La
classe ouvrière en lutte a besoin d'une organisation qui lui
permette de comprendre et de discuter, à travers laquelle elle
puisse prendre des décisions et les faire aboutir et grâce
à laquelle elle puisse faire connaître les actions
qu'elle entreprend et les buts qu'elle se propose d'atteindre.
Certes,
cela ne signifie pas que toutes les grandes actions et les grèves
générales doivent être dirigées à
partir d'un bureau central, ni qu'elles doivent être menées
dans une atmosphère de discipline militaire. De tels cas
peuvent se produire, mais le plus souvent les grèves générales
éclatent spontanément, dans un climat de combativité,
de solidarité et de passion, pour répondre à
quelque mauvais coup du système capitaliste ou pour soutenir
des camarades. De telles grèves se répandent comme un
feu dans la plaine.
Pendant
la première Révolution russe, les mouvements de grève
connurent une succession de hauts et de bas. Les plus réussis
furent souvent ceux qui n'avaient pas été décidés
à l'avance, alors que ceux qui avaient été
déclenchés par les comités centraux étaient
en général voués à l'échec.
Pour
s'unir en une force organisée, les grévistes en action
ont besoin d'un terrain d'entente. Ils ne peuvent s'attaquer à
la puissante organisation du pouvoir capitaliste s'ils ne présentent
pas à leur tour une organisation fortement structurée,
s'ils ne forment pas un bloc solide en unissant leurs forces et leurs
volontés, s'ils n'agissent pas de concert. Là est la
difficulté. Car lorsque des milliers et des millions
d'ouvriers ne forment plus qu'un corps uni, ils ne peuvent être
dirigés que par des fonctionnaires qui agissent en leur nom.
Et nous avons vu que ces représentants deviennent alors les
maîtres de l'organisation et cessent d'incarner les intérêts
révolutionnaires des travailleurs.
Comment
la classe ouvrière peut-elle, dans ses luttes
révolutionnaires, rassembler ses forces dans une puissante
organisation sans s'enliser dans le bourbier de la bureaucratie ?
Nous répondrons à cette question en en posant une autre
: lorsque les ouvriers se bornent à payer leurs cotisations et
à obéir aux dirigeants, peut-on dire qu'ils se battent
véritablement pour leur liberté ?
Se
battre pour la liberté, ce n'est pas laisser les dirigeants
décider pour soi, ni les suivre avec obéissance, quitte
à les réprimander de temps en temps. Se battre pour la
liberté, c'est participer dans toute la mesure de ses moyens,
c'est penser et décider par soi-même, c'est prendre
toutes les responsabilités en tant que personne, parmi des
camarades égaux. Il est vrai que penser par soi-même,
décider de ce qui est vrai et de ce qui est juste, constitue
pour le travailleur dont l'esprit est fatigué par le labeur
quotidien la tâche la plus ardue et la plus difficile ; bien
plus exigeante que s'il se borne à payer et à obéir.
Mais c'est l'unique vole vers la liberté. Se faire libérer
par d'autres, qui font de cette libération un instrument de
domination, c'est simplement remplacer les anciens maîtres par
de nouveaux.
Pour
atteindre leur but – la liberté – les travailleurs
devront pouvoir diriger le monde ; ils devront savoir utiliser les
richesses de la terre de manière à la rendre
accueillante pour tous. Et ils ne pourront le faire tant qu'ils ne
sauront se battre par eux-mêmes.
La
révolution prolétarienne ne consiste pas seulement à
détruire le pouvoir capitaliste. Elle exige aussi que
l'ensemble de la classe ouvrière émerge de sa situation
de dépendance et d'ignorance pour accéder à
l'indépendance et pour bâtir un monde nouveau.
La
véritable organisation dont ont besoin les ouvriers dans le
processus révolutionnaire est une organisation dans laquelle
chacun participe, corps et âme, dans l'action comme dans la
direction, dans laquelle chacun pense, décide et agit en
mobilisant toutes ses facultés – un bloc uni de
personnes pleinement responsables. Les dirigeants professionnels
n'ont pas place dans une telle organisation. Bien entendu, il faudra
obéir : chacun devra se conformer aux décisions qu'il a
lui-même contribué à formuler. Mais la totalité
du pouvoir se concentrera toujours entre les mains des ouvriers
eux-mêmes.
Pourra-t-on
jamais réaliser une telle organisation ? Quelle en sera la
structure ? Il n'est point nécessaire de tenter d'en définir
la forme, car l'histoire l'a déjà produite : elle
est née de la pratique de la lutte des classes. Les comités
de grève en sont la première expression, le prototype.
