se fût libérée des vieilles tra­di­tions de la « classe orga­nisée », qu’elle ait com­pris que la classe ouvrière ne peut réa­liser son unité réelle que dans sa lutte en masse, glo­bale, et en dehors des orga­ni­sa­tions spéc­ialisées qui ne représ­entent au mieux que les aspects frag­men­tai­res d’une phase périmée des aspi­ra­tions et des objec­tifs prolé­tariens. En 1930, l’AAU publia une étude, rédigée par le groupe des com­mu­nis­tes de conseils de Hollande et qui était inti­tulée : Grundptinzipien kom­mu­nis­ti­scher Produktion und Verteilung (Principes fon­da­men­taux de la pro­duc­tion et de la dis­tri­bu­tion com­mu­nis­tes) [10].
Cette ana­lyse n’entend pas pro­po­ser un « plan » quel­conque, mon­trer com­ment on pour­rait édifier une société « plus belle », « plus équi­table ». Elle ne s’intér­esse qu’aux pro­blèmes d’orga­ni­sa­tion de l’éco­nomie com­mu­niste et lie, dans une unité orga­ni­que, pra­ti­que de la lutte de classe et ges­tion sociale. Les Principes tirent donc, au niveau théo­rique, les conséqu­ences éco­no­miques de la lutte éventu­el­lement menée au niveau de l’action poli­ti­que par les mou­ve­ments de masse indép­endants. Lorsque les Conseils ouvriers auront pris le pou­voir, et parce qu’ils auront appris à « gérer leur lutte » eux-mêmes direc­te­ment, par un effort cons­tant, ils se trou­ve­ront contraints de donner de nou­vel­les bases à leur pou­voir en intro­dui­sant cons­ciem­ment des lois éco­no­miques nou­vel­les où la mesure du temps de tra­vail sera le pivot de la pro­duc­tion et de la rép­ar­tition du pro­duit social global. Les tra­vailleurs sont capa­bles de gérer eux-mêmes la pro­duc­tion, mais cela n’est pos­si­ble qu’en cal­cu­lant le temps de tra­vail dans les différ­entes bran­ches de la pro­duc­tion, au sens le plus large, et en rép­art­issant les pro­duits à l’aide de cette mesure.
Les « Principes » exa­mi­nent ce pro­blème du point de vue du tra­vailleur exploité, qui n’aspire pas seu­le­ment à l’abo­li­tion de la pro­priété privée, mais bien à celle de l’exploi­ta­tion. Or, l’his­toire de notre époque a montré que la sup­pres­sion de la pro­priété privée, si elle est néc­ess­aire, ne coïn­cide pas obli­ga­toi­re­ment avec celle de l’exploi­ta­tion. Aussi doit-on serrer de plus près cette ques­tion.
Le mou­ve­ment anar­chiste a com­pris cette néc­essité beau­coup plus tôt que les marxis­tes, et ses théo­riciens lui ont accordé une atten­tion sou­te­nue. Toutefois leurs concep­tions, en fin de compte, n’ont pas été tota­le­ment différ­entes. Si les marxis­tes, sociaux-démoc­rates ou bol­che­viks, vou­laient faire passer, sans rien chan­ger de fon­da­men­tal à ses mécan­ismes, la pro­duc­tion capi­ta­liste, arrivée au stade des mono­po­les, sous le contrôle d’un Etat dit ouvrier, les théo­riciens anar­chis­tes pré­co­nisaient une fédé­ration de com­mu­nes libres et repous­saient tout Etat. C’était cepen­dant pour le recons­ti­tuer sous une autre forme. Ce point étant sou­vent contre­versé, nous allons en donner ici un exem­ple.
