[Alain Bihr] - Dans une série de fiches antérieures, j’ai exposé les différentes dimensions du concept
de capital tel que Marx le déploie dans sa critique de l’économie
politique, concept qui nous est ainsi apparu dans toute sa richesse mais
aussi dans toute sa complexité (Bihr, 2009, 2010a, 2010b, 2011, 2012).
Le capital est tout d’abord ce singulier rapport social de production
basé sur l’expropriation des producteurs des moyens de production, la
transformation de la force de travail en marchandise et la formation
d’un surtravail sous forme de plus-value. Valeur en procès, c’est-à-dire
valeur capable de se conserver et de s’accroître en un incessant
processus alternant production et circulation de marchandises, il rend
ainsi possible de nouvelles formes de l’autonomisation de la valeur qui
culmine dans le capital financier, sous sa double forme de capital de
prêt et de capital fictif. Le capital prend ainsi finalement la forme
d’un pouvoir qui plie tous et tout aux exigences de sa reproduction : la
forme d’une puissance sociale aliénée et aliénante qui se soumet la
société elle-même, la forme d’une médiation sociale autonomisée, la
forme d’une communauté humaine réifiée.
A différentes reprises au cours de ces développements, il a été
mentionné que, comme valeur en procès, le capital prend des apparences
fétichistes qui se renforcent au fur et à mesure que se consolide
l’autonomisation de la valeur dans le cadre et sur la base des procès de
production et de circulation du capital. Il s’agit dans cette fiche de
comprendre comment ces apparences fétichistes imprègnent les
représentations courantes du capital, qu’elles soient vulgaires ou
savantes.
Retour et complément sur le fétichisme de la valeur
Commençons par rappeler ce qu’il faut entendre par fétichisme de la valeur d’une manière générale.
« (…) par fétichisme de la valeur, Marx entend une double
opération de réification et de déification des rapports capitalistes de
production. La réification s’opère par confusion de ces rapports
avec leurs supports matériels (valeurs d’usage, métal monétaire, moyens
de production, titres de propriété, etc.), avec les objets, les choses,
les dispositifs matériels, les signes dans et par lesquels les rapports
de production se matérialisent et se signifient, qui leur servent
donc de médiations physiques ou symboliques. Et cette réification se
double d’une déification (d’une personnalisation surhumanisante)
de ces mêmes objets, qui conduit à leur attribuer en tant que tels,
substantiellement, des qualités, des propriétés, des vertus et des
pouvoirs qu’ils ne doivent qu’à leur fonction de supports des rapports
sociaux qui se trouvent réifiés en eux. » (Bihr, 2010a)
Le capital industriel peut ainsi prendre l’apparence d’une « substance automatique »
(Marx, 1948-1960, I : 158) capable d’entretenir son procès de
valorisation par lui-même, sans rien devoir à la force de travail qu’il
exploite et domine. Le capital commercial semble de même se valoriser
par le simple fait de faire circuler des marchandises, tandis que, sous
la forme du capital de prêt, l’argent semble capable d’engendrer de
l’argent « tout aussi naturellement que le poirier porte des poires »
(Marx, 1948-1960, VII : 57). Et nous avons vu (Bihr, 2011) que ce
fétichisme du capital culmine avec le capital fictif, dont le mouvement
propre (celui des opérations sur les marchés financiers) donne
l’illusion que l’on peut engendrer de la valeur en mettant en
circulation (en vendant et en achetant) des titres de propriété et
crédit dont les valeurs fictives sont constituées par capitalisation des
revenus, réels ou escomptés, qu’ils valent à leur titulaire.
