Trotsky prétend qu’en rédigeant sa biographie de Staline (1) il 
poursuivait un but : montrer « comment une telle personnalité a pu se développer 
et comment elle a fini par usurper une situation exceptionnelle ». Tel est le but 
avoué. Mais le but réel est tout autre. Il s’agit de montrer pourquoi Trotsky a 
perdu la position de force qui était la sienne à un certain moment, alors que 
c’est lui qui aurait dû être l’héritier de Lénine, étant plus digne de cet 
héritage que Staline. Ainsi, avant la mort de Lénine, ne disait-on pas 
communément « Lénine et Trotsky » ? Ne renvoyait-on pas systématiquement le nom de 
Staline vers la fin, voire même à la dernière place, des listes de dirigeants 
bolcheviques ? N’a-t-on pas vu, en telle ou telle occasion, Lénine proposer de ne 
mettre sa signature qu’après celle de Trotsky ? Bref le livre nous permet de 
comprendre pourquoi Trotsky pensait qu’il était l'« héritier naturel de Lénine 
». 
En fait c’est une double biographie : celle de Staline et de Trotsky.
 
Toute chose a, au départ, des dimensions modestes. Le bolchevisme 
de Lénine et Trotsky diffère tout autant du stalinisme que la peste brune 
hitlérienne de l’année 1933 diffère du national-socialisme de la deuxième guerre 
mondiale. Mais, vient-on à examiner les écrits de Lénine et Trotsky antérieurs à 
la naissance du stalinisme, et on découvre que tout ce qui se trouve dans 
l’« arsenal » stalinien a son correspondant chez les deux autres.(2) Trotsky, par 
exemple, a, tout comme Staline, présenté le travail forcé comme l’application 
d’un « principe socialiste ». Il croyait dur comme fer qu’un socialiste sérieux ne 
pouvait contester à l’État ouvrier le droit de faire sentir la puissance de sa 
dextre à tout ouvrier qui refuserait de mettre à sa disposition la force de 
travail qu’il représente. Et c’est le même Trotsky qui se dépêcha d’attribuer un 
« caractère socialiste » à l’inégalité, arguant que 
« tout travailleur qui en fait 
plus qu’un autre pour l’intérêt général a, en conséquence, droit à une part plus 
grande du produit social que le paresseux, le négligeant ou le saboteur ». C’est 
toujours Trotsky qui s’affirmait convaincu que « tout doit être fait pour 
encourager le développement de l’émulation dans la sphère de la production 
». Il 
va de soi que, chaque fois, ces affirmations étaient présentées comme autant de 
« principes socialistes » valables pour la période de transition. C’étaient, tout 
simplement, les difficultés objectives qui se dressaient sur la route de la 
socialisation complète, qui contraignaient à recourir à ces méthodes. Ce n’était 
pas par goût, mais par nécessité, qu’il fallait renforcer la dictature du Parti 
à un point tel qu’on en venait à supprimer toute liberté d’action, alors que 
celle-ci, sous une forme ou sous une autre, est autorisée dans les Etats 
bourgeois. Et Staline est tout autant fondé à évoquer la « nécessité 
» comme 
excuse.
Ne voulant pas avancer contre le stalinisme que des arguments 
qui, en fin de compte, apparaissent comme l’expression d’une antipathie 
personnelle contre un concurrent dans les luttes du Parti, Trotsky s’est trouvé 
obligé de découvrir des différences politiques entre Staline et lui-même, mais 
aussi entre Staline et Lénine. Ce faisant, il pense pouvoir étayer l’affirmation 
qu’en Russie comme ailleurs, les choses auraient évolué tout autrement sans 
Staline.
Mais il ne peut guère exister de différences « théoriques 
» entre 
Lénine et Staline puisque le seul ouvrage théorique qui soit signé de ce dernier 
a en fait été directement inspiré par Lénine et écrit sous son contrôle direct. 
Si, d’autre part, on admet que la « nature » de Staline « exigeait 
» la machine 
centralisée du Parti, il ne faut pas oublier que c’est Lénine qui lui a 
construit un appareil si parfait. Là encore on ne voit guère de différence entre 
les deux. En réalité, Staline ne fut guère gênant pour Lénine, tant que celui-ci 
fut actif, quelque désagréable qu’il ait pu être pour le 
« numéro deux du 
bolchevisme ».
Pourtant il faut bien qu’il y ait une différence entre léninisme 
et stalinisme si l’on veut comprendre ce que Trotsky appelle le « thermidor 
soviétique », à condition, bien entendu, d’admettre qu’il y a bien eu un tel 
thermidor. Remarquons déjà que Trotsky donne quatre estimations différentes de 
l’époque où ce thermidor a eu lieu. Dans sa biographie de Staline, il élude 
cette question. Il se borne simplement à constater que le thermidor soviétique 
est lié à la « croissance des privilèges de la bureaucratie 
». Mais voilà : cette 
constatation nous ramène à des périodes de la dictature bolchevique antérieures 
au stalinisme, celles où justement Lénine et Trotsky, l’un comme l’autre, se 
sont trouvés jouer un rôle dans la création de la bureaucratie d’Etat, 
augmentant les privilèges de celle-ci dans le but de faire croître son 
efficacité.