L’un des théo­riciens les plus connus de l’anar­chisme, Sébastien Faure, expo­sait que les habi­tants d’une com­mune auraient à recen­ser leurs besoins et leurs pos­si­bi­lités de pro­duc­tions ; puis, dis­po­sant de « l’état global des besoins de la consom­ma­tion et des pos­si­bi­lités de la pro­duc­tion, région par région, le Comité National fixe et fait connaître à chaque comité Régional de quel­les quan­tités de pro­duits sa région peut dis­po­ser et quelle somme de pro­duc­tion elle doit four­nir. Muni de ces indi­ca­tions, chaque comité Régional fait pour sa région le même tra­vail : il fixe et fait connaître à chaque comité Communal de quoi se com­mune dis­pose et ce qu’elle a à four­nir. Ce der­nier en fait autant à l’égard des habi­tants de la com­mune [11] ».
Certes, Sébastien Faure avait aupa­ra­vant précisé que : « Toute cette vaste orga­ni­sa­tion a pour base et prin­cipe véri­fi­cateur la libre entente »,mais un système éco­no­mique exige des prin­ci­pes éco­no­miques et non des pro­cla­ma­tions nobles. On peut faire la même chose à propos de la cita­tion sui­vante de Hilferding, le célèbre théo­ricien social-démoc­rate, car là aussi le prin­cipe éco­no­mique manque :
« Les com­mis­sai­res com­mu­naux, rég­ionaux et natio­naux de la société socia­liste décident com­ment et où, en quelle quan­tité et par quels moyens l’on tirera des nou­veaux pro­duits des condi­tions de pro­duc­tion natu­rel­les ou arti­fi­ciel­les. A l’aide de sta­tis­ti­ques de pro­duc­tion et de consom­ma­tion cou­vrant l’ensem­ble des besoins sociaux, ils trans­for­ment la vie éco­no­mique toute entière d’après les besoins qu’expri­ment ces sta­tis­ti­ques [12]. »
Ainsi la différ­ence entre ces deux points de vue fon­da­men­taux n’est pas très sen­si­ble. Toutefois les anar­chis­tes ont eu le mérite his­to­ri­que de mettre en avant le mot d’ordre essen­tiel : « Abolition du sala­riat. » Dans cette pers­pec­tive cepen­dant, le « Comité National », le « bureau de la sta­tis­ti­que », etc., ce que les marxis­tes appel­lent le « gou­ver­ne­ment du peuple », est censé pra­ti­quer « l’éco­nomie en nature » c’est-à-dire une éco­nomie où l’argent n’a plus cours. Le loge­ment, les ali­ments, le cou­rant élect­rique, les trans­ports, etc, tout cela est « gra­tuit ». Une cer­taine part de biens et ser­vi­ces demeure tou­te­fois paya­ble en mon­naie (géné­ra­lement indexée sur le rap­port popu­la­tion-consom­ma­tion) .
Mais en dépit des appa­ren­ces, cette manière de sup­pri­mer le salaire ne signi­fie pas l’abo­li­tion de l’exploi­ta­tion et ne signi­fie pas non plus la liberté sociale. En effet, plus s’agran­dit le sec­teur de l’éco­nomie « en nature », plus les tra­vailleurs dép­endent de la fixa­tion de leurs « reve­nus » par l’appa­reil de rép­ar­tition. Il existe un exem­ple d’éco­nomie « sans argent », où les éch­anges avaient lieu en « nature », du moins pour la plus grande partie, avec le loge­ment, l’écl­ai­rage, etc., « gra­tuits ». C’est la pér­iode du « com­mu­nisme de guerre » en Russie. On a pu voir alors, non seu­le­ment que ce système n’était pas viable dura­ble­ment, mais encore qu’il pou­vait coexis­ter avec un régime fondé sur une domi­na­tion de classe.
La réalité nous a donc appris :
a) qu’il est pos­si­ble de sup­pri­mer la pro­priété privée sans abolir l’exploi­ta­tion ;
b) qu’il est pos­si­ble de sup­pri­mer le sala­riat sans abolir l’exploi­ta­tion.
S’il en est ainsi, le pro­blème de la révo­lution prolé­tari­enne se pose pour l’exploité dans les termes sui­vants :
- quel­les sont les condi­tions éco­no­miques qui per­met­tent d’abolir l’exploi­ta­tion ?
- Quelles sont les condi­tions éco­no­miques qui per­met­tent au prolé­tariat de conser­ver le pou­voir, une fois ce der­nier conquis, et de couper les raci­nes de la contre-révo­lution ?
