UN MOUVEMENT SPONTANÉ
Il existe une conception assez 
répandue qu’une révolution  prolétarienne ne peut se réaliser qu’à 
condition qu’on ait créé avant  des organisations puissantes et mis à 
leur tête une direction résolue  qui formule des slogans et montre le 
chemin, C’est seulement une telle  organisation et une telle direction 
qui pourraient stimuler les masses  et les amener une résistance réelle.
 Ainsi, une avant garde politique  serait la condition indispensable 
pour la lutte décisive qui seule peut  briser le pouvoir de la classe 
dirigeante. Dans le passé, cette  conception a été détruite pour une 
bonne part par la réalité historique.  L’insurrection ouvrière 
d’Allemagne de l’Est de 1953 a relégué une fois  de plus cette 
conception au royaume des fables.
Les masses se sont mises en mouvement
 sans être le moins du monde  stimulées par certaines organisations. Il 
ne pouvait d’ailleurs guère en  être autrement. Des organisations qui 
auraient pu remplir cette « tâche  historique » n’existaient pas dans 
l’Etat d’Ulbricht et de Gretewohl  sous la dictature du parti unique, le
 S.E.D. Des mots d’ordre ou des  résolutions qui auraient pu indiquer 
aux ouvriers « que faire » étaient  absolument inexistants. Il n’y 
avait, et pour cause, aucune trace de ce  qui aurait pu ressembler à une
 direction d’en haut ou de l’extérieur  (1). Après la lutte, un ouvrier 
de l’usine de films Agfa à Wolfen près de  Bitterfeld déclarait : « Il 
n’y avait aucun plan, tout est venu  spontanément. Les ouvriers des 
usines d’à côté ne savaient pas ce qui se  passait dans notre usine 
jusqu’au moment où nous nous sommes trouvés  ensemble dans la rue. »
Un berlinois qui marchait dans un 
cortège qui traversait la capitale  décrivait ainsi ses expériences : 
« Nous avons atteint le Lustgarten, le  but de notre marche et personne 
ne pouvait dire ce qu’il fallait faire  ensuite ». Un habitant de Dresde
 déclarait de son côté : « Nous voulions  faire une manifestation Place 
du Théâtre. Nous ne pensions pas à  d’autres actions pratiques. C’était 
comme une première ivresse. Nous  avions oublié les choses les plus 
simples et les plus urgentes. »
C’est aussi ce que racontait un 
ouvrier d’usine quelque part dans la  zone russe : « C’était une 
catastrophe qu’il n’y eut pas d’organisations  ou quelque chose dans ce 
genre. Dans cette région, nous étions tous des  gens qui n’avions jamais
 fait la grève. Tout était improvisé. Nous  n’avions aucun rapport avec 
d’autres villes ou d’autres usines. Nous ne  savions pas par quoi 
commencer. Mais on était tout joyeux que les choses  se passent comme 
ça. On ne voyait que des visages rayonnants et émus  dans la foule parce
 que tout le monde pensait : c’est enfin l’heure où  nous nous libérons 
du joug de la servitude ». Un témoin oculaire  d’Halberstadt déclarait :
 « Toutes les actions se caractérisaient par  leur spontanéité. S’il en 
avait été autrement, tout aurait mieux  marché… »
Un des premiers auteurs qui a écrit 
sur les événements de cet été là  en a conclu que « les actions qui 
prenaient ainsi la forme d’une grève  générale se déroulèrent d’une 
manière non coordonnée et d’une manière  totalement différente de ce qui
 se serait produit s’il s’était agi d’une  grève proclamée par un 
mouvement syndical. Les syndicats existants  étaient dominés par les 
adhérents du système et ne servaient que les  intérêts de l’Etat. Cela 
explique le fait que des initiatives surgirent  en plusieurs endroits à 
la fois, dans les maisons de centaines et de  milliers d’ouvriers qui, 
au soir du 16 juin écoutaient la radio et  apprenaient ainsi ce que les 
ouvriers du bâtiment de Berlin avaient  fait » (2). Plus loin, le même 
auteur constate que « dès 7 heures du  matin le 18 juin, l’inquiétude 
s’étendait partout dans la zone Est sans  qu’il y eut à ce moment de 
communication entre les villes et les  villages » (3). Plus tard, 
d’autres historiens ne purent que confirmer  cette première 
constatation.
Tous les participants aux événements 
et tous les témoins oculaires  qui les ont rapportés sont tombés 
d’accord sur ce point : l’insurrection  de l’Allemagne de l’Est en juin 
1953 ne peut être caractérisée que  comme un mouvement spontané de la 
classe ouvrière.
