Le déclenchement de la première grande
guerre mondiale en 1914 a mis en lumière de façon éclatante deux faits :
premièrement, la force gigantesque de l'impérialisme, deuxièmement, la
faiblesse du prolétariat, et notamment celle de son avant-garde et de son
guide, les partis sociaux-démocrates de presque tous les pays.
L'impérialisme se différencie de l'ancien
capitalisme par le fait qu'il cherche à placer sous sa dépendance des parties
du monde qui lui sont étrangères afin de trouver de nouveaux marchés pour ses
produits, de nouvelles sources de matières premières et, avant tout, de
nouvelles zones d'investissement pour ses masses de capitaux surabondantes. Durant
la période de prospérité de ces vingt dernières années, les masses de capitaux
ont grossi démesurément, et de ce fait, le désir de les investir avec un profit
élevé dans les pays non-développés s'est emparé totalement de la bourgeoisie.
Seule une force se tint à l'écart de
l'impérialisme et le combattit : la social-démocratie en tant que
représentante du prolétariat. Lors de plusieurs congrès internationaux et
nationaux, elle exprima dans des résolutions son hostilité à cette politique.
On ne peut douter de la sincérité de ces déclarations ; le danger
d'embrasement d'une guerre du fait de cette aspiration impérialiste se
rapprochait de jour en jour, et une telle guerre mondiale signifiait pour la
classe ouvrière le plus grand des malheurs, un sacrifice indicible de vies et
de biens, l'effondrement de son union internationale, l'amoindrissement de sa
situation économique pour de longues décennies. C'est pour cette raison que les
congrès internationaux firent de la lutte contre la guerre le devoir principal
des partis sociaux-démocrates. Parfois, on se rengorgeait même sur le fait que
la crainte qu'avaient les gouvernements de la social-démocratie empêcherait la
guerre. Mais quand les gouvernements voulurent réellement la guerre en 1914, la
résistance de la social-démocratie apparut, dans les pays de l'Europe
occidentale, comme un spectre inexistant. Et elle n'avoua pas, même en
grinçant des dents, son impuissance, mais elle prit part à la guerre, se soumit
à la volonté de la bourgeoisie, devint patriotique et approuva les crédits de
guerre - une rupture complète avec tout ce qu'elle avait proclamé être
jusqu'alors ses principes et sa tactique.
Comment cela fut-il possible ? On
donne souvent cette réponse : la social-démocratie, le prolétariat étaient
trop faibles. C'est juste mais cela peut facilement être mal compris.
C'est ainsi que des défenseurs de l'attitude du parti allemand disent :
nous étions trop faibles, et donc nous ne pouvions pas résister et nous avons
dû participer. Mais s'il s'était agi là d'une insuffisance de force matérielle,
on aurait pu lutter et tenter de résister le plus possible - comme en Italie
par exemple. Mais c'était bien pire : on n'a pas de tout essayé de
lutter.
La faiblesse était beaucoup plus
grave : essentiellement une absence de combativité, un manque de force
morale, un défaut de volonté à mener la lutte de classe. Que le parti n'obtint
lors des élections qu'un tiers des voix, qui ne comprend, dans un peuple de 70
millions d'habitants, qu'un million de personnes parmi lesquelles l'immense
majorité se contente de payer sa cotisation, qu'un tel parti ne puisse vaincre
et écraser la bourgeoisie, tout le monde le savait d'avance. Mais, d'après ces
chiffres qui correspondent à la force externe du parti, le parti aurait été
assez puissant pour déclencher un grand mouvement d'opposition. Qu'il n'y ait
pas eu de tentative dans ce sens, qu'on ait mis bas les armes sans combattre,
cela démontre que le parti était pourri de l'intérieur et incapable de
remplir ses tâches nouvelles.
Les partis sociaux-démocrates sont issus de
la situation antérieure de l'époque pré-impérialiste ; ils sont,
intellectuellement et matériellement adaptés aux tâches de la lutte
prolétarienne de l'époque précédente. Leur tâche était, pendant la croissance
du capitalisme, de lutter pour des réformes, pour autant qu'elles étaient
possibles sous le capitalisme, et de rassembler et d'organiser les masses
prolétariennes par ce moyen et pour cette fin. C'est ainsi que furent créés de
grands syndicats et partis, mais, entre-temps, la lutte pour les
améliorations dégénéra de plus en plus en une poursuite et une recherche des
réformes à tout prix, jusqu'à demander l'aumône à la bourgeoisie et à se
compromettre avec elle, jusqu'à une politique restreinte aux petits avantages
immédiats, qui ne prenait plus en considération les intérêts généraux de
l'ensemble de la classe et qui renonçait même à la lutte de classe. Sous
l'influence de la grande prospérité qui réduisait fortement la misère la plus
grave qu'est le chômage, un esprit de contentement, d'indifférence à l'égard
des intérêts généraux de classe, fit son apparition. Le réformisme
régnait de plus en plus sur la social-démocratie et il annonçait la
dégénérescence et la décadence des anciennes méthodes précisément à l'époque où
de nouvelles tâches commençaient à se présenter au prolétariat.
