L’activité d’Otto Rühle dans le mouvement ouvrier allemand fut
liée au travail de petites minorités restreintes à l’intérieur et à l’extérieur
des organisations ouvrières officielles. Les groupes auxquels il a directement
adhéré n’eurent à aucun moment une importance véritable. Et même à l’intérieur
de ces groupes il occupa une position spéciale; il ne put jamais s’identifier
complètement à aucune organisation. Il ne perdit jamais de vue les intérêts
généraux de la classe ouvrière quelle que soit la stratégie politique spéciale
qu’il ait soutenue un moment particulier.
Il ne pouvait pas considérer les organisations comme une fin en
elles-mêmes mais simplement comme moyens pour l’établissement des relations
sociales réelles et pour le développement plus complet de l’individu. A cause de
ses larges conceptions sur la vie, il fut par moments accusé d’apostasie, et
pourtant il mourut comme il avait vécu. Socialiste dans le sens réel du mot.
Aujourd’hui, tout programme et toute désignation ont perdu leur
sens; les socialistes parlent un langage capitaliste, tous les capitalistes un
langage socialiste, et tout le monde croit à tout et à rien. Cette situation est
simplement l’aboutissement d’une longue évolution commencée par le mouvement
ouvrier lui-même. Il est maintenant tout à fait clair que ce sont seulement ceux
qui, dans le mouvement ouvrier traditionnel, ont fait opposition à ses
organisations non démocratiques et à leurs tactiques, qui peuvent s’appeler
proprement socialistes. Les chefs ouvriers d’hier et d’aujourd’hui n’ont pas
représenté et ne représentent pas un mouvement d’ouvriers, mais un mouvement
capitaliste d’ouvriers. C’est de se tenir en dehors du mouvement ouvrier qui a
donné la possibilité de travailler en vue de changements sociaux décisifs. Le
fait que, même à l’intérieur des organisations ouvrières dominantes,
Rühle soit
resté un indépendant est une preuve de sa sincérité et de son intégrité. Sa
pensée toute entière fut cependant déterminée par le mouvement auquel il
s’opposait et il est nécessaire d’en analyser les caractéristiques pour
comprendre l’homme lui-même.
Le mouvement ouvrier officiel ne fonctionnait ni en accord avec
son idéologie primitive, ni en accord avec ses intérêts immédiats réels. Pendant
un certain temps, il servit d’instrument de domination pour les classes
dirigeantes. Perdant d’abord son indépendance, il dut bientôt perdre son
existence même. Les intérêts investis en régime capitaliste ne peuvent se
maintenir que par l’accumulation du pouvoir. Le processus de concentration du
capital et du pouvoir politique contraint tout mouvement socialement important à
tendre soit à détruire le capitalisme, soit à le servir de façon conséquente.
L’ancien mouvement ouvrier ne pouvait pas réaliser ce dernier point et n’avait
ni la volonté ni la capacité de réaliser le premier. Contraint à être un
monopole parmi les autres, il fut balayé par le développement capitaliste dans
le sens de la direction monopoliste des monopoles.
Dans son essence, l’histoire de l’ancien mouvement ouvrier est
l’histoire du marché capitaliste abordé d’un point de vue prolétarien . Ce qu’on
appelle les lois du marché devait être utilisé en faveur de la marchandise. Les
actions collectives devaient aboutir aux salaires les plus élevés possibles. Le
« pouvoir économique » ainsi obtenu devait être consolidé par voie de réforme
sociale. Pour obtenir les plus hauts profits possibles, les capitalistes
renforçaient la direction organisée du marché. Mais cette opposition entre le
capital et le travail exprimait en même temps une identité d’intérêts. L’un et
l’autre entretenaient la réorganisation monopoliste de la société capitaliste,
quoique assurément, derrière leurs activités consciemment dirigées, il n’y eu
finalement rien d’autre que le besoin d’expansion du capital même. Leur
politique et leurs aspirations quoique basées en grande partie sur de véritables
motifs tenant compte de faits et de besoins particuliers, étaient cependant
déterminées par le caractère fétichiste de leur système de production.
Mis à part le fétichisme de la marchandise, quelque signification
que les lois du marché puissent prendre par rapport à des pertes ou à des gains
particuliers, et bien qu’elles puissent être utilisées par tel ou tel groupement
d’intérêts, en aucun cas elles ne peuvent être utilisées en faveur de la classe
ouvrière prise comme un tout. Ce n’est pas le marché qui gouverne le peuple et
détermine les relations sociales régnantes, mais plutôt le fait qu’un groupe
séparé, dans la société, possède ou dirige à la fois les moyens de production et
les instruments d’oppression Les conditions du marché, quelles qu’elles soient,
favorisent toujours le Capital. Et si elles ne le font pas, elles seront
transformées, repoussées ou complétées par des forces plus directes, plus
puissantes, plus fondamentales, qui sont inhérentes à la propriété ou à la
gestion des moyens de production.
Pour vaincre le capitalisme, l’action en dehors des rapports du
marché capital-travail est nécessaire, action qui en finit à la fois avec le
marché et les rapports de classe. Limité à l’action à l’intérieur de la
structure capitaliste, l’ancien mouvement ouvrier menait la lutte dès l’extrême
début dans des conditions inégales. Il était voué à se détruire lui-même ou à
être détruit de l’extérieur Il était destiné à être brisé de l’intérieur par sa
propre opposition révolutionnaire qui donnerait naissance à de nouvelles
organisations, ou condamné à être anéanti par le passage capitaliste de
l’économie marchande à l’économie marchande dirigée, avec les changements
politiques qui l’accompagnent. Dans le fait, ce fut cette seconde éventualité
qui se réalisa, car l’opposition révolutionnaire à l’intérieur du mouvement
ouvrier ne réussit pas à se développer. Elle avait la parole mais pas la force
et pas d’avenir immédiat, cependant que la classe ouvrière venait de passer un
demi-siècle à construire une forteresse à son ennemi capitaliste et à bâtir pour
elle-même une immense prison, sous la forme du mouvement ouvrier. C’est pourquoi
il est nécessaire de mettre à part des hommes comme Otto RÜHLE pour décrire
l’opposition révolutionnaire moderne, bien que le fait de distinguer des
individus soit exactement à l’opposé de son propre point de vue et à l’opposé
des besoins des ouvriers qui doivent apprendre à penser en termes de classes
plutôt qu’en termes de personnalités révolutionnaires.
*
La première guerre mondiale et la réaction positive du mouvement
ouvrier devant le carnage ne surprit que ceux qui n’avaient pas compris la
société capitaliste et les succès du mouvement ouvrier à l’intérieur des limites
de cette société. Mais peu le comprirent vraiment. Tout comme l’opposition
d’avant-guerre à l’intérieur du mouvement ouvrier peut être mise en lumière en
citant l’oeuvre littéraire et scientifique de quelques individus au nombre
desquels il faut compter Rühle, de même « l’opposition ouvrière » contre la
guerre peut aussi s’exprimer par les noms de Liebknecht, Luxembourg Mehring,
Rühle et d’autres. Il est tout à fait révélateur que l’attitude opposée à la
guerre, pour être si peu que ce soit efficace, dut d’abord se procurer une
autorisation parlementaire. Elle dut être mise en scène sur les tréteaux d’une
institution bourgeoise, montrant ainsi ses limites dès son premier commencement.
En fait, elle ne servit que d’avant-coureur au mouvement bourgeois libéral pour
la paix qui aboutit en fin de compte à mettre fin à la guerre, sans bouleverser
le statu-quo capitaliste. Si, dès le début, la plupart des ouvriers étaient
derrière la majorité belliciste, ils ne furent pas moins nombreux à suivre
l’action de leur bourgeoisie contre la guerre qui se termina dans la République
de Weimar. Les mots d’ordre contre la guerre, quoique lancés par les
révolutionnaires, firent simplement l’office d’une endigue particulière de la
politique bourgeoise et finirent l’a où ils étaient nés dans le parlement
démocratique bourgeois.
L’opposition véritable à la guerre et à l’impérialisme
fit son
apparition sous la forme des désertions de l’armée et de l’usine et dans
la
reconnaissance, lentement grandissante, de la part de beaucoup
d’ouvriers, que
leur lutte contre la guerre et l’exploitation devait englober la lutte
contre
l’ancien mouvement ouvrier et toutes ses conceptions. Cela parle en
faveur de Rühle que son nom disparut très vite du tableau d’honneur de
l’opposition contre
la guerre. Il est clair, naturellement, que Liebknecht et Luxembourg ne
furent
célébrés au début de la seconde guerre mondiale que parce qu’ils
moururent
longtemps avant que le monde en guerre fut ramené à la « normale » et
eût besoin
de héros ouvriers défunts pour soutenir les chefs ouvriers vivants qui
mettaient
à exécution une politique « réaliste » de réformes ou se mettaient au
service de
la politique étrangère de la Russie bolchevique.
La première guerre mondiale révéla, plus que toute autre chose,
que le mouvement était une partie et une parcelle de la société bourgeoise. Les
différentes organisations de tous les pays prouvèrent qu’elles n’avaient ni
l’intention ni les moyens de combattre le capitalisme, qu’elles ne
s’intéressaient qu’à garantir leur propre existence à l’intérieur de la
structure capitaliste. En Allemagne ce fut particulièrement évident parce que, à
l’intérieur du mouvement international, les organisations allemandes étaient les
plus étendues et les plus unifiées. Pour ne pas renoncer à ce qui avait été
construit depuis les lois anti-socialistes de Bismarck, l’opposition minoritaire
à l’intérieur du parti socialiste fit preuve d’une contrainte volontaire sur
elle-même à un point inconnu dans les autres pays. Mais alors, l’opposition
russe exilée avait moins à perdre, elle avait de plus rompu avec les réformistes
et les partisans de la collaboration de classes, une décade avant l’éclatement
de la guerre. Et il est très difficile de voir dans les douceâtres arguments
pacifistes du Parti Travailliste Indépendant (I. L. P.) quelque opposition
réelle au social-patriotisme qui a saturé le mouvement ouvrier anglais. Mais on
attendait davantage de la gauche allemande que d’aucun autre groupe à
l’intérieur de l’Internationale, et son attitude à l’éclatement de la guerre fut
de ce fait particulièrement décevante. Mises à part les conditions
psychologiques individuelles, cette attitude fut le. résultat du fétichisme
d’organisation qui régnait dans ce mouvement.