La lutte pour le pouvoir
Lorsqu’on examine ce qui s’est passé en réalité, c’est-à-dire la 
lutte acharnée pour le pouvoir qui ne s’est manifestée au grand jour qu’après la 
mort de Lénine, on en vient à soupçonner tout autre chose qu’un thermidor 
soviétique. Car il apparaît clairement qu’à cette époque l’Etat bolchevique 
était déjà suffisamment fort, ou à tout le moins se trouvait dans une situation 
telle qu’il pouvait, jusqu’à un certain point ne pas tenir compte des exigences 
des masses russes ni de celles de la bourgeoisie internationale. La bureaucratie 
montante commençait à se sentir suffisamment maîtresse de la Russie : la lutte 
pour les « Rosines » (3) de la Révolution entrait dans sa phase la plus générale 
et la plus aiguë.
Tous ceux qui participaient à cette lutte ne manquaient jamais de 
rappeler avec insistance qu’il fallait bien recourir à la dictature pour faire 
face aux contradictions non résolues entre « ouvriers » et « paysans 
», aux 
problèmes posés par l’arriération économique du pays, et au danger, sans cesse 
renouvelé, d’une attaque venue de l’extérieur. Et, pour justifier la dictature, 
on eut recours à toutes sortes d’arguments.
La lutte pour le pouvoir qui se déroulait au sein de la classe 
dominante se traduisit ainsi en programmes politiques : pour ou contre les 
intérêts des paysans, pour ou contre l’affaiblissement des conseils 
d’entreprise, pour ou contre une offensive politique sur la scène 
internationale. On échaffauda des théories pompeuses pour se concilier la 
bienveillance de la paysannerie, pour traiter des rapports entre bureaucratie et 
révolution, de la question du Parti, etc. Le summum fut atteint lors de la 
controverse Trotsky - Staline sur la « révolution permanente » et sur la théorie 
du « socialisme dans un seul pays ».
Il est parfaitement possible que tous ces adversaires aient cru 
en ce qu’ils disaient; mais - en dépit de leurs belles divergences théoriques - 
ils se comportaient tous de la même manière dès qu’ils se trouvaient face à une 
même situation pratique. Bien entendu, selon les besoins de leur cause, ils 
présentaient les mêmes faits sous des jours tout différents. Ainsi 
apprenons-nous que lorsque Trotsky courait sur le front - sur tous les fronts - 
c’était pour défendre la patrie, et rien d’autre. Au contraire, Staline fut 
envoyé sur le front parce que « là, pour la première fois, il pouvait travailler 
avec la machinerie administrative la plus accomplie, la machinerie militaire » - 
machinerie dont, soit dit en passant, Trotsky s’attribue tout le mérite. De même 
lorsque Trotsky plaide pour la discipline, il montre sa « main de fer », lorsque 
Staline fait de même, il ne montre que sa brutalité. L’écrasement dans le sang 
de la rébellion de Cronstadt nous est présenté comme une « tragique nécessité 
», 
mais l’anéantissement du mouvement d’indépendance géorgien par Staline comme la 
« russification forcée qui s’abat sur un peuple, sans égard pour ses droits de 
nation ». Inversement : les partisans de Staline dénoncent les propositions de 
Trotsky comme erronées et contre-révolutionnaires, mais lorsque les mêmes 
propositions sont avancées sous le couvert de Staline, ils y voient autant de 
preuves de la sagesse du grand chef.
Pour comprendre le bolchevisme, et plus particulièrement le 
stalinisme, il ne sert à rien de suivre et de prolonger la controverse, 
superficielle et le plus souvent stupide, à laquelle se livrent staliniens et 
trotskistes. Il est fondamental de voir que la révolution russe, ce n’est pas le 
seul parti bolchevique. Tout d’abord, elle n’a même pas éclaté à l’initiative de 
groupes politiques organisés. Bien au contraire. Elle a été le résultat des 
réactions spontanées des masses face à l’écroulement d’un système économique 
déjà fortement ébranlé par la défaite militaire. L’insurrection de février 
commença par des révoltes de la faim qui éclatèrent sur les marchés, par des 
grèves de protestation dans les usines et par des proclamations de solidarité 
avec les émeutiers que lancèrent les soldats. Cependant, dans l’histoire 
moderne, tous les mouvements spontanés s’accompagnent de l’entrée en scène de 
forces organisées. Dès que le tsarisme fut menacé de mort, les organisations 
envahirent le théâtre des opérations avec leurs mots d’ordre, mettant en avant 
leurs buts politiques propres.