Mais les rapports de distribution (les rapports régissant la
répartition entre les différents agents sociaux de la richesse sociale
produite sous forme valeur) auxquels donnent naissance les rapports
capitalistes de production engendrent des développements supplémentaires
du fétichisme de la valeur. En effet, dans le cadre de ces rapports, en
vertu des rapports de propriété inhérents aux rapports capitalistes de
production, toute valeur nouvellement formée (sur une période donnée,
par exemple une année) se répartit en trois éléments différents : le
salaire, le profit moyen scindé en profit d’entreprise (revenant au
capital productif) et en intérêt (revenant aux propriétaires du capital)
et la rente foncière, éléments qui échoient respectivement aux
travailleurs salariés, aux capitalistes et aux propriétaires fonciers.
Ainsi peut se former, dans l’esprit de ces différents acteurs, la
représentation selon laquelle la propriété foncière d’une part, le
capital d’autre part, la force de travail enfin sont trois sources
différentes et autonomes de revenu : le capital génèrerait par lui-même
du profit, comme la propriété foncière de la rente et la force de
travail du salaire :
« Capital, propriété foncière et travail apparaissent à ces agents
comme trois sources différentes et autonomes des trois éléments
différents de la valeur annuellement produite, donc aussi des produits
dans lesquels elle existe. Pour eux, ce ne sont pas seulement les
diverses formes de la valeur qui sous forme de revenus échoient à divers
agents du procès social de production, c’est la valeur elle-même
qui provient de ces sources, partant la substance de ces revenus. » (Marx, Le Capital, VIII : 201)
De la sorte se trouvent autonomisées les différentes fractions en
lesquelles se répartit la valeur nouvellement formée et qui donnent
naissance aux revenus des différents acteurs économiques, en perdant
ainsi de vue et en occultant leur source commune, le travail social. Ces
différentes fractions sont rapportées aux différents « facteurs de production »
(le capital, la terre, le travail) comme à autant de sources
différentes de la valeur. Dès lors, rente, profit et salaire
n’apparaissent pas comme le produit de la division d’une même
quantité de valeur nouvellement formée, division dont les éléments
constituent les revenus des différentes classes sociales ; c’est
inversement la valeur nouvellement formée qui apparaît comme résultante
de l’addition de trois éléments hétérogènes (la rente, le profit
et le salaire), apparemment produits de ces trois facteurs naturels de
tout procès de production que sont censés être respectivement la terre,
le capital et le travail.
Cette inversion condense tous les traits du fétichisme de la valeur en le parachevant. A commencer par la réification
des rapports de production : leur confusion avec les éléments matériels
du procès de travail qui leur servent de supports. Ainsi le capital
comme rapport social d’exploitation et de domination du travail est-il
ici identifié aux moyens de production dans lesquels il s’incarne. De
même, la propriété foncière, comme rapport social procédant de la
monopolisation de la terre (des ressources naturelles), est-elle
confondue avec la terre elle-même comme champ, matière et moyen du
procès de travail. Enfin, le travail salarié, comme forme socialement et
historiquement déterminée de la combinaison de la force de travail avec
les moyens de production, est-il confondu avec le procès de travail en
général, abstraction faite des rapports sociaux de production qui le
structurent.
Et cette réification des rapports de production se double et se prolonge inévitablement d’une personnification
des différents éléments du procès de production. Car, dès lors qu’ils
sont confondus avec les rapports de production auxquels ils servent de
supports, ces éléments se voient attribuer la capacité occulte et
mystérieuse d’engendrer par eux-mêmes différentes fractions autonomes de
valeur. Le capital, confondu avec les matières et moyens artificiels de
travail (outillage, machines, infrastructures productives) dans
lesquels il se matérialise, est censé engendrer par lui-même, en dehors
de toute exploitation et domination du travail des producteurs sous sa
forme salarié, du profit, tandis que la terre engendrerait tout aussi
bien par elle-même de la rente et que le travail, comme procès entre
l’homme et la nature en général, fournirait un salaire au
travailleur comme prix du travail :
« Rente, profit et salaire semblent ainsi être issus de la
fonction que jouent, dans le procès de travail simple, la terre, les
moyens de production créés et le travail, même si nous considérons que
ce procès se déroule seulement entre l’homme et la nature en dehors de
toute détermination historique. » (Marx, Le Capital, VIII : 204)
Les représentations vulgaires du capital
Nous sommes à présent en mesure de procéder à la critique des
représentations vulgaires du capital en en relevant le caractère non
moins foncièrement fétichiste [1]. L’Encyclopédie Larousse, décalquant la définition du Petit Larousse illustré, en donne un bel exemple en fournissant la définition suivante du capital : « Ensemble
des biens, monétaires ou autres, possédés par une personne, une famille
ou une entreprise, constituant un patrimoine et pouvant rapporter un
revenu » [2].