Ce fétichisme exigeait la discipline et l’attachement strict aux
formules démocratiques, la minorité devant se soumettre à la volonté de la
majorité. Et bien qu’il soit évident que, dans les conditions du capitalisme,
ces formules cachent simplement des faits tout opposés, l’opposition ne réussit
pas à saisir que la démocratie intérieure du mouvement ouvrier n’était pas
différente de la démocratie bourgeoise en général. Une minorité possédait et
dirigeait les organisations, tout comme la minorité capitaliste possède et
dirige les moyens de production et l’appareil de l’Etat. Dans les deux cas, les
minorités, par la vertu de la direction, déterminent le comportement des
majorités. Mais, par la force des procédures traditionnelles, au nom de la
discipline et de l’unité, gênée et allant contre ce qu’elle savait le mieux,
cette minorité opposée à la guerre soutint le chauvinisme social-démocrate, Il
n’y eut qu’un homme au Reichstag d’août 1914 – Fritz Kunert – qui ne fut pas
capable de voter pour les crédits de guerre, mais qui ne fut pas capable non
plus de voter contre eux ; et ainsi, pour satisfaire sa conscience, il s’abstint
de voter l’un et l’autre. Au printemps 1915, Liebknecht et Rühle furent les
premiers à voter contre le consentement des crédits de guerre au gouvernement.
Ils restèrent seuls un bon moment et ne trouvèrent de nouveaux compagnons qu’au
moment où les chances d’une paix victorieuse disparurent du jeu d’échec
militaire. Après 1916 l’attitude radicale contre la guerre fut soutenue et
bientôt engloutie par un mouvement bourgeois en quête d’une paix par négociation
mouvement qui, finalement, fut chargé d’hériter du fonds de faillite de
l’impérialisme allemand.
En tant que violateurs de la discipline, Liebknecht et Rühle
furent expulsés du groupe social-démocratique du Reichstag. Avec Rosa
Luxembourg, Franz Mehring et d’autres, plus ou moins oubliés maintenant, ils
organisèrent le groupe « Internationale » publiant une revue du même nom pour
exposer l’idée d’internationalisme dans le monde en guerre. En 1916, ils
organisèrent le Spartakusbund qui collaborait avec d’autres formations de l’aile
gauche, comme l’» Internationalen Sozialiste » avec Julien Borchardt comme
porte-parole, et le groupe formé autour de Johann Knief et du journal radical de
Brême « Arbeiterpolitik ». Rétrospectivement il semble que ce dernier groupe
était le plus avancé, c’est-à-dire le plus avancé dans son éloignement des
traditions social-démocrates et par son orientation vers de nouvelles façons
d’aborder la lutte de classes prolétarienne. A quel point le Spartakusbund était
encore attaché au fétichisme de l’organisation et de l’unité, qui dominait le
mouvement ouvrier allemand, cela fut mis en lumière par son attitude oscillante
concernant les premières tentatives de donner une nouvelle orientation au
mouvement socialiste international à Zimmerwald et à Kienthal. Les spartakistes
n’ étaient pas favorables à une rupture nette avec le vieux mouvement ouvrier
dans le sens de l’exemple plus précoce donné par les bolcheviks; Ils espéraient
encore amener le parti à leur propre position, et éviter soigneusement toute
politique de rupture irréconciliable. En avril 1917, le Spartakusbund s’unit aux
Socialistes Indépendants (Unabhängige Sozialdemokratische Partei Deutschlands)
qui formaient le centre de l’ancien mouvement ouvrier mais qui ne voulaient plus
couvrir le chauvinisme de l’aile majoritaire conservatrice du parti
social-démocrate Relativement indépendant, quoique encore à l’intérieur du Parti
Socialiste Indépendant, le SpartakusBund ne quitta cette organisation qu’à la
fin de l’année 1918.
*
A l’intérieur du SpartakusBund, Otto Rühle partagea la position
de Liebknecht et Rosa Luxembourg, qui avaient été attaquée par les bolcheviks
comme non conséquente. Et elle n’était inconséquente que pour des raisons
appropriées. Au premier regard, la principale semblait basée sur l’illusion que
le parti social-démocrate pouvait être réformé Avec le changement de
circonstances, espérait-on, les masses cesseraient de suivre leurs chefs
conservateurs pour soutenir l’aile gauche du parti. Et bien que de telles
illusions aient existé vraiment, d’abord au sujet du vieux parti et plus tard au
sujet des socialistes indépendants, elles n’expliquent pas l’hésitation de la
part des chefs spartakistes à s’engager dans les voies du bolchevisme. En
réalité, les spartakistes se trouvaient devant un dilemme quelque fût la
direction de leurs regards. En n’essayant pas au bon moment de rompre résolument
avec la social-démocratie, ils avaient manqué l’occasion de constituer une forte
organisation capable de jouer un rôle décisif dans les soulèvements sociaux
attendus. Cependant, en considérant la situation réelle en Allemagne, en
considérant l’histoire du mouvement ouvrier allemand, il était très difficile de
croire à la possibilité de former rapidement un contre-parti opposé aux
organisations ouvrières dominantes. Naturellement il aurait été possible de
former un parti à la façon de Lénine, un parti de révolutionnaires
professionnels ayant pour but d’usurper le pouvoir, Si c’était nécessaire,
contre la majorité de la classe ouvrière. Mais c’était à quoi, précisément, les
gens autour de Rosa Luxembourg n’aspiraient pas. A travers les années de leur
opposition au réformisme et au révisionnisme, ils n’avaient jamais raccourci la
distance qui les séparait de la « gauche » russe, de la conception de Lénine de
l’organisation et de la Révolution. Au cours de vives controverses, Rosa
Luxembourg avait indiqué clairement le fait que les conceptions de Lénine
étaient de nature jacobine et inapplicables en Europe occidentale où ce n’était
pas une révolution bourgeoise qui était à l’ordre du jour mais une révolution
prolétarienne. Quoiqu’elle aussi parlât de la dictature du prolétariat, cette
dictature signifiait pour elle, ce qui la distinguait de Lénine, « la manière
d’appliquer la démocratie – non pas son abolition – devant être l’œuvre de la
classe, et non celui d’une petite minorité au nom de la classe ». De façon aussi
enthousiaste que Liebknecht, Luxembourg et Rühle ont salué le renversement du
tsarisme, ils n’abandonnèrent pas pour cela leur attitude critique, ils
n’oublièrent ni le caractère du parti bolchevique, ni les limites historiques de
la Révolution Russe. Mais en dehors des réalités immédiates et du résultat final
de cette révolution, il fallait la soutenir comme première rupture dans la
phalange impérialiste, et comme signe avant-coureur de la révolution allemande
attendue. De cette dernière, beaucoup de signes étaient apparus dans des grèves,
des émeutes de la faim, des mutineries et toutes sortes de faits de résistance
passive. Mais l’opposition grandissante contre la guerre et la dictature de
Ludendorff ne trouvait aucune expression organisationnelle qui atteignit une
extension considérable. Au lieu d’évoluer vers la gauche, les masses suivaient
leurs vieilles organisations et s’alignaient sur la bourgeoisie libérale. Les
soulèvements dans la Marine Allemande et enfin la révolte de Novembre furent
menés dans l’esprit de la social-démocratie, c’est-à-dire dans l’esprit de la
bourgeoisie allemande vaincue.
La révolution allemande semble de plus de portée qu’elle n’en
avait réellement. L’enthousiasme spontané des ouvriers tendait bien plus à finir
la guerre qu’à changer les relations sociales existantes. Leurs revendications
exprimées dans les conseils d’ouvriers et de soldats ne dépassaient pas les
possibilités de la société bourgeoise. Même la minorité révolutionnaire, et ici
particulièrement le Spartakus Bund, ne réussit pas à développer un programme
révolutionnaire cohérent. Ses revendications politiques et économiques étaient
de nature double elles étaient établies pour un double usage comme
revendications destinées à être acceptées par la bourgeoisie et ses alliés
sociaux-démocrates, et comme mots d’ordre d’une révolution qui devait en finir
avec la société bourgeoise et ses défenseurs.
Naturellement, au sein de l’océan de médiocrité que fut la
révolution allemande, il y eut des courants révolutionnaires qui réchauffèrent
le cœur des radicaux et les amenèrent a s’engager dans des entreprises
historiquement tout à fait déplacées. Des succès partiels, dus à la stupéfaction
momentanée des classes dominantes et à la passivité générale des grandes masses,
épuisées qu’elles étaient par quatre années de famine et de guerre,
nourrissaient l’espoir que la révolution pourrait se terminer par une société
socialiste. Seulement, personne ne savait réellement à quoi ressemblait la
société socialiste et quels pas restaient à franchir pour l’amener à
l’existence. « Tout le pouvoir aux conseils ouvriers et de soldats », Quoique
attirant, comme mot d’ordre, cela laissait cependant toutes les questions
essentielles ouvertes. Ainsi, les luttes révolutionnaires qui suivirent novembre
1918 ne furent pas déterminées par les plans consciemment fabriqués de la
minorité révolutionnaire, mais lui furent imposées par la contre-révolution qui
se développait lentement et qui s’appuyait sur la majorité du peuple. Le fait
est que les larges masses allemandes, à l’intérieur et à l’extérieur du
mouvement ouvrier, ne regardaient pas en avant vers l’établissement d’une
nouvelle société mais en arrière vers la restauration du capitalisme libéral,
sans ses mauvais aspects, ses inégalités politiques, sans son militarisme et son
impérialisme. Elles désiraient simplement qu’on complète les réformes commencées
avant la guerre, destinées à un système capitaliste bienveillant.
L’ambiguïté qui caractérisait la politique du Spartakusbund fut
en grande partie le résultat du conservatisme des masses. Les chefs spartakistes
étaient prêts d’un côté à suivre la ligne nettement révolutionnaire que
désiraient les prétendus « ultra-gauches », et de l’autre côté ils restaient sur
qu’une telle politique ne pouvait avoir aucun succès étant donné l’attitude
prédominante des masses et la situation internationale
L’effet de la révolution russe sur l’Allemagne avait été à peine
perceptible. Il n’y avait pas non plus de raisons d’espérer qu un tournant
radical en Allemagne puisse avoir aucune répercussion supérieure en France, en
Angleterre et en Amérique. S’il avait été difficile pour les Alliés d’intervenir
en Russie de façon décisive, ils rencontreraient des difficultés moins grandes
pour écraser un mouvement communiste allemand. Au sortir des victoires
militaires, le capitalisme de ces nations s’était considérablement renforcé;
rien n’indiquait réellement que leurs masses patriotes refuseraient de combattre
une Allemagne révolutionnaire plus faible. En tous cas, mises à part des
considérations de cet ordre, il y avait peu de raisons de croire que les masses
allemandes occupées à se débarrasser de leurs armes, reprendraient la guerre
contre un capitalisme étranger pour se débarrasser du leur. La politique qui
était apparemment la plus « réaliste » vis-à-vis de la situation internationale,
et que devaient proposer bientôt Wolfheim et Lauffenberg, sous le nom de
NationalBolchevisme, était encore non réaliste, étant donné le rapport de force
réel d’après-guerre. Le plan de reprendre la guerre avec l’aide de la Russie
contre le capitalisme des Alliés ne tenait pas compte du fait que les Bolcheviks
n’étaient ni prêts à participer à une telle aventure, ni capables de le faire.