Ces tâches nouvelles consistaient dans la
lutte contre l'impérialisme. Contre l'impérialisme, on ne pouvait plus se tirer
d'affaire avec les anciennes méthodes. On pouvait critiquer au parlement ses
manifestations (préparatifs d'armement, impôts, réaction, stagnation de la
législation sociale), mais on ne pouvait pas influencer sa politique, étant
donné qu'elle était menée non par les parlements mais par de petits groupes de
personnes (en Allemagne, le Kaiser avec quelques nobles, généraux, ministres et
financiers ; en Angleterre, trois ou quatre aristocrates et
politiciens ; en France, quelques banquiers et ministres). Les syndicats
avaient du mal à défendre leur peau face aux puissantes unions
patronales ; tout le talent de leurs fonctionnaires se brisait sur la
puissance de granit des maîtres de cartels. On ne pouvait pas changer les lois
électorales réactionnaires par les seules élections. De nouveaux moyens de
lutte étaient nécessaires. La masse prolétarienne devait entrer en scène
elle-même avec des méthodes de lutte actives.
Il n'était pas a priori impensable que le
parti s'adapte à ces conditions et tâches nouvelles, et change sa tactique.
Tout d'abord, cela aurait impliqué une analyse claire, une appréhension
intellectuelle de l'impérialisme, de ses causes, de sa force et de sa
signification. Ensuite, il aurait fallu engager la masse elle-même dans la
lutte là où la force des parlements n'était pas suffisante. Il y eut un petit
début lorsque, dans la lutte pour le suffrage universel en Prusse, les masses
se manifestèrent dans la rue si vigoureusement que la direction du parti
elle-même recula par peur de l'ampleur des nouvelles luttes qui préfiguraient
brusquement l'avenir immédiat, et qu'elle commença, à partir de ce moment-là, à
les étouffer. Un petit groupe de radicaux de gauche tenta d'entraîner le
parti sur cette voie des luttes de masse ; certains essayèrent de susciter
la compréhension de l'impérialisme. Mais les couches dirigeantes du parti, la
direction, la bureaucratie du parti, Kautsky et ses amis, barrèrent le
chemin à cette tendance. Pour eux, l'impérialisme n'était qu'une folie
bourgeoise de la course aux armements, folie alimentée par quelques grands
capitalistes et dont il fallait détourner la bourgeoisie avec de bons
arguments. Ils cherchèrent leur salut dans le « retour à l'ancienne
tactique éprouvée » avec laquelle ils ont essayé vainement de contenir le
révisionnisme. Ils s'opposèrent à la nouvelle tactique révolutionnaire. La
bureaucratie des fonctionnaires et des chefs, qui identifiait naturellement
ses intérêts de groupe particuliers pour un développement calme et
pacifique du parti avec les intérêts du prolétariat, résista de toutes ses
forces aux « aventures anarcho-syndicalistes » dans lesquelles les
« actionnaires de masse » voulaient précipiter le parti. La
bureaucratie régnait sur le parti, intellectuellement et matériellement, grâce
à la presse, à ses fonctions et à son crédit. Il en résulta que la structure
du parti, léguée par la situation antérieure, n'était pas en mesure de
se transformer conformément aux nouvelles tâches. Elle devait sombrer. Le
déclenchement de la guerre en fut la catastrophe. Surprise par les événements,
abasourdie et décontenancée, incapable d'une quelconque résistance, emportée
par les slogans nationalistes, sans force intellectuelle, la plus fière
organisation de la social-démocratie s'effondra en tant qu'organe du socialisme
révolutionnaire. Et avec elle, presque tous les partis sociaux-démocrates
d'Europe, qui étaient pour la plupart depuis longtemps rongés intérieurement
par le réformisme, prirent le même chemin. Comment une nouvelle force de combat
de socialisme s'élèvera ensuite de ces décombres, il faut laisser cela à
l'avenir. Nous pouvons seulement tirer de l'effondrement de l'ancienne
social-démocratie des enseignements pour savoir quelles sont les tâches à
attendre du prolétariat et de quelle manière il sera capable de leur apporter une
solution.
La lutte du prolétariat contre le
capitalisme n'est possible, à partir de maintenant, que comme lutte contre
l'impérialisme ; en effet, le capitalisme moderne ne connaît pas d'autre
politique que la politique impérialiste. La lutte de classe, la lutte pour le
socialisme, prend à présent la forme de la lutte contre l'impérialisme. Mais,
en tant que telle, elle acquiert un caractère nouveau, et même prometteur. De
nouvelles perspectives de victoire apparaissent ; oui, on peut affirmer
tranquillement que seul l'impérialisme crée les conditions pour une
victoire du prolétariat, pour la réalisation du socialisme.