DES MENSONGES BOLCHEVIQUES
Le déroulement du mouvement de masse 
en Allemagne de l’Est était un  arrêt de mort pour toutes les théories 
qui, comme la théorie  bolchevique, essaient de prouver la nécessité 
d’un parti de  révolutionnaires professionnels comme précurseurs de la 
révolution  prolétarienne. Comme on pouvait s’y attendre, les 
bolcheviques de  l’Allemagne de l’Est ont essayé de se défendre contre 
ce coup que les  ouvriers leur portaient. Après 48 heures de réflexion, 
ils prétendirent  qu’il ne s’agissait nullement d’une lutte ouvrière 
mais… d’un  « complot qui aurait été ourdi bien avant », de la « terreur
 semée par  des bandes menées par Adenauer, Ollenhauer, Kaiser et Reuter
 (4)  personnellement », l’action de « milliers de provocateurs 
fascistes  étrangers » qui « échouait grâce au bon sens des travailleurs
  berlinois ».
L’impudence de ces menteurs ne 
connaissait pas de bornes. Dans leur  propre journal Neues Deutschland, 
le quotidien du S.E.D., du 17 juin  1953, les dirigeants de l’Allemagne 
de l’Est devaient reconnaître que  les ouvriers qui s’étaient mis en 
grève le 16 juin « mettaient  soigneusement leurs distances des 
provocateurs et des éléments  troubles ». Plus tard, ils ont 
complètement passé sous silence le fait  que l’insurrection de juin 
n’était pas tombée du ciel mais était  l’aboutissement d’un mouvement 
qui s’était amp1ifié au cours des mois  précédents. Des semaines déjà 
avant les 16 et 17 juin, des grèves  avaient éclaté à Eisleben, 
Finsterwalde, Fürstenwald, Chemnitz-Borna et  dans d’autres villes. Au 
cours de ces grèves apparaissaient les mêmes  revendications que celles 
qui furent avancées en juin au cours de  l’insurrection. Ces grèves 
antérieures, les bolcheviques n’avaient  jamais prétendu qu’elles 
étaient poussées par des « provocateurs ».  Cependant, leur relation 
avec le mouvement qui se déclencha plus tard  est tellement évidente que
 cette évidence, à elle seule, détruit tous  les incroyables mythes sur 
un prétendu jour X où devait être mené  l’assaut contre la R.D.A.
Selon les bolcheviques, « 95 % des 
manifestants de Berlin Est étaient  venus des secteurs occidentaux ». 
Cela veut dire que ce 16 juin 1953,  vu le nombre des manifestants, 
plusieurs centaines de milliers de  personnes auraient passé aux 
quelques postes de contrôle aux frontières  des secteurs Est et Ouest de
 Berlin. Affirmation complètement ridicule.  Et qui n’était même pas 
prise au sérieux par les bureaucrates eux-mêmes  comme le prouve le 
nombre imposant d’arrestations qu’ils opérèrent  ensuite dans les usines
 ou dans les quartiers populaires de Berlin Est.  Et cela, en dépit du 
fait que leur propre organe, Neues Deutschland ait  écrit, la veille des
 arrestations, que précisément dans les quartiers  ouvriers de Berlin 
Est habitaient des ouvriers « intelligents qui ne se  laissaient pas 
provoquer ».
Si les bolcheviques veulent continuer
 à prétendre que les  manifestants venaient des secteurs occidentaux de 
Berlin, ils sont alors  forcés de reconnaître qu’ils ont arrêté des 
innocents dans les  quartiers de Berlin-Est et qu’ils ont condamné des 
innocents à de  lourdes peines de prison et même à mort. Si, au 
contraire ils  maintiennent que ces condamnés sont « coupables » il ne 
reste pas grand  chose de toutes leurs affirmations sur l’origine des 
manifestants.
Mais, quel était donc le crime de 
ceux que l’on avait ainsi  emprisonnés ou fusillés ? Même le journal 
est-allemand Vorwärts écrivait  le 22 juin et Neues Deutschland le 23 
que dans les chantiers de  construction de la Stalinallee ― où ne 
travaillaient pratiquement que  des membres du S.E.D. ― à l’usine de 
cables de Köpenick ainsi que dans  la région de Leipzig fonctionnaient 
des comités de grève élus par les  ouvriers. Est-ce que cela veut dire 
que l’élection d’un comité de grève  ou bien être élu dans un comité de 
grève était le crime dont étaient  accusés des dizaines de condamnés ?