Lorsque les grèves atteignent une certaine importance, il
devient impossible que tous les ouvriers participent à la même
assemblée. Ils choisissent donc des délégués
qui se regroupent en un comité. Ce comité n'est que le
corps exécutif des grévistes ; il est constamment en
liaison avec eux et doit exécuter les décisions des
ouvriers. Chaque délégué est révocable à
tout instant et le comité ne peut jamais devenir un pouvoir
indépendant. De cette façon, l'ensemble des grévistes
est assuré d'être uni dans l'action tout en conservant
le privilège des décisions. En règle générale,
les syndicats et leurs dirigeants s'emparent de la direction des
comités.
Pendant
la révolution russe lorsque les grèves éclataient
de façon intermittente dans les usines les grévistes
choisissaient des délégués qui s'assemblaient au
nom de toute une ville, ou encore de l'industrie ou des chemins de
fer de toute une province, afin d'apporter une unité au
combat. Leur première tâche était de discuter des
questions politiques et d'assumer des fonctions politiques, car les
grèves étaient essentiellement dirigées contre
le tsarisme. Ces comités étaient appelés
soviets, ou conseils. On y discutait en détail de la situation
présente, des intérêts de tous les travailleurs
et des événements politiques. Les délégués
faisaient constamment la navette entre l'assemblée et leurs
usines. Pour leur part, les ouvriers participaient à des
assemblées générales dans lesquelles ils
discutaient des mêmes questions, prenaient des décisions
et souvent désignaient de nouveaux délégués.
Des socialistes capables étaient choisis comme secrétaires
; leur rôle était de conseiller en se servant de leurs
connaissances plus étendues. Ces soviets faisaient souvent
office de forces politiques, sorte de gouvernement primitif, chaque
fois que le pouvoir tsariste se trouvait paralysé et que les
dirigeants désorientés leur laissaient le champ libre.
Ils devinrent ainsi le centre permanent de la révolution ; ils
étaient composés des délégués de
toutes les usines, qu'elles soient en grève ou en
fonctionnement. Ils ne pouvaient envisager de devenir jamais un
pouvoir indépendant, car les membres y étalent souvent
changés ; parfois même le soviet entier était
remplacé. Ils savaient en outre que tout leur pouvoir était
aux mains des travailleurs ; ils ne pouvaient les obliger à se
mettre en grève et leurs appels n'étaient pas suivis
s'ils ne coïncidaient pas avec les sentiments instinctifs des
ouvriers qui savaient spontanément s'ils étaient en
situation de force ou de faiblesse, si l'heure était à
la passion ou à la prudence. C'est ainsi que le système
des soviets a montré qu'il était la forme
d'organisation la plus appropriée pour la classe ouvrière
révolutionnaire. Ce modèle devait être
immédiatement adopté en 1917 ; les soviets de soldats
et d'ouvriers se constituèrent à travers tout le pays
et furent la véritable force motrice de la révolution.
L'importance
révolutionnaire des soviets se vérifia à nouveau
en Allemagne, lorsqu'en 1918, après la décomposition de
l'armée, des soviets d'ouvriers et de soldats furent créés
sur le modèle russe. Mais les ouvriers allemands, qui avaient
été habitués à la discipline de parti et
de syndicat et dont les buts politiques immédiats étaient
modelés d'après les idéaux sociaux-démocrates
de république et de réforme, désignèrent
leurs dirigeants syndicaux et leurs leaders de parti à la tête
de ces conseils. Ils avaient su se battre et agir correctement par
eux-mêmes, mais ils manquèrent d'assurance et se
choisirent des chefs remplis d'idéaux capitalistes – ce
qui gâche toujours les choses. Il n'est donc pas surprenant
qu'un « congrès des conseils » décida
d'abdiquer en faveur d'un nouveau parlement, dont l'élection
devait suivre aussitôt que possible.
Nous
voyons clairement comment le système des conseils ne peut
fonctionner que lorsque l'on se trouve en présence d'une
classe ouvrière révolutionnaire. Tant que les ouvriers
n'ont pas l'intention de poursuivre la révolution, ils n'ont
que faire des soviets. Si les ouvriers ne sont pas suffisamment
avancés pour découvrir la voie de la révolution,
s'ils se contentent de voir leurs dirigeants se charger de tous les
discours, de toutes les médiations et de toutes les
négociations visant à l'obtention de réformes à
l'intérieur du système capitaliste, les parlements, les
partis et les congrès syndicaux – encore appelés
parlements ouvriers parce qu'ils fonctionnent d'après le même
principe – leur suffisent amplement. Par contre, s'ils mettent
toutes leurs énergies au service de la révolution,
s'ils participent avec enthousiasme et passion à tous les
événements, s'ils pensent et décident pour
eux-mêmes de tous les détails de la lutte parce qu'elle
sera leur oeuvre, dans ce cas, les conseils ouvriers sont la forme
d'organisation dont ils ont besoin.
