Qu’elles soient soudées par l’idéologie, par les 
conditions objectives ou par la combinaison habituelle des deux, les 
Nations sont des produits d’un développement social. Il n’y a pas plus 
de raison de chérir ou de maudire le tribalisme ou, pour la même 
raison, un cosmopolitisme idéal. La nation est un fait pour ou contre 
lequel on lutte, suivant les circonstances historiques et leurs 
implications pour les populations et, à l’intérieur de ces populations 
pour les différentes classes.
L’État national moderne est à la fois produit et 
condition du développement capitaliste. Le capitalisme tend à détruire 
les traditions et les particularités nationales en étendant son mode de
 production partout dans le monde. Cependant, quoique la production 
mondiale, et quoique le  « vrai » marché capitaliste soit le marché 
mondial, le capitalisme surgit dans certaines nations plus tôt que dans 
d’autres, trouva des conditions plus favorables dans certains endroits,
 y réussit mieux, et combina ainsi des intérêts capitalistes spéciaux 
avec des besoins nationaux particuliers. « Les nations progressives » du
 dernier siècle furent celles où se produisit un développement 
capitaliste rapide ; « les nations réactionnaires » furent celles où 
les rapports sociaux entravèrent le développement du mode capitaliste de
 production. Parce que le « proche avenir » appartenait au capitalisme, 
et, parce que le capitalisme est la condition préalable du socialisme, 
les socialistes non-utopistes favorisèrent le capitalisme comme opposé 
aux vieux rapports sociaux de production, et saluèrent le nationalisme 
dans la mesure où il pouvait hâter le développement capitaliste. Sans 
l’admettre ouvertement, ils n’étaient pourtant pas loin d’accepter 
l’impérialisme capitaliste comme moyen d’en finir avec la stagnation et 
le retour des contrées non-capitalistes, d’orienter ainsi leur 
développement dans des voies progressives. Ils étaient favorables aussi à
 la disparition des petites nations incapables de développer 
l’économie sur une grande échelle, et à leur absorption par des entités
 nationales plus larges, capables de développement capitaliste. Ils 
soutenaient cependant les petites « nations progressives » contre les 
grands pays réactionnaires et si elles étaient absorbées par ces 
derniers, firent cause commune avec les mouvements de libération 
nationale. 
La position du socialisme du XIXème siècle, vis à vis
 du nationalisme ne consistait pas seulement à préférer le capitalisme à
 des systèmes sociaux plus statiques. Les socialistes intervenaient dans
 les révolutions démocratico-bourgeoises qui étaient aussi nationalistes
 ; ils appuyaient les mouvements de libération nationale des peuples 
opprimés parce qu’ils se présentaient sous des formes 
démocratico-bourgeoises, parce qu’aux yeux des socialistes, ces 
révolutions nationales démocratico-bourgeoises n’étaient plus des 
révolutions strictement capitalistes. Elles pourraient être utilisées, 
sinon à installer le socialisme lui-même, du moins à favoriser la 
croissance de mouvements socialistes et à lui assurer de meilleures 
conditions.
Cependant, à la fin du siècle, c’est l’impérialisme, 
non le nationalisme, qui était à l’ordre du jour. Les intérêts allemands
 « nationaux » étaient devenus des intérêts impérialistes rivalisant 
avec les impérialismes d’autres pays. Les intérêts « nationaux » 
français étaient ceux de l’empire français, comme ceux de Grande 
Bretagne étaient ceux de l’empire britannique. Le contrôle du monde et 
le partage de ce contrôle entre les grandes puissances impérialistes 
déterminaient des politiques « nationales ». Les guerres « nationales »
 étaient des guerres impérialistes culminant en guerres mondiales.