On y retrouve le double caractère du fétichisme capitaliste tel que
précédemment défini : d’une part, la réification par confusion du
capital (rapport social) avec les différents supports matériels qui en
sont autant de formes phénoménales possibles (les marchandises,
l’argent, les moyens de production, les titres de propriété ou de
crédit, etc.) ; d’autre part, la déification (la subjectivation
surhumanisante) qui attribue à ses éléments la capacité d’engendrer par
eux-mêmes de la valeur, de générer un revenu. Et c’est bien dans ce sens
fétichiste que le mot est couramment utilisé : tel dira qu’il s’est
constitué « un beau capital » avec son épargne qui lui sert tout
au plus de réserve monétaire et qui, placé sur un compte épargne à la
banque, lui rapporte quelques maigres intérêts, tandis que tel autre
traitera son voisin de « capitaliste » parce qu’il gagne gros,
mène grand train et accumule des moyens de consommation durables (une
belle résidence principale, une grosse voiture, une résidence
secondaire, etc.)
Au demeurant, l’étymologie même du mot capital exprime déjà la nature
fétichiste de la représentation courante de ce dernier. Le mot dérive
du latin caput (pluriel capita) qui signifie « la tête »
et qui a donné naissance, en français, à « capitaine » (celui qui marche
à la tête de la troupe, celui qui commande la troupe ou le navire),
« ville capitale » ou « capitale » (la ville qui est la principale du
point de vue administratif, parce qu’y réside le chef de l’Etat ou qu’y
siège le gouvernement) et « peine capitale » (parce qu’elle coûte sa
tête au condamné et parce qu’elle est la plus haute), etc. Mais, plus
proche de nos préoccupations, par formation vulgaire, caput a
également donné naissance à « cheptel » qui est un doublet de
« capital » : le cheptel, c’est l’ensemble des têtes de bétail que
possède un éleveur et dont l’élevage et l’exploitation (du lait, de la
laine, de la peau, de la viande, des os, etc.) lui rapporte un revenu.
Dans les sociétés précapitalistes (au sens de Marx), le principal et
quelquefois le seul capital (au sens vulgaire) a été le cheptel, bien
avant la terre elle-même.
La langue courante et son usage témoignent ainsi du profond
enracinement des représentations fétichistes du capital qui marquent la
conscience vulgaire. Pour partie de ce fait, elles se retrouvent aussi
là où on serait en droit de ne pas (plus) les rencontrer, autrement dit
chez ceux et celles qui prétendent faire œuvre de science en rompant
précisément avec les représentations communes et leur régime fétichiste.
Or c’est très loin d’être le cas.