En premier lieu, l'impérialisme rend la
lutte de classe plus intense et plus générale. L'impérialisme éveille toutes
les forces qui sommeillent dans le monde bourgeois, il donne à la bourgeoisie
une forte énergie et un grand enthousiasme pour ses idéaux de grande puissance,
et cela entraîne de grandes masses. Cela signifie tout d'abord, il est vrai, un
effondrement du mouvement ouvrier, tant que les ouvriers restent immobilisés
dans leurs vieilles traditions et ne se sont pas élevés au niveau des exigences
de leur époque. Mais l'espérance du socialisme ne réside pas dans l'incapacité
ou le manque de vigueur de la bourgeoisie mais dans la capacité et la force du
prolétariat. L'action appelle la réaction : de la pression et de l'énergie
venant d'en haut suscitent finalement de l'exaspération, de la détermination
dans la lutte et de l'énergie de la part en bas. Dans l'ancien capitalisme,
c'était le désir d'améliorer les choses qui constituait la force motrice de la
lutte ; mais des millions de gens survivaient dans un état inerte de
satisfaction ; le désir de réformes ne pouvait pas les pousser jusqu'à un
degré d'énergie suffisant. Maintenant, l'impérialisme fait pression sur leurs
conditions d'existence, leur inflige des impôts croissants, exige d'eux des
sacrifices de plus en plus importants, jusqu'à leur écrasement complet ;
maintenant, la dégradation de leur vie les secoue, maintenant, ils doivent se
défendre. On ne peut plus dire : ce n'est pas mon problème puisque je suis
content - on est impliqué, car l'impérialisme s'attaque activement au
prolétariat. Et pas seulement aux prolétaires ; les paysans et les
petits-bourgeois, qui n'avaient pas trop à souffrir autrefois du capital,
doivent également donner leur vie et leurs biens pour les buts impérialistes du
grand capital. Tout le monde est entraîné dans la lutte, d'un côte ou de
l'autre, personne ne peut se tenir à l'écart. Et puisque le socialisme ne peut
pas être obtenu par un petit noyau de combattants se trouvant au sein d'une
masse qui ne participe pas à cette lutte, mais uniquement par le peuple tout
entier, c'est la généralisation de la lutte du fait de l'impérialisme qui
crée justement les conditions pour le socialisme.
En second lieu, l'impérialisme rend
nécessaire de nouvelles méthodes tactiques. Si l'on parle souvent des actions
de masse comme d'une nouvelle tactique, c'est uniquement parce que,
à l'époque du parlementarisme, l'estimation correcte de la réalité s'est perdue
et qu'a fait son apparition la croyance selon laquelle une classe pourrait
remporter la victoire par l'effet des discours de quelques chefs. Tout grand
bouleversement dans la société, toute transmission de pouvoir à une nouvelle
classe fut l'œuvre des masses, des classes mêmes qui remportèrent la victoire. Le
parlementarisme fut déterminant pendant la période de préparation où il fallait
tout d'abord rassembler la classe et où l'on ne pouvait combattre qu'avec des
mots. Dès que des forces suffisantes sont rassemblées pour des offensives
actives, la vieille vérité reprend ses droits, à savoir que c'est uniquement la
classe elle-même qui peut mener la lutte. Et c'est encore plus valable lorsque
de nouvelles circonstances, de nouvelles misères sociales incitent les masses à
l'action. De même que la révolution française fut sans doute la conséquence du
mûrissement de la bourgeoisie et de la progression de nouvelles idées, mais que
son déclenchement, précisément dans ces années-là, fut en même temps le
résultat d'une grande détresse des masses et d'une tension politique
croissante, de même, ce qui est à l'œuvre dans la révolution prolétarienne
c'est la lente croissance de l'idée socialiste conjointement avec l'effet
stimulant d'événements sociaux déterminés.
Cette détresse, ces événements sont
produits par l'impérialisme et c'est en cela qu'il pousse les masses à des
agissements spontanés. Les parlements ne peuvent généralement rien faire dans
les domaines où la politique de la classe dirigeante conduit, pour ainsi dire
instinctivement et mécaniquement, aux actes les plus graves en matière
d'oppression et d'hostilité et à l'encontre des masses, au renchérissement des
prix, aux réductions de salaire, aux impôts, au chômage, à la réaction
politique, à la guerre. Dans ces circonstances, seule la masse elle-même peut
faire quelque chose. Si, déconcertée et incertaine, elle demeure inactive,
toutes les protestations au parlement ne servent à rien et, sans défense, elle
doit tout supporter patiemment. Mais si elle veut se manifester, elle doit
alors se manifester en tant que masse, exercer sur le gouvernement une pression
directe par des démonstrations et des actions spontanées ou préparées ;
cette pression se présente comme un facteur politique nouveau, étant donné que,
par peur que de tels mouvements prennent de l'ampleur, la classe dirigeante a
intérêt à y céder plus ou moins. Il est arrivé souvent, dans les années
précédentes, qu'un attentat préparé contre le droit de coalition dans différent
pays ait été empêché par une action des masses, par exemple grâce à une grève
politique. Si le prolétariat allemand était entré en action massivement et
puissamment il y a trois ans contre la vie chère, ou dans les années
antérieures, contre la guerre, les classes dominantes auraient certainement dû
tenir compte plus ou moins de lui.
