[Nicolas Crochet-Giacometti] - Héritier intellectuel allemand de Karl Marx et proche de l'école de
Francfort (il a participé à l'élaboration de la « Théorie critique » de
Theodor W. Adorno, Walter Benjamin et Max Horkheimer), Alfred
Sohn-Rethel (1899-1990) vient d'être publié en France sous la forme de
trois textes regroupés au sein d'un livre intitulé « La
pensée-marchandise ». Ces trois textes, « Forme marchandise et forme de
pensée ? Essai sur l'origine sociale de l'entendement pur », « Éléments
d'une théorie historico-matérialiste de la connaissance » et « Travail
intellectuel et travail manuel. Essai d'une théorie matérialiste » sont
ici utilement préfacés par Anselm Jappe (philosophe italien spécialiste
de Guy Debord) qui rend compte des thèses de l'auteur, de sa place dans
l'histoire de la pensée (et notamment marxiste) et des critiques qui
peuvent être formulées à son encontre.
Dans ces textes, l'auteur met en relation la philosophie kantienne et
l'analyse marxiste et cherche à construire une théorie de la
connaissance. Il tente de montrer que les catégories philosophiques,
scientifiques et communes de l'entendement (le temps, l'espace, la
causalité, la substance, l'infini, le nombre, la quantité, la
totalité...) sont historiquement construites. Cela signifie que nos
catégories de pensée, les formes de l'entendement, ne sont pas des
données universelles mais trouvent leur origine dans certaines
explications précises. En effet, dans une perspective proche du
matérialisme historique, l'auteur va montrer comment l'acte d'échanger
(et donc l'acte d'agir) va déterminer la conscience des individus et
donc les catégories de l'entendement. L'auteur avance l'idée que la
séparation historique entre l'acte d'échange et l'acte d'usage est au
fondement d'une transformation. En effet, dans les sociétés
caractérisées par le mode de production du communisme primitif, les
individus consomment ce qu'ils produisent et l'échange est inexistant
comme acte séparé de l'acte d'usage.
Toutefois, avec l'apparition de l'acte d'échange, les individus vont
devoir se mettre d'accord entre eux pour fonder l'échange. Pour
échanger, il faut que les individus fassent abstraction de l'utilité de
la marchandise, ce qui signifie que pendant l'échange les individus
mettent de côté l'usage qu'ils vont faire des marchandises échangées
pour se concentrer sur l'échange en lui-même, et s'accordent sur une
équivalence entre les marchandises échangées. L'acte d'échanger est
alors abstraction puisqu'il implique de faire une opération mentale
particulière pour parvenir à l'échange qui est d'accepter de comparer
deux marchandises à une troisième qui sert de référent. En effet, l'acte
d'échange implique d'accepter et de comprendre que x habits = y kilos
de fers = z unités de bois.
Cette séparation historique est liée et permise par l'apparition de la
monnaie frappée qui conduit à une abstraction généralisée dans la
circulation des marchandises car elle va servir d'équivalent dans les
échanges (x habits = y kilos de fers = z pièces) : elle est une
marchandise particulière car sans réelle valeur d'usage mais permettant
l'acte d'échange. Dès lors, l'abstraction de l'échange et l'apparition
de la monnaie ont permis l'apparition de l'abstraction dans la pensée et
donc la philosophie, les sciences... Ainsi, la possibilité pour les
hommes d'échanger et l'apparition de la monnaie auraient créé des
conditions propices au développement de formes de l'entendement
particulière. Le « miracle grec », avec des penseurs comme Pythagore ou
Platon, est ainsi à mettre en relation avec l'apparition de la monnaie
qui a permis aux philosophes grecs de passer d'une pensée
anthropomorphique à une pensée conceptuelle car « l'expérience de
l'abstraction de la monnaie n'y était pas [pour eux] une opération
mentale, mais une évidence tangible » (p. 18). On pourra à ce titre
reprocher à l'ouvrage l'excès d'importance accordé à l'échange comme
explication des catégories de pensée puisque cette explication
monocausale passe sous silence ce qui se passe au niveau de la
production des marchandises.
Cette distinction, entre l'acte d'échange et l'acte d'usage, doit aussi
être liée à une séparation entre travail intellectuel et travail manuel.
En effet, « le travail manuel, privé de sa puissance mentale, ne peut
plus effectuer la cohésion des différents travaux, et celle de la
société en général, [et qu'] il faut assurer le lien social a posteriori
par l'échange et par l'activité intellectuelle - par l'abstraction
donc » (p. 17). L'abstraction et l'existence d'un travail intellectuel
qui en découle ont ainsi pour conséquence de maintenir le lien social,
nommé synthèse sociale dans l'ouvrage, dans la société. La circulation
des marchandises, l'échange marchand, serait ainsi au fondement du lien
social.
La thèse de l'auteur permet donc de comprendre le développement de nos
catégories de pensée et ce en allant bien plus loin que ne pouvait le
faire la théorie marxiste du matérialisme historique puisqu'Alfred
Sohn-Rethel prétend à une véritable théorie de la connaissance. Cette
pensée est aussi à rejoindre utilement au travail de déconstruction des
catégories entreprit depuis plusieurs années par une partie de la
sociologie (gender studies...). En effet, l'intérêt principal de
l'ouvrage tient à l'idée que nos catégories de pensée prennent source
dans l'échange et dans l'existence de la monnaie qui ont permis à
l'homme de raisonner différemment. Cette réflexion est d'ailleurs à
contre-courant des pensées qui mettent en avant une relation négative
ente intellect et argent. Ce travail de déconstruction est socialement
et intellectuellement utile pour éviter de prendre pour des évidences a
priori nos catégories de raisonnement. Pour autant, malgré l'intérêt de
la thèse de l'auteur, il convient de signaler la difficulté de lire
l'ouvrage par son utilisation excessive d'un jargon marxiste souvent
assez rédhibitoire.
Alfred Sohn-Rethel, La pensée-marchandise, Éditions du Croquant, coll. « Altérations », 2010, 150 p., EAN : 9782914968690.
Nicolas Crochet-Giacometti, « Alfred Sohn-Rethel, La pensée-marchandise », Lectures
[En ligne], Les comptes rendus, 2010, mis en ligne le 07 juillet 2010,
consulté le 09 juillet 2015. URL : http://lectures.revues.org/1077