C’était bien cela en effet. Mais, il 
n’était pas question qu’ils  soient accusés ouvertement de cela. La 
classe dirigeante de l’Allemagne  de l’Est ne pouvait pas se permettre 
de reconnaître qu’elle poursuivait  des ouvriers seulement pour le fait 
qu’ils menaient la lutte de classe  et ce faisant menaçaient le pouvoir 
bolchevique. Et, malgré les  contradictions que nous venons de relever, 
les bolcheviques ont maintenu  leur interprétation minable que 
l’insurrection aurait été « l’oeuvre  des agents de l’Ouest et des 
provocateurs ». Dans le journal Berliner  Zeitung (Est) du 21 juin 1953,
 cette interprétation était formulée comme  suit : « les provocateurs 
étaient vêtus de chemises de cowboys » et  cela, sans que la rédaction, 
pas très intelligente, explique pourquoi,  étant vêtus ainsi, on pouvait
 les reconnaître du premier coup comme des  provocateurs. Peut-être 
parce que des lecteurs intelligents auraient pu leur poser la  même 
question que nous, peut-être parce que personne n’avait aperçu ces  
hommes déguisés en cow-boys, le quotidien Tägliche Rundschau avançait le
  24 juin une autre interprétation selon laquelle les « provocateurs » 
et  « espions de l’Ouest » s’étaient « déguisés en ouvriers du 
bâtiment ».  Mais cette fois, on ne disait pas comment les soit-disant 
espions  auraient pu réussir à se procurer les habits ouvriers 
caractéristiques  de l’Allemagne de l’Est et de plus avec leur mauvaise 
qualité.
Le 20 juin 1953, un certain Kuba 
donnait une troisième interprétation  dans le Neues Deutschland. Il 
parlait des « hooligans », c’est-à-dire  des gens de cette espèce qui 
« se seraient mêlés à la population  ouvrière de Berlin Est et qu’on 
aurait tout de suite reconnu à leur  apparence ». Dans toutes ces 
interprétations, les bolcheviques  s’empêtraient dans leurs propres 
mensonges.
Il ne leur restait pas autre chose. 
Ils étaient bien loin de penser  que l’action des masses dans la R.D.A. 
surgissait des relations sociales  elles-mêmes et que l’ordre établi par
 le S.E.D. soulevait la  perspective d’une révolution prolétarienne tout
 autant que le  capitalisme en Europe ou aux U.S.A. Le même Kuba que 
nous venons de  citer déclarait aux ouvriers de l’Allemagne de l’Est : 
« On a envie de  lutter que si l’on a des raisons pour le faire et de 
telles raisons,  vous n’en aviez pas ».
L’idée que, le fait qu’ils luttaient,
 montrait précisément qu’ils  avaient des raisons pour ça, ne 
l’effleurait même pas. Il y avait un  abîme entre les dirigeants de 
l’Allemagne de l’Est et la classe  ouvrière. Pour ces dirigeants, le 
socialisme, c’était un salaire aux  pièces avec des primes. Pour eux, 
« l’intérêt du prolétariat », c’était  une exploitation plus intense 
qu’à l’Ouest. Que la classe ouvrière  résiste à une telle situation 
était causé, à leurs yeux de dirigeants,  par un « malentendu », un 
malentendu qui devait être clarifié par  l’armée russe avec ses chars 
d’assaut et par la police soi-disant  populaire – la Volkspolizei.
| « La politique des salaires dans la zone Est d’Allemagne a pour but 
 d’obtenir une augmentation de la productivité au moyen d’un plus grand 
 effort et d’une baisse des salaires. Là où cela est possible, on peut  
pratiquer le salaire au rendement. Le montant du salaire dépend d’abord 
 de la catégorie dans laquelle on se trouve, ensuite de la mesure dans  
laquelle l’ouvrier remplit sa norme, c’est-à-dire le nombre de produits 
 qu’il doit produire dans un temps déterminé. Déjà, en 1950, il y avait 
 en Allemagne de l’Est de grandes différenciations dans les salaires. Le
  système russe que voulaient appliquer les dirigeants ne pouvait que  
mener des différences encore plus grandes. » « Le système des salaires dans la zone soviétique », Der Gewerkschafter (« Le Syndicaliste » – ouest -allemand), juillet 1953. | 
LA MARÉE DE LA RÉVOLUTION
Le 16 juin changeait tout et tout le 
monde. Le 17 juin apporterait  encore plus de changements. La raison en 
était que les manifestations de  masse coïncidaient avec des grèves de 
masse et que ces deux formes de  la lutte prolétarienne entremêlées 
provoquent rapidement des réactions  en chaîne. Parce que les ouvriers 
avaient senti leur force de classe,  ils commençaient à agir comme 
classe. Parce qu’ils commençaient à agir  comme classe, le sentiment de 
leur force augmentait.
Pour pouvoir manifester, il faut 
d’abord cesser le travail. D’autre  part, là où les ouvriers 
manifestaient, ils se dirigeaient d’abord vers  les usines où leurs 
camarades hésitants n’avaient pas encore rejoint  leur action. Les 
grévistes devenaient des manifestants et les  manifestants stimulaient 
l’activité de la grève.