Avant la révolution, Lénine avait fait remarquer que 
l’organisation est plus forte que la spontanéité. Mais en insistant fortement 
sur ce fait, il ne faisait que refléter le caractère arriéré de la Russie, dont 
les mouvements spontanés ne pouvaient qu’avoir le même caractère. Les groupes 
politiques les plus avancés eux-mêmes ne proposaient que des programmes limités. 
Les travailleurs de l’industrie visaient la mise en place de réformes 
capitalistes comme celles dont jouissaient les travailleurs des pays 
capitalistes développés. La petite bourgeoisie et les couches supérieures de la 
classe capitaliste souhaitaient l’installation d’une démocratie bourgeoise à 
l’occidentale. Les paysans voulaient les terres, mais au sein d’une agriculture 
capitaliste. Sans doute ces exigences étaient-elles progressistes pour la 
Russie, mais elles constituent l’essence de la révolution bourgeoise.
Le nouveau gouvernement libéral, issu de la révolution de février 
17, voulut continuer la guerre. Mais ce furent justement contre les conditions 
imposées par celle-ci que se révoltèrent les masses. Toutes les promesses de 
réformes à l’intérieur du cadre défini de la Russie de cette époque, et avec le 
maintien des relations de puissance impérialistes, devinrent autant de mots 
creux. Il était absolument impossible de canaliser les mouvements spontanés dans 
la direction souhaitée par le gouvernement. A la suite d’un nouveau soulèvement, 
les bolcheviks prirent le pouvoir. Il ne s’agissait pas en fait d’une 
« seconde 
révolution », mais d’un simple changement de gouvernement, effectué par la force. 
Cette prise de pouvoir par les bolcheviks fut d’autant plus facile que les 
masses en effervescence ne portaient aucun intérêt au gouvernement existant. 
Comme le dit Lénine, le coup d’Etat d’Octobre fut « plus facile à réaliser que de 
soulever une plume ». La victoire définitive fut « pratiquement remportée par 
forfait... Pas un seul régiment ne se présenta pour défendre la démocratie 
russe... La lutte pour le pouvoir suprême, dans un empire couvrant un sixième de 
la planète, s’est déroulée entre des forces étonnamment faibles, d’un côté comme 
de l’autre, que ce soit en province ou dans les deux capitales. »
Les bolcheviks ne cherchèrent pas à rétablir l’ancienne situation 
pour, ensuite, procéder à des réformes. Ils se déclarèrent en faveur de ce 
qu’avaient concrètement mis en place les mouvements spontanés, censés être 
arriérés. Ils se prononcèrent pour la fin de la guerre, le contrôle ouvrier dans 
l’industrie, l’expropriation de la classe dominante, le partage des terres. 
Grâce à cela, ils purent rester au pouvoir.
Les revendications des masses russes d’avant la révolution 
étaient dépassées. Et cela pour deux raisons : d’une part, les revendications de 
ce type étaient satisfaites depuis longtemps dans la plupart des pays 
capitalistes et d’autre part, elles ne pouvaient plus l’être dans les conditions 
qui régnaient alors dans le monde. A une époque où le processus de concentration 
et de centralisation avait mené presque partout à l’écroulement de la démocratie 
bourgeoise, il n’était guère possible d’instaurer celle-ci en Russie. Quand il 
ne saurait plus être question de démocratie du laissez-faire, comment pourraient 
se mettre en place des réformes des relations capital - travail que l’on associe 
ordinairement à la législation sociale et au syndicalisme ? De même, 
l’agriculture capitaliste, au-delà de l’écroulement des anciennes bases féodales 
et de son entrée dans la production pour le marché capitaliste, s’est lancée 
dans l’industrialisation de l’agriculture avec comme conséquence son insertion 
dans le processus de concentration du capital.
Les bolcheviks et la spontanéité des masses
Les bolcheviks n’ont jamais prétendu qu’ils étaient, à eux tous 
seuls, responsables de la révolution russe. Ils prennent parfaitement en compte 
l’existence de mouvements spontanés. Tout naturellement ils mettent l’accent sur 
le fait évident que l’histoire passée de la Russie - pendant laquelle le parti 
bolchevique avait joué son rôle - avait permis aux masses inorganisées 
d’atteindre à une sorte de conscience révolutionnaire vague. Mais ils 
n’hésitèrent pas non plus à prétendre que, sans leur direction, la Révolution 
aurait suivi un autre cours pour aboutir, selon toute vraisemblance, à la 
contre-révolution. « Si les bolcheviks n’avaient pas pris le pouvoir, écrit 
Trotsky, le monde aurait connu une version russe de ’fascisme’, cinq ans avant 
la marche sur Rome. » Pourtant les tentatives contre-révolutionnaires, lancées 
par les forces traditionnelles, ne furent pas brisées par une quelconque 
direction consciente du mouvement spontané, ni par l’action de Lénine qui, 
« grâce à son œil exercé, se faisait une vue correcte de la situation 
» : elles 
échouèrent parce qu’il était impossible de détourner le mouvement spontané de 
ses buts propres. Si on tient à utiliser le concept de contre révolution, on 
peut dire que la seule contre-révolution possible dans la Russie de 17 n’était 
rien d’autre que ce qu’offrait la révolution elle-même. Autrement dit, la 
révolution offrit aux bolcheviks la possibilité de créer un ordre social 
centralisé permettant de maintenir la séparation capitaliste entre ouvriers et 
moyens de production et de refaire de la Russie une puissance impérialiste.