Non seulement l'action de la masse
constitue l'unique moyen pour lutter contre de telles difficultés et de tels
dangers avec une possibilité de succès, mais il n'y a pas d'autre façon
d'obtenir des réformes importantes. Dans la première période du
parlementarisme, de nombreuses réformes furent conquises parce que l'augmentation
des voix sociaux-démocrates effrayait la classe dominante ; elle sentait
vaciller les fondements de sa domination. Mais quand elle s'aperçut qu'il ne
s'agissait que d'une façon de voter, que d'un état d'esprit oppositionnel qui
n'était pas suivi d'actions ultérieures, la peur disparut et avec elle son
acceptation bienveillante des réformes. Le précepte : « Oderint, dum
metuant », est également valable dans la lutte de classes ; voter
rouge, quelle importance cela a-t-il pour nous, à condition que l'on s'en
tienne là. C'est seulement par peur que le mécontentement, la puissance, la rébellion
du prolétariat prennent trop d'extension autrement, que la classe dominante
fait des concessions. Avec l'impérialisme qui a donné à la bourgeoisie une
confiance en soi et une assurance nouvelles, les réformes ont cessé. Des
moyens plus énergiques, des actions de masse, sont maintenant nécessaires pour
obtenir des réformes ; et, en Belgique, en Suède, en Russie, cette méthode
d'action a déjà révélé sa force dans la conquête de nouveaux droits politiques.
Cela signifie que la contradiction entre la
tactique révolutionnaire des actions de masse et la tactique non
révolutionnaire du seul parlementarisme ne doit pas être comprise dans un sens
absolu. Est révolutionnaire tout ce qui accroît la puissance de la classe
ouvrière. C'est pourquoi, le parlementarisme était révolutionnaire il y a
trente ans, tandis que les tentatives d'actions subversives étaient en ce
temps-là inefficaces et donc non révolutionnaires. A l'heure actuelle, le
parlementarisme a, sous plus d'un rapport, un effet non révolutionnaire parce
qu'il ne renforce pas la puissance du prolétariat, mais qu'au contraire il
l'affaiblit - mais, naturellement, une lutte parlementaire bien conduite peut
avoir aussi à l'avenir une grande importance révolutionnaire. Et donc
maintenant, sous l'impérialisme, le principe de base de la tactique socialiste
demeure l'unité de la réforme et de la révolution ; la lutte pour les
intérêts vitaux immédiats du prolétariat, contre tout ce qui l'opprime, est en
même temps la lutte pour le socialisme. La différence avec autrefois réside
dans le fait que de grandes, d'importantes réformes ne peuvent être
conquises à l'avenir qu'avec les grands moyens des actions de masse. Les
actions de masse sont les grandes manifestations de force décisives du
prolétariat, dont celui-ci a besoin contre l'énorme puissance de l'impérialisme
pour ne pas être écrasé, pour s'affirmer, pour aller de l'avant. (A côté
d'elles, tous les petits moyens de lutte quotidienne conservent leur valeur et
leur nécessité.) C'est la raison pour laquelle cette nouvelle période du
capitalisme que nous appelons l'époque de l'impérialisme, sera en même temps l'époque
des actions de masse.
Nous voyons donc comment le caractère
nouveau du capitalisme moderne rend nécessaire un socialisme nouveau, un
mouvement ouvrier nouveau avec un caractère nouveau ; nécessaire dans le
sens que ce n'est que comme cela qu'un combat véritable et couronné de succès
est possible contre le capitalisme. Et non seulement ce combat nouveau jaillit
du capitalisme nouveau comme une nécessité inévitable, mais il constitue aussi
en même temps la seule voie pour vaincre la domination du capital, la seule
voie menant au socialisme.
La domination de la bourgeoisie repose
aujourd'hui, comme celle de toutes les classes dominantes précédentes, sur les
grands moyens de pouvoir dont elle dispose. Bien qu'elle ne constitue
habituellement qu'une minorité, elle dispose de savoirs et de connaissances
grâce auxquels elle est intellectuellement supérieure à la masse des
dominés ; par l'école, l'Eglise, la presse, la classe possédante règne sur
les pensées et les sentiments des masses. Son pouvoir repose en outre sur sa
forte organisation. Une minorité bien organisée peut dominer une majorité,
quand celle-ci n'est pas organisée, c'est-à-dire quand elle ne fait pas corps
et qu'elle n'a pas d'unité de volonté et d'action. Cette organisation de la
classe dominante, c'est le pouvoir d'Etat qui, grâce à son armée de
fonctionnaires finement ramifiée et organisée, se dresse partout, comme un
corps à volonté unitaire, face à la masse du peuple atomisée. Et là où
l'autorité habituelle qui en découle disparaît parmi les masses quand celles-ci
entrent en rébellion, l'Etat a à sa disposition de puissants moyens de pouvoir
matériels : police, justice, et en fin de compte une armée disciplinée et
bien équipée - que peut faire contre cela une masse inorganisée de personnes
prises isolément ?