A commencer par les économistes, dont les définitions et conceptions
ordinaires du capital, toutes empreintes de fétichisme, soutiennent et
inspirent en retour le sens ordinaire du terme évoqué plus haut. C’est
d’ailleurs là le principal reproche que Marx a formulé à leur encontre,
qu’ils aient été mercantilistes, physiocrates ou libéraux, et qui a
motivé sa démarcation radicale à leur égard, sa critique de l’économie politique, sous-titre du Capital
par lequel il tenait à signifier que, pour sa part, il n’entendait pas
être un économiste – quoique des générations de commentateurs, marxistes
ou non, aient pu dire et continuent à dire à son sujet. Et cela vaut
non seulement pour « l’économie vulgaire qui se contente des
apparences, rumine sans cesse pour son propre besoin et pour la
vulgarisation des plus grossiers phénomènes les matériaux déjà élaborés
par ses prédécesseurs » mais aussi pour ce que Marx nomme « l’économie politique classique (…) qui,
à partir de William Petty, cherche à pénétrer l’ensemble réel et intime
des rapports de production dans la société bourgeoise ». Dès les premières pages du Capital,
Marx dénonce dans l’économie politique, savante (classique) ou
vulgaire, une représentation fétichiste des rapports capitalistes de
production qui procède de leur naturalisation et éternisation et qui la
rend incapable d’analyser correctement les formes (marchande, monétaire,
capitalistes, etc.) sous lesquelles ils se présentent :
« L’économie politique classique n’a jamais réussi à déduire de
son analyse de la marchandise, et spécialement de la valeur de cette
marchandise, la forme sous laquelle elle devient valeur d’échange, et
c’est un de ses vices principaux. Ce sont précisément ses meilleurs
représentants, Adam Smith et Ricardo, qui traitent la forme valeur comme
quelque chose d’indifférent ou n’ayant aucun rapport intime avec la
nature de la marchandise elle-même. Ce n’est pas seulement parce que la
valeur comme quantité absorbe leur attention. La raison en est plus
profonde. La forme valeur du produit du travail est la forme la
plus abstraite et la plus générale du mode de production actuel, qui
acquiert par cela même un caractère historique, celui d’un mode
particulier de production sociale. Si on commet l’erreur de la prendre
pour la forme naturelle, éternelle, de toute production dans toute
société, on perd nécessairement de vue le côté spécifique de la forme
valeur, puis de la forme marchandise, et à un degré plus développé, de
la forme argent, forme capital, etc. » (Marx, 1948-1960, I : 83)
Et, tout au long du Capital, Marx de montrer dans quelles
erreurs, impasses, incohérences et absurdités le fétichisme égare les
économistes. Et ce jusque dans les dernières pages où il s’en prend avec
mordant à la formule trinitaire Terre – Capital – Travail naturalisant
les rapports de distribution :
« C’est le grand mérite de l’économie politique classique que
d’avoir dissipé ces fausses apparences et ces illusions :
l’autonomisation et la sclérose des divers éléments sociaux de la
richesse, la personnification des choses et la réification des rapports
sociaux, cette religion de la vie quotidienne (…) Néanmoins mêmes
les meilleurs de ses porte-parole restent plus ou moins captifs des
apparences de cet univers que leur critique a disséqué (du point de vue
bourgeois, il ne pouvait pas en être autrement) ; ils sombrent donc plus
ou moins dans les inconséquences, les demi-vérités et les
contradictions non résolues. » (Marx, 1948-1960, VIII : 207-208).
Et la situation ne s’est certes pas améliorée, sous ce rapport, au
cours du siècle et demi écoulé depuis que Marx a rédigé ces lignes, qui
aura vu l’économie politique progressivement dominée par le modèle
néo-classique dont le principe d’intelligibilité est le postulat de
l’existence d’un homo oeconomicus intemporel et universel, sujet
individuel détaché de tous les rapports sociaux et uniquement mû par la
maximalisation rationnel de son intérêt personnel dans et par les
rapports marchands avec ses semblables. Car, ainsi qu’on le verra encore
plus loin, cet homo oeconomicus n’est jamais que l’individu le
plus parfaitement assujetti aux exigences des rapports capitalistes de
production et dont l’horizon est borné et le mode d’action structuré par
le fétichisme le plus complet des dits rapports.
Encore ne faut-il pas croire que l’économie politique serait la seule science sociale à sacrifier à cette « religion de la vie quotidienne »
que constitue le fétichisme de la valeur sous ses différentes formes.