Naturellement les bolcheviks n’étaient pas opposés à l’Allemagne, ni à aucune
autre nation créant des difficultés aux impérialistes victorieux ; cependant,
ils n’encourageaient pas l’idée d’une nouvelle guerre à large échelle pour
propager la « révolution mondiale ». Ils désiraient du soutien pour leur propre
régime dont le maintien était encore en question pour les bolcheviks eux-mêmes,
mais ils ne s’intéressaient pas au soutien des révolutions dans les autres pays
par des moyens militaires. Suivre un cours nationaliste, en dépendant de la
question des alliances, d’une part, et, en même temps unifier l’Allemagne, une
fois de plus pour une guerre de « libération » de l’oppression étrangère était
hors de question la raison en est que les couches sociales, que les
« nationaux-révolutionnaires » devaient gagner à leur cause étaient précisément
les gens qui mettaient fin à la guerre avant la défaite complète des armées
allemandes pour prévenir l’extension du « bolchevisme ». Incapables de devenir
les maîtres du capitalisme international, ils avaient préféré se maintenir comme
ses meilleurs serviteurs. Cependant il n’y avait pas moyen de traiter les
questions allemandes intérieures sans y impliquer une politique extérieure
définie. La révolution allemande radicale était ainsi battue avant même de
pouvoir survenir, battue par son capitalisme propre et le capitalisme mondial.
Le besoin de considérer sérieusement les rapports internationaux
ne vint jamais à la Gauche allemande. Ce fut, peut-être, la plus nette
indication de son peu d’importance. La question de savoir que faire du pouvoir
politique une fois conquis ne fut pas non plus concrètement soulevée. Personne
ne semblait croire que ces questions auraient à recevoir une réponse. Liebknecht
et Luxembourg étaient surs qu’une longue période de lutte de classes se dressait
devant le prolétariat allemand sans aucun signe de victoire rapide. Ils
voulaient en tirer le meilleur parti et préconisaient le retour au travail
parlementaire et syndical. Cependant dans leurs activités antérieures, ils
avaient déjà outrepassé les frontières de la politique bourgeoise; ils ne
pouvaient plus retourner qu’aux prisons de la tradition. Ils avaient rallié
autour d’eux l’élément le plus radical du prolétariat allemand qui était résolu
maintenant, à considérer tout combat comme la lutte finale contre le
capitalisme. Ces ouvriers considéraient la révolution russe en rapport avec
leurs propres besoins et leur propre mentalité ; ils se souciaient moins des
difficultés dissimulées dans l’avenir que de détruire le plus possible des
forces du passé. Il n’y avait que deux voies ouvertes aux révolutionnaires, ou
bien tomber avec les forces dont la cause était perdue d’avance, ou bien
retourner au troupeau de la démocratie bourgeoise et accomplir le travail social
au service des classes dominantes. Pour le vrai révolutionnaire, il n’y avait
évidemment qu’une seule voie : tomber avec les ouvriers combattants. C’est
pourquoi Eugène Levine parlait des révolutionnaires comme d’une personne morte
en congé », et c’est pourquoi Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht allèrent à la
mort presque comme des somnambules. C’est par pur accident qu’Otto
Rühle et
beaucoup d’autres de la Gauche résolue restèrent vivants.
*
Le fait que la bourgeoisie internationale put terminer sa guerre
sans rien de plus que la perte temporaire de l’affaire russe détermina
l’histoire entière de l’après-guerre dans sa chute vers la seconde guerre
mondiale. Rétrospectivement, les luttes du prolétariat allemand de 1919 à 1923
apparaissent comme des frictions secondaires qui accompagnèrent le processus de
réorganisation capitaliste qui suivit la crise de la guerre. Mais il y a
toujours eu une tendance à considérer les sous-produits des changements violents
dans la structure capitaliste comme des expressions de la volonté
révolutionnaire du prolétariat. Les optimistes radicaux toutefois sifflaient
simplement dans la nuit. La nuit est une réalité assurément et le bruit est
encourageant, mais cependant à cette heure tardive, il est inutile de prendre
cela trop au sérieux. Aussi impressionnante soit l’histoire d’Otto
Rühle en tant
que révolutionnaire pratique, aussi exaltant que soit de rappeler les journées
d’action prolétariennes, à Dresde, en Saxe, en Allemagne – meetings,
manifestations, grèves, combats de rues, discussions ardentes, les espoirs, les
craintes, les déceptions, l’amertume de la défaite et les souffrances de la
prison et de la mort – cependant, on ne peut tirer que des leçons négatives de
toutes ces tentatives. Toute l’énergie et tout l’enthousiasme ne furent pas
suffisants pour opérer un changement social ou pour modifier la mentalité
contemporaine. La leçon retirée portait sur ce qu’il ne fallait pas faire.
Comment réaliser les besoins révolutionnaires du prolétariat ? On ne l’avait pas
découvert.
Les soulèvements propices à l’émotion fournissaient un excitant
jamais épuisé à la recherche. La révolution qui pendant si longtemps avait été
une simple théorie et un vague espoir était apparue un moment comme une
possibilité pratique. On avait manqué l’occasion, sans doute, mais la chance
reviendrait qu’on utiliserait mieux une autre fois. Si les gens n’étaient pas
révolutionnaires, du moins « l’époque » l’était, et les conditions de crise qui
régnaient révolutionneraient tôt ou tard l’esprit des ouvriers. Si le feu des
escouades de la police social-démocrate avait mis fin à la lutte. Si
l’initiative des ouvriers était une fois de plus détruite par l’émasculation de
leurs conseils au moyen de la légalisation. Si leurs chefs agissaient de nouveau
non pas avec la classe mais « pour le bien de la classe » dans les différentes
organisations capitalistes, la guerre avait révélé que les contradictions
fondamentales du capitalisme étaient insolubles et l’état de crise était l’état
« normal » du capitalisme. De nouvelles actions révolutionnaires étaient
probables et trouveraient les révolutionnaires mieux préparés.
Quoique les révolutions d’Allemagne, d’Autriche et de Hongrie
aient échoué, il y avait encore la révolution russe pour rappeler au monde la
réalité des buts prolétariens Toutes les discussions tournaient autour de cette
révolution, et à bon droit, car cette révolution devait déterminer le cours
futur de la Gauche allemande. En décembre 1919, se forma le Parti Communiste
Allemand. Après l’assassinat de Liebknecht et de Luxembourg, il fut conduit par
Paul Levy et Karl Radek. Cette nouvelle direction fut immédiatement attaquée par
une opposition de gauche à l’intérieur du parti – opposition à laquelle
appartenait Rühle – à cause de la tendance de la direction à défendre le retour
à l’activité parlementaire. A la fondation du Parti, ses éléments radicaux
avaient réussi à lui donner un caractère anti-parlementaire et une direction
largement démocratique, ce qui le distinguait du type léniniste d’organisation.
Une politique anti-syndicale avait été aussi adoptée. Liebknecht et Luxembourg
subordonnèrent leurs propres divergences aux vues de la majorité radicale. Mais
pas Levy et Radek. Déjà, pendant l’été de 1919, ils firent comprendre qu’ils
scissionneraient du parti pour participer aux élections parlementaires.
simultanément, ils entreprirent une propagande pour retour au travail syndical,
en dépit du fait que le parti était engagé dans la formation de nouvelles
organisations non plus basées sur les métiers ou même les industries, mais sur
les usines. Ces organisations d’usines étaient coalisées en une seule
organisation de classe : l’Union Générale du Travail (Âllgemeine Arbeiter Union
Deutschlands). Au Congrès d’Heidelberg en octobre 1919, tous les délégués qui
étaient en désaccord avec le nouveau Comité Central et maintenaient la position
prise à la fondation du parti communiste furent expulsés. Au mois de février
suivant, le Comité Central décida de se débarrasser de tous les secteurs
(« districts ») dirigés par l’opposition de gauche. L’opposition avait le bureau
d’Amsterdam de l’Internationale Communiste de son côté, ce qui amena la
dissolution de ce bureau par l’Internationale afin de soutenir le bloc
Levy-Radek. Et finalement en avril 1920, l’aile gauche fonda le Parti Ouvrier
Communiste (Kommunistischs Arbeiter Partei Deutschlands). Pendant toute cette
période, Otto Rühle était du côté de l’opposition de gauche.
Le Parti Ouvrier Communiste ne se rendait pas compte jusqu’alors
du fait que sa lutte contre les groupes entourant Radek et Levy était la reprise
de la vieille lutte de la Gauche allemande contre le bolchevisme, et dans un
sens plus large contre la nouvelle structure du capitalisme mondial qui prenait
forme lentement. On décida d’entrer dans l’Internationale Communiste.
Le Parti Ouvrier Communiste semblait être plus bolchevik que les
bolcheviks. De tous les groupes révolutionnaires, par exemple c’était celui qui
insistait le plus pour l’aide directe aux bolcheviks pendant la guerre
russo-polonaise. Mais l’Internationale Communiste n’avait pas besoin de prendre
une nouvelle décision contre les « ultra-gauches ». Ses chefs avaient pris leurs
décisions vingt ans auparavant. Néanmoins, le Comité Exécutif de
l’Internationale Communiste essaya encore de garder le contact avec le K. A. P.
D., non pas seulement parce qu’il contenait encore la majorité de l’ancien Parti
Communiste, mais parce qu’aussi bien Levy que Radek, quoiqu’exécutant le travail
des bolcheviks en Allemagne, avaient été les plus proches disciples non de
Lénine, mais de Rosa Luxembourg. Au second Congrès mondial de la Troisième
Internationale en 1920, les bolcheviks russes étaient déjà en état de dicter la
politique de l’Internationale. Otto Rühle, assistant au Congrès, reconnut
l’impossibilité de modifier cet état de choses et la nécessité immédiate de
combattre l’Internationale bolchevique dans l’intérêt de la révolution
prolétarienne.