On a souvent nourri, dans la période de
parlementarisme, l'illusion que l'on luttait avec la bourgeoisie pour le
pouvoir d'Etat, pour le commandement de cet organisme durable de l'Etat qui est
le maître des lois. La conséquence de cette conception fut la manière de voir
réformiste : il suffisait de remplacer les ministres capitalistes par des
ministres sociaux-démocrates et nous cinglerions vers le socialisme toutes
voiles dehors. A l'encontre de cela, on pourrait poser la question :
qu'est-ce qui changera fondamentalement dans le monde si ce qui change c'est la
personne des ministres ? On peut se rappeler l'expérience selon laquelle
chaque social-démocrate qui devint ministre devint en même temps le serviteur
et le mandataire de la classe dominante. Mais ce qui est déterminant dans la
critique de cette conquête parlementaire du pouvoir, c'est le fait que la
classe dominante peut rendre impossible partout à l'avance une telle prise de
possession pacifique du pouvoir politique grâce à la loi électorale et à la
constitution. Pour le rendre possible, il faut d'abord conquérir partout
l'égalité du droit de vote ; et ceci n'est possible que si les masses
elles-mêmes interviennent de manière extra-parlementaire. La conquête du
pouvoir politique par le prolétariat se compose, selon le droit public, de deux
éléments : premièrement, la majorité du peuple doit être gagnée au
socialisme, et, deuxièmement, cette majorité doit pouvoir disposer du
gouvernement et de l'Etat. Le premier élément requiert de la propagande, de l'agitation,
de l'action, qui sont tout à fait envisageables dans le cadre du
parlementarisme ; le second implique une démocratie politique
absolue qui n'existe nulle part et qui ne peut pas non plus être réalisée par
le travail pacifique d'agitation et de législation du parlement. Elle ne
peut être conquise que par une lutte des masses, par des actions de masse. C'est
pourquoi le centre de gravité de la lutte pour le pouvoir politique se situe de
plus en plus dans la lutte pour les droits politiques qui constituent l'expression
de la domination de la majorité sur l'Etat. Dans cette lutte, comme en général
dans la lutte de classe, la classe dominante met en mouvement le pouvoir
d'Etat, avec ses instruments de force, contre le prolétariat. Le pouvoir d'Etat
n'est pas simplement un objet neutre de la lutte de classe, mais il est au
contraire une arme et une citadelle de la bourgeoisie, son soutien le plus
solide, sans lequel elle n'aurait jamais pu se maintenir. La lutte du
prolétariat est donc en premier lieu une lutte contre le pouvoir d'Etat.
Quelle est l'importance des actions de
masse dans cette lutte ?
Toutes les conditions et les situations
politiques sont déterminées par les rapports de force entre les classes. Ce
n'est que lorsque une classe montante est supérieure en force à son adversaire
qu'elle peut prendre le pouvoir. La question du socialisme est la question de
la croissance de la force du prolétariat. La puissance sociale du prolétariat
consiste dans sa supériorité numérique qui augmente d'elle-même grâce au
capitalisme, dans sa force intellectuelle - conscience de classe, pensée
révolutionnaire, claire compréhension de la nature de l'Etat et de la société -
et dans sa force morale et matérielle - organisation, solidarité, unité,
discipline. Ces facteurs sont tous encore à l'heure actuelle en quantité
insuffisante ; mais, grâce à sa croissance, la puissance de la classe
ouvrière dépassera en fin de compte celle de la classe dominante. Du fait de sa
conscience de classe et de son intelligence socialiste, elle se rendra
intellectuellement indépendante de la bourgeoisie et elle deviendra
intellectuellement plus forte qu'elle ; du fait de son organisation, elle
sera capable de résister finalement aux puissantes organisations de la
bourgeoisie et de devenir plus solide que le pouvoir d'Etat de celle-ci. Et
cette croissance des éléments de force du prolétariat signifie en même temps
une transformation de toute l'humanité, d'une masse bornée, manquant de
compréhension, d'individus isolés et égoïstes à une humanité conduite par une
conscience commune de sa nature sociale, laquelle deviendra capable, à cette
condition seulement, de diriger par elle-même et de façonner consciemment sa
production et sa vie sociale. C'est cette même montée en puissance qui permettra
au prolétariat de renverser la domination de la bourgeoisie et qui le rendra,
en même temps, mûr pour le socialisme.
Qu'est-ce qui produit cette montée ?
