Plus le visage
embaumé de Lénine jaunit et se parchemine, plus la queue des visiteurs à
la porte de son mausolée s’allonge, et moins les gens s’intéressent au
véritable personnage et à sa dimension historique. Chaque jour, de
nouveaux monuments sont élevés à sa mémoire, des metteurs en scène en
font le héros de leurs films, des livres sont écrits à son propos et les
pâtissiers russes confectionnent des figurines de pain d’épice à son
effigie. Mais les traits flous des Lénine en chocolat égalent bien les
histoires inexactes et douteuses qui courent à son sujet. Et bien que
l’Institut Lénine publie ses oeuvres complètes, elles ne signifient
désormais plus rien en comparaison des légendes fabuleuses qui se sont
développées autour de son nom.
Dès l’instant où les gens commencèrent à
s’intéresser aux boutons de col de Lénine, ils cessèrent d’attacher de
l’importance à ses idées. Dès à présent, chacun façonne son propre
Lénine, sinon d’après sa propre image, du moins selon ses propres
désirs. La légende de Lénine est à la nouvelle Russie ce que la légende
napoléonienne est à la France et ce que la légende du roi Frederik est à
l’Allemagne. Et, de même qu’il y eut un temps où les gens refusaient de
croire à la mort de Napoléon, et où d’autres attendaient la
résurrection du roi Frederik, de même il existe encore aujourd’hui en
Russie des paysans pour lesquels le » petit père Tsar » n’est pas
mort, mais continue de satisfaire son insatiable appétit d’hommages sans
cesse réitérés. D’autres font brûler éternellement des veilleuses sous
son portrait; pour ceux-là, il est un saint, un rédempteur qu’il faut
prier pour qu’il vous vienne en aide. Pour les millions d’yeux braqués
sur ces millions de portraits, Lénine symbolise le Moïse russe, saint
George, Ulysse, Hercule, le diable ou le bon dieu. Le culte de Lénine a
donné le jour à une nouvelle religion devant laquelle les plus athées
des communistes ploient du genou avec empressement – cela simplifie bien
la vie à tout point de vue. Lénine leur apparaît comme le père de la
République soviétique, l’homme qui permit à la révolution de triompher,
le grand chef sans lequel ils n’existeraient pas. La Révolution russe
est devenue, non seulement en Russie et dans la légende populaire, mais
aussi pour une large fraction de l’intelligentsia marxiste à travers le
monde, un évènement mondial si étroitement lié au génie de Lénine, qu’il
semblerait que sans lui la révolution – et par là même, l’histoire du
monde – aurait pris un tour entièrement différent. L’analyse
véritablement objective de la Révolution russe révèlera pourtant
immédiatement l’ineptie d’une telle conception.
« L’affirmation
selon laquelle l’histoire est faite par les grands hommes est totalement
dénuée de fondement sur le plan théorique. » C’est avec ces mots que
Lénine a lui-même donné naissance à la légende qui veut qu’il soit le
seul responsable du succès de la Révolution russe. Il estimait que la
Première Guerre mondiale avait été la cause directe de la révolution et
qu’elle en avait déterminé l’heure. Sans cette guerre, a-t-il dit, » la
révolution aurait sans doute été remise à plusieurs décades « . Dire de
la Révolution russe qu’elle s’est déclenchée et qu’elle s’est
développée en grande partie grâce à Lénine, c’est identifier la
révolution à la prise du pouvoir par les bolcheviks. Trotsky lui-même a
dit que tout le mérite du succès du soulèvement d’Octobre, revenait à
Lénine; que, malgré l’opposition de presque tous ses camarades de parti,
il avait seul pris la décision de l’insurrection. Mais la prise du
pouvoir par les bolcheviks ne dota pas la révolution de l’esprit de
Lénine. Tout au contraire, Lénine s’adapta si bien aux nécessités de la
révolution que l’on peut quasiment dire qu’il accomplit l’œuvre de cette
classe qu’il combattait ouvertement [1]. Certes, on a souvent affirmé
que la prise du pouvoir par les bolcheviks avait permis à une révolution
démocratique-bourgeoise de se muer en une révolution
socialiste-prolétarienne. Mais qui pourra croire sérieusement qu’un seul
acte politique ait pu remplacer tout un développement historique; que
sept mois – de février à octobre – aient suffi pour créer les bases
économiques d’une révolution socialiste dans un pays qui commençait à
peine à se débarrasser de ses chaînes féodales et absolutistes et à
s’ouvrir à l’influence du capitalisme moderne?
Jusqu’à l’époque
de la révolution, et encore aujourd’hui dans une large mesure, la
question agraire a joué un rôle décisif dans le développement économique
et social de la Russie. Sur les 174 millions d’habitants que comptait
le pays avant la guerre, 24 millions seulement vivaient dans les villes.