Le Parti Ouvrier Communiste envoya une nouvelle délégation à
Moscou qui ne put revenir qu’avec les mêmes résultats. Tout cela fut résumé dans
la « Lettre ouverte è Lénine » de Hermann Gorter, qui répondait au « Communisme
de gauche, maladie infantile de Lénine. L’action de la Troisième Internationale
contre les « ultra-gauches » était la première tentative ouverte pour faire
obstacle à toutes les différentes sections nationales et pour les diriger. La
pression exercée sur le Parti Ouvrier Communiste pour le retour au
parlementarisme et au syndicalisme s’accrut sans cesse, mais le Parti Ouvrier
Communiste se retira de l’Internationale après son troisième Congrès.
*
Au second Congrès mondial, les chefs bolcheviks pour s’assurer la
direction de l’Internationale, proposèrent vingt et une conditions d’admission à
Internationale Communiste. Puisqu’ils dirigeaient le Congrès, ils n’eurent
aucune difficulté à faire adopter ces conditions. Sur ce, la lutte sur des
questions d’organisation qui vingt ans auparavant avaient provoqué des
controverses entre Luxembourg et Lénine, fut ouvertement reprise. Derrière les
questions organisationnelles débattues, il y avait naturellement des différences
fondamentales entre la révolution bolchevique et les besoins du prolétariat
occidental.
Pour Otto Rühle, ces vingt et une conditions suffirent à détruire
ses dernières illusions sur le régime bolchevik. Ces conditions assuraient à
l’exécutif de l’Internationale, c’est-à-dire aux chefs du parti russe, un
contrôle complet et une autorité totale sur toutes les sections nationales. De
l’avis de Lénine, il n’était pas possible de réaliser la dictature à une échelle
internationale « sans un parti strictement centralisé, discipliné, capable de
conduire et de gérer chaque branche, chaque sphère, chaque variété du travail
politique et culturel ». Il parut d’abord à Rühle que derrière l’attitude
dictatoriale de Lénine, il y avait simplement l’arrogance du vainqueur essayant
d’imposer au monde les méthodes de combat et le type d’organisation qui avaient
apporté le pouvoir aux bolcheviks. Cette attitude, qui insistait pour qu’on
applique l’expérience russe à l’Europe occidentale où dominaient des conditions
entièrement différentes apparaissait comme une erreur, une faute politique, un
manque de compréhension des particularités du capitalisme occidental et le
résultat du souci fanatiquement exclusif qu’avait Lénine des problèmes russes.
La politique de Lénine semblait être déterminée par l’arriération du
développement capitaliste russe, et bien qu’il fallût le combattre dans l’Europe
occidentale puisqu’il tendait à soutenir la restauration capitaliste, on ne
pouvait pas l’appeler une force carrément contre-révolutionnaire. Cette attitude
bienveillante à l’égard de la révolution bolchevique devait être bientôt
anéantie par l’activité ultérieure des bolcheviks eux-mêmes.
Les bolcheviks allèrent de petites « fautes » a des « fautes »
toujours plus graves. Bien que le parti communiste allemand affilié à la
Troisième Internationale grandisse régulièrement particulièrement après son
unification avec les socialistes indépendants, la classe prolétarienne déjà sur
la défensive, abandonna une position après l’autre aux forces de la réaction
capitaliste. Dans sa concurrence avec le parti social-démocrate qui représentait
des fractions de la classe moyenne et de l’aristocratie ouvrière dite syndicale,
le Parti Communiste ne pouvait pas manquer de grandir à mesure que se
paupérisaient ces couches sociales dans la dépression permanente où se trouvait
le capitalisme allemand lui-même. Avec l’accroissement régulier du chômage, le
mécontentement vis-à-vis du statu quo et de ses défenseurs les plus dévoués, les
sociaux-démocrates allemands, s’accrut aussi.
On ne rendit populaire que le côté héroïque de la Révolution
Russe ; le vrai caractère quotidien du régime bolchevique fut dissimulé à la
fois par ses amis et ses ennemis. Car, à cette époque, le capitalisme d’Etat qui
se développait en Russie était encore aussi étranger à la bourgeoisie
endoctrinée par l’idéologie du « laissez-faire » que lui était étranger le
socialisme proprement dit. Et la plupart des socialistes concevaient le
socialisme comme une sorte de direction par l’Etat de l’industrie et des
ressources naturelles, la révolution russe devint un mythe puissant et
habilement entretenu accepté par les couches appauvries du prolétariat allemand
en compensation de leur misère croissante, le même mythe fut étoffé par les
réactionnaires pour accroître la haine de leurs suiveurs contre les ouvriers
allemands et toutes les tendances révolutionnaires en général.
Contre ce mythe, contre l’appareil puissant propagande de
l’Internationale Communiste qui amplifiait ce mythe, propagande accompagnée et
soutenue par un assaut général du capital contre le travail dans le monde
entier, contre tout cela la raison ne pouvait pas l’emporter. Tous les groupes
radicaux à la gauche du Parti Communiste allièrent la stagnation à la
désagrégation. Cela n’empêchait pas que ces groupes aient la ligne politique
« juste » le Parti Communiste une ligne « fausse », car aucune question de
stratégie révolutionnaire n’était impliquée en cela. Ce qui avait lieu, c’était
que le capitalisme mondial traversait un processus de stagnation et se
débarrassait des éléments prolétariens perturbateurs qui, dans les conditions de
crise de la guerre et de l’effondrement militaire, avaient essayé de s’imposer
politiquement.
La Russie qui, de toutes les nations, était celle qui avait le
plus grand besoin de se stabiliser, fut le premier pays à détruire son mouvement
ouvrier au moyen de la dictature du parti bolchevik. Dans les conditions de
l’impérialisme, la stabilisation intérieure n’est possible que par une politique
extérieure de puissance. Le caractère de la politique extérieure de la Russie
sous les bolcheviks fut déterminé d’après les particularités de la situation
européenne d’après guerre. L’impérialisme moderne ne se contente plus de
s’imposer simplement au moyen d’une pression militaire et d’une action militaire
effective. La « cinquième colonne » est l’arme reconnue de toutes les nations.
Cependant, la vertu impérialiste d’aujourd’hui était encore une nécessité
absolue pour les bolcheviks qui essayaient de tenir bon dans un monde de luttes
impérialistes. Il n’y avait rien de contradictoire dans la politique bolchevique
qui consistait à enlever tout le pouvoir aux ouvriers russes et à essayer en
même temps de construire de fortes organisations ouvrières dans les autres pays.
Précisément, c’est dans la mesure où ces organisations ouvrières devaient être
souples afin de plier aux besoins politiques changeants de la Russie que leur
direction par en haut devait être rigide.
Naturellement, les bolcheviks ne considéraient pas les
différentes sections de l’internationale comme de simples légions étrangères au
service de la « patrie des ouvriers »; ils croyaient que ce qui aidait la Russie
devait aussi servir le progrès ailleurs. Ils croyaient avec juste raison que la
révolution russe avait été le début d’un mouvement général à l’échelle mondiale
du capitalisme de monopole au capitalisme d’Etat, et considéraient que ce nouvel
état de choses était un progrès dans le sens du Socialisme. Autrement dit, sinon
dans leur tactique, du moins dans leur théorie, ils étaient encore
sociaux-démocrates et de leur point de vue les chefs sociaux-démocrates étaient
des traîtres à leur propre cause quand ils avaient aidé à maintenir le
capitalisme du « laisser faire » d’hier. Contre la social-démocratie ils se
sentaient de vrais révolutionnaires, contre les « ultra-gauches » ils se
sentaient des réalistes, les vrais représentants du socialisme scientifique.
Mais ce qu’ils pensaient d’eux même et ce qu ils étaient
réellement sont choses différentes. Dans la mesure où ils continuaient à
méconnaître leur mission historique, ils provoquaient continuellement la défaite
de leur propre cause; dans la mesure où ils étaient obligés de s’élever au
niveau des besoins objectifs de « leur révolution », ils devenaient la force
contre-révolutionnaire la plus importante du capitalisme moderne. En se battant
comme de véritables sociaux-démocrates, pour la prépondérance dans le mouvement
socialiste mondial, en identifiant les intérêts nationalistes étroits de la
Russie capitaliste d’État avec les intérêts du prolétariat mondial, et en
essayant de se maintenir à tout prix sur les positions du pouvoir qu’ils avaient
conquis en 1917, ils préparaient simplement leur propre chute, qui se transforma
en drame dans de nombreuses luttes de factions, atteignit son point culminant
aux procès de Moscou, aboutit à la Russie stalinienne d’aujourd’hui – une nation
impérialiste parmi les autres.
Etant donné ce développement, ce qui était plus important
que la
critique implacable que fit Rühle de la politique réelle des bolcheviks
en
Allemagne et dans le monde en général, c’était sa reconnaissance rapide
de
l’importance historique réelle du mouvement bolchevique, c’est-à-dire de
la
social-démocratie militante. Ce qu’un mouvement conservateur
social-démocrate
était capable de faire et de ne pas faire, les partis d’Allemagne, de
France et
d’Angleterre ne l’avaient révélé que trop clairement. Les bolcheviks
montrèrent
ce qu’ils auraient fait s’ils avaient été encore un mouvement subversif.
Ils
auraient essayé d’organiser le capitalisme inorganisé et de remplacer
les
entrepreneurs individuels par des bureaucrates. Ils n’avaient pas
d’autres plans
et même ceux-ci n’étaient que des extensions du processus de
cartellisation, de trustification et de centralisation qui se
poursuivait à travers le monde
capitaliste tout entier. En Europe occidentale, cependant, les partis
socialistes ne purent plus agir de façon bolchevique, car leur
bourgeoisie était
déjà en train d’établir cette sorte de « socialisation » de son plein
gré. Tout
ce que les socialistes pouvaient faire, c’était de leur prêter la main,
c’est-à-dire pour passer lentement à la société socialiste naissante.
Le sens du bolchevisme ne se révéla pleinement qu’avec la
naissance du fascisme. Pour combattre ce dernier, il était nécessaire, selon le
mot de Rühle, de comprendre que « la lutte contre le fascisme commençait avec la
lutte contre le bolchevisme ». A la lumière des événements présents, les groupes
« ultra-gauches » en Allemagne et en Hollande doivent être considérés comme les
premières organisations anti-fascistes, anticipant dans leur lutte contre les
partis communistes le besoin futur de la classe ouvrière de combattre la forme
fasciste du capitalisme. Les premiers théoriciens de l’anti-fascisme doivent se
trouver parmi les porte-paroles des sectes radicales: Gorter et Pannekoek en
Hollande, Rühle, Broch et Fraenkel en Allemagne, et on doit les considérer comme
tels en raison de leur lutte contre la conception de la domination du parti et
de la direction par l’Etat, en raison de leurs tentatives de réaliser les idées
du mouvement des conseils favorables à l’autodétermination directe de son
destin, et en raison de leur soutien de la lutte de la gauche allemande à la
fois contre la sociale-démocratie et sa branche léniniste.