On considère généralement que la situation russe, au 
commencement du XXème siècle, était en bien des points similaire à la 
situation révolutionnaire de l’Europe occidentale du milieu du XIX ème 
siècle. L’attitude positive des premiers socialistes à l’égard des 
révolutions nationales bourgeoise s’appuyait sur l’espoir, sinon sur la
 conviction, que l’élément prolétarien, dans ces révolutions, 
dépasserait le but limité de la bourgeoisie. Pour Lénine, la 
bourgeoisie russe n’était plus capable d’accomplir sa propre révolution
 démocratique de sorte que la classe ouvrière était appelée à accomplir 
la révolution bourgeoise et la révolution prolétarienne à travers une 
série de changements sociaux qui constitueraient une « révolution 
permanente ». En un sens, la nouvelle situation semblait répéter sur une
 plus grandiose échelle, la situation révolutionnaire de 1848. Au lieu 
des alliances d’autrefois, limitées et temporaires, entre mouvements 
démocratico-bourgeois et internationalisme prolétarien, il existait 
maintenant à l’échelle mondiale, un ensemble de forces révolutionnaires 
de caractère à la lois social et national, qui devraient être entraînés 
au-delà de leurs objectifs restreints vers des fins prolétariennes.
Un socialisme international consistant, comme celui 
de Rosa Luxembourg, par exemple, s’opposait à « l’autodétermination 
nationale » des Bolchevicks. Pour elle, l’existence de gouvernements 
nationaux indépendants n’altéreraient pas le fait qu’ils seraient 
contrôlés par les puissances impérialistes puisque ces dernières 
dominaient l’économie mondiale. Jamais on ne pourrait lutter contre le
 capitalisme impérialiste, ni l’affaiblir, en créant de nouvelles 
nations : mais seulement en opposant au supra-nationalisme capitaliste 
l’internationalisme prolétarien. Naturellement, l’internationalisme 
prolétarien ne peut empêcher et n’a aucune raison d’empêcher les 
mouvements de libération nationale contre la domination impérialiste. 
Ces mouvements appartiennent à la société capitaliste, exactement comme
 son impérialisme. Mais « utiliser » ces mouvements nationaux pour des 
buts socialistes ne pouvait signifier autre chose que les débarrasser de
 leur caractère nationaliste et les transformer en mouvements 
socialistes, orientés vers l’internationalisme.
La première guerre mondiale produisit la Révolution 
russe, et, quelles qu’aient été ses intentions primitives, elle fut et 
resta une révolution nationale. Bien qu’elle attendit de l’aide de 
l’étranger elle n’en apporta jamais aux forces révolutionnaires de 
l’extérieur, excepté lorsque cette aide lui fut dictée par les intérêts
 russes nationaux. La 2ème guerre mondiale et ses séquelles amena 
l’indépendance pour l’Inde et le Pakistan, la Révolution chinoise, la 
libération de l’Asie du Sud-Est, et l’autodétermination pour quelques 
nations d’Afrique et du Moyen-Orient. A première vue, cette renaissance 
du nationalisme contredit à la fois la position de R. Luxembourg et 
celle de Lénine, sur la  » question nationale « . Apparemment, l’époque
 de l’émancipation nationale n’est pas terminée, et il est évident que 
le courant de plus en plus fort contre l’impérialisme ne sert pas les 
fins socialistes révolutionnaires à l’échelle mondiale.
Ce que révèle réellement ce nouveau nationalisme, ce 
sont les changements structurels de l’économie capitaliste mondiale et 
la fin du colonialisme du XIXème siècle. Le « fardeau de l’homme blanc 
 » est devenu un fardeau réel au lieu d’une aubaine. Les profits de la 
domination coloniale diminuent tandis que le coût de l’empire augmente. 
Sans doute des individus, des corporations, et même des gouvernements, 
s’enrichissent encore par l’exploitation coloniale. Mais ceci n’est plus
 dû qu’à des conditions spéciales, contrôle de ressources pétrolières 
concentrées, découvertes de grands gisements d’uranium, etc.. plutôt 
qu’au pouvoir général de faire des opérations profitables dans les 
colonies et autres contrées dépendantes. Les taux de profit 
exceptionnels d’autrefois sont tombés aujourd’hui au niveau de taux de 
profit « normal « . Lorsque le profit reste exceptionnellement élevé, 
c’est surtout dû aux subsides gouvernementaux. En général, le 
colonialisme ne paye plus, de sorte que, c’est en partie le principe du 
profit lui-même qui invite à reconsidérer le problème de la domination 
impérialiste.