Pour chaque millier de travailleurs rémunérés, 719 travaillaient dans
le secteur agricole. En dépit du rôle considérable qu’ils jouaient dans
l’économie du pays, les paysans continuaient de mener, dans leur grande
majorité, une existence misérable. L’État, la noblesse et les gros
propriétaires terriens exploitaient la population, sans le moindre
scrupule, avec une brutalité toute asiatique.
Depuis l’abolition
du servage (1861), le manque de terre n’a cessé d’être au centre de la
politique intérieure. C’est ce manque qui fut à l’origine de toutes les
tentatives de réforme, car il portait en lui les germes de la révolution
naissante qu’il fallait enrayer. La politique économique du régime
tsariste qui décrétait sans cesse de nouveaux impôts indirects ne
pouvait qu’aggraver la situation des paysans. Les dépenses pour l’armée,
la flotte et la machine gouvernementale atteignirent des proportions
gigantesques. La majeure partie du budget national était gaspillée à des
fins non productives, ce qui eut pour résultat de ruiner totalement la
base économique agricole.
« La liberté et la
terre » , telle fut inévitablement la demande révolutionnaire des
paysans. Et tel fut le slogan de la série de soulèvements paysans qui
devaient, de 1902 à 1906, prendre une ampleur particulière. Cette
agitation, qui coïncidait avec les mouvements ouvriers de grèves
générales, ne manqua pas d’ébranler violemment le cœur même du tsarisme,
à tel point que cette période a pu être qualifiée de » répétition
générale » de la révolution de 1917. La manière dont le tsarisme réagit
devant ces révoltes est particulièrement bien décrite par l’expression
de Bogdanovitch, alors vice-gouverneur de Tambiovsk : « Plus il y a de
fusillés et moins il y a de prisonniers. » Et l’un des officiers qui
avait pris part à la répression des insurrections écrivit : « Ce
n’était que carnage tout autour de nous; tout brûlait; on tirait, on
abattait, on égorgeait. » C’est dans cette mer de sang et de flammes
que naquit la révolution de 1917.
Malgré ces
défaites, l’agitation paysanne se fit plus menaçante. Elle conduisit à
la réforme Stolypine, qui devait toutefois s’avérer vide de contenu; les
promesses ne furent pas tenues et la question agraire ne fit pas le
moindre pas en avant. Ces faibles tentatives d’apaisement ne firent en
fait que renforcer les revendications paysannes. L’aggravation de la
situation des paysans pendant la guerre, la défaite des armées tsaristes
sur le front, l’agitation montante dans les villes, la politique
chaotique du gouvernement qui perdait la tête, l’incertitude générale
qui s’en suivit pour toutes les classes de la société, conduisirent à la
révolution de Février, dont le premier acte fut de mettre brusquement
fin à la brûlante question agraire. Cette révolution ne fut cependant
pas marquée politiquement par le mouvement paysan, qui se borna à lui
apporter toute sa force. Les premières déclarations du comité central
des conseils d’ouvriers et de soldats de Saint-Petersbourg ne firent
même pas état de la question agraire. Mais les paysans devaient vite
attirer sur eux l’attention du nouveau gouvernement. En avril et mai
1917, les masses paysannes, déçues et fatiguées d’attendre, commencèrent
à s’emparer des terres. Craignant de ne pas avoir leur part dans la
nouvelle distribution, les soldats des premières lignes abandonnèrent
leurs tranchées et rentrèrent en toute hâte dans leurs villages. Mais
ils gardèrent leurs armes et le gouvernement ne put s’opposer à leur
désertion. Les appels au sentiment national et au caractère sacré des
intérêts russes ne furent d’aucun ressort devant la nécessité pressante,
pour les masses, de pourvoir enfin à leurs besoins économiques. Et ces
besoins ne pouvaient être satisfaits que par la paix et la terre. On dit
qu’à l’époque, des paysans auxquels on avait demandé de rester au front
pour empêcher que les Allemands n’occupent Moscou avaient paru fort
étonnés et avaient répondu aux émissaires du gouvernement : « Qu’est-ce
que cela peut nous faire? Nous sommes du gouvernement de Tamboff. »
Lénine et les
bolcheviks n’ont pas inventé le slogan victorieux de « la terre aux
paysans » ; ils n’ont fait qu’accepter la véritable révolution paysanne
qui se déroulait indépendamment d’eux. Profitant des hésitations du
régime de Kérensky qui espérait pouvoir résoudre la question agraire par
des pourparlers pacifiques, les bolcheviks s’attirèrent les sympathies
des paysans et purent ainsi renverser le gouvernement et prendre le
pouvoir. Mais ils remportèrent cette victoire uniquement en tant
qu’agents de la volonté des paysans – en sanctionnant leurs
appropriations de terres – et ce n’est que grâce à leur appui qu’ils
purent se maintenir au pouvoir.