Leur unité, les ouvriers, sentaient 
qu’elle existait. Pour éviter  qu’elle ne soit brisée, pour empêcher que
 l’extension permanente de leur  lutte et que cette lutte elle-même en 
même temps ne soit brisée, il  fallait prendre heure par heure des 
mesures dont chacune avait pour  résultat que le mouvement global 
faisait un pas en avant chaque fois et  s’élevait alors à un niveau plus
 haut.
Partout, en Allemagne de l’Est, les 
ouvriers formaient leurs propres  comités de grève qui réglaient leurs 
affaires soit par usine, soit dans  toute une ville, soit dans toute une
 région industrielle. En  conséquence, le pouvoir se déplaçait. 
L’autorité des organes qui  s’étaient formés pendant et pour la lutte 
s’accroissait de plus en plus.  Le pouvoir du parti et du gouvernement 
s’évanouissait. Le pays  échappait à l’emprise de toutes les 
institutions qui existaient jusqu’à  ce moment. Celles-ci perdaient 
leurs fonctions de gouvernement dans la  mesure où de plus en plus, les 
ouvriers se gouvernaient eux-mêmes. Leurs  comités de grève ne prenaient
 pas seulement pratiquement mais aussi  formellement le caractère de 
conseils ouvriers. Ainsi naquit une  organisation qui n’était pas du 
tout formée en vue du bouleversement des  relations sociales, mais qui 
était au contraire le produit d’un  processus révolutionnaire.
Les grèves de masse prenaient dans 
leur ensemble la forme d‘une grève  générale, C’était leur quantité qui 
leur donnait une autre qualité. Ce  changement de qualité se manifestait
 aussi comme un changement de  conscience. Au début, on faisait la grève
 pour faire annuler  l’augmentation des normes de travail et pas du tout
 pour faire tomber le  gouvernement. Le 16 avril, pendant les 
discussions à la centrale  électrique de Zeits, l’ouvrier Engelhardt 
s’écriait : « Nous voulons  vivre comme des êtres humains et nous ne 
voulons rien de plus ! » Mais  du moment où l’on avait bloqué toutes les
 usines, la situation était  différente. Afin de pouvoir vivre comme des
 êtres humains, les ouvriers  demandaient la chute du régime. En effet, 
ils étaient en train de  transformer les relations sociales et cela 
conditionnait la chute d’un  régime basé sur ces relations. Au début, 
ils criaient : « A bas  l’augmentation des normes de travail » ; un peu 
plus tard ils criaient :  « A bas Walter Ulbricht ». Cela caractérise le
 processus  révolutionnaire. Ce n’était pas telle ou telle organisation 
qui avait fait la révolution,  mais c’était la révolution qui créait ses
 propres organisations. Ce  n’était pas une conscience révolutionnaire 
qui poussait la révolution,  mais c’était la révolution qui faisait 
naître une conscience  révolutionnaire. L’un était lié à l’autre. Il 
semblait que les  organisations nouvelles qui n’existaient pas avant 
surgissaient comme  par un coup de baguette magique. En réalité, elles 
surgissaient grâce à  l’initiative des dirigeants complètement inconnus 
qui étaient poussés  par les masses, de dirigeants qui eux-mêmes 
s’étonnaient de leurs  propres actions. Ils avaient été saisis 
soudainement par la tension des  événements et ils avaient été portés en
 avant alors que, dans le  tourbillon social, la conscience de tout 
s’était transformée. D’un côté  la formation des organisations nouvelles
 stimulait grandement cette  transformation de la conscience : il y a 
beaucoup d’exemples de cela.
Dans la ville de Görlitz sur la 
Neisse, le 17 juin, la foule insurgée  s’emparait de l’installation des 
hauts-parleurs de la ville. Tout de  suite les premiers orateurs se 
présentaient : 20.000 hommes les  écoutaient. Le son était mauvais. Ils 
parlaient quand même les uns après  les autres. Des ouvriers de la 
grande usine de wagons Lowa, des  ouvriers d’autres usines, de petits 
artisans, un propriétaire de  bistrot, un architecte, des employés et 
après eux, des ouvriers et des  ouvriers. La plupart d’entre eux ne 
s’étaient jamais trouvés devant un  micro, mais leur enthousiasme, leur 
joie d’être témoins de telles choses  les aidaient à surmonter leur 
trac : ils se trouvaient devant des  milliers et ils parlaient. A 
Magdebourg, le soir du 16 juin, le musicien K. jouait en froc noir et  
chemise blanche à l’Opéra « La Chauve Souris » de Johann Strauss devant 
 une salle comble. Jamais il ne s’était occupé de politique. Il ne se  
doutait pas qu’il se trouverait le lendemain à la tête des ouvriers de  
cette ville industrielle et qu’il serait forcé de s’enfuir ensuite à  
Berlin-Ouest pour cette raison.