Bien que les Principes étudient les fon­de­ments éco­no­miques du com­mu­nisme, le point de départ en est plus poli­ti­que qu’éco­no­mique. Pour les ouvriers il n’est pas facile de s’empa­rer du pou­voir poli­ti­que-éco­no­mique, mais il est encore plus dif­fi­cile de le conser­ver. Or, dans les concep­tions prés­entes du com­mu­nisme ou du socia­lisme, on tend à concen­trer - dans les faits sinon dans les mots - tout le pou­voir de ges­tion dans quel­ques bureaux éta­tiques ou « sociaux ». A l’inverse, ce livre considère l’éco­nomie comme le pro­lon­ge­ment iné­vi­table de la révo­lution et non comme un état de chose sou­hai­ta­ble et qui se réa­li­sera dans cent, dans mille ans. Il s’agit de définir au niveau des prin­ci­pes les mesu­res à pren­dre, non par quel­que parti ou orga­ni­sa­tion, mais par la classe ouvrière et par ses orga­nes immédiats de lutte : les Conseils ouvriers. La réa­li­sation du com­mu­nisme n’est pas l’affaire d’un parti mais celle de toute la classe ouvrière, délibérant et agis­sant dans et par ses Conseils.

LE PRODUCTEUR ET LA RICHESSE SOCIALE

Un des grands pro­blèmes de la révo­lution est d’ins­tau­rer de nou­veaux rap­ports entre le pro­duc­teur et la richesse sociale, rap­ports qui, au sein de la société capi­ta­liste, s’expri­ment dans le sala­riat. Le régime du sala­riat est basé sur un anta­go­nisme pro­fond entre la valeur de la force de tra­vail (salaire) et ce tra­vail même (le pro­duit du tra­vail). Alors que le tra­vailleur four­nit, par exem­ple, 50 heures de tra­vail à la société, il ne reçoit comme salaire que l’équi­valent de 10 heures, par exem­ple. Pour s’éman­ciper véri­tab­lement le tra­vailleur doit faire en sorte que ce ne soit plus la valeur de sa force de tra­vail qui dét­er­mine la part qui lui revient de la pro­duc­tion sociale, mais que cette part soit fixée par son tra­vail même. Le tra­vail : mesure de la consom­ma­tion, tel est le prin­cipe qu’il doit faire triom­pher.
La différ­ence entre la quan­tité de tra­vail four­nie et ce que le tra­vailleur reçoit en éch­ange est appelé sur­tra­vail et représ­ente un tra­vail non payé. Les riches­ses socia­les pro­dui­tes pen­dant ce temps de tra­vail non payé cons­ti­tuent le sur­pro­duit et la valeur incor­porée dans ce sur­pro­duit est dite plus-value. Toute société, quelle qu’elle soit, et donc aussi la société com­mu­niste, repose sur la for­ma­tion d’un sur­pro­duit, parce que sur l’ensem­ble des tra­vailleurs effec­tuant un tra­vail néc­ess­aire ou utile, cer­tains ne pro­dui­sent pas de biens tan­gi­bles. Leurs condi­tions de vie sont donc pro­dui­tes par d’autres tra­vailleurs (il en est de même pour les ser­vi­ces de santé, l’entre­tien des infir­mes, des enfants et des vieillards, les ser­vi­ces admi­nis­tra­tifs, les savants, etc.). Mais c’est la façon dont ce sur­pro­duit se forme, celle dont il est rép­arti, qui cons­ti­tuent l’exploi­ta­tion capi­ta­liste.
Le tra­vailleur reçoit un salaire qui, dans le meilleur des cas, lui suffit tout juste pour vivre dans des condi­tions données. Il sait qu’il a donné 50 heures de tra­vail, mais il ne sait pas com­bien d’heures lui revien­nent dans son salaire. Il ignore le mon­tant de son sur­tra­vail. En revan­che, on sait com­ment la classe posséd­ante consomme ce sur­pro­duit : mis à part les « ser­vi­ces sociaux » qui en reç­oivent une cer­taine partie, ce sont les mines qui l’uti­li­sent pour s’agran­dir, les exploi­teurs qui en vivent, l’admi­nis­tra­tion, la police et l’armée qui en dis­si­pent la sub­stance.