Pendant la révolution, les intérêts des masses révoltées et des 
bolcheviks coïncidèrent à un point vraiment remarquable. De plus, outre cette 
identité temporaire d’intérêts, il y avait une profonde correspondance entre la 
conception bolchevique du socialisme et les conséquences du mouvement spontané. 
Trop « rétrograde » du point de vue du socialisme, mais trop « avancée 
» du point de 
vue du capitalisme libéral, la révolution ne pouvait qu’aboutir à cette forme 
logique de capitalisme dont les bolcheviks faisaient la condition préalable à 
l’instauration du socialisme : le capitalisme d’Etat.
En s’identifiant au mouvement spontané qu’ils ne pouvaient 
contrôler, les bolcheviks se trouvèrent en position de le dominer dès qu’il se 
fut épuisé à la poursuite de ses buts immédiats. Et il y avait beaucoup de buts, 
pouvant être atteints de manières diverses dans les divers domaines. Les 
différentes couches de la paysannerie avaient à satisfaire des besoins 
différents, visaient des buts différents, qu’elles atteignirent ou 
n’atteignirent pas. Leurs intérêts, toutefois, n’avaient aucun lien véritable 
avec ceux du prolétariat. La classe ouvrière elle-même se divisait en de 
nombreux groupes, présentait tout un éventail de besoins spécifiques et de 
conceptions générales. La petite bourgeoisie avait d’autres problèmes. Bref, si 
spontanément l’union se fit contre les conditions imposées par le tsarisme et la 
guerre, il n’y avait aucune unité réelle, pas plus dans les buts immédiats que 
dans la politique à long terme. Les bolcheviks n’eurent aucune difficulté à 
profiter de ces séparations sociales pour mettre en place leur propre pouvoir, 
le consolider et le faire devenir plus fort que toutes les forces sociales parce 
qu’ils n’eurent jamais à faire face à la société dans son ensemble.
De même que tous les autres groupes qui jouèrent un rôle dans la 
révolution, les bolcheviks allèrent de l’avant, poursuivant leur but propre 
: 
tenir le gouvernement. C’était un but à plus longue portée que ceux que visaient 
les autres groupes. il sous-entendait une lutte incessante; la conquête, la 
perte, la reconquête de positions de force. Les couches paysannes se calmèrent 
après le partage des terres. Les ouvriers réintégrèrent les usines en tant que 
salariés. Les soldats retournèrent à la vie civile, reprenant leur ancienne 
condition de paysans ou d’ouvriers : il ne leur était plus possible de continuer 
à errer à travers le pays. Pour les bolcheviks, commença alors réellement le 
combat, avec la victoire de la Révolution. Comme tout gouvernement, celui des 
bolcheviks impliquait soumission à son autorité de toutes les couches sociales. 
Concentrant lentement dans leurs mains tout le pouvoir, centralisant tous les 
organes de contrôle, les bolcheviks finirent bientôt par être capables de 
déterminer la politique.
Derechef la Russie se trouvait complètement organisée 
conformément aux intérêts d’une classe bien déterminée 
: la classe privilégiée du 
système capitalisme d’Etat naissant.
La machinerie du parti
Tout cela n’a rien à voir, ni avec le stalinisme ni avec un 
quelconque « thermidor ». Il n’est question que de la politique menée par Lénine 
et Trotsky depuis le moment où ils prirent le pouvoir. Dans un rapport au VIe 
congrès des soviets (1918), on put entendre Trotsky se plaindre : « tous les 
ouvriers soviétiques n’ont pas compris que notre gouvernement est un 
gouvernement centralisé et que toutes les décisions prises doivent être sans 
appel... Nous serons sans pitié contre les ouvriers soviétiques qui n’auraient 
pas encore compris; nous les mettrons à pied, nous les éliminerons de nos rangs 
et nous leur ferons sentir le poids de la répression ». Trotsky nous explique 
aujourd’hui que ces mots visaient Staline, car celui-ci ne menait pas à bien la 
coordination de ses activités dans la poursuite de la guerre. Nous voulons bien 
le croire; mais comme ces mots pouvaient encore mieux s’appliquer à tous ceux 
qui n’avaient jamais appartenu à la « deuxième élite 
», ou qui plus généralement n’avaient aucun rang dans la hiérarchie soviétique! 