L’histoire en offre également le spectacle. Victimes à la fois de leur
positivisme récurrent, qui les tient trop souvent à l’écart de toute
réflexion épistémologique, et d’une confiance aveugle dans les
économistes à l’école desquels ils se sont mis et auxquels ils
reprennent les concepts de marchandise, argent, capital, etc., les
historiens multiplient eux aussi les exemples de fétichisme. Ainsi
Fernand Braudel dans l’œuvre qui lui a pourtant valu la reconnaissance
universelle de ses pairs, Civilisation matérielle, économie et capitalisme
(1979). Lorsqu’il se donne la peine – ce que peu de ses confrères font –
de définir le capital, il le confond systématiquement avec les
différents supports matériels de son procès de valorisation :
« On disait du capital, il y a cinquante ans, qu’il était une somme de biens capitaux –
expression qui passe de mode, et cependant elle a ses avantages. Un
bien capital, en effet, se saisit, se touche du doigt, se définit sans
ambiguïté. Son premier trait ? Il est ’le résultat d’un travail
antérieur’, il est ’du travail accumulé’. » (Braudel, 1979, 2 : 278-279)
Braudel a beau employer ici des formules qu’on pourrait trouver sous
la plume de Marx, il est aux antipodes de ce dernier lorsqu’il érige
n’importe quel moyen de production en un « bien capital » sous le
prétexte qu’il est du travail matérialisé. Dans ces conditions,
n’importe quelle matière de travail ou moyen de travail devient du
capital à ses yeux : « Le blé que je sème est un bien capital : le charbon jeté dans la machine de Newcomen est un bien capital
(…) » (Braudel, 1979, 2 : 279) Ce qui le conduit aussi à confondre
capital et argent, y compris dans sa simple fonction de moyen de
circulation :
« Mais l’argent qui va de main en main, qui stimule l’échange,
règle les loyers, les rentes, les revenus, les profits, les salaires –
cet argent qui s’engage dans les circuits, en force les portes, en anime
les vitesses, cet argent est un bien capital. » (Braudel, 1979, 2 : 279)
En fait, Braudel n’a en rien assimilé la leçon de Marx à cet égard.
De fait, chaque fois qu’il cite Marx, c’est pour commettre une erreur.
Ainsi : « Un coup de pouce et nous arriverions ’au sens que Marx donnera explicitement (et exclusivement) au mot : celui de moyen de production’. »
(Braudel, 1979, 2 : 272). Que Braudel soit ici induit en erreur par un
tiers (un dénommé Deschnepper) ne l’excuse pas : cela dit tout
simplement son ignorance du concept marxien du capital, qui se situe
précisément aux antipodes de cette conception réifiante qui le confond
avec ses supports matériels, les moyens de production. Et c’est l’aveu
en même temps de la raison de cette ignorance : comme l’immense majorité
de ceux et celles qui citent Marx, généralement pour signifier leur
désaccord avec lui, il ne l’a pas lu mais se contente de répéter les
erreurs et incompréhensions communes à son égard. Tant il est vrai qu’on
prend peu de risques à se tromper en une compagnie qui, à défaut d’être
bonne, a l’avantage d’être nombreuse et d’avoir pignon sur rue.
Le « capital humain », cette fiction fétichiste
S’ils communient volontiers dans un commun fétichisme du capital, du
moins les économistes et historiens précédemment évoqués ont-ils la
prudence et la décence de limiter leur fétichisme… au capital. Certains
de leurs collègues, économistes mais aussi sociologues, les surpassent
largement dans l’ordre du fétichisme en transformant en capital le
contraire, l’opposé même, du capital : la force de travail. Un tour de
force dont la voie leur a été ouverte par Gary Becker, l’inventeur et le
promoteur de l’oxymore « capital humain ».