Le slogan « la
terre aux paysans » n’a rien à voir avec les principes du communisme.
La parcellisation des grands domaines en une multitude de petites
entreprises agricoles indépendantes était exactement le contraire du
socialisme et ne pouvait se justifier que comme une tactique nécessaire.
Les changements qui s’opérèrent ultérieurement dans la politique
paysanne de Lénine et des bolcheviks furent impuissants à modifier les
conséquences inévitables de cet opportunisme. Malgré les efforts de
collectivisation qui, jusqu’à nos jours, se sont surtout limités à
l’aspect technique des processus de production, l’agriculture russe est
encore aujourd’hui essentiellement déterminée par les intérêts
économiques privés. De même que l’industrie, elle doit nécessairement
s’orienter vers une économie de capitalisme d’État. Bien que le
capitalisme d’État vise à transformer la population rurale en une masse
de salariés agricoles, il est fort improbable que ce but soit atteint
quand on pense aux incidences révolutionnaires d’une telle aventure. La
collectivisation actuelle ne peut être considérée comme
l’accomplissement du socialisme. « Tel est le point de vue
d’observateurs étrangers comme Maurice Hindus, qui estime, pour sa part,
que » même si les Soviets venaient à s’effondrer, l’agriculture russe
demeurerait collectivisée, et son contrôle serait peut-être davantage
entre les mains des paysans que du gouvernement « . Toutefois, même si
la politique agricole bolchevique était menée à bien, même si le
capitalisme d’État s’étendait à toutes les branches de l’économie
nationale, la situation des ouvriers tic serait en rien modifiée. Du
reste, un tel régime ne pourrait être considéré comme une phase de
transition vers le véritable socialisme, puisque les éléments de la
population qui sont aujourd’hui favorisés par le capitalisme d’État,
défendraient leurs privilèges en s’opposant à tout changement, comme le
firent les propriétaires terriens pendant la révolution de 1917.
Les ouvriers qui
ne constituaient alors qu’une faible partie de la population n’eurent
pas de réelle influence sur le caractère de la révolution russe. Quant
aux éléments bourgeois qui avaient combattu le tsarisme, ils devaient
vite reculer devant la nature de leurs propres tâches. Ils ne pouvaient
se rallier à la solution révolutionnaire de la question agraire,
puisqu’une expropriation générale des terres pouvait très facilement
déclencher une expropriation des entreprises industrielles. Ils ne
furent suivis ni par les ouvriers ni par les paysans et le sort de la
bourgeoisie fut décidé par l’alliance temporaire entre ces deux groupes.
Ce furent les ouvriers et non la bourgeoisie qui achevèrent la
révolution bourgeoise ; la place des capitalistes fut prise d’assaut par
l’appareil étatique des bolcheviks sous le slogan léniniste : » Si
capitalisme il faut, faisons le nous-mêmes. » Certes, les ouvriers des
villes renversèrent le capitalisme, mais ils trouvèrent vite un nouveau
maître : le gouvernement bolchevique. Dans les villes industrielles, la
lutte des travailleurs se poursuivit au nom de revendications
socialistes et indépendamment de la révolution paysanne en cours (du
moins en apparence, car celle-ci devait déterminer la lutte ouvrière de
façon décisive). Les revendications révolutionnaires des ouvriers ne
purent être satisfaites. Certes, les ouvriers pouvaient, avec l’aide des
paysans, accéder au pouvoir étatique, mais ce nouvel État prit
rapidement une position qui était directement opposée aux intérêts des
travailleurs. Opposition qui a pris une tournure telle que l’on peut
aujourd’hui parler de » tsarisme rouge » : suppression des grèves,
déportations, exécutions massives, et par conséquent, naissance de
nouvelles organisations illégales qui mènent une lutte communiste contre
le faux socialisme actuel. Le fait que l’on parle aujourd’hui d’étendre
la démocratie en Russie, et d’introduire une sorte de régime
parlementaire, de même que la résolution du dernier congrès des Soviets
sur le démantèlement de la dictature ne sont que de pures manœuvres
tactiques destinées à atténuer la violence avec laquelle le gouvernement
a dernièrement réprimé l’opposition. Il faut se garder de prendre ces
promesses au sérieux; elles ne sont que l’excroissance de la pratique
léniniste qui n’a jamais hésité à faire deux choses contradictoires à la
fois lorsque cela s’avérait nécessaire à sa stabilité et à sa sécurité.
