jeudi 9 juillet 2015

La pensée-marchandise

[Nicolas Crochet-Giacometti] - Héritier intellectuel allemand de Karl Marx et proche de l'école de Francfort (il a participé à l'élaboration de la « Théorie critique » de Theodor W. Adorno, Walter Benjamin et Max Horkheimer), Alfred Sohn-Rethel (1899-1990) vient d'être publié en France sous la forme de trois textes regroupés au sein d'un livre intitulé « La pensée-marchandise ». Ces trois textes, « Forme marchandise et forme de pensée ? Essai sur l'origine sociale de l'entendement pur », « Éléments d'une théorie historico-matérialiste de la connaissance » et « Travail intellectuel et travail manuel. Essai d'une théorie matérialiste » sont ici utilement préfacés par Anselm Jappe (philosophe italien spécialiste de Guy Debord) qui rend compte des thèses de l'auteur, de sa place dans l'histoire de la pensée (et notamment marxiste) et des critiques qui peuvent être formulées à son encontre.

 Dans ces textes, l'auteur met en relation la philosophie kantienne et l'analyse marxiste et cherche à construire une théorie de la connaissance. Il tente de montrer que les catégories philosophiques, scientifiques et communes de l'entendement (le temps, l'espace, la causalité, la substance, l'infini, le nombre, la quantité, la totalité...) sont historiquement construites. Cela signifie que nos catégories de pensée, les formes de l'entendement, ne sont pas des données universelles mais trouvent leur origine dans certaines explications précises. En effet, dans une perspective proche du matérialisme historique, l'auteur va montrer comment l'acte d'échanger (et donc l'acte d'agir) va déterminer la conscience des individus et donc les catégories de l'entendement. L'auteur avance l'idée que la séparation historique entre l'acte d'échange et l'acte d'usage est au fondement d'une transformation. En effet, dans les sociétés caractérisées par le mode de production du communisme primitif, les individus consomment ce qu'ils produisent et l'échange est inexistant comme acte séparé de l'acte d'usage.


 Toutefois, avec l'apparition de l'acte d'échange, les individus vont devoir se mettre d'accord entre eux pour fonder l'échange. Pour échanger, il faut que les individus fassent abstraction de l'utilité de la marchandise, ce qui signifie que pendant l'échange les individus mettent de côté l'usage qu'ils vont faire des marchandises échangées pour se concentrer sur l'échange en lui-même, et s'accordent sur une équivalence entre les marchandises échangées. L'acte d'échanger est alors abstraction puisqu'il implique de faire une opération mentale particulière pour parvenir à l'échange qui est d'accepter de comparer deux marchandises à une troisième qui sert de référent. En effet, l'acte d'échange implique d'accepter et de comprendre que x habits = y kilos de fers = z unités de bois. 

 Cette séparation historique est liée et permise par l'apparition de la monnaie frappée qui conduit à une abstraction généralisée dans la circulation des marchandises car elle va servir d'équivalent dans les échanges (x habits = y kilos de fers = z pièces) : elle est une marchandise particulière car sans réelle valeur d'usage mais permettant l'acte d'échange. Dès lors, l'abstraction de l'échange et l'apparition de la monnaie ont permis l'apparition de l'abstraction dans la pensée et donc la philosophie, les sciences... Ainsi, la possibilité pour les hommes d'échanger et l'apparition de la monnaie auraient créé des conditions propices au développement de formes de l'entendement particulière. Le « miracle grec », avec des penseurs comme Pythagore ou Platon, est ainsi à mettre en relation avec l'apparition de la monnaie qui a permis aux philosophes grecs de passer d'une pensée anthropomorphique à une pensée conceptuelle car « l'expérience de l'abstraction de la monnaie n'y était pas [pour eux] une opération mentale, mais une évidence tangible » (p. 18). On pourra à ce titre reprocher à l'ouvrage l'excès d'importance accordé à l'échange comme explication des catégories de pensée puisque cette explication monocausale passe sous silence ce qui se passe au niveau de la production des marchandises.

 Cette distinction, entre l'acte d'échange et l'acte d'usage, doit aussi être liée à une séparation entre travail intellectuel et travail manuel. En effet, « le travail manuel, privé de sa puissance mentale, ne peut plus effectuer la cohésion des différents travaux, et celle de la société en général, [et qu'] il faut assurer le lien social a posteriori par l'échange et par l'activité intellectuelle - par l'abstraction donc » (p. 17). L'abstraction et l'existence d'un travail intellectuel qui en découle ont ainsi pour conséquence de maintenir le lien social, nommé synthèse sociale dans l'ouvrage, dans la société. La circulation des marchandises, l'échange marchand, serait ainsi au fondement du lien social.

 La thèse de l'auteur permet donc de comprendre le développement de nos catégories de pensée et ce en allant bien plus loin que ne pouvait le faire la théorie marxiste du matérialisme historique puisqu'Alfred Sohn-Rethel prétend à une véritable théorie de la connaissance. Cette pensée est aussi à rejoindre utilement au travail de déconstruction des catégories entreprit depuis plusieurs années par une partie de la sociologie (gender studies...). En effet, l'intérêt principal de l'ouvrage tient à l'idée que nos catégories de pensée prennent source dans l'échange et dans l'existence de la monnaie qui ont permis à l'homme de raisonner différemment. Cette réflexion est d'ailleurs à contre-courant des pensées qui mettent en avant une relation négative ente intellect et argent. Ce travail de déconstruction est socialement et intellectuellement utile pour éviter de prendre pour des évidences a priori nos catégories de raisonnement. Pour autant, malgré l'intérêt de la thèse de l'auteur, il convient de signaler la difficulté de lire l'ouvrage par son utilisation excessive d'un jargon marxiste souvent assez rédhibitoire.

  Alfred Sohn-RethelLa pensée-marchandise, Éditions du Croquant, coll. « Altérations », 2010, 150 p., EAN : 9782914968690.

 Nicolas Crochet-Giacometti, « Alfred Sohn-Rethel, La pensée-marchandise », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2010, mis en ligne le 07 juillet 2010, consulté le 09 juillet 2015. URL : http://lectures.revues.org/1077