Actuellement professeur à l’université de Chicago dans les
départements d’économie et de sociologie, Gary Becker (né en 1930) a
poursuivi explicitement, dans son œuvre, le projet d’étendre à
l’ensemble des activités humaines (de la discrimination et de la
criminalité… à la vie familiale : nuptialité, fécondité, divorce, etc.),
bien au-delà de la seule sphère économique, le modèle d’intelligibilité
de l’analyse néoclassique précédemment évoqué. Ce qui lui a valu
l’attribution du « prix de la Banque royale de Suède en sciences économiques en mémoire d’ Alfred Nobel » en 1992. Il a notamment postulé l’existence d’un « capital humain »
dont la composition (qualitative) et le volume (quantitatif) sont
cependant variables d’un individu à l’autre ainsi qu’au cours du cycle
de vie d’un même individu. Ce ’capital’ se réduit en définitive à
l’ensemble des capacités personnelles, innées mais aussi et surtout
acquises, dont chaque l’individu peut être doté à un moment donné. Ce
’capital’ est essentiellement fonction de l’origine sociale de son
détenteur, de son éducation familiale, de sa formation initiale,
générale et professionnelle, des « investissements » dans sa formation
personnelle auxquels il peut procéder au cours de son existence mais
aussi de ses ’investissements’ dans sa santé, sa prestance corporelle,
etc. ’Investissements’ qui ont un coût (en argent, en temps, en efforts
personnels, etc.) ; ce qui contraint chacun à arbitrer ses
’investissements’ dans son « capital humain » entre ce coût et
les bénéfices qu’il peut espérer en retirer (en termes de supplément de
revenus, de promotion sociale, de satisfaction dans leurs relations
matrimoniales et familiales, etc.) selon les principes du « choix rationnel ».
En fait, qu’est ce que ce « capital humain » ? Ni plus ni
moins qu’une partie de ce que Marx a nommé la force de travail :
l’ensemble des facultés physiques (puissance, endurance, dextérité,
savoir-faire), morales (patience, courage, persévérance, conscience
morale et professionnelle.), intellectuelles (connaissances générales et
spécialisés, imagination et intelligence), esthétiques (goût, talents),
relationnelles (capacité d’empathie, sens de la relation ou de la
négociation), etc., que possèdent à des degrés et titres divers et sous
différentes formes les individus et que, réduits au statut de salariés,
ils sont contraints de mettre en vente sur le marché du travail et de
mettre en œuvre dans les innombrables procès de travail (activités
productives) dont ils sont les agents. Cette même force de travail à
travers l’exploitation de laquelle la plus-value se forme et, par
conséquent, le capital (au sens de Marx) parvient à se valoriser et
s’accumuler. Représenter la force de travail comme du « capital », c’est donc inverser le rapport capitaliste de production et le rendre littéralement inintelligible.
Pareille inversion nous renvoie en fait, une fois de plus, vers le
fétichisme de la valeur, plus exactement vers la catégorie éminemment
fétichiste de capital fictif procédant, comme je l’ai rappelé plus haut,
de la capitalisation de toute source de revenu régulier (Bihr, 2011).
Or, dans le cadre des rapports capitalistes de distribution, sous forme
de la « formule trinitaire », le travail salarié apparaît comme
une telle source régulière (pour autant que le salarié soit
régulièrement employé) et, par conséquent, la force de travail peut,
elle aussi, prendre la forme de capital fictif.
« L’absurdité du mode de représentation capitaliste atteint ici
son point culminant : au lieu d’expliquer la mise en valeur du capital
par l’exploitation de la force de travail, on explique au contraire la
productivité de la force de travail [= sa capacité de générer un revenu] en faisant de celle-ci cette chose mythique : du capital productif d’intérêt. » (Marx, 1948-1960, VII : 128)
C’est de cette absudité dont Gary Becker et ses disciples sont en
définitive victimes, en même temps qu’ils confortent cette fiction en
lui apportant une caution universitaire.