Comme le remarque Trotsky, il y avait déjà « une séparation profonde entre les 
classes en mouvement et les intérêts de l’appareil du Parti. Même les cadres du 
parti bolchevique qui se réjouissaient d’avoir à remplir en toute priorité une 
tâche révolutionnaire exceptionnelle, étaient finalement assez enclins à 
mépriser les masses et à identifier leurs intérêts particuliers à ceux de 
l’Appareil, et cela dès le jour du renversement de la monarchie. »
Trotsky se dépêche d’ajouter que les dangers qu’aurait pu 
entraîner cette situation, étaient contrebalancés par la vigilance de Lénine et 
par les conditions objectives qui faisaient que « les masses étaient plus 
révolutionnaires que le Parti et le Parti plus révolutionnaire que l’Appareil 
». 
Et pourtant l’Appareil était dirigé par Lénine! Avant la Révolution déjà, le 
Comité Central du Parti, et Trotsky nous l’explique dans les moindres détails, 
fonctionnait de manière quasi réglée et était entièrement entre les mains de 
Lénine. Après la Révolution, cet état de fait ne fit que se renforcer. Au 
printemps de 1918, « l’idéal du centralisme démocratique subit de nouvelles 
révisions, en ce sens que, dans les faits, le pouvoir dans le gouvernement et 
dans le Parti se trouva concentré entre les mains de Lénine et de ses 
collaborateurs directs. Ces derniers soutenaient rarement un avis opposé à celui 
du leader bolchevique et exécutaient en fait tous ses désirs. » Comme la 
bureaucratie a fait des progrès par la suite, l’Appareil stalinien doit être le 
fruit d’une défaillance remontant au temps de Lénine. Pour pouvoir faire une 
différence entre le maître de l’Appareil et cet Appareil, comme il en fait une 
entre l’Appareil et les masses, Trotsky doit sous-entendre que seules les masses 
et leur leader le plus avancé étaient réellement révolutionnaires, et que Lénine 
et les masses révolutionnaires furent trahis par l’appareil stalinien qui, pour 
ainsi dire, s’est fait lui-même. Trotsky a sans doute besoin de faire cette 
différence pour justifier ses propres choix politiques, mais elle n’en a pas 
pour autant un fondement réel. Car à l’exception de quelques remarques faites ci 
et là sur le danger de la bureaucratisation - équivalent, chez les bolcheviks, 
de ces croisades que lancent de temps à autre les politiciens bourgeois en 
faveur d’un budget équilibré - Lénine, jusqu’à sa mort, n’a jamais véritablement 
critiqué l’appareil du Parti et sa direction, autrement dit, il ne s’est jamais 
critiqué lui-même. Quelle qu’ait été la politique menée, elle a toujours reçu la 
bénédiction de Lénine, aussi longtemps que celui-ci resta à la tête de 
l’Appareil, et il est bon de se souvenir qu’il mourut, toujours à la tête du 
Parti.
Les aspirations « démocratiques » de Lénine ne sont que légende. 
Sans doute le capitalisme d’Etat sous Lénine diffère-t-il du capitalisme d’Etat 
sous Staline, mais c’est tout simplement parce que le pouvoir dictatorial du 
Géorgien était plus important, ce renforcement découlant en droite ligne des 
efforts de Lénine pour mettre sur pied sa propre dictature. Que Lénine ait été 
moins « terroriste » que Staline, voilà qui est douteux. Comme Staline, il 
rangeait toutes ses victimes sous l’étiquette de « contre-révolutionnaires 
». 
Sans vouloir comparer des statistiques sur le nombre de torturés, d’assassinés 
sous les deux régimes, il suffit de faire remarquer que, sous Lénine et Trotsky, 
le régime bolchevique n’était pas encore assez fort pour entreprendre des 
opérations à la stalinienne, comme la collectivisation forcée et les camps de 
travail, base de la direction étatique de l’économie et de la politique. Ce ne 
sont ni leurs conceptions ni les buts qu’ils se fixaient, mais bien leur 
faiblesse qui contraignirent Lénine et Trotsky à instituer une prétendue 
nouvelle politique économique (N.E.P.), c’est-à-dire à faire des concessions 
réelles à la propriété privée, tout en faisant des concessions verbales à la 
démocratie. La « tolérance » dont firent preuve les bolcheviks vis-à-vis 
d’organisations non bolcheviques, comme les social-révolutionnaires (S.R.), dans 
les premières années du règne de Lénine, ne provient pas comme le prétend 
Trotsky du goût de Lénine pour la démocratie, mais tout simplement de ce que les 
bolcheviks se trouvaient alors dans l’incapacité d’anéantir immédiatement toutes 
les organisations non bolcheviques. Les traits totalitaires du bolchevisme de 
Lénine ne firent que s’accentuer au fur et à mesure que croissaient son contrôle 
de l’Etat et son pouvoir politique. Trotsky affirme que ces traits totalitaires 
ont été imposés par l’activité « contre-révolutionnaire 
» de toutes les 
organisations ouvrières non bolcheviques, mais c’est bien difficile d’invoquer 
cette activité pour expliquer le maintien et l’aggravation de ces traits après 
l’anéantissement de toutes les organisations non-conformistes. De plus, comment 
retenir cette cause pour expliquer les succès remportés par Lénine lorsqu’il 
renforça encore les principes totalitaires au sein des organisations extérieures 
à la Russie, comme l’Internationale Communiste ?
