Mobilisation intensive des prolétaires du commerce |
[LM] - C'est la bête noire des supérettes
parisiennes et de plusieurs grandes enseignes implantées dans les
quartiers chics de la capitale. Elle a fait rendre gorge aux Apple
Stores, à Uniqlo et à une kyrielle de magasins qui ne respectaient pas
la réglementation sur les horaires d'ouverture. Son nom claque comme un
slogan publicitaire : Clic-P, pour Comité de liaison intersyndicale du
commerce de Paris.
Dans le débat sur le travail de nuit et le repos dominical, ce
collectif se distingue par la guérilla judiciaire qu'il poursuit sans
relâche depuis trois ans. Mais son action est contestée par des
salariés, désireux d'être employés après 21 heures ou le dimanche.
Le Clic-P a vu le jour en février 2010, quelques mois après
l'adoption de la "loi Mallié", du nom d'un député UMP des
Bouches-du-Rhône qui l'avait défendue : ce texte accordait de nouvelles
possibilités aux commerces de détail pour accueillir les clients le
dimanche.
A l'époque, la mairie de Paris avait lancé une consultation sur le
sujet, associant syndicats de salariés et organisations d'employeurs. "Il y avait un lobbying patronal très fort pour étendre les autorisations d'ouverture dominicale, raconte Karl Ghazi (CGT), l'un des "animateurs" de Clic-P. La
seule façon d'inverser la tendance, c'était de rassembler nos forces et
de nous battre ensemble. Les salariés demandaient que cesse le
chauvinisme d'étiquette, dans un secteur où le syndicalisme est faible."
"IL FALLAIT STOPPER LE PHÉNOMÈNE"
Six syndicats locaux ont décidé de s'allier : la CFDT, la CFE-CGC, la
CFTC, la CGT, Force ouvrière (FO) et SUD. Des coalitions très larges
émergent généralement dans des entreprises frappées par un plan social.
Il est rarissime qu'elles se constituent sur un secteur et un territoire
donnés. "Je ne l'ai jamais vu jusqu'à présent", confie une avocate, engagée dans la défense des salariés depuis plus de vingt ans.
Le Clic-P s'est d'abord attaqué à des supérettes parisiennes ouvertes
tout le dimanche, dans l'illégalité la plus complète. Des magasins
Franprix, Monop', Carrefour City, G20 ont été condamnés à fermer leurs
portes à 13 heures, le septième jour. "Il fallait stopper le phénomène, qui faisait tâche d'huile",
explique M. Ghazi. Puis l'offensive s'est élargie au non-alimentaire et
à de prestigieuses enseignes qui souhaitaient recevoir du public, tard
le soir. Le BHV et les Galeries Lafayette du boulevard Haussman ont dû
ainsi renoncer à leurs nocturnes, en 2012.
"L'intersyndicale s'est montrée efficace car elle a regroupé des personnes qui sont parties de leurs points forts", commente Me
Vincent Lecourt, l'un des conseils du Clic-P : certaines appartenaient à
des syndicats bien implantés dans les entreprises, d'autres étaient
douées pour la communication ou la rédaction de textes, quelques-unes
connaissaient des avocats spécialisés, etc. "C'est cette combinaison
de moyens qui a permis d'affronter sur le terrain judiciaire, à armes
quasiment égales, de grands groupes", ajoute Me Lecourt.
Au sein du comité, il y a de fortes têtes dont certaines sont en
conflit ouvert avec leurs instances nationales. Entre l'union syndicale
CGT du commerce de Paris et sa fédération, par exemple, les relations
sont exécrables : en 2012, la seconde a coupé ses financements à la
première. "Nous sommes d'accord sur les objectifs mais nos points de vue divergent sur la manière d'agir", dit, un brin embarrassée, Michèle Chay, secrétaire générale de la fédération CGT du commerce.
UNE DÉFECTION CAUSÉE PAR LA PRESSION
Le syndicat CFTC, qui faisait partie du Clic-P, a été exclu, fin juin, par sa confédération : "Il refusait de respecter nos règles internes de fonctionnement", justifie Patrick Ertz, président de la fédération CFTC du commerce. Depuis, le banni a rejoint l'UNSA.
Jusqu'à présent, le collectif avait su rester soudé. Mais une
première lézarde est apparue, jeudi 3 octobre, lorsque FO a annoncé
qu'elle se retirait de l'intersyndicale et qu'elle suspendait les
actions judiciaires qui allaient être engagées : "Nous ne sommes
plus sur la même longueur d'ondes avec le Clic-P en termes de stratégie
mais cela ne veut pas dire que nous sommes en opposition avec lui", argumente Christophe Le Comte, secrétaire fédéral adjoint de FO-employés et cadres.
Une défection causée par la pression, devenue très forte ? Il est
vrai que le Clic-P a été la cible de vives critiques, en particulier
d'une partie du personnel du magasin Sephora sur les Champs-Elysées :
ces salariés reprochent à l'intersyndicale d'être à l'origine d'une
décision judiciaire qui les empêche aujourd'hui de travailler après 21
heures – et de percevoir du même coup des rémunérations majorées. Leur
avocate, Me Joëlle Aknin, considère qu'"il y a un vrai clivage entre la vision passéiste du travail, défendue par le Clic-P, et la conception plus ouverte ".
Le problème n'est pas là, objecte Laurent Degousée (SUD), mais dans
le faible niveau des rémunérations et l'ampleur de l'emploi à temps
partiel au sein du commerce de détail, qui poussent les salariés à
accepter des horaires atypiques en contrepartie d'un coup de pouce sur
le bulletin de paye.
Les employés de Sephora, qui sont volontaires pour travailler la nuit, "ne sont pas sur une île déserte", complète M. Ghazi : l'extension du travail nocture conduit à la "dérégulation des temps sociaux" (crêches, transports en commun…). Dans cette affaire, conclut Eric Scherrer (UNSA), c'est aussi "l'ordre public social"
qui est en jeu : le droit du travail est fondé sur des mécanismes de
protection applicables à tous les actifs ; ils n'ont pas à être remis en
cause au motif que, ici ou là, des salariés sont prêts à y déroger.