Dans cette dis­cus­sion, deux caractères du sur­pro­duit nous intér­essent par­ti­cu­liè­rement. D’abord, le fait que la classe ouvrière n’a pas à décider, ou pres­que pas, du pro­duit de son tra­vail non payé. Ensuite,qu’il est impos­si­ble d’évaluer l’impor­tance de ce sur­tra­vail. Nous rece­vons un salaire, un point c’est tout ; nous ne pou­vons rien sur la pro­duc­tion et la rép­ar­tition de la richesse sociale. La classe qui dis­pose des moyens de pro­duc­tion, la classe posséd­ante, est maîtr­esse du pro­ces­sus de tra­vail, y com­pris le sur­tra­vail ; elle nous fait chômer quand elle l’estime néc­ess­aire à ses intérêts, nous fait matra­quer par sa police ou mas­sa­crer dans ses guer­res. L’auto­rité exercée par la bour­geoi­sie dérive du fait qu’elle dis­pose du tra­vail, du sur­tra­vail, du sur­pro­duit. C’est ce qui nous réduit à l’impuis­sance dans la société et fait de nous une classe opprimée.
Cette ana­lyse nous révèle que l’oppres­sion est tout aussi forte, qu’elle soit exercée par le capi­ta­lisme privé ou par l’Etat. On entend sou­vent dire que l’exploi­ta­tion dès tra­vailleurs est sup­primée en Russie, parce que le capi­tal privé y est aboli et parce que tout le sur­pro­duit est à la dis­po­si­tion de l’Etat qui le rép­artit dans la société en pro­mul­guant de nou­vel­les lois socia­les et en créant de nou­vel­les usines, en dével­oppant la pro­duc­tion.
Acceptons ces argu­ments, c’est-à-dire lais­sons de côté le fait que la classe domi­nante ,la bureau­cra­tie, chargée de la rép­ar­tition du pro­duit social, s’enri­chit par des salai­res exor­bi­tants, qu’elle se repro­duit au pou­voir en assu­rant à ses mem­bres le mono­pole de l’édu­cation supéri­eure, et que les lois de suc­ces­sion lui garan­tis­sent les riches­ses accu­mulées « pour sa famille ». Allons même jusqu’à sup­po­ser que cet appa­reil n’exploite pas la popu­la­tion.
En serait-il ainsi, qu’en Russie la bureau­cra­tie demeure maîtr­esse du pro­ces­sus du tra­vail, y com­pris le sur­tra­vail, qu’elle. dicte, par la voix des syn­di­cats étatisés, entre autres les condi­tions de tra­vail, comme on le voit faire éga­lement en Occident. La fonc­tion de la bureau­cra­tie diri­geante est fon­da­men­ta­le­ment iden­ti­que à celle de la bour­geoi­sie qui dirige le capi­ta­lisme privé. Dès lors, si la bureau­cra­tie n’exploi­tait pas la popu­la­tion, cela ne sau­rait venir que de sa bonne volonté, du fait qu’elle refuse l’occa­sion qui lui en est offerte. Le dével­op­pement de la société ne serait plus fonc­tion de néc­essités éco­no­miques et socia­les ; il dép­endrait des « bons » ou des « mau­vais » sen­ti­ments des diri­geants. En d’autres termes, les rap­ports des tra­vailleurs avec la richesse sociale conti­nuent, même dans ce cas, d’être arbi­trai­re­ment fixés et les tra­vailleurs ne peu­vent rien sur ces rap­ports, sauf à espérer que les « mau­vais » diri­geants devien­dront « bons ».
En conclu­sion, l’abo­li­tion du salaire n’est pas la condi­tion néc­ess­aire et suf­fi­sante pour que les tra­vailleurs reç­oivent la part du pro­duit social qui leur revient, qu’ils ont créée par leur tra­vail. Certes, cette part peut aug­men­ter ; mais une véri­table abo­li­tion du salaire sous toutes ses formes a un tout autre caractère : sans cette abo­li­tion, la classe ouvrière ne peut main­te­nir son pou­voir. Une révo­lution « trahie » mène à un Etat tota­li­taire capi­ta­liste.