Deux guerres mondiales ont plus ou moins détruit les 
vieilles puissances impérialistes. Mais elles n’ont pas amené la fin de 
l’impérialisme qui, tout en prenant de nouvelles formes et expressions, 
maintient le contrôle économique et politique des nations fortes sur les
 faibles. Un impérialisme indirect paraît plus riche en promesses que 
le colonialisme du XIX ème siècle ou sa renaissance tardive dans la 
politique russe des satellites. Naturellement, l’une n’exclut pas 
l’autre, et on voit des considérations stratégiques réelles ou 
imaginaires porter les Etats-Unis à contrôler Okinawa, et l’Angleterre,
 Chypre. Mais en général, un contrôle indirect peut être supérieur à un 
contrôle direct, de même que le système du travail salarié s’est montré 
supérieur au travail des esclaves. Seule dans l’hémisphère Ouest, 
l’Amérique n’a pas été une puissance impérialiste dans le sens 
traditionnel. Elle s’est assurée le bénéfice du contrôle impérial, plus 
par la « diplomatie du dollar  » que par l’intervention militaire 
directe. En tant que puissance capitaliste la plus forte, l’Amérique 
espère dominer à sa manière les régions non soviétiques du monde.
Aucune des puissances européennes n’est de force 
aujourd’hui à s’opposer à la dissolution complète de son empire, si ce 
n’est avec l’aide américaine. Mais cette aide soumet ces nations tout 
comme leurs possessions étrangères, à la pénétration et au contrôle 
américains. Héritant de ce qu’abandonne l’impérialisme et son déclin, 
les Etats-Unis n’éprouvent pas le besoin de voler au secours de 
l’impérialisme ouest-européen à moins qu’un tel secours ne frustre le 
bloc oriental. « L’anticolonialisme  » n’est pas une politique 
américaine délibérément voulue pour affaiblir les alliés occidentaux ,
 — bien qu’en fait elle les affaiblisse — mais a été choisie dans la 
perspective de renforcer le  » monde libre « . Il est certain que cette
 perspective compréhensive, couvre de nombreux intérêts spéciaux plus 
étroits, ce qui donne à « l’anti-impérialisme  » américain son caractère
 hypocrite et conduit à penser qu’en s’opposant à l’impérialisme des 
autres nations, l’Amérique développe le sien.
Privés de possibilités impérialistes, l’Allemagne, 
l’Italie et le Japon, n’ont plus de politique indépendante. Le déclin 
progressif des Empires français et britannique a fait de ces nations 
des puissance de second ordre. En même temps, les aspirations nationales
 des régions moins développées et plus faibles, ne peuvent se réaliser 
que si elles entrent dans les plans de conquête des impérialismes 
dominants. Quoique la Russie et les Etats-Unis se partagent la 
suprématie mondiale, des pays moins importants s’efforcent néanmoins de 
défendre leurs intérêts spécifiques et d’influencer quelque peu la 
politique des super-grands. L’opposition et les contradictions 
internationales de ces deux grands rivaux permettent aussi à des 
nations nouvellement apparues comme la Chine et l’Inde, un degré 
d’indépendance qu’elles n’auraient pu atteindre sans cela. Sous le 
couvert de la neutralité, une petite nation comme la Yougoslavie par 
exemple peut quitter un bloc de puissances pour retourner à l’autre. Les
 pays indépendants moins faibles peuvent soutenir leur indépendance, 
comme on le voit, grâce uniquement au conflit majeur entre la Russie et 
les Etats-Unis.
L’érosion de l’impérialisme occidental, dit-on, crée 
un vide du pouvoir dans les régions jusqu’alors subjuguées. Si le vide 
n’est pas comblé par l’Ouest, il le sera par la Russie. Bien sûr, ni les
 représentants du  » nouveau nationalisme  » ni ceux du « vieil 
impérialisme » ne comprennent cette sorte d’affirmation, puisque le 
nationalisme se substitue à l’impérialisme, aucun vide ne se produit. Ce
 qu’il faut entendre par « vide  » c’est que « l’auto-détermination 
nationale » des pays sous-développés les laisse à la merci d’une « 
agression communiste » intérieure et extérieure, à moins que l’Ouest ne 
garantisse leur « indépendance ». En d’autres termes, 
l’auto-détermination nationale n’inclut pas le libre choix de ses 
alliés, quoiqu’elle implique parfois une préférence à l’égard de la « 
protection » des puissances occidentales.