Mais là ne s’arrête pas la fonction idéologique de la notion de « capital humain ». Car désigner la force de travail comme un « capital humain »,
c’est laisser entendre aux travailleurs salariés que chacun d’eux
possèderait en fait lui aussi, avec sa force de travail, un « capital »
au sens d’un ensemble de ressources, en l’occurrence immatérielles bien
qu’incorporées dans sa personne, qu’il lui appartiendrait de valoriser
au mieux sur le marché du travail, de vendre au meilleur prix et dans
les meilleures conditions, en veillant à en maintenir et même à en
accroître la valeur par sa formation initiale et continue, par son
expérience professionnelle, par sa carrière, tout comme par le soin
apporté à sa santé, par ses activités culturelles et de loisirs hors du
travail, par ses relations personnelles, etc. Autrement dit, dans toutes
les dimensions de son existence, chacun devrait se considérer et se
comporter comme un centre potentiel autonome d’accumulation de richesse
monétaire, à l’instar de l’entreprise capitaliste. En somme, il
appartiendrait à chacun de se comporter comme un capitaliste dont le « capital »
qu’il aurait à gérer ne serait autre que sa propre personne, soit
l’ensemble de ses qualités ou propriétés valorisables sur le marché.
Tous capitalistes, tous entrepreneurs de soi-même, voici ce que
présuppose et laisse entendre la formule « capital humain ».
Concluons provisoirement notre critique des représentations
fétichistes du capital en remarquant que les recherches de Gary Becker,
et notamment sa théorie du « capital humain », ont inspiré de
nombreux économistes mais aussi sociologues en Europe même. Parmi ces
derniers, et pour en rester à l’espace français, on pense immédiatement à
Raymond Boudon. Mais il faut aussi compter parmi eux François de Singly
et … Pierre Bourdieu, chez lequel le concept de capital est
omniprésent, dans un usage non moins fétichiste que chez Becker. Mais la
chose est trop importante pour être liquidée en quelques mots. Il
faudra y revenir.
Bibliographie
- Becker Gary S. (1964), Human Capital : A Theoretical and Empirical Analysis, with Special Reference to Education, Chicago, University of Chicago Press.
- Bihr Alain, 2009, « Le concept de capital chez Marx », ¿Interrogations ?, n°9, [en ligne] http://www.revue-interrogations.org/Le-concept-de-capital-chez-Marx ; 2010a, « La critique de la valeur, fil rouge du Capital », ¿Interrogations ?, n°10 [en ligne] http://www.revue-interrogations.org/La-critique-de-la-valeur-Fil-rouge ; 2010b, « Le capital comme pouvoir », ¿Interrogations ?, n°11 [en ligne] http://www.revue-interrogations.org/Le-capital-comme-pouvoir ; 2011, « Le capital financier », ¿Interrogations ?, n°13 [en ligne] http://www.revue-interrogations.org/Le-capital-financier ; 2012 « Capital et propriété foncière », ¿Interrogations ?, n°14, [en ligne] http://www.revue-interrogations.org/Capital-et-propriete-fonciere.
- Braudel Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Paris, Armand Colin, 1979, tomes 1 à 3.
- Marx Karl, Le Capital (1867-1895), Paris, Éditions Sociales, 1948-1960, tomes I à VIII.
Notes
[1] J’entends ici par représentations vulgaires les représentations communes, ordinaires, couramment répandues dans la population, par opposition aux représentations savantes qui rompent (ou prétendent rompre) avec les précédentes. Mais nous verrons que, s’agissant du capital, les secondes ne se distinguent guère des premières.[2] Consulté en ligne http://www.larousse.fr/encyclopedie/nom-commun-nom/capital/30524 le 13 mars 2013.
Pour citer l'article
Bihr Alain, « Critique des représentations fétichistes du capital », dans revue ¿ Interrogations ?, N°16. Identité fictive et fictionnalisation de l’identité (II), juin 2013 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Critique-des-representations (Consulté le 18 juin 2015).