Ce cheminement en zig-zag de la politique léniniste s’explique par la
nécessité pour le gouvernement de s’adapter constamment aux variations
dans les rapports de force entre les classes, de manière à toujours
demeurer maître de la situation. Ainsi ce qui était rejeté hier est
accepté aujourd’hui, et vice versa; le manque de principe a été érigé en
principe, et le parti bolchevique ne se préoccupe que de l’exercice du
pouvoir à tout prix.
Toutefois, ce qui
nous intéresse ici est uniquement de bien montrer comment la révolution
russe n’a pas été l’œuvre ni de Lénine ni des bolcheviks, mais de la
révolte paysanne. Et Zinoviev lui-même, encore au pouvoir à l’époque et
du côté de Lénine, remarquait, lors du XI° congrès du parti bolchevique
(mars-avril 1922) : « Ce ne fut pas l’avant-garde prolétarienne qui se
battit à nos côtés, qui décida de notre victoire, mais bien l’appui que
nous accordèrent les soldats, parce que nous voulions la paix. Et
l’armée, c’était les paysans. Si nous n’avions pas été soutenus par des
millions de soldats paysans, nous n’aurions jamais vaincu la
bourgeoisie. » Parce que les paysans se préoccupaient davantage de la
terre que de la manière dont était géré le pays, les bolcheviks eurent
tout loisir de conquérir le pouvoir. Les paysans laissèrent volontiers
le Kremlin aux bolcheviks, à la seule condition que ceux-ci ne
s’interposent pas dans leur lutte contre les grands propriétaires
terriens.
L’action de Lénine
ne fut pas davantage déterminante dans les villes. Au contraire, il fut
entraîné sans pouvoir offrir de résistance dans le sillage des ouvriers
qui allèrent bien au-delà des bolcheviks dans leurs demandes et dans
leur pratique. Lénine n’a pas conduit la révolution, c’est la révolution
qui l’a conduit. Bien que jusqu’au soulèvement d’octobre Lénine ait
restreint ses premières exigences ambitieuses, se bornant à réclamer le
contrôle de la production, et bien qu’il ait souhaité s’arrêter, une
fois achevée la socialisation des banques et des moyens de transport,
sans aller jusqu’à abolir totalement la propriété privée, les ouvriers
devaient passer outre et exproprier toutes les entreprises. Il n’est pas
sans intérêt de noter que le premier décret du gouvernement bolchevique
fut dirigé contre ces expropriations sauvages des usines par les
conseils ouvriers. A l’époque, les soviets étaient plus puissants que
l’appareil du Parti et Lénine fut forcé de décréter la nationalisation
de toutes les entreprises industrielles. Et ce n’est que sous la
pression des ouvriers que les bolcheviks consentirent à altérer leurs
plans. Peu à peu, le pouvoir étatique allait s’affermir au détriment des
soviets qui n’ont plus guère aujourd’hui qu’un rôle décoratif.
Pendant les premières années de la révolution, et jusqu’à l’introduction de la Nep
en 1921, il y eut toutefois quelques expériences réellement communistes
en Russie. Elles furent non pas l’œuvre de Lénine, mais de ces forces
qui firent de lui un véritable caméléon politique, tantôt réactionnaire
et tantôt révolutionnaire. Il devait ainsi faire figure d’extrémiste
pendant les nouveaux soulèvements paysans contre les bolcheviks, en
accordant une large audience aux ouvriers et aux paysans pauvres qui
s’étaient trouvés lésés par la première distribution de terres. Cette
politique fut un échec : les paysans pauvres refusèrent de soutenir les
bolcheviks. Lénine se retourna donc vers les paysans moyens, n’hésitant
pas à favoriser des éléments capitalistes tandis que ses anciens alliés
étaient abattus à coup de canons, comme ce fut le cas à Cronstadt.
Le pouvoir, rien
que le pouvoir ; c’est à cela que se réduit en fin de compte toute la
sagesse politique de Lénine. Que le chemin suivi et les moyens utilisés
pour atteindre ce but déterminent à leur tour la façon dont ce pouvoir
est appliqué, voilà qui ne le préoccupait guère. Le socialisme pour lui
n’était, en dernière analyse, qu’une sorte de capitalisme d’État sur le
« modèle des postes allemandes » [2]. Et il devait dépasser ce
capitalisme postal sur sa lancée, puisque, en fait, il n’y avait rien
d’autre à dépasser. Il s’agissait uniquement de savoir qui bénéficierait
du capitalisme d’État, et personne ne sut égaler Lénine en ce domaine.
George Bernard Shaw, retour de Russie, n’avait pas tort de déclarer dans
une conférence à la Société Fabienne de Londres que « le communisme
russe n’est rien d’autre que la mise en pratique du programme fabien que
nous soutenons depuis quarante ans » .