Ceci
implique également que les conseils ouvriers ne peuvent être
constitués par des groupes révolutionnaires. Ces
derniers ne peuvent qu'en propager l'idée, en expliquant à
leurs camarades ouvriers que la classe ouvrière en lutte doit
s'organiser en conseils. La naissance des conseils ouvriers prend
place avec la première action de caractère
révolutionnaire ; leur importance et leurs fonctions croissent
à mesure que se développe la révolution. Dans un
premier temps ils peuvent n'être que de simples comités
de grève, constitués pour lutter contre les dirigeants
syndicalistes, lorsque les grèves vont au-delà des
intentions de ces derniers et que les grévistes refusent de
les suivre plus longtemps.
Les
fonctions de ces comités prennent plus d'ampleur avec les
grèves générales. Les délégués
de toutes les usines sont alors chargés de discuter et de
décider de toutes les conditions de la lutte ; ils doivent
tenter de transformer les forces combatives des ouvriers en des
actions réfléchies, et voir comment elles pourront
réagir contre les mesures gouvernementales et les agissements
de l'armée et des cliques capitalistes. Tout au long de la
grève, les décisions seront ainsi prises par les
ouvriers eux-mêmes. Toutes les opinions, les volontés,
les disponibilités, et les hésitations des masses ne
font plus qu'un tout à l'intérieur de l'organisation
conseilliste. Celle-ci devient le symbole, l'interprète du
pouvoir des travailleurs ; mais elle n'est aussi que le porte-parole
qui peut être révoqué à tout moment.
D'organisation illégale de la société
capitaliste, elle devient une force véritable, dont le
gouvernement doit désormais tenir compte.
A
partir du moment où le mouvement révolutionnaire
acquiert un pouvoir tel que le gouvernement en est sérieusement
affecté, les conseils ouvriers deviennent des organes
politiques. Dans une révolution politique, ils incarnent le
pouvoir ouvrier et doivent prendre toutes les mesures nécessaires
pour affaiblir et pour vaincre l'adversaire. Tels une puissance en
guerre, il leur faut monter la garde sur l'ensemble du pays, afin de
ne pas perdre de vue les efforts entrepris par la classe capitaliste
pour rassembler ses forces et vaincre les travailleurs. Ils doivent
en outre s'occuper de certaines affaires publiques qui étaient
autrefois gérées par l'Etat : la santé et
la sécurité publique, de même que le cours
interrompu de la vie sociale. Ils ont enfin à prendre la
production en main, ce qui représente la tâche la plus
importante et la plus ardue de la classe ouvrière en situation
révolutionnaire.
Aucune
révolution sociale n'a jamais commencé comme un simple
changement de dirigeants politiques qui, après avoir conquis
le pouvoir, procèdent aux changements sociaux nécessaires
à l'aide de nouvelles lois. La classe montante a toujours
bâti, avant et pendant la lutte, les nouvelles organisations
qui ont émergé des anciennes tels des bourgeons sur un
tronc mort. Pendant la révolution française, la
nouvelle classe capitaliste, les citoyens, les hommes d'affaire, les
artisans, construisirent dans chaque ville et village des assemblées
communales et des cours de justice qui étaient illégales
à l'époque et ne faisaient qu'usurper les fonctions des
fonctionnaires royaux devenus impuissants. Et tandis qu'à
Paris les délégués de ces assemblées
élaboraient la nouvelle constitution, les citoyens à
travers tout le pays œuvraient à la véritable
constitution en tenant des réunions politiques et en mettant
sur pied des organisations politiques qui devaient par la suite être
légalisées.
Et
de même, dans la révolution prolétarienne, la
nouvelle classe montante doit-elle créer ses nouvelles formes
d'organisation qui, petit à petit, au cours du processus
révolutionnaire, viendront remplacer l'ancienne organisation
étatique. En tant que nouvelle forme d'organisation politique,
le conseil ouvrier prend finalement la place du parlementarisme,
forme politique du régime capitaliste.
Théoriciens
capitalistes et sociaux-démocrates s'entendent à voir
dans la démocratie parlementaire le parfait modèle de
la démocratie, conforme aux principes de justice et d'égalité.
En réalité, ce n'est là qu'une manière de
déguiser la domination capitaliste qui fait fi de toute
justice et de toute égalité. Seul le système
conseilliste constitue la véritable démocratie
ouvrière.