A Dresde, un certain Richard S. ― 34 
ans ― habitant de cette ville,  conduisait les grévistes et les 
manifestants d’une usine à l’autre pour  appeler les travailleurs à se 
joindre à l’action. Dans chaque usine, il  entrait dans les grands 
ateliers, sautait sur les tours et gesticulait  jusqu’à ce que les 
machines soient stoppées et les courroies de  transmission débranchées. 
Alors, il commençait à parler : « Est-ce que  vous avez entendu les 
nouvelles de la Stalinallee ? Il faut être  solidaires avec eux. Venez 
dans la rue ! » Lui et deux autres formaient  un comité révolutionnaire.
 Ils arrêtaient tous les camions qui passaient  et persuadaient chaque 
chauffeur de faire demi-tour et de se joindre à  l’action. En peu de 
temps, ils disposaient d’une division motorisée qui à  11 heures du 
matin déjà avait transporté 15.000 ouvriers. Plus tard S.  raconta : 
« Je me sentais comme si j’étais né de nouveau. J’ai envoyé 50  
cyclistes pour occuper la station de radio. »
A Dresde, cette tentative échouait, 
mais à Halle elle réussit. La  station de radio locale fut occupée par 
30 ouvriers insurgés. Ils  s’assuraient que les communiqués de la 
direction centrale de grève  étaient bien diffusés. Les événements du 17
 juin 1953 étaient comme une avalanche. Le jour se  levait à peine que, 
dans toutes les villes et tous les villages et  pratiquement dans toutes
 les usines de l’Allemagne de l’Est, les  ouvriers entraient en lutte. 
Comme à Berlin-Est, cela commençait par des  grèves et des 
manifestations. Quelques heures plus tard, on désarmait  la police.  On 
se pressait autour des bureaux du parti, on déchirait les brochures  de 
propagande du S.E.D., on envahissait les prisons pour libérer ceux  qui 
étaient dedans. Mais ce n’était qu’après ces manifestations de la  
colère populaire que l’insurrection spontanée prenait plus clairement le
  caractère de révolution prolétarienne.
On pouvait observer et pas par hasard
 ― ce processus le plus  clairement dans cette partie de l’Allemagne de 
l’Est qui était la plus  industrialisée et où se trouvait la plus forte 
concentration de  population ouvrière. C’était là le foyer de 
l’incendie. A Halle, Wolfen,  Mersebourg, Bitterfeld, Rosslau, Gera et 
d’autres villes de cette  région surgissaient des organisations qui 
prenaient pour une courte  période le pouvoir exécutif entre leurs 
mains. Ils mettaient en place  une nouvelle structure qui n’était ni 
bourgeoise, ni étatique. Une  structure conçue spécialement pour une 
réelle libération des ouvriers. A  Halle, à 13h30 il y eut une réunion 
dans une des usines de la ville à  laquelle participaient des 
représentants des comités de grève de presque  toutes les usines de la 
ville. On élisait un conseil qui s’appelait  « comité d’initiative » 
mais qui, si l’on y regardait de plus près avait  tous les traits d’un 
conseil ouvrier et qui fonctionnait comme tel.  C’était ce conseil 
ouvrier qui proclamait la grève générale ; c’était  lui qui décidait 
qu’il fallait occuper un des journaux locaux pour y  faire imprimer un 
manifeste. L’opération était en cours lorsque, dans le  dos des 
ouvriers, la police secrète fut avertie et on dut renoncer à ce  
travail.
Personne n’avait besoin de se 
demander quelle classe bougeait à  Halle. Dès les premières heures de la
 matinée, plusieurs colonnes  d’ouvriers venant des usines 
métallurgiques de la banlieue entraient  dans la ville et marchaient en 
direction du centre. Ils faisaient comme  les ouvriers d’Hennigsdorf qui
 avaient envahi Berlin-Est. Sur la place  du marché de Halle une foule 
de plus de 50.000 manifestants se  rassemblait.
A Mersebourg se déroulaient des 
événements semblables : 20.000  ouvriers se dirigeaient vers la Uhland 
Platz dans le centre ; ils  venaient des usines Leuna (5) et ils avaient
 entraîné avec eux les  ouvriers de l’usine Buna Werk à Schkopau, de la 
mine de lignite  Gross-Kayna, des mines de houille de la vallée du 
Geisel et de trois  autres usines (papeteries). La direction de la 
grève, convaincue que la  force des ouvriers se trouvait dans les 
entreprises, conseilla aux  manifestants de rentrer dans leurs usines 
pour lutter là pour leurs  revendications.
De quelles revendications il 
s’agissait, c’était déjà très clair dans  la matinée. Devant le bâtiment
 de la direction de Leuna Werke, tout le  personnel s’était rassemblé. 
Un des porte-paroles, demanda entre autres  qu’il soit mis fin à 
l’accélération incessante des cadences et que l’on  désarme, tout de 
suite la police de l’usine. Les ouvriers occupèrent la  radio de 
l’usine.