Et pourtant, personne n’a jusqu’à présent soupçonné les fabiens de constituer une force révolutionnaire à l’échelle mondiale. Alors que Lénine est avant tout acclamé comme un révolutionnaire, en dépit du fait que le gouvernement russe actuel, chargé d’administrer son » domaine « , publie des démentis vigoureux chaque fois que la presse parle de toasts portés par des Russes à la révolution mondiale – comme ce fut le cas récemment à propos d’un article du New York Times sur le Congrès des soviets russes. La légende qui veut que Lénine symbolise la révolution mondiale s’est établie à partir de la politique internationale conséquente qu’il a poursuivi pendant la Première Guerre mondiale. A l’époque, Lénine ne pouvait concevoir que la révolution russe n’aurait pas de répercussions et qu’elle serait abandonnée à elle-même. Et ceci pour deux raisons : la première étant qu’une telle conception aurait été en contradiction avec la situation objective qui résultait de la Première Guerre mondiale; la seconde qu’il supposait que l’attaque des nations impérialistes contre les bolcheviks aurait raison de la Révolution russe si le prolétariat d’Europe occidentale ne venait à sa rescousse. L’appel de Lénine à la révolution mondiale était un appel au soutien et au maintien du pouvoir bolchevique. La preuve en est son inconsistance sur la question suivante : en même temps qu’il réclamait la révolution mondiale, il demandait le » droit d’auto-détermination de tous les peuples opprimés » pour leur libération nationale. Il espérait avec ces deux slogans affaiblir les forces d’intervention des pays capitalistes dans les affaires russes, en détournant leur attention sur leurs propres territoires et colonies. Les bolcheviks pouvaient ainsi souffler et, pour prolonger autant que possible cette trêve, ils firent usage de leur Internationale. Celle-ci se fixa une double tâche : d’une part, soumettre les travailleurs d’Europe occidentale et d’Amérique aux décisions de Moscou; d’autre part, renforcer l’influence du Kremlin sur les peuples d’Asie orientale. La politique internationale reproduisait le cours de la Révolution russe. Le but visé était d’unir les intérêts des ouvriers et des paysans à l’échelle mondiale et de les contrôler à travers l’organe bolchevique, l’Internationale communiste. Le pouvoir bolchevique russe serait soutenu dans cette voie au moins; et au cas où la révolution mondiale se propagerait vraiment, les bolcheviks pourraient dominer le monde. Si le premier dessein fut couronné de succès, il n’en fut pas de même du second. La révolution mondiale ne put progresser en tant qu’imitation de la révolution russe, et les limitations nationales de la victoire en Russie firent nécessairement apparaître les bolcheviks comme une force contre-révolutionnaire à l’échelle internationale. L’exigence d’une » révolution mondiale » se transforma donc en une théorie de » la construction du socialisme dans un seul pays « . Ceci n’est pas un travestissement de la pensée de Lénine – comme l’affirme aujourd’hui Trotsky – mais bien la conséquence directe de la pseudo-politique de révolution mondiale que poursuivit Lénine lui-même.
Il était évident à l’époque, même pour de nombreux bolcheviks, que si la révolution ne dépassait pas la Russie, elle aurait pour effet d’entraver la révolution mondiale. Dans son ouvrage, Les problèmes économiques de la dictature du prolétariat, publié en 1921 par l’Internationale communiste, Eugène Varga écrivait par exemple : » Il est à craindre que la Russie ne puisse plus être la force motrice de la révolution internationale… Il y a des communistes en Russie qui sont fatigués d’attendre la révolution européenne et qui souhaitent tirer le meilleur parti possible de leur isolement national… Avec une Russie qui se désintéresserait de la révolution sociale des autres pays, les nations capitalistes feraient bon voisinage. Je suis loin de penser qu’un tel engorgement de la Russie révolutionnaire suffirait à arrêter le progrès de la révolution mondiale. Mais sa marche en avant en serait ralentie. » A la même époque, l’accentuation des crises internes en Russie devait amener la grande majorité des communistes à penser de même. En fait, bien avant déjà, en 1920, Lénine et Trotsky avaient fait de leur mieux pour endiguer les forces révolutionnaires d’Europe. La paix mondiale était indispensable à l’établissement d’un capitalisme d’État en Russie, sous les auspices des bolcheviks. Il n’était guère souhaitable que cette paix soit troublée par des guerres ou par de nouvelles révolutions, car dans chaque cas, un pays comme la Russie serait nécessairement impliqué. C’est ainsi que Lénine, par des scissions et des intrigues, décida d’imposer aux mouvements ouvriers d’Europe occidentale la voie néo-réformiste qui devait conduire à leur désintégration. Soutenu par Lénine, Trotsky devait ainsi s’adresser