Trotsky apologiste du stalinisme
Ne pouvant mettre entièrement sur le dos des organisations non 
bolcheviques la responsabilité de la dictature exercée par Lénine, Trotsky fait 
appel à un autre argument. « Les théoriciens qui cherchent à prouver que le 
système totalitaire, existant présentement en Russie, découle en fait de 
l’horrible nature du bolchevisme », oublient les années de guerre civile qui 
« ont marqué le gouvernement soviétique de manière indélébile. Beaucoup 
d’administrateurs, une couche considérable d’entre eux en tout cas, ont pris 
l’habitude de commander et d’exiger une obéissance sans condition à leurs 
ordres ». Staline aussi, nous dit-il, « a été marqué par les conditions de cette 
guerre civile, et avec lui tout ce groupe qui, plus tard, allait l’aider à 
imposer sa dictature personnelle ». Comme de plus la guerre civile était menée 
par la bourgeoisie internationale, il en résulte que le côté désagréable du 
bolchevisme, sous Lénine comme sous Staline d’ailleurs, a comme raison 
principale et fondamentale l’hostilité du capitalisme. Le bolchevisme n’a pu 
devenir une monstruosité que parce qu’il devait se défendre 
: voilà pourquoi il a dû recourir au meurtre et à la torture.
Il s’ensuit que le bolchevisme de Trotsky, tout en étalant sa 
haine de Staline, ne conduit qu’à une laborieuse défense du stalinisme, seule 
possibilité qu’il a de se défendre lui-même. Voilà ce qui explique le caractère 
superficiel des différences idéologiques entre stalinisme et trotskisme. 
L’impossibilité où il se trouve d’attaquer Staline sans s’en prendre du même 
coup à Lénine nous fait comprendre dans quelles énormes difficultés se débat 
Trotsky en tant qu’oppositionnel. Son propre passé, ses propres théories lui 
interdisent de faire naître un mouvement qui soit à gauche du stalinisme. Le 
« trotskisme » se trouve ainsi condamné à ne rester qu’une simple agence de 
rassemblement de bolcheviks malheureux. Sans doute pouvait-il jouer ce rôle, à 
l’extérieur de la Russie, vu le combat incessant pour le pouvoir et l’accès aux 
leviers de commande dans le prétendu mouvement « communiste » international. Mais 
en fait il ne pouvait avoir aucune importance véritable, n’ayant rien d’autre à 
offrir que le remplacement d’une élite politique par une autre. La défense de la 
Russie par les trotskistes, pendant la deuxième guerre mondiale, n’est 
visiblement que la prolongation de toute la politique menée antérieurement par 
ces adversaires, jurés sans doute, mais en même temps les plus loyaux, de 
Staline.
La défense du stalinisme à laquelle se livre Trotsky ne se limite 
pas à montrer comment la guerre civile a transformé les bolcheviks de serviteurs 
en maîtres de la classe ouvrière. Il préfère nous renvoyer surtout à un fait des 
plus importants selon lui : « c’est une question de vie ou de mort pour la 
bureaucratie de conserver la nationalisation des moyens de production et de la 
terre », ce qui, toujours selon lui, revient à dire qu »’en dépit de la 
déformation bureaucratique, aussi horrible soit-elle, la base de classe de 
l’U.R.S.S. reste prolétarienne ». Nous pouvons pourtant noter qu’à un certain 
moment Staline a quelque peu inquiété Trotsky. En 1921, Lénine se tourmentait 
: 
est-ce que la N.E.P. est seulement un pas « tactique » ou une « évolution 
» véritable ? Et Trotsky, sachant que la N.E.P. avait renforcé les tendances au 
capitalisme privé, n’a d’abord voulu voir dans le développement de la 
bureaucratie stalinienne « rien d’autre qu’un premier pas vers une restauration 
bourgeoise ». Mais c’étaient là des craintes sans fondement. 
