mardi 26 avril 2016

L’insubordination ouvrière

[RHM&C] Les années 1968 ont été ouvertes par les événements de mai, moment initial d’un nouveau cycle de l’histoire ouvrière, même si ses prolégomènes sont antérieurs. Cet acte inaugural définit une nouvelle grammaire de l’action et des revendications ouvrières, caractérisée par une conjonction de critères. Le premier d’entre eux concerne une diffusion de la contestation ouvrière, avec une extension des territoires de la grève, qui touchent l’atelier mais aussi, en solidarité, la ville et la région, comme dans le cas célèbre de Lip en 1973. S’y ajoute un répertoire d’actions élargi, avec un recours fréquent à l’illégalité et à la violence dans les actions ouvrières, même si elle n’est parfois que symbolique. La mobilisation concerne des secteurs auparavant peu combatifs, notamment les femmes et les travailleurs immigrés. Aucun de ces éléments ne représente une radicale nouveauté mais leur confluence, jusque dans des régions de faible tradition contestataire, est caractéristique de ce cycle d’insubordination ouvrière. Elle se traduit à plusieurs niveaux : en premier lieu par une conflictualité croissante avec le patronat et dans une moindre mesure avec les pouvoirs publics et les forces de l’ordre. La relation aux dispositifs d’encadrement traditionnels du monde ouvrier, principalement les confédérations syndicales, est également marquée du sceau de cette insubordination.

Un chapitre très intéressant, dont on regrette qu’il ne soit pas davantage développé, analyse comment, vu de l’usine, l’État et le patronat gèrent l’insubordination ouvrière et tentent d’y résister. Dans un premier temps, ces deux acteurs semblent consentir à un certain nombre de concessions à l’offensive ouvrière. Des réformes sont adoptées, dans le cadre d’« une brève mais vigoureuse incursion de l’État » pour refonder l’usine taylorienne, qui s’accompagne d’un encouragement à la répression afin de limiter l’influence des syndicats et des militants. L’État, à l’instigation de Jacques Delors conseiller social de Jacques Chaban-Delmas, relance une politique contractuelle, avec la loi du 30 juin 1971 sur les conventions collectives. Mais cette politique connaît un coup d’arrêt dès 1972 avec la nomination de Pierre Messmer. À partir de cette date, la fermeté est de mise dans les relations sociales. Le patronat s’était prudemment engagé, sous la pression des événements et avec d’importantes limites, dans cette politique contractuelle, entreprenant d’élargir les tâches et d’améliorer les conditions de travail. Mais la crise, qui fait passer la peur du chômage avant la contestation du travail, clôt ces initiatives. On pense, en lisant ce chapitre, à la manière dont la faillite de Lip en 1976, si bien décrite dans le documentaire Les Lip, l’imagination au pouvoir, marque à la fois une sanction de la combativité de ses ouvriers et du progressisme de son nouveau directeur. À la fin des années 1970, l’échec des mobilisations pour défendre la sidérurgie est le symbole de l’impuissance ouvrière face à l’hémorragie des emplois. Une nouvelle temporalité marquée par la crise met fin au cycle d’insubordination ouvrière ouvert par 68. Directement concernés par les remous sociaux liés à ce cycle, les pouvoirs publics et le patronat ont su s’accorder sur « la préservation de l’ordre usinier, à l’intérieur du système économique libéral ». La crise leur permet de mettre en œuvre des mesures dirigées contre le salariat stabilisé, les fauteurs de trouble identifiés et la main- d’œuvre étrangère.

 Source : Cairn / RHM&C 3/2009 (extraits)