A Bitterfeld, dans l’après-midi du 17
 juin, ce que l’on voyait,  personne ne l’avait vu auparavant. Venus de 
toutes les usines de  banlieue, les ouvriers, en habits de travail, 
s’avançaient sur un large  front, les mineurs encore noirs de la 
poussière du charbon. La ville  était toute en fête. Le président du 
comité de grève prenait la parole  sur la Place de la Jeunesse. Il 
parlait encore lorsque l’on apprit que  la police avait arrêté quelques 
ouvriers. A cette nouvelle, le comité de  grève décide d’occuper toute 
la ville. A ce moment, le comité de grève  commença à fonctionner comme 
un conseil ouvrier qui exerçait le pouvoir à  Bitterfeld. Les employés 
municipaux devaient continuer leur travail.  Les pompiers recevaient 
l’ordre d’enlever dans la ville toutes les  affiches du S.E.D. En même 
temps, le comité de grève envisageait la  grève générale, non seulement 
dans la ville et ses environs, mais dans  toute l’Allemagne de l’Est. 
Dans un télégramme envoyé au soi-disant  gouvernement de la R.D.A. À 
Berlin-Est, le comité de grève de Bitterfeld  demandait la « formation 
d’un gouvernement provisoire composé  d’ouvriers révolutionnaires ».
A Rosslau sur l’Elbe, les ouvriers 
étaient aussi maîtres de la ville  pendant une certaine période. Ceux 
qui travaillaient dans les chantiers  navals étaient le noyau de la 
résistance.
On retrouvait dans toutes les usines 
et toutes les villes d’une  certaine importance la même situation qu’au 
centre vital du pays. A  Dresde, les ouvriers de toutes les grandes 
usines, y compris les usines  Zeiss, étaient en grève et manifestaient. 
Dans la province de  Brandebourg, les ouvriers des chantiers navals 
Thälmann, de l’entreprise  de transport Brandenbourg, de la mine 
Elisabeth et de l’usine de chars  Kirchmöser (sous direction russe) 
étaient aussi en lutte. A Falkensee,  le travail avait cessé dans toutes
 les usines. De même à Leipzig,  Francfort sur l’Oder, à Fürstenberg, à 
Greifswald et à Gotha pour ne  citer que quelques villes, les ouvriers 
étaient dans la rue.  Même dans  les mines d’uranium à la frontière 
tchèque, c’était la grève ; même dans  le nord du pays, là où la 
population était la moins dense.
Tout cela n’empêchait pas pas le 
« Neues Deutschland » de proclamer  un mois plus tard, le 28 juillet 
1953, que la grève qui « avait été  préparée par des putschistes avait 
échoué parce que la majorité des  ouvriers ne les écoutait pas et que 
seulement 5 % de la classe ouvrière  s’était lancée dans la grève » (6).
 En réalité, les dirigeants  bolcheviques étaient confrontés à la 
résistance de toute la classe  opprimée.
NI ULBRICHT, NI ADENAUER
Lorsque le gouvernement Ulbricht et 
le S.E.D. annoncèrent au  printemps de 1953 l’augmentation des normes de
 travail, une partie de la  classe ouvrière en Allemagne de l’Est 
espérait pouvoir en neutraliser  les effets en se faisant passer dans 
une catégorie supérieure du  salaire. Mais cet espoir s’avéra rapidement
 complètement vain. Le 22  mai, « Neues Deutschland » écrivait qu’une 
telle revendication était en  complète contradiction avec les intérêts 
des ouvriers. Les ouvriers  avaient pourtant une toute autre opinion de 
leurs intérêts. Le compte  avait été vite fait : un ouvrier qui gagnait 
entre 20 et 24 marks (Est)  par jour n’en toucherait plus après 
l’augmentation des normes qu’entre  13 et 16. Ils ne pouvaient pas 
accepter cela. Ils se révoltaient contre  une attaque aussi brutale sur 
leur niveau de vie ; ils ne résistaient  pas pour des buts politiques ou
 des idéaux révolutionnaires.
Les circonstances faisaient que leur 
lutte contre la politique des  salaires du gouvernement se développait 
en quelques heures en une lutte  contre le gouvernement comme tel. Ce 
n’était pas une conséquence de  leurs intentions. Cela surgissait de 
l’essence de la lutte même et de  son caractère de classe. Ce caractère 
de classe leur montrait le chemin  pour leur action et, à chaque moment,
 jouait un rôle décisif dans le  contenu et la forme de leur mouvement.