sévèrement aux insurgés du centre de l’Allemagne (1921) : » Nous dirons tout simplement aux ouvriers allemands que nous considérons cette tactique de l’offensive comme des plus dangereuses, et son application pratique comme le plus grand crime politique. » Toujours avec l’approbation de Lénine et à propos d’une autre situation révolutionnaire, Trotsky déclarait, en 1923, au correspondant du Manchester Guardian : » Nous nous intéressons bien entendu à la victoire des classes travailleuses, mais il ne serait pas du tout de notre intérêt de voir une révolution éclater dans une Europe exsangue et de voir le prolétariat ne recevoir que des ruines des mains de la bourgeoisie. Nous voulons pour l’instant maintenir la paix. » Dix ans plus tard, l’Internationale communiste n’opposa pas la moindre résistance à la prise du pouvoir par Hitler. Trotsky n’a pas seulement tort, mais il doit aussi avoir perdu la mémoire – sans doute parce qu’il a perdu son uniforme – lorsqu’il décrit le refus de Staline de soutenir les communistes allemands comme étant une trahison des principes du léninisme. Alors que ce genre de trahison a été constamment pratiquée aussi bien par Trotsky que par Lénine. Mais une des maximes de Trotsky n’était-elle pas que ce qui compte n’est pas ce que l’on fait, mais qui le fait? Dans son attitude envers le fascisme allemand, Staline s’est en fait illustré comme le meilleur disciple de Lénine. Les bolcheviks eux-mêmes n’auraient pas hésité à contracter des alliances avec la Turquie et à soutenir politiquement et économiquement les gouvernements de ce pays, même à une époque où les communistes y étaient sévèrement réprimés et parfois plus sauvagement que ne le fit jamais Hitler.
Et pourtant, personne n’a jusqu’à présent soupçonné les fabiens de constituer une force révolutionnaire à l’échelle mondiale. Alors que Lénine est avant tout acclamé comme un révolutionnaire, en dépit du fait que le gouvernement russe actuel, chargé d’administrer son » domaine « , publie des démentis vigoureux chaque fois que la presse parle de toasts portés par des Russes à la révolution mondiale – comme ce fut le cas récemment à propos d’un article du New York Times sur le Congrès des soviets russes. La légende qui veut que Lénine symbolise la révolution mondiale s’est établie à partir de la politique internationale conséquente qu’il a poursuivi pendant la Première Guerre mondiale. A l’époque, Lénine ne pouvait concevoir que la révolution russe n’aurait pas de répercussions et qu’elle serait abandonnée à elle-même. Et ceci pour deux raisons : la première étant qu’une telle conception aurait été en contradiction avec la situation objective qui résultait de la Première Guerre mondiale; la seconde qu’il supposait que l’attaque des nations impérialistes contre les bolcheviks aurait raison de la Révolution russe si le prolétariat d’Europe occidentale ne venait à sa rescousse. L’appel de Lénine à la révolution mondiale était un appel au soutien et au maintien du pouvoir bolchevique. La preuve en est son inconsistance sur la question suivante : en même temps qu’il réclamait la révolution mondiale, il demandait le » droit d’auto-détermination de tous les peuples opprimés » pour leur libération nationale. Il espérait avec ces deux slogans affaiblir les forces d’intervention des pays capitalistes dans les affaires russes, en détournant leur attention sur leurs propres territoires et colonies. Les bolcheviks pouvaient ainsi souffler et, pour prolonger autant que possible cette trêve, ils firent usage de leur Internationale. Celle-ci se fixa une double tâche : d’une part, soumettre les travailleurs d’Europe occidentale et d’Amérique aux décisions de Moscou; d’autre part, renforcer l’influence du Kremlin sur les peuples d’Asie orientale. La politique internationale reproduisait le cours de la Révolution russe. Le but visé était d’unir les intérêts des ouvriers et des paysans à l’échelle mondiale et de les contrôler à travers l’organe bolchevique, l’Internationale communiste. Le pouvoir bolchevique russe serait soutenu dans cette voie au moins; et au cas où la révolution mondiale se propagerait vraiment, les bolcheviks pourraient dominer le monde. Si le premier dessein fut couronné de succès, il n’en fut pas de même du second. La révolution mondiale ne put progresser en tant qu’imitation de la révolution russe, et les limitations nationales de la victoire en Russie firent nécessairement apparaître les bolcheviks comme une force contre-révolutionnaire à l’échelle internationale. L’exigence d’une » révolution mondiale » se transforma donc en une théorie de » la construction du socialisme dans un seul pays « . Ceci n’est pas un travestissement de la pensée de Lénine – comme l’affirme aujourd’hui Trotsky – mais bien la conséquence directe de la pseudo-politique de révolution mondiale que poursuivit Lénine lui-même.