Peu de temps avant sa mort, Rühle résumant ses découvertes au
sujet du bolchevisme, n’hésitait pas à placer la Russie au premier rang des
Etats totalitaires Elle a servi de modèle aux autres dictatures capitalistes.
Les divergences idéologiques ne différencient pas véritablement des systèmes
socio-économiques. L’abolition de la propriété privée des moyens de production
combinée avec la gestion par les ouvriers des produits de leur travail et la fin
du système « des salaires », ces deux conditions il est vrai, ne sont pas
remplies en Russie, pas plus que dans les Etats fascistes.
Pour éclairer le caractère fasciste du système russe,
Rühle
revient une fois de plus au « Communisme de gauche, maladie infantile » de
Lénine, car « de toutes les déclarations programmatiques du bolchevisme elle est
la plus révélatrice de son caractère réel ». Quand en 1933, Hitler supprime
toute la littérature socialiste en Allemagne, raconte Rühle, la publication et
la diffusion de la brochure de Lénine fut autorisée. Dans ce travail, Lénine
insiste sur le fait que le parti doit être une sorte d’académie de guerre de
révolutionnaires professionnels. Ses principales exigences étaient les
suivantes: autorité inconditionnelle du chef, centralisme rigide, discipline de
fer, conformisme, combativité et sacrifice de la personnalité aux intérêts du
parti. Et Lénine développa véritablement une élite d’intellectuels, un centre
qui, une fois jeté dans la révolution, devait se saisir de la direction et de
s’arroger le pouvoir. « Il est inutile, disait Rühle, d’essayer de déterminer
logiquement et abstraitement si cette espèce de préparation à la révolution est
juste ou fausse. Il y a d’autres question à poser d’abord:
Quelle sorte de révolution se préparait ? Et quel était le but de
cette révolution ? « Il répondait en montrant que le parti de Lénine travaillait
dans les cadres de la révolution bourgeoise en retard en Russie pour renverser
le régime féodal du tsarisme. Ce qu’on peut considérer comme une solution des
problèmes révolutionnaires dans une révolution bourgeoise ne peut pas cependant
en même temps être considéré comme une solution pour la révolution prolétarienne
Les différences structurelles décisives entre la société capitaliste et la
société socialiste excluent une attitude pareille. Selon la méthode
révolutionnaire de Lénine, les chefs paraissent être la tête des masses. « Cette
distinction entre tête et corps », souligne Rühle, « entre les intellectuels et
les ouvriers, officiers et simples soldats, correspond à la dualité de la
société de classes. Une classe est dressée à commander, l’autre à être
commandée. L’organisation de Lénine n’est qu’une réplique de la société
bourgeoise. Sa révolution est objectivement déterminée par les forces créant un
ordre social comportant les rapports de classes en question, sans égard aux buts
subjectifs qui accompagnent ce processus ».
A coup sûr, quiconque désire un ordre bourgeois trouvera dans le
divorce entre le chef et les masses, entre l’avant garde et la classe ouvrière,
la préparation stratégique juste de la révolution. Aspirant à diriger la
révolution bourgeoise en Russie, le parti de Lénine était hautement approprié.
Mais quand la révolution russe montra sa physionomie prolétarienne, les méthodes
tactiques et stratégiques de Lénine perdirent leur valeur. Son succès est dû non
à son avant-garde, mais au mouvement des Soviets qui n’avait pas le moins du
monde été inclus dans ses plans révolutionnaires. Et quand Lénine, après que la
révolution victorieuse eut été faite par les soviets, se dispensa de ce
mouvement, tout ce qui avait été prolétarien dans la révolution, il s’en
dispensa du même coup. Le caractère bourgeois de la révolution se montra de
nouveau activement et trouva en fin de compte son accomplissement « naturel »
dans le stalinisme.
Lénine, a dit Rühle, pensait selon des normes rigides,
mécaniques, en dépit de tout souci de la dialectique marxienne. Il n’y avait
qu’un parti pour lui, le sien; qu’une révolution: la révolution russe; qu’une
méthode: la méthode bolchevique. « L’application monotone d’une formule une fois
découverte s’enfermait dans un cercle égocentrique que ne troublait ni le moment
et les circonstances, ni les degrés de développement, ni les niveaux culturels,
ni les idées, ni les hommes. Avec Lénine s’éclaire d’une lumière vive la règle
de l’ère machiniste dans la politique; c’était le « technicien »,
« l’inventeur »
de la révolution. Toutes les caractéristiques fondamentales du fascisme étaient
dans sa doctrine, sa stratégie, sa « planification sociale » et son art de
traiter les hommes. Il n’à jamais appris à connaître les conditions
fondamentales de la libération des ouvriers, il ne s’est jamais soucié de la
fausse conscience des masses et de leur auto-aliénation humaine. Tout le
problème pour lui n’était rien de plus ou de moins qu’un problème de pouvoir.
Le bolchevisme, en tant que représentant une politique militante
de pouvoir, ne diffère pas des formes bourgeoises traditionnelles de domination.
Le gouvernement sert d’exemple essentiel d’organisation. Le bolchevisme est une
dictature, une doctrine nationaliste, un système autoritaire avec une structure
sociale capitaliste. La planification a trait à des questions techniques
organisationnelles, non à des questions socio-économiques. Il n’est
révolutionnaire qu’à l’intérieur de la charpente du développement capitaliste,
établissant non le socialisme, mais le capitalisme d’Etat. Il représente l’étape
actuelle du capitalisme, et non pas le premier pas vers une société nouvelle. »
*
Les soviets russes et les conseils d’ouvriers et de soldats
allemands représentaient l’élément prolétarien dans les deux révolutions russe
et allemande. Dans les deux pays les mouvement furent réprimés par des moyens
militaires et judiciaires. Ce qui restait des soviets russes après la solide
fortification de la dictature du parti bolchevik, ce fut simplement la version
russe du front du travail ultérieur nazi. Le mouvement de conseils allemands
légalisé se change en appendice des syndicats et bientôt en instrument de
gouvernement capitaliste. Même les conseils formés spontanément en 1918 étaient
en majorité bien loin d’être révolutionnaires. Leur forme d’organisation, basée
sur des besoins de classe et non sur les intérêts spéciaux différents résultant
de la division capitaliste du travail, étaient tout ce qu’il y avait en eux de
radical. Mais quelles que soient leurs défaillances, il faut dire qu’il n’y
avait pas autre chose sur quoi baser les espoirs révolutionnaires. Quoiqu’ils se
soient fréquemment tournés vers la Gauche, on espérait toutefois que les besoins
objectifs de ce mouvement le mettraient inévitablement en conflit avec les
pouvoirs traditionnels. Cette forme d’organisation devait être préservée dans
son caractère original et développée pour préparer les luttes à venir.
Se plaçant sur le terrain de la continuation de la révolution
allemande, l’« ultra-gauche » fut engagée dans un combat à mort contre les
syndicats et contre les partis parlementaires existants, en un mot contre toutes
les formes d’opportunisme et de compromis. Se plaçant sur le terrain de la
coexistence probable côte à côte avec les puissances capitalistes, les
bolcheviks russes ne pouvaient pas envisager une politique sans compromis. Les
arguments de Lénine pour la défense de la position bolchevique relativement aux
syndicats, au parlementarisme et à l’opportunisme en général érigeraient les
besoins particuliers du bolchevisme en faux principes révolutionnaires.
Cependant, cela ne faisait pas voir le caractère illogiques des arguments
bolcheviques, car aussi illogiques que fussent ces arguments d’un point de vue
révolutionnaire, ils découlaient logiquement du rôle particulier des bolcheviks
dans les limites de l’émancipation .capitaliste russe et de la politique
bolchevique internationale qui soutenait les intérêts nationaux de la Russie.
Que les principes de Lénine fussent faux d’un point de vue
prolétarien, à la fois en Russie et en Europe occidentale, Otto
Rühle le
démontra dans diverses brochures et nombreux articles parus dans la presse de
l’Union Générale du Travail, et dans la revue de gauche de Franz Pfempfert,
« Die Aktion ». Il expliqua la fourberie opportune impliquée dans l’apparence
logique donnée à ces principes, fourberie qui consistait à donner comme exemple
une expérience spéciale, à une période donnée, dans des circonstances
particulières, pour en tirer des conclusion à appliquer immédiatement et en
général. Parce que les syndicats avaient eu une certaine valeur à un moment
donné, parce qu’à un moment donné le parlement avait servi aux besoins de la
propagande révolutionnaire, parce que, occasionnellement, l’opportunisme avait
eu pour résultat certains bénéfices pour les ouvriers, ils restaient pour Lénine
les moyens les plus importants de la politique prolétarienne en tout temps et en
toutes circonstances. Et comme Si tout cela ne devait pas convaincre
l’adversaire, Lénine arrivait à mettre en évidence que, soit que ces vues
politiques et ces organisations soient les bonnes ou non, toutefois c’était un
fait que les ouvriers y adhéraient et que les révolutionnaires doivent toujours
être où sont les masses.
Cette stratégie découlait de la façon capitaliste. de Lénine
d’aborder la politique. Il ne parut jamais lui venir à l’esprit que les masses
étaient également dans les usines et que les organisations révolutionnaires
d’usine ne pouvaient pas perdre contact avec les masses, même si elles
essayaient. Il ne semblait jamais lui venir a l’esprit qu’avec la même logique
qui servait à maintenir les révolutionnaires dans les organisations
réactionnaires, il pouvait réclamer leur présence à l’église, dans les
organisations fascistes, et partout où pouvaient se trouver les masses. Cette
dernière attitude, il l’aurait certainement envisagée si le besoin était apparu
de s’unifier avec les forces de la réaction comme cela arriva plus tard, sous le
régime staliniste.
Il paraissait clair à Lénine que les organisations de conseils
étaient les moins adaptées aux buts du bolchevisme. Non seulement il n’y avait
qu’une petite place dans ces organisations d’usine pour les révolutionnaires
professionnels mais de plus, l’expérience russe avait montré combien il était
difficile de « mener » un mouvement de soviets. En tout cas, les bolcheviks
n’avaient pas l’intention d’attendre l’occasion favorable à une intervention
révolutionnaire dans le processus politique, ils étaient activement engagés dans
la politique quotidienne et intéressés aux résultats immédiats en leur faveur.