La
démocratie parlementaire est une démocratie abjecte. Le
peuple ne peut choisir ses délégués et voter
qu'une fois tous les quatre ou cinq ans ; et gare à lui s'il
ne choisit pas l'homme qu'il faut ! Les électeurs ne peuvent
exercer leur pouvoir qu'au moment du vote ; le reste du temps, ils
sont impuissants. Les délégués désignés
deviennent les dirigeants du peuple ; ils décrètent les
lois, forment les gouvernements, et le peuple n'a plus qu'à
obéir. En règle générale, la machine
électorale est conçue de telle façon que seuls
les grands partis capitalistes, puissamment équipés,
ont une chance de gagner. Il est très rare que des groupes de
véritables opposants du régime obtiennent quelques
sièges.
Avec
le système des soviets, chaque délégué
peut être révoqué à tout instant. Les
ouvriers ne sont pas seulement constamment en contact avec leurs
délégués, participant aux discussions et aux
décisions, mais ceux-ci ne sont encore que les porte-parole
temporaires des assemblées conseillistes. Les politiciens
capitalistes ont beau jeu de dénoncer le rôle «
dépourvu de caractère » du délégué
qui est parfois obligé d'émettre des opinions qui ne
sont pas les siennes. Ils oublient que c'est précisément
parce qu'il n'y a pas de délégué à vie
que seuls sont désignés à ce poste les individus
dont les opinions sont conformes à celles des travailleurs.
La
représentation parlementaire part du principe que le délégué
au parlement doit agir et voter selon sa propre conscience et sa
propre conviction. S'il lui arrive de demander l'avis de ses
électeurs, c'est uniquement parce qu'il fait montre de
prudence. C'est à lui et non au peuple qu'incombe la
responsabilité des décisions. Le système des
soviets fonctionne sur le principe inverse : les délégués
se bornent à exprimer les opinions des travailleurs.
Les
élections parlementaires regroupent les citoyens d'après
leur circonscription électorale – c'est-à-dire
d'après leurs lieux d'habitation. Ainsi des individus de
métiers ou de classes différentes et qui n'ont rien en
commun si ce n'est qu'ils sont voisins, sont rassemblés
artificiellement dans un groupe et représentés par un
seul délégué.
Dans
les conseils, les ouvriers sont représentés dans leurs
groupes d'origine d'après l'usine, l'atelier ou le complexe
industriel dans lequel ils travaillent. Les ouvriers d'une usine
constituent une unité de production ; ils forment un tout de
par leur travail collectif. En période révolutionnaire,
ils se trouvent donc immédiatement en contact pour échanger
leurs points de vue : ils vivent dans les mêmes conditions
et possèdent des intérêts communs. Ils doivent
agir de concert ; c'est à eux de décider si l'usine, en
tant qu'unité, doit être en grève ou en
fonctionnement. L'organisation et la délégation des
travailleurs dans les usines et les ateliers est donc la seule forme
possible.
Les
conseils sont en même temps le garant de la montée du
communisme dans le processus révolutionnaire. La société
est fondée sur la production, ou, plus correctement, la
production est l'essence même de la société, et
par conséquent, la marche de la production détermine la
marche de la société. Les usines sont des unités
de travail, des cellules qui constituent la société. La
principale tâche des organismes politiques (organismes dont
dépend la marche de la société) est étroitement
liée au travail productif de la société. Il va
par conséquent de soi que les travailleurs, dans leurs
conseils, discutent de ces questions et choisissent leurs délégués
dans leurs unités de production.
Toutefois,
il ne serait pas exact de dire que le parlementarisme, forme
politique du capitalisme, n'est pas fondé sur la production.
En fait, l'organisation politique est toujours modelée selon
le caractère de la production, assise de la société.
La représentation parlementaire qui se décide en
fonction du lieu d'habitation appartient au système de la
petite production capitaliste, dans lequel chaque homme est censé
posséder sa petite entreprise. Dans ce cas, il existe un
rapport entre tous les hommes d'affaires d'une circonscription : ils
commercent entre eux, vivent en voisins, se connaissent les uns les
autres et par conséquent désignent un délégué
parlementaire commun. Tel est le principe du régime
parlementaire. Nous avons vu que par la suite ce système s'est
avéré le meilleur pour représenter les intérêts
de classe à l'intérieur du capitalisme.