« L’indépendance » de la Tunisie et du Maroc, par 
exemple, est reconnue aussi longtemps que l’indépendance à l’égard de 
la France implique la loyauté, non envers la Russie, mais envers le Bloc
 occidental dominé par l’Amérique.
Dans la mesure où elle peut encore exercer dans le 
monde des deux blocs, l’auto-détermination nationale est une expression 
de la « guerre froide », une impasse politico-militaire. Mais la 
tendance du développement n’est pas vers un monde composé de nations 
nombreuses, chacune indépendante et vivant dans la sécurité, mais vers 
la désintégration des nations faibles, c’est-à-dire vers leur « 
intégration » à l’un ou à l’autre bloc. Sans doute, la lutte pour 
l’émancipation nationale à l’intérieur des rivalités impérialistes 
permet à certaines contrées d’exploiter la lutte pour le pouvoir entre 
l’Est et l’Ouest. Mais ce fait lui-même tend à limiter leurs aspirations
 nationales puisqu’un accord Ou une guerre, entre l’Est et l’Ouest 
mettrait fin à leurs possibilités de manœuvre entre les deux blocs. Et 
tandis que la Russie qui n’hésite pas à détruire tout essai de 
l’auto-détermination nationale réelle dans les pays qui sont sous son 
contrôle direct, est prête à appuyer toute auto-détermination nationale
 dirigée contre la domination occidentale, l’Amérique qui réclame 
l’auto-détermination pour les satellites de la Russie, n’hésite pas à 
pratiquer dans le Moyen-Orient ce qu’elle abhorre en Europe Orientale. 
En dépit des révolutions nationales et de l’auto-détermination, 
l’époque de l’émancipation nationale est pratiquement dépassée. Ces 
nations peuvent conserver une indépendance formelle ne les libérant pas 
de la domination économique et politique de l’Ouest. Elles ne peuvent 
échapper à cette suprématie qu’en acceptant celle de la Russie, en se 
plaçant à l’intérieur du bloc Oriental.
Les révolutions nationales dans les régions retardées
 du point de vue capitaliste, sont des essais de modernisation par 
l’industrialisation, soit qu’elles expriment simplement une opposition 
au capital étranger, soit qu’elles tendent à changer les rapport sociaux
 existants. Mais tandis que le nationalisme du XIXème siècle était un 
instrument de développement du capital privé, le nationalisme du XXème 
siècle est essentiellement un instrument de développement du capitalisme
 d’Etat. Et tandis que le nationalisme du siècle dernier, créait le 
libre marché mondial et le degré d’indépendance économique possible à 
l’intérieur du capitalisme privé, le nationalisme actuel, porte de 
nouveaux coups à un marché mondial déjà en voie de désagrégation et 
détruit ce degré d’intégration internationale « automatique » qu’avait
 engendré le mécanisme du marché libre.
Derrière les mouvements nationalistes, il y a, bien 
sûr, la pression de la pauvreté, qui devient de plus en plus explosive à
 mesure qu’augmente la différence entre nations pauvres et riches. La 
division internationale du travail telle qu’elle est déterminée par la 
formation du capital privé implique l’exploitation des contrées les plus
 pauvres par les plus riches et la concentration du capital dans les 
pays capitalistes avancés. Le nouveau nationalisme s’oppose à la 
concentration du capital déterminée par le marché, de manière à assurer
 l’industrialisation des pays sous-développés. Dans les conditions 
actuelles cependant, l’organisation de la production capitaliste sur un
 plan national augmente sa désorganisation à l’échelle mondiale. 
Aujourd’hui, entreprise privée et contrôle gouvernemental opèrent 
simultanément dans chaque pays capitaliste, et dans le monde entier. De 
sorte qu’existent côte à côte la concurrence générale la plus âpre, la 
subordination de la concurrence privée à la concurrence nationale la 
plus impitoyable, et la subordination de la concurrence nationale aux 
exigences supranationales de la politique des blocs.