Il y a une autre conclu­sion à tirer. L’une des tâches essen­tiel­les incom­bant à un groupe de tra­vailleurs qui veu­lent mettre fin radi­ca­le­ment à l’exploi­ta­tion capi­ta­liste - un groupe révo­luti­onn­aire, comme on disait autre­fois - c’est de cher­cher le moyen d’asseoir éco­no­miq­uement le pou­voir conquis par des moyens d’action poli­ti­ques. Le temps est passé où il suf­fi­sait d’exiger la sup­pres­sion de la pro­priété privée des moyens de pro­duc­tion. Il est éga­lement insuf­fi­sant de réc­lamer l’abo­li­tion du sala­riat. Cette reven­di­ca­tion, en soi, n’a pas plus de consis­tance qu’une bulle de savon, si l’on ne sait com­ment jeter les bases d’une éco­nomie où le salaire est sup­primé. Un groupe se prét­endant révo­luti­onn­aire et qui se refu­se­rait à élu­cider cette ques­tion essen­tielle n’a pas grand chose à dire en réalité, parce qu’il est inca­pa­ble de pro­po­ser l’image d’un monde nou­veau.
Les Principes de la pro­duc­tion et de la rép­ar­tition com­mu­nis­tes par­tent de l’idée sui­vante : tous les biens pro­duits par le tra­vail de l’homme se valent qua­li­ta­ti­ve­ment, car ils représ­entent tous une por­tion de tra­vail humain. Seule la quan­tité de tra­vail différ­ente qu’ils représ­entent les rend dis­sem­bla­bles. La mesure du temps que chaque tra­vailleur indi­vi­duel­le­ment consa­cre au tra­vail est l’heure de tra­vail. De même, la mesure des­tinée à mesu­rer la quan­tité de tra­vail que représ­ente tel ou tel objet doit être l’heure de tra­vail social moyen. C’est cette mesure qui ser­vira à établir la somme de richesse dont dis­pose la société, de même que les rap­ports des diver­ses entre­pri­ses entre elles et enfin la part de ces riches­ses qui revient à chaque tra­vailleur. Sur cette base, les Principes dével­oppent une ana­lyse et une cri­ti­que des différ­entes théories - et aussi des pra­ti­ques - des différents cou­rants qui se réc­lament du- marxisme, de l’anar­chisme ou du socia­lisme en général. On y trouve en somme un exposé plus précis des prin­ci­pes concis de Marx et d’Engels tels qu’ils nous les ont laissés dans Le Capital, la Critique du pro­gramme de Gotha et L’Anti-Dühring.
Bien entendu, les Principes ne se bor­nent pas à étudier l’unité de calcul dans le com­mu­nisme ; ils ana­ly­sent aussi son appli­ca­tion dans la pro­duc­tion et la rép­ar­tition du pro­duit social et dans les « ser­vi­ces publics », exa­mi­nent les règles nou­vel­les de la comp­ta­bi­lité sociale, l’exten­sion de la pro­duc­tion et son contrôle par les tra­vailleurs, la dis­pa­ri­tion du marché et, enfin, l’appli­ca­tion du com­mu­nisme dans l’agri­culture par l’intermédi­aire de coopé­ra­tives agri­co­les qui cal­cu­lent elles aussi leurs réc­oltes en temps de tra­vail.