Ce caractère de classe est largement 
ignoré à l’Est comme à l’Ouest.  Pour les mêmes raisons d’ailleurs. Si 
les bolcheviques l’avaient  reconnu, ils auraient été forcés de renoncer
 en même temps à tous les  mythes autour de leur propre société. Les 
démocraties bourgeoises de  leur côté n’avaient aucun intérêt à mettre 
l’accent sur la signification  sociale d’événements qui, justement à 
cause de cette signification là,  auraient pu avoir des répercussions 
dans la classe ouvrière en Occident.  C’est pour cela que les chefs 
politiques de la R.F.A. parlaient d’une  insurrection du peuple contre 
l’occupant russe et mettaient au premier  plan des choses qui se 
déroulaient en marge du mouvement mais qui  pouvaient servir facilement 
de support à une interprétation favorable à  la classe dominante. C’est 
pour cela que la classe dominante de  l’Occident parlait d’une lutte 
« pour l’unité allemande ».
Lors d’une manifestation solennelle, 
Place Rudolf Wilde dans le  quartier de Schöneberg à Berlin-Ouest, le 
chancelier Adenauer déclarait  le 23 juin 1953 : « La partie du peuple 
allemand qui se trouve derrière  le rideau de fer nous a fait savoir 
qu’il ne faut pas que nous  l’oublions… Je jure devant tout le peuple 
allemand que nous n’aurons  pas de repos tant qu’ils ne connaîtront pas 
la liberté, jusqu’au moment  où toute l’Allemagne sera réunifiée. » Et 
le bourgmestre Reuter  ajoutait : «  Aucune puissance dans le monde ne 
peut nous diviser nous allemands. La  jeunesse a retiré de la Porte de 
Brandebourg le drapeau de la servitude.  Un jour viendra où cette 
jeunesse y plantera le drapeau de la  liberté… »
C’est vrai que le 17 juin, des jeunes
 avaient ôté le drapeau de la  R.D.A. de cette porte monumentale et 
avaient essayé de le remplacer par  celui de la R.F.A. C’est vrai aussi 
qu’en plusieurs occasions, on avait  scandé « Liberté » et que certains 
cortèges brandissaient des drapeaux  du gouvernement de Bonn. Mais cela 
ne prouvait rien d’autre qu’une  partie des participants au mouvement 
n’avaient pas une idée claire de  leur propre action. Si le sens de leur
 action leur est apparu peu à peu,  certainement ils n’y sont pas tous 
parvenus au même moment. Les ouvriers de l’Allemagne de l’Est ont montré
 en plusieurs occasions  au cours de leur action qu’ils ne se 
dirigeaient pas en premier lieu  contre l’armée russe qui stationnait 
sur le territoire de l’Allemagne de  l’Est mais contre le gouvernement 
du S.E.D. Jusqu’au dernier moment où  cette armée prenait part 
ouvertement aux luttes, l’attitude des ouvriers  vis à vis de cette 
armée n’était pas agressive et se distinguait  nettement de leur 
attitude contre la police populaire et contre les  fonctionnaires du 
parti.
Si l’on pose la question de savoir si
 tous les ouvriers d’Allemagne  de l’Est ont compris leur action comme 
un mouvement de classe, alors, la  réponse est sans aucun doute 
négative. Mais cela ne change rien au fait  incontestable que malgré 
cela, leur action était un mouvement de classe  parce que ce que 
pensaient les ouvriers était moins important que ce  qu’ils faisaient 
dans leur totalité. Il est certain que malgré certains  symboles de la 
R.F.A. et malgré le fait qu’on scandait d’une façon assez  naïve 
« Liberté » et même « Unité », la classe ouvrière ne voulait pas  vivre 
dans une Allemagne réunifiée. Les cheminots de Magdebourg  écrivaient à 
la peinture blanche, en grandes lettres sur les wagons dans  la gare de 
triage : “Ni Ulbricht, ni Adenauer, mais Ollenhauer ».
Ils exprimaient ainsi, sous la forme 
d’un malentendu, qu’ils tenaient  un social-démocrate comme Ollenhauer 
comme un représentant de leur  classe, mais en même temps, ils disaient 
clairement qu’ils n’avaient  rien à faire avec une Allemagne gouvernée 
par Adenauer, pas plus qu’avec  une Allemagne gouvernée par Ulbricht. 
Ils exprimaient, d’une façon qui  formellement était fausse, qu’ils 
luttaient non seulement contre le  capitalisme d’Etat, mais aussi contre
 le capitalisme tout court et que  pour eux cela ne présentait aucun 
attrait de passer du joug du  bolchevisme sous le joug de la 
bourgeoisie.
Les politiciens de l’Allemagne de 
l’Ouest ont fait du 17 juin une  journée nationale pour « l’unité 
allemande ». Cela escamotait  complètement le fait que la révolte 
exprimait avant tout le refus d’une  division de classe qui existait 
autant à l’Est qu’à l’Ouest et que les  ouvriers d’Allemagne de l’Est 
avaient montré au cours de cette journée  là qu’en tant qu’ouvriers, ils
 étaient les ennemis d’une société fondée  sur l’oppression de classe.