D'un
autre côté, nous voyons clairement aujourd'hui pourquoi
les délégués parlementaires devaient s'emparer
du pouvoir politique. Leur tâche politique n'était
qu'une part infime de l'œuvre de la société. La
plus importante, le travail productif, incombait à tous les
producteurs séparés, citoyens comme hommes d'affaires ;
elle exigeait quasiment toute leur énergie et tous leurs
soins. Lorsque chaque individu s'occupait de ses propres petites
affaires, la société se portait bien. Les lois
générales, conditions nécessaires mais de faible
portée, pouvaient être laissées à la
charge d'un groupe (ou profession) spécialisé, les
politiciens. L'inverse est vrai en ce qui concerne la production
communiste. Le travail productif collectif devient la tâche de
la société tout entière, et concerne tous les
travailleurs. Toute leur énergie et tous leurs soins ne sont
pas au service de travaux personnels, mais de l'œuvre
collective de la société. Quant aux règlements
qui régissent cette œuvre collective, ils ne peuvent
être laissés entre les mains de groupes spécialisés
; car il en va de l'intérêt vital de l'ensemble des
travailleurs.
Il
existe une autre différence entre les systèmes
parlementaire et conseilliste. La démocratie parlementaire
accorde une voix à chaque homme adulte – et parfois à
chaque femme – en invoquant le droit suprême et
inviolable de tout individu à appartenir à la race
humaine – comme le disent si bien les discours cérémoniels.
Dans les soviets au contraire, seuls les ouvriers sont représentés.
Faut-il en conclure que le système conseilliste n'est pas
réellement démocratique puisqu'il exclut les autres
classes de la société ?
L'organisation
conseilliste incarne la dictature du prolétariat. Il y a plus
d'un demi-siècle, Marx et Engels ont expliqué comment
la révolution sociale devait amener la dictature du
prolétariat et comment cette nouvelle expression politique
était indispensable à l'introduction de changements
nécessaires dans la société. Les socialistes qui
ne pensent qu'en termes de représentation parlementaire, ont
cherché à excuser ou à critiquer cette
infraction à la démocratie et l'injustice qui consiste
selon eux à refuser le droit de vote à certaines
personnes sous prétexte qu'elles appartiennent à des
classes différentes. Nous pouvons voir aujourd'hui comment le
processus de la lutte de classes engendre naturellement les organes
de cette dictature : les soviets.
Il
n'y a rien d'injuste à ce que les conseils, organes de lutte
d'une classe ouvrière révolutionnaire, ne comprennent
pas de représentants de la classe ennemie. Dans une société
communiste naissante il n'y a pas de place pour les capitalistes ;
ils doivent disparaître et ils disparaîtront. Quiconque
participe au travail collectif est membre de la collectivité
et participe aux décisions. Les individus qui se tiennent à
l'écart du processus collectif de production sont, de par la
structure même du système conseilliste, automatiquement
exclus des décisions. Ce qui reste des anciens exploiteurs et
voleurs n'a pas de voix dans le contrôle de la production.
Il
existe d'autres classes de la société qui ne peuvent
être rangées ni avec les travailleurs, ni avec les
capitalistes. Ce sont les petits fermiers, les artisans indépendants,
les intellectuels. Dans les luttes révolutionnaires, ils
oscillent de droite et de gauche, mais dans l'ensemble ils ne sont
guère importants car ils ont peu de pouvoir. Ce sont
essentiellement leurs formes d'organisation et leurs buts qui sont
différents. La tâche de la classe ouvrière en
lutte sera de sympathiser avec eux ou de les neutraliser – si
cela est possible sans se détourner des buts véritables
– ou encore, si nécessaire, de les combattre résolument
; elle devra décider de la meilleure façon de les
traiter, avec fermeté mais aussi avec équité.
Dans la mesure où leur travail est utile et nécessaire,
ils trouveront leur place dans le système de production et
pourront ainsi exercer leur influence d'après le principe que
tout travailleur a une voix dans le contrôle du travail.
Engels
avait écrit que l'Etat disparaîtrait avec la révolution
prolétarienne ; qu'au gouvernement des hommes succéderait
l'administration des choses. A l'époque, il n'était
guère possible d'envisager clairement comment la classe
ouvrière prendrait le pouvoir. Mais nous avons aujourd'hui la
preuve de la justesse de cette vue. Dans le processus
révolutionnaire, l'ancien pouvoir étatique sera détruit
et les organes qui viendront le remplacer, les conseils ouvriers,
auront certainement pour quelque temps encore des pouvoirs politiques
importants afin de combattre les vestiges du système
capitaliste. Toutefois, leur fonction politique se réduira
graduellement en une simple fonction économique :
l'organisation du processus de production collective des biens
nécessaires à la société.
Anton Pannekoek