« La lutte contre l’égalité, les tentatives de mise en place de profondes différences sociales 
n’ont pu, jusqu’à ce jour, éliminer la conscience socialiste des masses, ni 
faire disparaître la nationalisation des moyens de production et de la terre, 
ces conquêtes sociales fondamentales de la révolution. » Staline n’a évidemment 
rien à voir avec tout cela, car le thermidor russe aurait, sans aucun doute, 
ouvert la voie à une nouvelle ère de domination à la bourgeoisie, si cette 
domination ne s’était pas déjà montrée dépassée dans le monde entier.
Le résultat : le capitalisme d’Etat
Avec cette dernière remarque de Trotsky nous touchons enfin au 
fondement même de ce que nous discutons ici. Nous avons déjà dit plus haut que 
le résultat concret de la révolution de 1917 n’avait été ni socialiste ni 
bourgeois, mais capitaliste d’Etat. Selon Trotsky, Staline aurait voulu détruire 
la nature capitaliste d’Etat de la société russe pour y substituer une économie 
bourgeoise. Telle serait la signification du thermidor russe. Le déclin de 
l’ordre économique bourgeois dans le monde entier, seul, empêcha et empêche 
Staline de réaliser cet objectif. Tout ce qu’il put faire, ce fut d’imposer la 
dictature haïssable de sa personne à la société construite par Lénine et 
Trotsky. En ce sens, c’est le trotskisme qui a vaincu le stalinisme, même si 
Staline règne toujours au Kremlin!!
Toute cette argumentation s’appuie sur l’identification entre 
capitalisme d’Etat et socialisme. Si certains de ses disciples ont récemment 
découvert qu’il est impossible de continuer à défendre cette identification, 
Trotsky, lui, n’en a jamais démordu. Car c’est là, en fait, l’alpha et l’oméga 
du léninisme et, plus généralement, l’alpha et l’oméga de tout le mouvement 
social-démocrate mondial, dont le léninisme n’est que la partie la plus 
réaliste; réaliste s’agissant de la Russie. Ce mouvement entendait et entend 
encore par « Etat ouvrier » le règne du Parti, et, par socialisme, la 
nationalisation des moyens de production. Or, au fur et à mesure que le contrôle 
politique du gouvernement venait s’ajouter au contrôle de l’économie, on vit se 
dessiner clairement la domination totalitaire sur la société dans son ensemble. 
Le gouvernement assurait sa domination totalitaire par l’intermédiaire du Parti, 
qui restaurait la hiérarchie sociale, étant lui-même une institution 
hiérarchique.
Cette conception du « socialisme » commence maintenant à être 
déconsidérée, mais seulement en prenant comme point de départ l’expérience russe 
et - à un moindre degré celle d’autres pays. Avant 1914, on entendait par prise 
du pouvoir - pacifique ou par la force - la prise en main de la machine 
gouvernementale. On remplaçait un groupe d’administrateurs et de législateurs 
par un autre. Si on se place du point de vue économique, il s’agissait de 
supprimer l’ »anarchie » du marché capitaliste en lui substituant une production 
planifiée sous le contrôle de l’Etat. Et, comme, par définition, l’Etat 
socialiste était un état « juste », contrôlé par les masses au cours d’un 
processus démocratique, il allait de soi qu’il ne pourrait y avoir aucune 
circonstance où les décisions de cet Etat puissent être en contradiction avec 
l’idéal socialiste. Telle fut la théorie qui suffit pour organiser des fractions 
de la classe ouvrière en partis plus ou moins puissants.
La théorie du socialisme que nous venons d’exposer naissait de 
l’exigence d’une planification économique centralisée dans l’intérêt de tous 
ceux qui se trouvent en bas de l’échelle. Le processus de centralisation qui se 
développait avec l’accumulation du capital était par conséquent considéré comme 
une tendance socialiste. L’influence croissante du « travail 
» (labor) dans l’appareil d’Etat était saluée comme un pas en direction du socialisme. Mais en 
réalité, le processus de centralisation se montrait tout autre chose qu’une 
auto-transformation en propriété sociale. Il n’était que le processus de 
dissolution de l’économie du laissez-faire et correspondait à la fin des cycles 
économiques traditionnels, régulateurs de l’économie. Avec le début du XXe 
siècle le capitalisme change de caractère. Il entre dans des conditions de crise 
permanente qui ne peuvent plus trouver leur solution dans l’automatisme des 
relations de marché. Réglementations monopolistiques, intervention de l’Etat, 
politique économique internationale ont transféré le fardeau de la crise sur les 
épaules des pays les moins privilégiés du point de vue capitaliste, au sein de 
l’économie mondiale. Toutes les politiques économiques sont devenues des 
politiques impérialistes. Par deux fois elles ont atteint leurs sommets en 
déclenchant des conflits mondiaux.