Pour influencer le mouvement ouvrier occidental avec l’intention finalement d’en
prendre la direction, il était de loin plus facile pour eux d’y entrer et de
s’entendre avec les organisations existantes. Dans les luttes de rivalité
engagées entre ces organisations et dans leur sein, ils voyaient une chance de
gagner rapidement un point d’appui. Bâtir des organisations entièrement
nouvelles, s’opposer à toutes celles qui existaient, ç’aurait été une tentative
qui ne pouvait avoir que des résultats tardifs si elle en avait eu. Au pouvoir
en Russie, les bolcheviks ne pouvaient plus se permettre une politique à
perspective longue ; pour maintenir leur pouvoir, ils devaient suivre toutes les
avenues politiques, pas seulement les avenues révolutionnaires. Il faut bien
dire cependant que, en dehors de la nécessité où ils étaient d’agir ainsi, les
bolcheviks étaient plus que volontaires pour prendre part aux nombreux jeux
politiques qui accompagnent le processus d’exploitation capitaliste. Pour être
capables d’y prendre part, ils avaient besoin des syndicats, des parlements, des
partis et aussi des soutiens capitalistes qui faisaient de l’opportunisme à la
fois une nécessité et un plaisir.
Il n’est plus nécessaire de mettre en évidence les nombreux
« méfaits » du bolchevisme en Allemagne et dans le monde en général. Dans la
théorie et dans la pratique le régime staliniste s’affirma lui-même une
puissance capitaliste et impérialiste, s’opposant non seulement à la révolution
prolétarienne, mais même aux réformes fascistes du capitalisme. Et il favorise
en réalité le maintien de la démocratie bourgeoise pour utiliser plus pleinement
sa propre structure fasciste. De même que l’Allemagne avait très peu d’intérêt à
étendre le fascisme au-delà de ses frontières et de celles de ses alliés
puisqu’elle n’avait pas l’intention de renforcer ses rivaux impérialistes, de
même la Russie s’intéresse à sauvegarder la démocratie partout sauf sur son
propre territoire. Son amitié avec la démocratie bourgeoise est une véritable
amitié ; le fascisme n’est pas un article d’exportation, car il cesse d’être un
avantage dès qu’il est généralisé. En dépit du pacte Staline-Hitler, il n y a
pas de plus grands « anti-fascistes » que les bolcheviks, pour le bien de leur
propre fascisme indigène. Ce n’est qu’aussi loin que s’étendra leur
impérialisme, s’il s’étend, qu’ils se rendront coupables de soutenir
consciemment la tendance fasciste générale.
Cette tendance fasciste générale n’a pas sa souche dans le
bolchevisme mais le comprend en elle. Elle a sa souche dans les lois
particulières de développement de l’économie capitaliste. Si la Russie devient
en fin de compte un membre « décent » de la famille capitaliste des nations
les « indécences » de sa jeunesse fasciste seront à tort prises de certains côtés
pour un passé révolutionnaire. L’opposition contre le stalinisme, toutefois à
moins qu’elle ne comporte l’opposition au léninisme et au bolchevisme de 1917,
n’est pas une opposition mais tout au plus une querelle entre rivaux politiques
aussi longtemps que le mythe du bolchevisme est encore défendu en opposition à
la réalité staliniste. L’œuvre de Rühle, pour montrer que le stalinisme
d’aujourd’hui est simplement le léninisme d’hier, garde encore une valeur
d’actualité, d’autant plus qu’il peut avoir des tentatives de reprendre le passé
bolchevique dans les soulèvements sociaux de l’avenir.
L’histoire entière du bolchevisme pouvait être prévue par
Rühle
et le mouvement « ultra-gauche » à cause de leur reconnaissance précoce du
contenu réel du vieux mouvement social-démocrate. Après 1920 toutes les
activités du bolchevisme ne pouvait que nuire aux ouvriers du monde. Aucune
action commune avec ces différentes organisations n’était plus possible et
aucune ne fut tentée.
*
En commun avec les groupes « ultra-gauche » de Dresde, Francfort
sur le Main et d’autres endroits, Otto Rühle fit un pas au-delà de
l’anti-bolchevisme du Parti Ouvrier Communiste et de ses adhérents de l’Union
Ouvrière du Travail. Il pensait que l’histoire des partis sociaux-démocrates et
les pratiques du parti bolchevik prouvaient suffisamment qu’il était sans effet
d’essayer de remplacer les partis réactionnaires par des partis
révolutionnaires, pour cette raison que la forme de l’organisation en parti
elle-même était devenue inutile et même dangereuse. Dès 1920 il proclame que
« la révolution n’est pas une affaire de parti » mais exige la destruction de
tous les partis en faveur d’un mouvement de conseils. Travaillant surtout dans
l’Union Ouvrière Générale, il fit de l’agitation contre l’exigence d’un parti
politique spécial jusqu’à ce que cette organisation se scinde en deux. Une
section (Allgemeine Arbeiter Union Einheits Organization) partageait les vues de
Rühle l’autre subsista comme « organisation économique » du Parti Communiste.
L’organisation représentée par Rühle pencha vers le syndicalisme et les
mouvements anarchistes, sans renoncer cependant à sa Weltauschaung marxienne.
L’autre se considérait comme l’héritière de tout ce qu’il y avait eu de
révolutionnaire dans le mouvement marxiste du passé. Elle essaya de mettre sur
pied une Quatrième Internationale mais ne réussit qu’a réaliser une coopération
plus étroite avec des groupes similaires d’un petit nombre de pays européens.
Selon l’opinion de Rühle, une révolution prolétarienne n’était
possible qu’avec la participation consciente et active de larges masses
prolétariennes. Ceci de nouveau présupposait une forme d’organisation qui ne put
pas être gouvernée d’en haut, mais fut déterminée par la volonté de ses membres.
L’organisation d’usine et la structure de l’Union Générale du Travail
préviendraient, pensait-il, un divorce entre les intérêts d’organisation et les
intérêts de classe; cela préviendrait la naissance d’une puissante bureaucratie
servie par l’organisation au lieu de la servir. Cela préparait en fin de compte,
les ouvriers à s’emparer des industries et à les gérer en accord avec leurs
propres besoins et ainsi préviendrait-on l’érection d’un nouvel état
d’exploitation.
Le Parti Ouvrier Communiste se rallia à ses idées générales et
ses organisations d’usine étaient de celles qui étaient d’accord avec
Rühle Mais
le parti maintenait que à ce niveau de développement, l’organisation d’usine à
elle seule ne pouvait garantir une politique révolutionnaire clairement
délimitée. Toutes espèces de gens voudraient entrer dans ces organisations; il
n’ y aurait aucune méthode de sélection convenable, et des ouvriers sans culture
politique détermineraient le caractère des organisations qui ainsi ne seraient
pas capables de se mettre au niveau des exigences révolutionnaires du jour. Ce
point fut démontré par le caractère relativement arriéré du mouvement des
Conseils de 1918. Le Parti Ouvrier Communiste soutenait que les révolutionnaires
formés au marxisme et à la conscience de classe, quoique appartenant à des
organisations d’usine, devraient être en même temps réunis dans un parti à part
pour sauvegarder et développer la théorie révolutionnaire et, pour ainsi dire
surveiller les organisations d’usine pour les empêcher de sortir du droit chemin
Le Parti Ouvrier Communiste vit dans la position de Rühle une
espèce de déception cherchant refuge dans une nouvelle forme d’utopisme. Il
soutint que Rühle généralisait simplement l’expérience des vieux partis et il
insista sur le fait que le caractère révolutionnaire de l’organisation du Parti
Ouvrier Communiste était le résultat de sa propre force de Parti. Il rejetait
les principes centralistes de Lénine, mais il insistait pour garder le parti
restreint afin qu’il soit affranchi de tout opportunisme.
Il y avait d’autres arguments pour soutenir l’idée d’un parti.
Certains se référaient à des problèmes internationaux, d’autres se rapportaient
à des questions d’illégalité, mais tous les arguments ne réussirent pas à
convaincre Rühle et ses partisans. Ils voyaient dans le parti la perpétuation du
principe des chefs et des masses, la contradiction entre le parti et la classe,
et craignaient une reproduction du bolchevisme dans la Gauche allemande.
Aucun des deux groupes ne put vérifier sa théorie. L’histoire les
dépassa tous les deux, ils argumentaient dans le vide. Ni le Parti Ouvrier
Communiste, ni les deux Unions Ouvrières Générales ne dépassèrent leur situation
de sectes « ultra-gauches ». Leurs problèmes intérieurs devinrent tout à fait
artificiels, car il n’y avait pas en fait de différence entre le Parti Ouvrier
Communiste et l’Union Ouvrière Générale. Malgré leurs théories, les partisans de
Rühle n’exercèrent pas leurs fonctions dans les usines. Les deux unions
s’abandonnèrent aux mêmes activités. A partir de là toutes leurs divergences
théoriques n’eurent aucun sens pratique.
Ces organisations-débris des tentatives prolétariennes de jouer
un rôle dans les événements de 1918 essayèrent d’appliquer leurs expériences au
sein d’un développement qui s’orientait de façon conséquente dans le sens opposé
à celui où ces expériences avaient pris naissance réellement. Le Parti
Communiste seul par la vertu de sa direction russe, put grandir au sein de cette
tendance vers le fascisme. Mais parce qu’il représentait le fascisme russe, non
le fascisme allemand, lui aussi dut succomber devant le mouvement nazi naissant
qui ayant reconnu et accepté les tendances capitalistes dominantes, hérita
finalement du vieux mouvement ouvrier allemand dans sa totalité.
Après 1923, le mouvement « ultra-gauche » cessa d’être un facteur
politique sérieux dans le mouvement ouvrier allemand. Sa dernière tentative pour
forcer le cours du développement dans sa direction fut dissipée dans la brève
phase d’activité
En Mars 1921 sous la conduite populaire de Max Hoelz. les
militants les plus actifs contraints à l’illégalité introduisirent des méthodes
de conspiration et d’expropriation dans le mouvement, hâtant par là sa
désintégration. Bien qu’organisationnellement les groupes « ultra-gauche » aient
continué à exister jusqu’au début de la dictature hitlérienne, leur activité fut
réduite à celle de clubs de discussion essayant de comprendre leurs propres
échecs et ceux de la révolution allemande.