La lutte de classe. Tous les combats, qu'ils occasionnent dans l'immédiat des
victoires ou des défaites, participent à l'édification de la puissance du
prolétariat, soit par la clarification de sa compréhension, soit par le
renforcement de son organisation, soit par la liquidation de traditions qui
l'entravent. L'importance du parlementarisme, au cours de la période écoulée,
consiste dans le fait qu'il a construit les premiers débuts de la puissance
prolétarienne, apporté une compréhension socialiste, aidé à créer des
organisations, quelque peu secoué les masses et en même temps fait s'écailler
l'apparence morale du pouvoir d'Etat. Ce n'était pas suffisant pour rendre
possibles les actions de masse. Les actions de masse seront le moyen de
continuer à accroître la puissance du prolétariat jusqu'au degré le plus élevé
et, en même temps, pour anéantir la puissance du pouvoir d'Etat.
Dans les actions de masse, parmi lesquelles
la grève de masse est la forme la plus puissante, les moyens de force les plus vigoureux
des deux classes s'affrontent. Par sa force morale et intellectuelle, son
organisation, sa violence, l'Etat cherche à empêcher ou à briser l'action des
masses pour ne pas avoir à y céder. L'autorité cherche à décourager, à
intimider et à diviser les travailleurs par la censure de la presse, les
informations mensongères, l'état de siège, les arrestations, les fusillades,
l'empêchement de tout accord mutuel. Ensuite, cela dépend de la conscience
claire et solide, de la détermination et de la discipline sans faille, des
masses que cela réussisse. Si cela réussit, c'est alors une défaite des
travailleurs qui doivent ensuite tenter à nouveau la même chose avec une force
neuve. Mais si cela ne réussit pas, le gouvernement doit alors céder plus ou
moins, et le prolétariat a obtenu un succès, sa force s'est remise à croître et
la puissance de l'Etat a reçu un coup. Lors d'une grève de masse,
l'organisation entière de l'Etat peut temporairement se disloquer et sa
fonction peut temporairement passer à l'organe du prolétariat ; ce qui a
eu lieu en Russie en 1905, peut se représenter à l'avenir en Europe occidentale
sur une échelle bien plus grande. Là, l'organisation du prolétariat a - du
moins temporairement - montré sa supériorité sur l'organisation de la
bourgeoisie. Si on utilise la troupe contre les masses, cela peut signifier
temporairement une victoire pour le gouvernement, mais de ce fait la discipline
commence en même temps à se relâcher et à la fin ce moyen de force le plus
puissant de la classe dominante lui échappe des mains. Naturellement, un
avantage acquis peut être reperdu ; victoires et défaites alterneront ;
mais à la longue, la compréhension, la puissance d'organisation, l'énergie
révolutionnaire des masses augmenteront nécessairement sans cesse alors que la
puissance du pouvoir d'Etat diminuera. Si le prolétariat, et avec lui la
société, ne doivent pas en définitive complètement périr, il n'y a qu'une issue
possible à la lutte : la solidité, qui se développe dans la lutte, de
la solidarité et de l'organisation prolétariennes brise, dans les actions de
masse, les moyens de force et l'organisation de l'Etat. Ainsi, le pouvoir
politique tombe entre les mains du prolétariat, et on peut commencer à créer
les organes qui sont nécessaires à la nouvelle régulation de la production.
L'importance historique des actions de
masse est la suivante : par le difficile combat de la classe elle-même,
elles rendront le prolétariat mûr pour le socialisme et elles permettront
d'anéantir le pouvoir de la bourgeoisie. L'importance historique de
l'impérialisme est la suivante : il contraindra la classe ouvrière à
entamer cette lutte au moyen des actions de masse et à choisir le chemin de la
liberté.
Une nouvelle page de la lutte prolétarienne
commence. Ce n'est que maintenant que cette lutte s'élève à la hauteur de ses
grands buts ; contre le pouvoir très puissant d'un capitalisme qui se
développe de manière gigantesque et d'une bourgeoisie énergique et combative,
c'est à toute la puissance du prolétariat qu'il faut faire appel, c'est la
masse innombrable elle-même qui doit entrer en scène, le regard tourné non plus
vers les sphères étriquées du travail et les petites améliorations, mais vers
la grande lutte mondiale des classes, soulevée par les misères et les
souffrances vers des actions énergiques, le cœur plein d'enthousiasme, l'âme
pleine d'énergie révolutionnaire. Une nouvelle Internationale surgira qui ne
sera plus seulement emplie de sentiments fraternels à l'égard des camarades de
classe d'au-delà les frontières et qui s'effondrera immédiatement devant la
frénésie nationale des détenteurs du pouvoir, mais qui sera prête à combattre
contre sa propre bourgeoisie belliciste avec les prolétaires qui parlent
d'autres langues.
A l'heure actuelle, nous nous trouvons au
milieu des ruines de l'ancienne Internationale, de l'ancien socialisme :
ce n'est que dans le lointain que nous voyons, et seulement théoriquement pour
ainsi dire, ce qu'il en adviendra nécessairement ; pouvons-nous par
hasard observer déjà dans ce qui se passe aujourd'hui les débuts de la nouvelle
évolution ? Voyons-nous déjà le nouveau mouvement ouvrier, la nouvelle
Internationale, grandir sur les décombres de l'ancien mouvement ouvrier, de
l'ancienne Internationale ?