Dans une telle situation internationale, reconstruire un système 
économique et politique écroulé, c’est essentiellement l’adapter aux conditions 
nouvelles. La théorie bolchevique de la socialisation répondait à cette 
nécessité de manière remarquable. Pour rétablir la puissance de la nation russe, 
il fallait faire de manière radicale ce qui, dans les nations avancées, avait 
été le résultat d’un processus évolutif. Il fallait combler le fossé entre 
l’économie russe et celle des puissances occidentales. L’idéologie socialiste ne 
servait que de paravent. L’origine socialiste du bolchevisme rendait celui-ci 
tout à fait adapté à l’instauration du capitalisme d’Etat en Russie 
: ce sont les mêmes principes organisationnels qui avaient fait du Parti une organisation bien 
huilée, qui ont été utilisés avec succès pour faire régner l’ordre dans le pays.
Il va de soi que les bolcheviks étaient convaincus d’édifier en 
Russie, sinon le socialisme, du moins ce qui s’en rapprochait le plus puisqu’ils 
menaient à son terme un processus qui, dans les nations occidentales, n’était 
qu’une tendance principale du développement. N’avaient-ils pas aboli l’économie 
de marché, dépossédé la bourgeoisie, mis la main sur le gouvernement 
? Pour les 
ouvriers russes, toutefois, rien n’était changé : ils ne voyaient qu’un nouveau 
groupe de patrons, de politiciens, d’idéologues qui régnaient sur eux. Leur 
situation se mit à ressembler à celle des travailleurs des pays capitalistes en 
temps de guerre. Le capitalisme d’Etat est une économie de guerre et, 
d’ailleurs, tous les systèmes économiques hors de Russie se transformèrent aussi 
en économies de guerre, en autant de capitalismes d’Etat adaptés aux nécessités 
impérialistes du capitalisme moderne. Les autres nations n’imitèrent pas toutes 
les innovations du capitalisme d’Etat russe, elles ne retinrent que celles qui 
correspondaient le mieux à leurs propres besoins. La deuxième guerre mondiale 
eut comme résultat un développement nouveau du capitalisme d’Etat à l’échelle 
planétaire. Les particularités des diverses nations, leurs situations 
spécifiques sur l’échiquier mondial sont à l’origine de la grande variété de 
processus de développement du capitalisme d’Etat.
En s’appuyant sur ce fait bien réel que le capitalisme d’Etat et 
le fascisme ne se sont développés et ne se développent nulle part de la même 
manière, Trotsky affirme que les différences entre bolchevisme, fascisme et 
capitalisme sont faciles à voir. Mais il ne s’agit là que d’accentuations 
arbitraires de différences superficielles dans le développement social, avancées 
pour les besoins de la cause. Dans tous les aspects fondamentaux, les trois 
systèmes sont identiques et ne représentent que des étapes différentes d’un même 
développement : chercher à renforcer par la manipulation de la masse de la 
population, grâce à un gouvernement dictatorial plus ou moins autoritaire, le 
règne des couches privilégiées que ce gouvernement protège, et rendre ce dernier 
capable de jouer sa partie dans le concert de l’économie internationale, par la 
préparation de la guerre, par la conduite de celle-ci, par l’utilisation des 
profits qui en résultent.
Trotsky ne pouvait pas se permettre de voir dans le bolchevisme 
un simple avatar de la tendance mondiale vers une économie fascisante. En 1940, 
il défendait toujours l’opinion que le bolchevisme avait, en 1917, évité la 
venue du fascisme en Russie. Il devrait pourtant, de nos jours, être tout à fait 
clair - et en fait cela aurait dû l’être depuis longtemps - que tout ce que 
Lénine et Trotsky ont réussi à empêcher, c’est d’utiliser une idéologie non 
marxiste pour masquer une reconstruction fasciste de la Russie. En ne servant 
que les buts du capitalisme d’Etat, l’idéologie marxiste du bolchevisme s’est 
tout autant discréditée. Pour tout point de vue qui veut dépasser le système 
capitaliste d’exploitation, trotskisme et stalinisme ne sont que des reliques du 
passé.
(1) Stalin. An appraisal 
of the man and his influence. Edité et traduit du russe par Charles Malsmuth. 
Trotsky a écrit et révisé lui-même les 7 premiers chapitres, c'est-à-dire la 
majeure partie du livre. Malsmuth a édité les 4 derniers chapitres (notes, 
extraits, documents, etc.)
(2)  Voir par exemple L. 
Trotsky « Dictatorship vs. Democracy », New York, 1922; en particulier de la 
page 136 à la page 150.
(3) Allusion à l’héroïne de la pièce de Beaumarchais, 
« Le Barbier de Séville » que le Comte Almaviva s’efforce de conquérir par tous les moyens. (N.d.T.)
 