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« L’histoire de toutes les révolutions précédentes nous montre 
que  les larges mouvements populaires, loin d’être un produit arbitraire
 et  conscient des soi-disant “chefs” ou des “partis”, comme se le 
figurent  le policier et l’historien bourgeois officiel, sont plutôt des
  phénomènes sociaux élémentaires, produits par une force naturelle 
ayant  sa source dans le caractère de classe de la société moderne… »Rosa Luxembourg | 
Notes:
(1) Certains ont voulu rechercher les « traditions ». Le chef social-démocrate Willy Brandt a soutenu que « les couches pur sang du vieux mouvement ouvrier syndicaliste et politique » ont influencé les événements. D’autres ont même cru bon de remonter jusqu’à 1919 et 1921. Selon Baring rien ne permet de conclure dans ce sens, le soulèvement ayant eu lieu aussi bien dans les régions qui élisaient des députés communistes dans les années 30 comme dans les autres. « En tout cas, dans la rue, la ‘tradition’ incarnée par les ‘anciens’ était absente (les sociaux-démocrates de Weimar, puis les nazis, enfin le Guépéou assassinèrent pratiquement tous les ouvriers actifs) » (ICO p.19). Sans compter tous les ‘anciens’ restés sur les champs de bataille.
(2) Joachim G. Leithäuser – Der Monat – octobre 1953 p. 46.
(3) id. sept. 1953. p 613.
(4) Adenauer était chancelier de l’Allemagne Fédérale (chrétien démocrate) ; Ollenhauer président du SPD, Kaiser chef du parti chrétien-démocrate et Reuter bourgmestre socialiste (SPD) de Berlin Ouest.
(5) Les usines chimiques Leuna sont les plus grandes usines de l’Allemagne de l’Est.
(6) La critique du livre d’Arnulf Baring, Le 17 juin 1953, publiée dans ICO souligne que d’après Baring, seulement 5 à 7 % du total des salariés d’Allemagne de l’Est participèrent au soulèvement et ajoute : « Certes il est possible que la proportion réelle fût supérieure, mais, en tout cas, ce pourcentage exprime un ordre de grandeur très vraisemblable ». Les différentes sources citées précédemment infirment ces estimations sans donner de pourcentages précis. A plusieurs endroits de son livre très documenté, Stefan Brant (Der Aufstand – L’Insurrection) parle de « toute la classe ouvrière » qui se levait. L’auteur de cette brochure estime de plus que l’ampleur des événements montre qu’un nombre beaucoup plus important d’ouvriers que celui « avoué » par les dirigeants de l’Allemagne de l’Est fut impliqué dans l’insurrection de juin 1953.
(1) Certains ont voulu rechercher les « traditions ». Le chef social-démocrate Willy Brandt a soutenu que « les couches pur sang du vieux mouvement ouvrier syndicaliste et politique » ont influencé les événements. D’autres ont même cru bon de remonter jusqu’à 1919 et 1921. Selon Baring rien ne permet de conclure dans ce sens, le soulèvement ayant eu lieu aussi bien dans les régions qui élisaient des députés communistes dans les années 30 comme dans les autres. « En tout cas, dans la rue, la ‘tradition’ incarnée par les ‘anciens’ était absente (les sociaux-démocrates de Weimar, puis les nazis, enfin le Guépéou assassinèrent pratiquement tous les ouvriers actifs) » (ICO p.19). Sans compter tous les ‘anciens’ restés sur les champs de bataille.
(2) Joachim G. Leithäuser – Der Monat – octobre 1953 p. 46.
(3) id. sept. 1953. p 613.
(4) Adenauer était chancelier de l’Allemagne Fédérale (chrétien démocrate) ; Ollenhauer président du SPD, Kaiser chef du parti chrétien-démocrate et Reuter bourgmestre socialiste (SPD) de Berlin Ouest.
(5) Les usines chimiques Leuna sont les plus grandes usines de l’Allemagne de l’Est.
(6) La critique du livre d’Arnulf Baring, Le 17 juin 1953, publiée dans ICO souligne que d’après Baring, seulement 5 à 7 % du total des salariés d’Allemagne de l’Est participèrent au soulèvement et ajoute : « Certes il est possible que la proportion réelle fût supérieure, mais, en tout cas, ce pourcentage exprime un ordre de grandeur très vraisemblable ». Les différentes sources citées précédemment infirment ces estimations sans donner de pourcentages précis. A plusieurs endroits de son livre très documenté, Stefan Brant (Der Aufstand – L’Insurrection) parle de « toute la classe ouvrière » qui se levait. L’auteur de cette brochure estime de plus que l’ampleur des événements montre qu’un nombre beaucoup plus important d’ouvriers que celui « avoué » par les dirigeants de l’Allemagne de l’Est fut impliqué dans l’insurrection de juin 1953.
 