Il était évident à l’époque, même pour de nombreux bolcheviks, que si la révolution ne dépassait pas la Russie, elle aurait pour effet d’entraver la révolution mondiale. Dans son ouvrage, Les problèmes économiques de la dictature du prolétariat, publié en 1921 par l’Internationale communiste, Eugène Varga écrivait par exemple : » Il est à craindre que la Russie ne puisse plus être la force motrice de la révolution internationale… Il y a des communistes en Russie qui sont fatigués d’attendre la révolution européenne et qui souhaitent tirer le meilleur parti possible de leur isolement national… Avec une Russie qui se désintéresserait de la révolution sociale des autres pays, les nations capitalistes feraient bon voisinage. Je suis loin de penser qu’un tel engorgement de la Russie révolutionnaire suffirait à arrêter le progrès de la révolution mondiale. Mais sa marche en avant en serait ralentie. » A la même époque, l’accentuation des crises internes en Russie devait amener la grande majorité des communistes à penser de même. En fait, bien avant déjà, en 1920, Lénine et Trotsky avaient fait de leur mieux pour endiguer les forces révolutionnaires d’Europe. La paix mondiale était indispensable à l’établissement d’un capitalisme d’État en Russie, sous les auspices des bolcheviks. Il n’était guère souhaitable que cette paix soit troublée par des guerres ou par de nouvelles révolutions, car dans chaque cas, un pays comme la Russie serait nécessairement impliqué. C’est ainsi que Lénine, par des scissions et des intrigues, décida d’imposer aux mouvements ouvriers d’Europe occidentale la voie néo-réformiste qui devait conduire à leur désintégration. Soutenu par Lénine, Trotsky devait ainsi s’adresser sévèrement aux insurgés du centre de l’Allemagne (1921) : » Nous dirons tout simplement aux ouvriers allemands que nous considérons cette tactique de l’offensive comme des plus dangereuses, et son application pratique comme le plus grand crime politique. » Toujours avec l’approbation de Lénine et à propos d’une autre situation révolutionnaire, Trotsky déclarait, en 1923, au correspondant du Manchester Guardian : » Nous nous intéressons bien entendu à la victoire des classes travailleuses, mais il ne serait pas du tout de notre intérêt de voir une révolution éclater dans une Europe exsangue et de voir le prolétariat ne recevoir que des ruines des mains de la bourgeoisie. Nous voulons pour l’instant maintenir la paix. » Dix ans plus tard, l’Internationale communiste n’opposa pas la moindre résistance à la prise du pouvoir par Hitler. Trotsky n’a pas seulement tort, mais il doit aussi avoir perdu la mémoire – sans doute parce qu’il a perdu son uniforme – lorsqu’il décrit le refus de Staline de soutenir les communistes allemands comme étant une trahison des principes du léninisme. Alors que ce genre de trahison a été constamment pratiquée aussi bien par Trotsky que par Lénine. Mais une des maximes de Trotsky n’était-elle pas que ce qui compte n’est pas ce que l’on fait, mais qui le fait? Dans son attitude envers le fascisme allemand, Staline s’est en fait illustré comme le meilleur disciple de Lénine. Les bolcheviks eux-mêmes n’auraient pas hésité à contracter des alliances avec la Turquie et à soutenir politiquement et économiquement les gouvernements de ce pays, même à une époque où les communistes y étaient sévèrement réprimés et parfois plus sauvagement que ne le fit jamais Hitler.
Si l’on considère
que l’Internationale communiste, dans la mesure où elle continue
d’exister, n’est rien d’autre que le bureau de tourisme russe, et si
l’on considère l’échec de tous les mouvements communistes dirigés depuis
Moscou, il est bien évident que la légende de Lénine, ce
révolutionnaire international, est à ce point affaiblie que l’on peut
espérer qu’elle n’aura plus cours dans un proche avenir. Déjà
aujourd’hui les nostalgiques de l’Internationale communiste ne se
servent plus du concept de révolution mondiale, mais parlent plutôt de
» Patrie des travailleurs « , formule dont ils tirent leur enthousiasme
aussi longtemps qu’ils n’ont pas à y vivre en tant qu’ouvriers. Ceux
qui persistent à faire de Lénine un révolutionnaire international ne
cherchent en fait qu’à réveiller les vieux rêves léninistes de
domination du monde, rêves que la lumière du jour a réduit en poussière.