A la base des aspirations nationales et des rivalités
 impérialistes, se trouve le besoin réel d’une organisation mondiale de
 la production et de la distribution, au profit de l’humanité dans son 
ensemble. Premièrement, comme le géologue K. F. Mather l’a fait 
remarquer, parce que la « terre est faite beaucoup plus pour être 
occupée par des hommes organisés à l’échelle mondiale, pouvant 
pratiquer au maximum à travers le monde entier le libre échange des 
matières premières et des produits finis, que par des hommes qui 
s’entêtent à élever des barrières entre régions, même si ces régions 
sont de grands pays ou des continents entiers ». Deuxièmement parce que
 la production sociale ne peut se développer pleinement, et libérer les
 hommes du besoin et de la misère que par la coopération internationale,
 sans égards aux intérêts nationaux particuliers. Le progrès du 
développement industriel est fondé sur l’interdépendance inévitable. Si 
elle n’est pas acceptée et utilisée à des fins humaines, une lutte 
interminable entre nation, pour la domination impérialiste, produira 
par suite de l’incapacité à réaliser à l’échelle internationale ce qui a
 été réalisé ou est en voie de l’être sur le plan national : 
l’élimination partielle ou totale de la compétition capitaliste.
Malgré l’élimination du capital privé ou sa 
réglementation restrictive, les antagonismes de classe subsistent dans
 tous les pays, par suite, la nationalisation du capital ayant laissé 
intacts les rapports de classes, il est impossible d’échapper à la 
compétition internationale ; la défense d’un pays et sa force 
croissante signifie en réalité la défense et la reproduction de 
nouveaux groupes dirigeants. « L’amour de la patrie socialiste  » dans 
les pays communistes, le désir de se faire une place comme on le voit 
dans les pays de gouvernements à économie « socialiste  » et 
l’auto-détermination nationale, dans les contrées autrefois subjuguées,
 signifie l’existence et la montée de nouvelles classes dominantes 
liées à l’existence de l’Etat national.
Alors qu’une attitude positive à l’égard du 
nationalisme trahit un manque d’intérêt pour le socialisme, la position
 socialiste sur le nationalisme est manifestement inefficace tout comme 
les pays qui en oppriment d’autres. Une position anti-nationaliste 
intransigeante semble, tout au moins indirectement, appuyer 
l’impérialisme. Cependant, l’impérialisme fonctionne grâce à ses 
propres ressorts, indépendamment des attitudes socialistes à l’égard du
 nationalisme. Bien plus, les socialistes n’ont pas pour rôle de 
fomenter les luttes pour l’autonomie nationale ; comme l’ont démontré 
les mouvements de « libération » qui ont surgi dans le sillage de la 
seconde guerre mondiale. Contrairement aux espoirs d’autrefois, le 
nationalisme ne put être utilisé à des fins socialistes et il ne fut pas
 un bon moyen stratégique pour hâter la fin du capitalisme.
Au contraire, le nationalisme détruisit le socialisme, en l’utilisant à des fins nationalistes.
Ce n’est pas le rôle du socialisme de soutenir le 
nationalisme, même quand celui-ci combat l’impérialisme. Combattre 
l’impérialisme sans affaiblir simultanément le nationalisme, ce n’est 
autre chose que combattre certains impérialistes et en appuyer 
d’autres, car le nationalisme est nécessairement impérialiste ou 
illusoire. Appuyer le nationalisme arabe, c’est s’opposer au 
nationalisme juif ; appuyer ce dernier, c’est lutter contre le premier, 
car il est impossible de soutenir un nationalisme sans soutenir aussi 
des rivalités nationales, l’impérialisme et la guerre. Etre un bon 
nationaliste indien, c’est combattre le Pakistan ; être un vrai 
pakistanais, c’est détester l’Inde. Ces deux pays récemment « libérés »
 se préparent à la lutte pour des territoires litigieux et soumettent 
leur développement à l’action destructive de l’économie de guerre 
capitaliste.
