Devi SACCHETO & Gianni SBROGIO Pouvoir ouvrier à Porto Marghera Du Comité d’usine à l’Assemblée de territoire (Vénétie – 1960-80)
Après la Fiat et la Magneti Marelli 1, ce livre illustre
une troisième figure de l’autonomie ouvrière en Italie, incarnée par le
Comité ouvrier de l’usine Montedison de Porto Marghera (1968-1972), en
face de Venise. Avec d’autres comités de la Vénétie, dont ceux de la
Châtillon et de l’AMMI, il se transformera en Assemblée ouvrière à
partir de novembre 1972, fédérant plusieurs comités de la région.
Le comité est né précisément au Petrolchimico. Cette
usine chimique employait à l’époque 3 000 ouvriers et 1 000 techniciens.
Il s’était formé par la rencontre entre des militants dont certains,
comme Italo Sbrogiò (né en 1934), étaient déjà des cadres du syndicat et
du PCI – quoiqu’en opposition avec leurs pratiques – et d’autres, comme
Augusto Finzi (1941-2004) qui n’avaient aucune expérience politique.
Les questions que se posaient ces militants, leur révolte devant le sort
qui leur était fait seront amenées à maturité par les contacts noués
avec des militants extérieurs du groupe « Potere Operaio
veneto-emiliano » qui, depuis l’hiver 1965-1966, diffusaient sans
relâche tracts et journaux aux portes de l’usine. Ce long travail
d’agitation se concrétisera en juillet 1968 par une grève pour les
salaires et les conditions de travail lancée par le comité, qui sera
bientôt connue de toute l’Italie. Elle atteindra son point culminant le
1er août 1968, lors de la manifestation où les grévistes bloqueront la
gare de Mestre et s’affronteront avec la police.
Le comité mettait en avant des revendications (augmentations uniformes
des salaires, compression vers le haut de l’échelle des salaires, parité
des avantages ouvriers/employés, réduction des cadences, intégration
des ouvriers de la sous-traitance, etc.) et des méthodes de lutte
(assemblées d’atelier puis d’usine, cortèges internes, refus de la
délégation, etc.), analogues aux autres expressions de l’autonomie
ouvrière de l’époque (Comités unitaires de base, Assemblée autonome,
Assemblée étudiants-ouvriers, Comités ouvriers, etc.). Ainsi,
intervenait-on aussi à l’extérieur de l’usine sur les questions du
transport (luttes des banlieusards de Chioggia), du logement
(occupation, baisse des loyers), de la réduction des factures
d’électricité, de la vie chère (contre la hausse des prix dans les
boulangeries et les supermarchés).
Mais ceux de Porto Marghera vont apporter leurs
spécificités. Grâce au long travail d’enquête ouvrière commencé en
1966-1967, ils avaient étudié dans le détail le fonctionnement de
l’usine et pu ainsi (contre le chantage de la direction qui, au nom de
la sécurité des installations, imposait un quota d’ouvriers devant
assurer la maintenance des installations pendant les grèves), ralentir
ou bloquer la production, donnant plus de force à leurs mouvements.
C’est ainsi qu’ils devinrent bientôt le point de référence des autres
usines de la zone de Mestre, puis de la province, avant de se constituer
en Assemblée ouvrière de territoire. Bénéficiant, dans les usines où
ils travaillaient, d’une sociologie (ou « composition de classe »)
différente d’autres réalités italiennes (comme, par exemple, la FIAT de
Mirafiori), marquée par la présence de nombreux techniciens, ils ont
permis que la conscience collective acquise pendant les luttes se
communique aux autres usines et démultiplie les mouvements.
Même si la classe en lutte n’a pas besoin de « héros »,
de leaders auto-proclamés, elle est constituée d’individus singuliers
dont ceux qui, à un moment, expriment ses potentialités, donnent les
indications, synthétisent les réflexions. Le livre et le DVD qui
l’accompagne donnent chair et consistance à ces avant-gardes réelles,
constituées de militants qui ont su résister aux sirènes du confort de
l’appareil stalinien ou syndical, pour maintenir le cap de l’autonomie
ouvrière.
Partant des nuisances dont ils pâtissent (notamment à
l’atelier de chlorure de vinyle), ils font payer au patron les soins
qu’ils sont contraints de subir. Par là, ils en viennent à critiquer les
conséquences de la production industrielle sur la vie dans la région
environnante et sont ainsi les premiers « écologistes » à dénoncer
l’aspect mortifère du Capital et à remettre en cause le travail salarié.
Éléments fondateurs du groupe national « Potere Operaio », en août 1969,
les membres du comité s’y sentiront assez vite mal à l’aise, puis en
opposition et le quitteront avant sa dissolution en 1973, poursuivant
leur expérience propre autour de publications comme Lavoro Zero (1973-1980) et Controlavoro (1977-1980).
Restant en opposition ferme au PCI et au syndicat,
contre leurs politiques de sacrifices imposés aux ouvriers et de
compromis historique avec la DC, organisant des grèves jusqu’en 1979,
certains d’entre eux seront poursuivis par la justice italienne et
condamnés en 1980 (en même temps que s’achève le cycle offensif
prolétarien) à plusieurs années de prison.
Le DVD est constitué d’interviews, réalisées entre 2004
et 2008, d’anciens membres du comité et de l’Assemblée, toujours vifs et
lucides tant sur la situation d’hier que celle d’aujourd’hui. Elles
montrent que, dans les yeux des interviewés, passent les lueurs des
luttes d’hier, qui leur confèrent aujourd’hui, malgré la défaite, une
dignité et une humanité qui sont les privilèges de ceux et de celles qui
ont tenté avec audace et ténacité d’aller à l’assaut du ciel.
Antoine Hasard
Note :
1 Voir dans cette même collection : Giachetti /Scavino. La Fiat aux mains des ouvriers. L’Automne chaud de 1969 à Turin, 2005.
Emilio Mentasti. La Garde rouge raconte. Histoire du Comité ouvrier de la Magneti Marelli (Milan, 1975-78), 2009.