Aucun personnage
de l’histoire moderne n’a été aussi mal interprété et autant défiguré
que ne l’a été Lénine. Nous avons montré que l’on ne peut lui attribuer
le succès de la révolution russe, et que sa théorie et sa pratique
n’avaient pas la portée internationale que l’on a voulu trop souvent
leur donner. De même qu’il n’a pas, en dépit de toutes les affirmations
contraires, élargi ni enrichi le marxisme. Dans l’ouvrage de Thomas B.
Brameld, A Philosophical Approach to Communism récemment publié
par l’université de Chicago, le communisme est encore défini comme »
une synthèse des doctrines de Marx, d’Engels et de Lénine « . Et ce
n’est pas uniquement dans ce livre, mais aussi dans toute la littérature
du parti communiste, que Lénine est ainsi situé. Staline a décrit le
léninisme comme » le marxisme de la période impérialiste « . Mais un
tel jugement ne se justifie que par une surestimation sans fondement de
Lénine. Car Lénine n’a pas ajouté au marxisme le moindre élément qui
puisse être qualifié de nouveau et d’original. Sa position philosophique
n’est autre que le matérialisme dialectique tel qu’il a été développé
par Marx, Engels et Plékhanov. Et c’est à lui qu’il se réfère pour tout
problème important – qu’il brandit comme critère universel, comme arme
de la dernière heure. Dans son principal ouvrage philosophique, Marxisme et empirio-criticisme,
il s’est borné à répéter Engels en opposant les différentes conceptions
philosophiques et en terminant par l’opposition entre matérialisme et
idéalisme. Le matérialisme affirmant la primauté de la nature sur
l’esprit, l’idéalisme partant de la démarche inverse. Lénine a repris à
son compte cette définition en l’étayant d’éléments empruntés à diverses
sources ; il n’a apporté aucun enrichissement majeur à la dialectique
marxienne et il est impossible, dans le domaine philosophique, de parler
d’une école léniniste.
Pour ce qui est de
l’économie, l’œuvre de Lénine reste bien en deçà de ce que l’on a voulu
y voir. Certes, ses écrits économiques sont davantage marxistes que
ceux de ses contemporains, mais ils ne sont que l’application brillante
de doctrines existantes basées sur le marxisme. Du reste, Lénine n’avait
aucunement l’intention de s’ériger en théoricien économique original,
puisqu’il estimait que Marx avait déjà tout dit en ce domaine. Convaincu
qu’il était impossible de dépasser Marx, il devait se borner à prouver
que les postulats marxistes concordaient avec la situation existante.
Son principal ouvrage d’économie, Le Développement du capitalisme eu Russie
en dit long sur ce point. Lénine n’a jamais voulu être autre chose que
le disciple de Marx et seule la légende peut parler d’une théorie du «
léninisme ».
Lénine se voulait
avant tout un politicien pratique. Ses ouvrages théoriques sont presque
exclusivement de nature polémique. Il s’y attaque aux ennemis théoriques
et autres du marxisme, avec lequel il s’identifie. Pour le marxisme, la
pratique décide de la justesse d’une théorie. En tant que praticien au
service de la pensée de Marx, Lénine a peut être rendu un immense
service au marxisme. Toutefois, chaque pratique est, pour le marxisme,
une pratique sociale que les individus ne peuvent modifier ou influencer
que dans une faible mesure, et sur laquelle ils ne peuvent jamais avoir
d’action décisive. On ne peut nier que l’union de la théorie et de la
pratique, du but final envisagé et des problèmes concrets qui se posent
dans l’instant – préoccupations constantes de Lénine – ne soit une
grande réussite. Mais cette réussite ne peut se mesurer que par le
succès qui l’accompagne, et ce succès, nous l’avons déjà dit, fut refusé
à Lénine. Non seulement son œuvre s’est avérée incapable de faire
avancer le mouvement révolutionnaire mondial, mais elle n’a pas su
établir les conditions préalables à la construction d’une véritable
société socialiste eu Russie. Les succès qu’il a pu remporter, loin de
le rapprocher de son but, l’en ont éloigné.
La situation qui
existe aujourd’hui en Russie et la condition des travailleurs à travers
le monde devraient suffire à prouver à tout observateur communiste que
la politique » léniniste » actuelle est l’exact opposé de la
phraséologie qu’elle emploie. Cette contradiction finira bien par
détruire la légende artificielle de Lénine et l’histoire pourra enfin
remettre Lénine à sa véritable place.
Notes
[1] La bourgeoisie.
[2] L’État et la révolution, Ed. de Moscou p. 66.
Article de Paul Mattick paru dans International Council Correspondence vol. II N°1 (décembre 1935). Traduit dans La contre-révolution bureaucratique (UGE, 1973). Première publication web sur La Bataille socialiste en 2008.