Il a souvent été dit qu'après la guerre, une
scission dans les partis socialistes devait se produire. Ceux qui sont
regroupés aux côtés de l'impérialisme, qui ont de tout leur cœur fait cause
commune « nationale » avec la bourgeoisie - comme Scheidemann, Heine,
Lensch, Vaillant,
Sembat, Plekhanov, les liquidateurs, Tillet - tous ceux-là,
quels que soient les services qu'ils aient rendus au mouvement ouvrier, ne
pourront plus cohabiter dans le même parti avec ceux qui ont combattu de
manière résolue l'impérialisme. Mais l'affaire n'est cependant pas aussi
simple. En effet, le réformisme a déjà depuis longtemps voulu accompagner la
bourgeoisie, la politique coloniale, l'impérialisme ; la guerre, qui
démasque l'impérialisme comme le plus grand ennemi de la classe ouvrière,
clarifie donc simplement le fait que les réformistes et les révolutionnaires,
qui pouvaient cohabiter durant la période des petites réformes, ne doivent plus
appartenir au même parti mais au contraire être des ennemis mortels. Mais,
avec la masse du parti allemand et ses milieux dirigeants - dont Kautsky
est le représentant littéraire -, il en est autrement. Ils ne sont pas des
amis, mais des ennemis de l'impérialisme ; ils n'ont pas pris part à la
guerre du fait d'une manière de penser impérialiste et d'une conscience
nationale claire, mais parce qu'ils furent trompés par le mot d'ordre de guerre
défensive, en partie parce qu'ils s'en tenaient à la vieille idéologie de la
défense de la patrie, et donc du fait de leur ignorance et de leur
philistinisme, en partie parce qu'ils ne savaient pas lutter et qu'ils
n'osaient pas lutter contre la classe dominante. Il existe donc là la
perspective d'un reversement d'état d'esprit, qui est déjà notablement perceptible,
et c'est également valable pour la meilleure partie des ouvriers français,
aussi bien parmi ceux qui appartenaient auparavant aux sociaux-démocrates que
parmi ceux qui appartenaient auparavant aux syndicalistes. On peut penser que
ces masses et leurs représentants se manifesteront de manière de plus en plus
acharnée contre la bourgeoisie et la guerre. N'y a-t-il pas en cela l'espoir
que la majorité, la plus grande ou du moins une très grande partie de
l'ancienne social-démocratie se ressaisisse pour une lutte énergique contre
l'impérialisme, qu'instruite par cette cruelle expérience elle se mette en état
de se défendre et utilise les nouvelles méthodes tactiques, et qu'ainsi elle
reconstruise la nouvelle Internationale à partir des décombres de
l'ancienne ?
Cette question est d'une importance
extraordinaire, mais on ne peut rien prédire avec certitude. On peut cependant
mentionner quelques raisons importantes qui produiront vraisemblablement un autre
avenir. Elles résident dans la nature d'ensemble d'un grand parti achevé, dont
la social-démocratie allemande est le modèle. Il est une organisation
gigantesque, solidement construite, qui vit presque comme un Etat dans l'Etat,
avec ses propres fonctionnaires, ses propres finances, sa propre presse, son
propre monde intellectuel, sa propre idéologie (le marxisme). Le caractère
d'ensemble de cette organisation est adapté à l'époque pré-impérialiste
pacifique, et les champions de ce caractère sont les fonctionnaires, les
secrétaires, les agitateurs, les parlementaires, les théoriciens et les
écrivains, qui, avec leur nombre qui atteint plusieurs milliers, constituent
déjà leur propre caste, un groupe avec ses propres intérêts et qui sont
entièrement de ce fait, intellectuellement et matériellement, les maîtres de
l'organisation. Ce n'est pas un hasard si tous, Kautsky à leur tête, ne veulent
rien savoir d'une lutte véritable et acharnée contre l'impérialisme.