*
Le déclin du mouvement « ultra-gauche », les changements en
Russie et dans la composition des partis bolcheviks, la montée du fascisme en
Italie et en Allemagne rétablissent les rapports d’autrefois entre l’économie et
la politique qui avaient été troublés pendant et un peu après la première guerre
mondiale. Dans le monde entier, le capitalisme était suffisamment stabilisé pour
déterminer l’orientation politique générale. Le fascisme et le bolchevisme,
produits des conditions de crise, furent comme la crise elle-même, également les
moyens d’une nouvelle prospérité, d’une nouvelle expansion du capital et de la
reprise des luttes impérialistes de concurrence. Mais tout comme n’importe
quelle grande crise paraît être la crise finale à ceux qui souffrent le plus, de
même des transformations politiques qui l’accompagnèrent apparurent comme des
expressions du fiasco du capitalisme. Mais l’immense intervalle entre
l’apparence et la réalité transforme tôt ou tard un optimisme exagéré en un
pessimisme exagéré au sujet des possibilités révolutionnaires. Alors deux voies
restent ainsi ouvertes pour le révolutionnaire il peut capituler devant les
processus politiques prédominants, ou il peut se retirer dans une vie
contemplative et attendre le retournement des évènements
Jusqu’à l’écroulement final du mouvement ouvrier allemand, la
retraite des « ultra-gauches » parut être un retour au travail théorique. Les
organisations existaient sous forme de publications hebdomadaires et mensuelles,
brochures et livres. Les publications protégeaient les organisations, les
organisations protégeaient les publications. Tandis que les organisations de
masses servaient de petites minorités capitalistes, la masse des ouvriers était
représentée par quelques individus. Les contradictions entre les théories des
« ultra-gauches » et la situation existante devinrent insupportables. Plus on
pensait en termes de collectivité, plus isolé on devenait. Le capitalisme sous
sa forme fasciste, paraissait le seul collectivisme réel; l’anti-fascisme, comme
un retour à un individualisme bourgeois primitif. La médiocrité de l’homme dans
le capitalisme, et par conséquent du révolutionnaire placé dans les conditions
du capitalisme, devint douloureusement évidente dans les petites organisations
stagnantes. De plus en plus de gens, partant des prémices que les « conditions
objectives » de la révolution étaient mûres, expliquaient l’absence de
révolution au moyen de « facteurs subjectifs » tel que le manque de conscience
de classe et le manque de compréhension et de caractère de la part des ouvriers.
Ces carences elles mêmes, cependant, devaient à leur tour s’expliquer par des
« conditions objectives » car les défaillances du prolétariat étaient sans aucun
doute la conséquence de sa position spéciale au sein des rapports sociaux du
capitalisme. La nécessité de restreindre l’activité au travail d’éducation
devint une vertu développer la conscience de classe des ouvriers fut considéré
comme la plus essentielle de toutes les taches révolutionnaires. Mais la vieille
croyance social-démocrate que « savoir c’est pouvoir » n’était plus
convaincante, car il n’y a pas de connexion directe entre le savoir et son
application.
L’échec du capitalisme du « laissez-faire » et la direction
centraliste croissante de masses toujours plus larges à travers la production
capitaliste et la guerre accrurent l’intérêt intellectuel pour les domaines de
la psychologie et de la sociologie négligés auparavant. Ces branches de la
« science » bourgeoise servirent à expliquer le désarroi de cette partie de la
bourgeoisie exclue du jeu par des rivaux plus puissants et de cette partie de la
petite bourgeoisie réduite au niveau d’existence prolétarien pendant la
dépression. A ses premières étapes, le processus capitaliste de concentration de
la richesse et du pouvoir s’était accompagné de la croissance absolue des
couches bourgeoises de la société. Après la guerre, la situation changea, la
dépression européenne frappa à la fois la bourgeoisie et le prolétariat et
détruisit de façon générale la confiance dans le système et les individus
eux-mêmes. La psychologie et la sociologie, cependant, furent non seulement
l’expression du désarroi et de l’insécurité de la bourgeoisie mais elles
servirent en même temps le besoin d’une détermination plus directe qu’il n’a été
nécessaire dans les conditions d’une centralisation moindre. Ceux qui avaient
perdu le pouvoir dans les luttes politiques qui accompagnèrent la concentration
du capital aussi bien que ceux qui gagnèrent le pouvoir proposèrent une
explication psychologique et sociologique de leur échecs ou de leurs succès
complets. Ce qui était pour l’un le « viol des masses » était pour l’autre une
vue nouvellement acquise – qu’il fallait systématiquement incorporer à la
science de l’exploitation et du gouvernement – au sujet de la nature intime des
processus sociaux.
Dans la division capitaliste du travail, le maintien et
l’extension des idéologies dominantes est la besogne des couches intellectuelles
de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. Cette division du travail est
naturellement déterminée plus par les conditions de classe existantes que par
les besoins de production de la société complexe. Ce que nous savons, nous le
savons au moyen d’une production capitaliste de connaissance. Mais comme il n’y
en a pas d’autre, la façon prolétarienne d’aborder tout ce qui est produit par
la science et la pseudo-science bourgeoise, doit toujours être critique. Faire
servir cette connaissance à d’autres buts que les buts capitalistes revient à la
nettoyer de tous ses éléments composants en rapport avec la structure de classe
capitaliste. Il serait aussi faux qu’impossible de rejeter en gros tout ce qui
est produit par la science bourgeoise. Cependant on ne peut l’aborder qu’avec
scepticisme. La critique prolétarienne – compte tenu de nouveau de la division
capitaliste du travail – est tout à fait limitée. Elle n’a de réelle importance
que sur les points où la science bourgeoise traite des rapports sociaux. Sur ce
point, ses théories peuvent être vérifiées dans leur validité et leur
signification pour les différentes classes et pour la société dans son ensemble.
C’est l’a qu’apparaît, alors, avec la vogue de la psychologie et de la
sociologie, le besoin d’examiner les nouvelles découvertes dans ces domaines du
point de vue critique des classes opprimées.
Il était inévitable que la vogue de la psychologie pénètre dans
le mouvement ouvrier. Mais la ruine complète de ce mouvement se révéla une fois
de plus dans ses tentatives d’utiliser les nouvelles théories de la psychologie
et de la sociologie bourgeoise pour un examen critique de ses propres théories
au lieu d’utiliser la théorie marxiste pour critiquer la nouvelle pseudo-science
bourgeoise. Derrière cette attitude se cachait une méfiance croissante à l’égard
du marxisme due aux échecs des révolutions allemande et russe. Derrière ce fait
aussi, il y avait l’incapacité de dépasser Marx dans un sens marxiste;
incapacité clairement mise en lumière par le fait que tout ce qui paraissait
nouveau dans la sociologie bourgeoise était emprunté à Marx en premier lieu.
Malheureusement de notre point de vue, Otto Rühle fut un des premiers à revêtir
les idées les plus populaires de Marx du nouveau langage de la psychologie et de
la sociologie bourgeoise. Dans ses mains, la conception matérialiste de
l’histoire devînt alors de la « sociologie » pour autant qu’elle se rapportait à
la société ; pour autant qu’elle se rapportait à l’individu, c’était de la
« psychologie ». Les principes de cette théorie devaient servir à la fois à
l’analyse de la société et à l’analyse des complexités psychologiques des
individus de la société, Dans sa biographie de Marx, Rühle applique sa nouvelle
conception psychosociologique du marxisme qui ne pouvait aider qu’à soutenir la
tendance à incorporer un marxisme émasculé dans l’idéologie capitaliste. Cette
sorte de « matérialisme historique » qui cherchait les raisons des « complexes
d’infériorité et de supériorité » dans les domaines sans fin de la biologie, de
l’anthropologie, de la sociologie, de l’économie et ainsi de suite afin de
découvrir une espèce « d’équilibre des forces des complexes au moyen des
compensations qui put être considéré comme l’adaptation correcte entre
l’individu et la société – cette sorte de marxisme n’était capable de servir à
aucun des besoins pratiques des ouvriers, et ne pouvait pas non plus aider à
leur éducation. Cette partie de l’activité de Rühle, qu’on l’apprécie
négativement ou positivement, avait peu de chose a faire, si elle avait quelque
chose à faire, avec les problèmes qui assaillent le prolétariat allemand. Il
n’est pas de ce fait nécessaire de traiter ici de l’œuvre psychologique de
Rühle. Nous en faisons mention, néanmoins, pour la raison double qu’elle peut
servir d’exemple supplémentaire du désespoir général du révolutionnaire dans la
période de contre-révolution et que c’est une manifestation de plus de la
sincérité de ce révolutionnaire, Rühle, dans les conditions mêmes du désespoir.
Car, dans cette phase de son activité littéraire, comme dans toute autre
touchant des questions pédagogico-psychologiques, historico-culturelles ou
économico-politiques, il s’élève aussi contre les conditions inhumaines du
capitalisme, contre des formes nouvelles possibles d’esclavage physique et
mental, pour une société qui convienne à une humanité libre.
*
Le triomphe du fascisme allemand termina la longue période de
découragement révolutionnaire, de désillusion, de désespoir. Tout redevient
alors très clair; l’avenir immédiat se profile dans toute sa brutalité. Le
mouvement ouvrier prouve pour la dernière fois que la critique que les
révolutionnaires avaient dirigée contre lui était plus que justifiée. Le combat
des « ultra-gauches » contre le mouvement ouvrier officiel montra qu’il avait
été la seule lutte conséquente contre le capitalisme qui ait été engagée aussi
loin.
Le triomphe du fascisme allemand, qui n’était pas un phénomène
isolé mais était en étroite liaison avec le développement antérieur de la
totalité du monde capitaliste, ne causa pas l’engagement d’un nouveau conflit
mondial des puissances impérialistes mais n’en fut qu’un simple auxiliaire. Les
jours de 1914 étaient revenus. Mais pas pour l’Allemagne. Les chefs ouvriers
allemands étaient privés de « l’émouvante épreuve » de se déclarer une fois de
plus les enfants les plus authentiques de la patrie. Organiser la guerre
signifiait instituer le totalitarisme et revenait à éliminer beaucoup d’intérêts
particuliers. Dans les conditions de la République de Weimar et à l’intérieur de
la charpente de l’impérialisme mondial, cela n’était possible que par la voie
des luttes intérieures. La « résistance » du mouvement ouvrier allemand au
fascisme, qui n’était pas de plein cœur en premier lieu, ne doit pas toutefois
être prise pour une résistance à la guerre. Dans le cas de la social-démocratie
et des syndicats, il n’y avait pas de résistance mais simplement une abdication
accompagnée de protestations verbales pour sauver la face. Et même cela ne vint
que dans le sillage du refus d’Hitler d’incorporer ces institutions dans leur
forme traditionnelle et avec leurs chefs « expérimentés », dans l’ordre des
choses fascistes. La « résistance » de la part du parti communiste ne fut pas
non plus une résistance à la guerre et au fascisme comme tels, mais seulement
dans la mesure où ils étaient dirigés contre la Russie. Si les organisations
ouvrières en Allemagne furent empêchées de prendre parti pour leur bourgeoisie,
dans toutes les autres nations elles le firent sans discussion et sans lutte.