Ainsi les Principes ont-ils pour point de départ le fait empi­ri­que que, lors de la prise de pou­voir par le prolé­tariat, les moyens de pro­duc­tion se trou­vent entre les mains des orga­ni­sa­tions d’entre­prise. C’est de la cons­cience com­mu­niste du prolé­tariat, cons­cience née de sa lutte même, que dép­endra le sort ultérieur de ces moyens de pro­duc­tion, le fait de savoir si le prolé­tariat les gar­dera en main ou non. Aussi, le pro­blème capi­tal que la révo­lution prolé­tari­enne devra rés­oudre sera de fixer des rap­ports immua­bles entre les pro­duc­teurs et le pro­duit social, ce qui ne peut se faire qu’en intro­dui­sant le calcul du temps de tra­vail dans la pro­duc­tion et la dis­tri­bu­tion. C’est la reven­di­ca­tion la plus élevée que le prolé­tariat puisse for­mu­ler... mais en même temps c’est le mini­mum de ce qu’il peut réc­lamer. Et donc une ques­tion de pou­voir que seul le prolé­tariat est à même de régler sans appui aucun de la part d’autres grou­pes sociaux. Le prolé­tariat ne peut conser­ver les entre­pri­ses que s’il s’en assure la ges­tion et la direc­tion auto­no­mes. C’est aussi la seule manière de pou­voir appli­quer par­tout le calcul du temps de tra­vail. Tel est l’ultime mes­sage laissé au monde par les mou­ve­ments révo­luti­onn­aires prolé­tariens de la pre­mière moitié du XXe siècle.

A suivre : Mouvement pour les Conseils ouvriers - 2 :
Le Groupe des communistes internationalistes en Hollande, 1934-1939

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ABRÉVIATIONS

NOTA : la lettre D, dans l’ensem­ble de ces sigles, signi­fie Deutschlands (d’Allemagne). Dans le cours du texte, elle est sou­vent omise lors de la désig­nation d’un groupe. Par exem­ple : KP au lieu de KPD, ou AAUE au lieu de AAUDE.
SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands), parti social-démoc­rate alle­mand.
USPD (Unhabhängige Sozialdemakratische Partei Deutschlands), parti social-démoc­rate indép­endant d’Allemagne formé en avril 1917, regrou­pait divers éléments sortis du SPD.
KPD (Kommunistische Partei Deutschlands), Parti com­mu­niste d’Allemagne, formé à la fin de 1918 par des éléments de toute l’ancienne gauche du SPD, dont :
l’IKD (Internationalen Kommunistischen Deutschlands), com­mu­nis­tes inter­na­tio­naux d’Allemagne et Linksradikaler (radi­caux de gauche).
KAPD (Kommunistischen Arbeiter Partei Deutschlands), Parti ouvrier com­mu­niste d’Allemagne, né en avril 1920 de la scis­sion entre la gauche ouvrière et la direc­tion par­le­men­taire du parti com­mu­niste (KPD). Le KAPD avait des rap­ports étroits avec l’AAUD.
AAUD (Allgemeine Arbeiter Union Deutschlands), Union ouvrière d’Allemagne issue des orga­ni­sa­tions d’usine créées pen­dant la guerre et imméd­ia­tement après.
Vers la fin de 1920, de ces deux der­niers grou­pes sortit :
AAUDE (AAUD Einheitsorganisation - AAUD-orga­ni­sa­tion uni­taire) qui refu­sait une orga­ni­sa­tion ouvrière dis­tincte de l’orga­ni­sa­tion poli­ti­que.
Ces der­niers regrou­pe­ments, pen­chant vers le fédé­ral­isme, s’oppo­saient au cen­tra­lisme de l’ensem­ble KAP-AAU. Toutefois, avec l’évo­lution de la situa­tion poli­ti­que, ces noyaux KAP-AAU d’une part et AAUDE d’autre part s’ame­nuisèrent : la montée du fas­cisme amena des fusions.
Le KAUD (Kommunistische Arbeiter Union Deutschlands), Union ouvrière com­mu­niste d’Allemagne, regroupa les mem­bres de ces trois der­niers grou­pes.
La FAUD (Freien Arbeiter Union Deutschlands), union ouvrière libre d’Allemagne, regroupa en 1919 des mem­bres des orga­ni­sa­tions d’usine et ceux de la cen­trale syn­di­cale anar­cho-syn­di­ca­liste des loca­lis­tes.