Tous leurs intérêts vitaux s'opposent à la tactique nouvelle qui met en péril
leur existence en tant que fonctionnaires. Leur paisible travail dans les
bureaux et les rédactions, dans les conférences et les réunions de comités,
dans l'écriture d'articles savants et non savants contre la bourgeoisie ou
contre certains d'entre eux - toute cette activité à l'affairement tranquille
est menacée par les tempêtes de l'ère impérialiste. La théorie et la tactique
de Kautsky sont une tentative de préserver tout cet appareil bureaucratique et
instruit des dégâts dans la révolution sociale qui s'annonce. Il ne peut être
en réalité sauvé que si on le place en dehors du tumulte désordonné, en dehors
du combat révolutionnaire, et donc en dehors de la vraie vie. Si le parti et sa
direction suivaient la tactique des actions de masse, le pouvoir d'Etat
attaquerait et peut-être détruirait immédiatement les organisations - la raison
de toute leur existence et de toute l'activité de leur vie -, confisquerait les
caisses, emprisonnerait les chefs. Ce serait naturellement une illusion de
croire qu'il aurait ainsi brisé la force du prolétariat : la puissance
d'organisation des ouvriers ne consiste pas dans la forme extérieure des corps
associatifs mais, au contraire, dans l'esprit d'union, de discipline, d'unité,
et c'est ainsi que les ouvriers créeront des formes nouvelles et meilleures
d'organisation. Mais, pour les fonctionnaires, ce serait la fin, car cette
forme d'organisation antérieure est pour eux tout leur monde, sans laquelle ils
ne peuvent ni exister ni agir. L'instinct de conservation, l'intérêt corporatif
de leur groupe les contraignent donc nécessairement à la tactique d'esquiver
l'impérialisme et de capituler devant lui. C'est pourquoi, ce qui s'est passé
avant la guerre et lors de son déclenchement n'est pas un effet anormal du
hasard. Ils disent - comme ils l'ont déjà dit si souvent - que de telles luttes
de masse périlleuses ruineraient les organisations et que, par conséquent,
elles ne peuvent pas être provoquées de gaieté de cœur. L'organisation qui est
contrôlée par eux ne mènera donc pas la lutte contre l'impérialisme de façon
résolue, avec toute sa puissance. Leur lutte sera une lutte en paroles, avec
des accusations, des requêtes et des adjurations, une lutte apparente
qui évite tout acte de lutte. La meilleure preuve de cela est fournie
précisément par Kautsky lequel, après avoir, à la suite d'une longue
indécision, entamé la lutte contre le social-impérialisme, qualifie en même
temps d' « aventure » les manifestations de rue. Et donc, il faut
combattre l'impérialisme, en paroles, mais ne pas se risquer à des
actions !
C'est pourquoi il n'y a pas grand'chose
d'autre à attendre de la bureaucratie du parti qui a existé jusqu'ici, étant
donné qu'elle ne veut toujours rien savoir d'une lutte révolutionnaire contre
l'impérialisme. Elle voudra limiter la lutte à de petites querelles inutiles au
parlement et dans la presse, à de longues phrases sur de petites questions, à
la petite lutte syndicale. Bien que les réformistes soient des partisans de
l'impérialisme et les radicaux du centre en soient les adversaires, ils
pourront quand même rester ensemble sur la ligne commune de la seule critique
et du non combat. Ils chercheront à transformer le parti en un parti réformiste
bourgeois, en un parti travailliste sur le modèle anglais, avec seulement
quelques phrases socialistes, qui défend énergiquement les intérêts quotidiens
des travailleurs mais qui ne mène pas de grande lutte révolutionnaire.
La tâche consistant à faire voir aux
travailleurs l'importance et la nécessité des actions de masse contre
l'impérialisme, et, en toute occasion, à marcher à leur tête en les informant,
en les aidant et en les dirigeant, revient donc aux sociaux-démocrates
révolutionnaires. Mais si ce sont seulement des minorités ou de petits groupes,
qui n'ont pas encore les masses derrière eux, qui font de la propagande pour
cette nouvelle tactique, tandis que les grands partis de masse ne veulent rien
en savoir - l'action de masse, qui n'est pas pensable sans masses, ne devient-elle
pas une utopie ? Cette contradiction démontre seulement que les actions de
masse ne sont pas possibles en tant qu'actions conscientes, préparées
méthodiquement et conduites par le parti social-démocrate, ainsi que
l'extrême-gauche en Allemagne en faisait la propagande dans les années de
l'avant-guerre. Elles se présenteront d'abord comme des actions spontanées,
jaillissant des masses, lorsque celles-ci seront poussées en avant par la
détresse, la misère et la révolte, tantôt comme la conséquence involontaire
d'une petite lutte projetée par le parti qui submergera les digues, tantôt se déchaînant
« contrairement à la discipline » à l'encontre de la volonté et des
décisions des organisations ; mais ensuite, si elles grossissent puissamment,
elles entraîneront ces organisations elles-mêmes et elles les contraindront
temporairement à faire un bout de chemin avec les éléments révolutionnaires. Il
n'est pas exclu que, si la guerre continue un certain temps, quelque chose de
la sorte puisse bientôt se produire ; les symptômes sont déjà
reconnaissables.
C'est la raison pour laquelle, dans les
périodes à venir, les organisations existantes (parti et syndicat) joueront
probablement, en vertu de leur nature générale, mais en contradiction avec les
luttes et les tâches des masses prolétariennes, essentiellement un rôle de
frein. Mais si la nouvelle tactique perce de plus en plus et si la force du
prolétariat se redresse peu à peu dans de grandes luttes de masse, elles ne
seront plus en mesure de jouer ce rôle. Alors, les organisations engourdies et
imperturbables du parti et du syndicat se transformeront de plus en plus en une
partie subordonnée à l'intérieur d'un mouvement de classe plus large et d'une
organisation de classe plus grande, qui liera les masses ensemble, non pas
grâce à la liste des adhérents, mais grâce à la communauté des objectifs de
classe, pour parvenir à une puissante collectivité de lutte.