Une seconde fois dans sa vie, l’exilé Otto Rühle eut à décider
quel parti prendre dans le nouveau conflit mondial. Cette fois, cela paraissait
dans une certaine mesure, plus difficile parce que le totalitarisme cohérent
d’Hitler se proposait de prévenir une répétition des journées d’hésitation du
libéralisme pendant la dernière guerre mondiale. Cette situation permit à la
seconde guerre mondiale de se déguiser en une lutte entre la démocratie et le
fascisme et procura aux socialistes chauvins de meilleures excuses. Les chefs
ouvriers exilés purent signaler les différences politiques entre ces deux formes
de système capitaliste quoiqu’ils fussent incapables de nier la nature
capitaliste de leur nouvelle patrie. La théorie du moindre mal servit à rendre
plausible la raison pour laquelle on devait défendre les démocraties contre
l’expansion plus large du fascisme. Rühle, cependant, maintint son opposition de
1914. Pour lui, « l’ennemi était encore chez soi », dans les démocraties comme
dans les Etats fascistes ; le prolétariat ne pouvait, ou plutôt ne devait
prendre parti pour aucun d’eux, mais s’opposer aux deux avec une ardeur égale.
Rühle fit ressortir que tous les arguments politiques, idéologiques, raciaux et
psychologiques proposés pour la défense d’une position favorable à la guerre ne
pouvaient pas cacher réellement les motifs capitalistes de la guerre : la lutte
pour des profits entre les rivaux capitalistes. Dans des lettres et dans des
articles, il rappela toutes les conséquences impliquées dans les lois du
développement capitaliste, telles qu’elles ont été établies par Marx, pour
combattre le non sens de l’« anti-fascisme » populaire qui ne pouvait que hâter
le processus de « fascisation » du capitalisme mondial.
Pour Rühle, fascisme et capitalisme d’Etat n’étaient pas des
inventions de politiciens corrompus, mais la conséquence du processus
capitaliste de la concentration et de la centralisation par lesquelles se
manifeste l’accumulation du capital. Le rapport de classe dans la production
capitaliste est assailli par maintes contradictions insolubles. Rühle vit que la
principale contradiction réside dans le fait que l’accumulation capitaliste
signifie aussi une tendance à la baisse du taux du profit. Cette tendance ne
peut être combattue que par une accumulation plus rapide du capital – qui
implique une augmentation de l’exploitation. Mais en dépit du fait que
l’exploitation augmente en rapport avec le taux d’accumulation nécessaire pour
éviter les crises et les dépressions, les profits continuent à présenter une
tendance à la baisse. Pendant les dépressions, le Capital se réorganise pour
permettre une nouvelle période d’expansion du Capital. Si nationalement la crise
implique la destruction du capital le plus faible et la concentration du capital
par les moyens ordinaires des affaires, internationalement, cette réorganisation
exige finalement la guerre. Cela signifie la destruction des nations
capitalistes les plus faibles en faveur des impérialismes victorieux pour opérer
une nouvelle expansion du capital et sa concentration et sa centralisation plus
poussée. Chaque crise capitaliste -à ce niveau de l’accumulation du capital –
englobe le monde ; de la même façon chaque guerre est immédiatement d’une
envergure mondiale. Ce ne sont pas des nations particulières mais la totalité du
mouvement capitaliste qui est responsable de la guerre et de la crise. C’est
lui, comme l’a vu Rühle qui est l’ennemi, et il est partout.
Assurément, Rühle ne doutait pas que le totalitarisme était pire
pour les ouvriers que la démocratie bourgeoise. Il avait lutté contre le
totalitarisme russe depuis son commencement. Il luttait contre le fascisme
allemand, mais il ne pouvait pas lutter au nom de la démocratie bourgeoise,
parce qu’il savait que les lois particulières de développement de la production
capitaliste transformeraient tôt ou tard la démocratie bourgeoise en fascisme et
en capitalisme d’Etat. Combattre le totalitarisme revenait à s’opposer au
capitalisme sous toutes ses formes. « Le Capitalisme privé, a-t-il écrit, « et
avec lui la démocratie qui est en train d’essayer de le sauver, sont désuets et
suivent le chemin de toutes les choses mortelles. Le Capitalisme d’Etat et avec
lui le fascisme qui lui prépare les voies sont en train de grandir et de
s’emparer du pouvoir. Le vieux a disparu pour toujours et aucun exorcisme n’agit
contre le nouveau. Quelle que soit l’âpreté des tentatives que nous puissions
faire pour ressusciter la démocratie, tous les efforts seront sans effet. Tous
les espoirs d’une victoire de la démocratie sur le fascisme sont les illusions
les plus grossières, toute croyance dans le retour de la démocratie comme forme
de gouvernement capitaliste n’a que la valeur d’une trahison adroite et d’une
lâche auto-duperie. C’est le malheur du prolétariat que ses organisations
périmées basées sur une tactique opportuniste le mettent hors d’état de se
défendre contre l’assaut du fascisme. Il a ainsi perdu sa propre position
politique dans le corps politique au moment présent. Il a cessé d’être un
facteur qui fait l’histoire à l’époque présente. Il a été balayé sur le tas de
fumier de l’histoire et pourrira dans le camp de la démocratie aussi bien dans
celui du fascisme, car la démocratie d’aujourd’hui sera le fascisme de demain ».
*
Quoique Rühle fit face à la deuxième guerre mondiale de façon
aussi intransigeante qu’il avait fait face à la première, son attitude à l’égard
du mouvement ouvrier fut différente de celle de 1914. Cette fois, il ne pouvait
s’empêcher d’être certain qu’aucune espérance ne pouvait naître des misérables
débris du vieux mouvement ouvrier dans les nations démocratiques encore pour le
soulèvement final du prolétariat et sa délivrance historique. Encore moins
l’espérance pouvait-elle naître des fragments minables de ces traditions de
parti qui s’étaient dispersés et éparpillés dans l’émigration mondiale, ni des
notions stéréotypées des révolutions passées, indépendamment du fait que l’on
croit aux bienfaits de la violence ou bien à une transition pacifique. Il ne
regardait pas cependant sans espoir vers l’avenir. Il était sûr que de nouvelles
forces et de nouvelles impulsions animeraient les masses et les contraindraient
à faire leur propre histoire.
Les raisons de cette confiance étaient les mêmes que celles qui
convainquirent Rühle du caractère inévitable du développement du capitalisme
vers le fascisme et le capitalisme d’état. Elles se basaient sur les
contradictions insolubles inhérentes au système capitaliste de production. Tout
comme la réorganisation du capital pendant la crise est en même temps la
préparation des crises plus profondes, de même la guerre ne peut engendrer que
des guerres plus larges et plus dévastatrices. L’anarchie capitaliste ne peut
devenir que plus chaotique, sans égard à toutes les tentatives de ses défenseurs
pour mettre de l’ordre dans son sein. Des parties toujours plus grandes du monde
capitaliste seront détruites de sorte que les groupes capitalistes les plus
forts continuent l’accumulation. La misère des masses mondiales ira en
augmentant jusqu’à ce que soit atteint un point de rupture et alors des
soulèvements sociaux détruiront le système meurtrier de la production
capitaliste.
Rühle était aussi peu capable que tout autre à ce moment-là de
déterminer par quels moyens spécifiques le fascisme serait vaincu. Mais il était
certain que les mécanismes et la dynamique de la révolution subiraient des
changements fondamentaux. Dans l’auto expropriation et la prolétarisation de la
bourgeoisie par la seconde guerre mondiale, dans le dépassement du nationalisme
par la destruction des petits Etats, dans la politique mondiale capitaliste
d’Etat basée sur les Fédérations d’Etats, il ne voyait pas seulement le côté
immédiatement négatif, mais aussi il voyait les aspects positifs: la fourniture
de nouveaux points de départ pour l’action anti-capitaliste. Jusqu’au jour de sa
mort, il fut certain que la conception de classe était destinée à s’étendre
jusqu’à ce qu’elle alimente un intérêt majoritaire en faveur du socialisme. Il
regardait la lutte de classe comme devant se transformer de catégorie idéologie
abstraite en une catégorie économique-pratique positive. Et il envisageait
l’élection des conseils d’usine dans le développement de la démocratie ouvrière
comme une réaction à la terreur bureaucratique. Pour lui, le mouvement ouvrier
n’était pas mort, mais était à naître dans les luttes sociales de l’avenir.
Si Rühle, finalement, n’avait rien de plus à offrir que
« l’espoir » que l’avenir résoudrait les problèmes que le vieux mouvement
ouvrier n’avait pas réussi à résoudre, cet espoir ne sortait pas de la foi, mais
de la connaissance, connaissance qui consistait à reconnaître les tendances
sociales réelles. Cet espoir ne contient pas un guide touchant la façon
d’accomplir la transformation sociale nécessaire. Il exigeait, toutefois, la
rupture avec les activités sans effet et les organisations sans espoir. Il
exigeait la reconnaissance des raisons qui ont conduit à la désintégration du
vieux mouvement ouvrier et la recherche des éléments qui marquent les limites
des systèmes totalitaires dominants. Il exigeait une distinction affinée entre
l’idéologie et la réalité, afin de découvrir dans cette dernière les acteurs qui
échappent à la direction des organisations totalitaires.
Ce qu’il faut, beaucoup ou peu – pour transformer la
société – se
découvre toujours exclusivement d’après cet indice de fait. Mais le
plateau de
balance de la société est délicat, et particulièrement sensible
actuellement.
Les plus puissantes contraintes sur les hommes sont véritablement
faibles quand
on les compare aux formidables contradictions qui déchirent le monde
d’aujourd’hui. Otto Rühle avait raison d’indiquer que les activités qui
feraient
pencher le plateau de la balance sociale en faveur du socialisme ne
seraient pas
découvertes au moyen de méthodes liées aux activités antérieures et aux
organisations traditionnelles. Elles doivent être ouvertes au sein des
rapports
sociaux changeants qui sont encore déterminés par la contradiction entre
les
rapports capitalistes de production et la direction dans laquelle les
forces
productives de la société sont en mouvement. Découvrir ces rapports,
c’est-à-dire reconnaître la révolution qui vient dans les réalités
d’aujourd’hui, sera
la tâche de ceux qui continuent à avancer dans l’esprit d’Otto Rühle.
Boston, 1960