La quasi-tota­lité des forces orgnisées du com­mu­nisme de conseils dis­pa­ru­rent après l’ins­tau­ra­tion du natio­nal-socia­lisme (30 jan­vier 1933). Quelques rares grou­pes conti­nuèrent, hors d’Allemagne, à se mani­fes­ter à cette époque par une acti­vité tant théo­rique que pra­ti­que. Parmi ceux-ci :
le GLC (Groep van Internationale Communisten), désigné en Allemagne sous les ini­tia­les GLKH ou GLK (Gruppe Internationaler Kommunisten (Holland), fut un des grou­pes se réc­lamant du com­mu­nisme de conseil. Le seul qui eut une pro­duc­ti­vité théo­rique réelle et ori­gi­nale jointe à une acti­vité pra­ti­que.
A suivre : Mouvement pour les Conseils ouvriers - 2 :Le Groupe des communistes internationalistes en Hollande, 1934-1939

Notes

[1] On trouvera la traduction du compte rendu de ce congrès, réunie à d’autres matériaux intéressants, dans A. et D. Prudhommeaux, Spartacus et la Commune de Berlin, éd. Spartacus.
[2] Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht sont assassinés par les corps-francs à Berlin le 15 janvier 1919.
[3] La Maladie infantile du communisme (le « gauchisme ») a été terminé par Lénine en mai 1920. Ce texte sera distribué à tous les délégués au IIe Congrès de l’Internationale communiste. Lénine y exprime sa vision de la lutte politique en vue d’une prise de pouvoir.
[4] (1)Herman Gorter, Réponse à Lénine (1920) Paris, 1930. Texte en ligne : www.left-dis.nl/f/herman.htm.
[5] On considérait dans le KAP que la réaction des journaux devait être « tournante », c’est-à-dire prise en charge à tour de rôle par les différentes sections locales du parti, ceci afin d’éviter la formation d’une « clique » spécialisée dans la manipulation.
[6] Rätekorrespondenz, n° 2, novembre 1932 (organe clandestin, ronéoté, de la KAU, dont la presse, dès ce moment, était régulièrement saisie par ordre des autorités social-démocrates de Prusse).
[7] Karl Schroeder (1854-1950) combattant spartakiste, dont la tête fut mise à prix en 1919, puis dirigeant professionnel du KAPD, en fut exclu en 1924 ; il devint ensuite fonctionnaire du Parti socialiste. II fut l’un des rares dirigeants de ce parti à organiser une « résistance » au nazisme. Condamné en 1936 avec d’autres anciens du KAP, il tient aujourd’hui une place honorable dans le « martyrologue » du socialisme allemand.
[8] Ainsi l’un des dirigeants du parti fut exclu sous prétexte qu’il avait pactisé avec l’ennemi en publiant un roman dans la maison d’édition du Parti communiste allemand. Il s’agissait d’Adam Scharrer (1889-1948) ouvrier serrurier, puis combattant spartakiste. Ensuite dirigeant professionnel du KAPD, dont il fut exclu en 1930. Comme Schroeder, il est romancier, mais il s’oriente dans l’autre direction : à partir de 1933, il réside à Moscou. Il était considéré en Allemagne de l’Est comme un « pionnier de la littérature prolétarienne ». II va sans dire que certains traits de son passé restaient cachés au public.
[9] Voir Carnets de route de l’incendiaire du Reichstag et autres écrits, de Marinus van der Lubbe, éd. Verticales, 2003 ; Marinus van der Lubbe et l’incendie du Reichstag, de Nico Jassies, Editions antisociales, 2004 ; « L’acte personnel » et « La destruction comme moyen de lutte », d’Anton Pannekoek, Echanges n° 90 (printemps-été 1999).
[10] Traduction sur www.left-dis.nl/f/gictabma.htm. Un résumé sous le titre Principes de base, d’abord paru dans les nos 19, 20 et 21 de Bilan, a été publié dans le n° 11 des Cahiers du Communisme de Conseil.
[11] Sébastien Faure (1858-1942), Mon Communisme : le Bonheur universel, Paris 1921, page 227.
[12] Rudolf Hilferding, Das Finanzkapital, page 1. (Le Capital financier, trad. française aux Editions de Minuit,1970, épuisée.)