Et ainsi de suite : « libérer Chypre de la domination anglaise tend 
seulement à ouvrir une nouvelle bataille pour Chypre entre Grecs et 
Turcs et ne supprime pas le contrôle occidental sur la Turquie et la 
Grèce. « Libérer » la Pologne de la domination russe peut mener à une 
guerre avec l’Allemagne pour la « libération » des provinces allemandes 
aujourd’hui dominées par la Pologne, puis à de nouvelles luttes 
polonaises pour les territoires pris par l’Allemagne. Une indépendance 
réelle de la Tchécoslovaquie rouvrirait certainement la lutte pour la 
région des Sudètes, lutte qui entraînerait à son tour la lutte pour 
l’indépendance tchécoslovaque, et peut-être pour celle des Slovaques 
désireux de se séparer des Tchèques. Avec qui faut-il être ? Avec les 
Algériens contre les Français ? Avec les Juifs ? Avec les Arabes ? Avec 
les deux ? Où les juifs iront-ils pour faire place aux Arabes ? Que 
feront les réfugiés arabes pour cesser d’être un « mal » pour les Juifs
 ? Que faire d’un million de colons français menacés d’expropriation et
 d’expulsion quand la libération algérienne sera accomplie ? Des 
questions semblables se posent partout. ; les Juifs y répondent pour les
 Juifs, les Arabes pour les Arabes, les Algériens pour les Algériens, 
les Français pour les Français, les Polonais pour les Polonais, et 
ainsi de suite, de sorte qu’elles demeurent non résolues et insolubles. 
Si utopique que puisse paraître la recherche d’une solidarité 
internationale dans cette mêlée des antagonismes nationaux et 
impérialistes, aucune autre route ne semble ouverte pour échapper aux 
luttes fratricides et parvenir à une société mondiale rationnelle.
Bien que les sympathies socialistes soient avec les 
opprimés, elles visent non les nationalismes qui surgissent doublement 
mais la condition des opprimés qui affrontent à la fois une classe de 
dirigeants indigènes et de dirigeants étrangers. Leurs aspirations 
nationales sont en partie des aspirations « socialistes » puisqu’elles 
renferment l’espérance illusoire des populations appauvries qui croient
 qu’elles amélioreront leurs conditions par l’indépendance nationale. 
L’auto-détermination nationale n’a pas émancipé les classes laborieuses
 des pays avancés. Elle ne le fera pas non plus maintenant en Asie et en
 Afrique. Les révolutions nationales, l’algérienne, par exemple, 
apporteront peu aux classes pauvres, à part le droit de partager plus 
équitablement les préjugés nationaux.
Sans doute, c’est quelque chose pour les Algériens, 
qui ont souffert d’un système colonial particulièrement arrogant. Mais 
on peut prévoir les résultats possibles de l’indépendance algérienne en 
examinant le cas de la Tunisie et du Maroc, où les rapports sociaux 
existants n’ont pas changé, et où les conditions d’existence des 
classes exploitées n’ont pas été notablement améliorées.
A moins d’être un pur mirage, le socialisme renaîtra 
comme un mouvement international — ou pas du tout — En tous cas, et sur 
la base de l’expérience passée, ceux qui sont intéressés à la 
renaissance du socialisme, doivent souligner avant tout son caractère 
international. Si un socialiste ne peut devenir nationaliste, il n’en 
est pas moins un anti-colonialiste et un anti-impérialiste. Cependant, 
sa lutte contre le colonialisme n’implique pas son adhésion au principe 
d’auto-détermination nationale, mais exprime son désir d’une société 
socialiste internationale, une société sans exploitation. Si les 
socialistes ne peuvent s’identifier aux luttes nationales, ils peuvent 
en tant que socialistes, s’opposer à la fois au nationalisme et à 
l’impérialisme. Par exemple, le rôle des socialistes français n’est pas 
de lutter pour l’indépendance algérienne, mais de transformer la France
 en une société socialiste. Les luttes pour cet objectif aideraient 
certainement le mouvement de libération en Algérie et n’importe où, mais
 ce serait là une conséquence secondaire, et non la raison même de la 
lutte socialiste contre l’impérialisme nationaliste. Au stade suivant, 
l’Algérie devrait être « dénationalisée  » et intégrée à un mode 
socialiste international.
Le terme "socialiste" est bien sûr employé ici par Paul Mattick au sens révolutionnaire et non au sens réformiste, et encore moins bien évidemment dans le sens du capitalisme rose autoritaire actuel.
 

