Violence sociale - Chaque année, 500 morts au travail : la justice se décidera-t-elle à punir les
responsables ?
[bastamag.net] - Chute d’une nacelle, écrasement entre deux wagons, défaut de sécurité
sur une coulée d’acier en fusion... Chaque année en France, 500
personnes succombent d’un accident sur leur lieu de travail. Face aux
questions des familles des victimes, les directions évoquent la
malchance, voire même l’inattention du salarié lui-même, alors que
l’organisation du travail ou l’insuffisance de la formation sont en
cause. Devant la Justice, les dirigeants d’entreprises s’en tirent
souvent à bon compte, dissimulés derrière une système de sous-traitance
qui leur permet d’échapper à leurs responsabilités. Les magistrats
peinent aussi à considérer ces faits comme une forme de délinquance.
Quand cette quasi impunité prendra-t-elle fin ?
« Ce n’est pas la guerre. On ne va pas au travail pour mourir. »
Dans leur pavillon de Loon-Plage (Nord), Franck et Valérie Ryckebusch
pleurent leur fils aîné, décédé il y a un an. Le 12 avril 2015, l’usine
classée Seveso d’Arcelor-Mittal, située dans la commune voisine de
Grande-Synthe, en périphérie de Dunkerque, a emporté leur fils Daniel.
Embauché par l’agence d’intérim Temis pour le compte de l’entreprise
Lamblin, filiale de Colas Rail et sous-traitante d’Arcelor, cet
intérimaire manœuvrait les wagons transportant la castine, une pierre
calcaire utile au mélange de minerai. Daniel termine son huitième jour
de mission quand, à 18h20, il meurt écrasé par deux wagons. Il allait
avoir 21 ans. « Dans la ville, ça a foutu un choc, confie sa mère, animatrice pour enfants. À son enterrement, le curé n’avait jamais vu autant de monde. »
Titulaire d’un bac-pro chauffagiste avec mention, celui que son père
voyait faire de longues études s’était orienté provisoirement dans
l’intérim, faute de travail dans sa filière.
Daniel est la seconde victime d’une série noire à Arcelor-Mittal.
Quatre morts en moins d’un an sur deux sites du groupe. A Dunkerque, les
Ryckebusch sont les seuls à porter plainte contre X : « On veut que les entreprises soient tenues responsables. » Une enquête de police et une enquête de l’inspection du travail sont en cours pour éclaircir les circonstances du décès.
Déni de justice
Peu de familles confrontées à de tels drames – environ 500 salariés
meurent d’un accident sur leur lieu de travail chaque année en France [1]
– ont la force de demander des comptes, d’interpeller les directions
des grandes entreprises et de risquer d’affronter leurs armées
d’avocats. Le temps du choc, le besoin du deuil, l’emportent souvent sur
la volonté de faire condamner les auteurs des infractions aux règles de
santé et sécurité. Ce sentiment est alimenté par le « flagrant déni de justice »
qui règne en la matière. À peine 2% des employeurs écopent de peines de
prison, généralement avec sursis. Les rares condamnations se limitent à
une amende. Souvent au prix d’un éprouvant combat judiciaire. « Ça va être très dur, prédit la mère de Daniel. Pour eux, nous ne sommes que des ouvriers. Mais c’est tout ce qui nous reste. »
« Il s’agit d’un drame horrible, mais il s’agit d’un accident du
travail. Il n’y a donc pas d’ouverture d’information judiciaire. »
La réaction du procureur de la République en 2009 suite à la mort dans
la Drôme d’un ouvrier avalé par un broyeur reste symptomatique du regard
posé sur les causes d’un accident de travail : il n’y aurait pas de
lien entre le décès du salarié et l’organisation du travail au sein de
l’entreprise... « On ne comprend pas ce qui s’est passé, on est très à cheval sur la sécurité »,
avait soufflé un responsable de la sécurité d’Arcelor, lors de la
marche blanche organisée par les amis de Daniel pour déposer une fleur à
l’extérieur de l’usine.
Chez Arcelor, des accidents récurrents
Peut-être s’était-il laissé distraire par son téléphone portable,
avancent certains. Lorsque la police récupère la voiture de Daniel, elle
retrouve son smartphone dans sa boîte à gants… « Mon fils n’était
pas un casse-cou, c’était un gars très sérieux, tous ses collègues nous
l’ont dit. S’il n’était pas au bon endroit ou s’il a fait une erreur,
c’est qu’on ne lui a pas dit. » Les directeurs de la boîte d’intérim et du sous-traitant [2] se sont présentés au domicile de ses parents. « On ne comprend pas, il n’avait rien à faire là », glissent-ils aux parents de Daniel.
« Ils attendent toujours qu’un accident grave se produise pour changer leur politique »,
estime de son côté Bernard Colin, élu CGT au comité d’hygiène, de
sécurité et des conditions de travail (CHSCT) à Grande-Synthe. Après la
mort en juillet 2015 de Jérôme Domaërel, le corps dissous dans une
tranchée remplie d’acier en fusion, Arcelor a finalement installé une
protection pour « empêcher toute chute dans une rigole de fonte ».
Dix jours avant ce drame horrible, un intérimaire victime d’un malaise
était tombé à quelques mètres de ce liquide chauffé à plus de 1200°C. Le
CHSCT signale alors l’absence de barrière. Et d’après des documents
internes que Basta ! a pu consulter, les élus du personnel
dénoncent des défaillances de sécurité depuis… 2001. Six ans avant la
mort de Daniel, un ouvrier était déjà mort dans les mêmes conditions,
écrasé entre deux wagons.
Une mort pas très naturelle
Le cas de Daniel n’est malheureusement pas isolé. À Peyrolles, non
loin d’Aix-en-Provence, le 2 décembre 2011, Jean-Claude Lachaux, un
technicien expérimenté de 55 ans, chute de cinq mètres, alors qu’il
réalise une maintenance en haut d’un poteau téléphonique. Il meurt en
soins intensifs après trois semaines « d’atroces souffrances », selon les mots de sa veuve, Danielle Lachaux. Son employeur, Orange (ex-France Télécom), évoque une « mort naturelle ».
Jusqu’à ce que l’autopsie stipule qu’il a succombé à ses blessures.
Orange est jugé responsable de l’accident en février 2016 et condamnée à
verser 50 000 euros d’amendes pour homicide involontaire. « Ils se croient au dessus des lois, c’est un manque de respect envers nous, mon mari et tous leurs employés », réagit de son côté Danielle Lachaux. Elle en veut à Orange « d’oser » faire appel de sa condamnation. « Cela reporte notre phase de deuil. »
Jean-Claude Lachaux avait utilisé contre son gré, sur ordre de son
chef, une échelle dite « plateforme extérieure » (PFE) en lieu et place
des nacelles classiques. Pendant des années, le CHSCT et l’inspection du
travail avaient pourtant multiplié les mises en garde sur la
dangerosité de ces équipements peu fiables, plusieurs accidents s’étant
déjà produits. En imposant ces PFE pour contourner une directive
européenne [3],
l’ex-France Telecom espérait économiser 20 millions d’euros, d’après
l’estimation du syndicat Sud-PTT, qui s’était porté partie civile dans
cette affaire avec la CGT. Au lendemain de l’accident, Orange a
finalement fait retirer les fameuses PFE.
« Aucun accident n’est le fruit du hasard »
Plutôt que de remettre en cause les conditions de travail, les
entreprises évoquent souvent un penchant pour l’alcool, une faiblesse
cardiaque, l’inconscience ou l’état de santé du travailleur. « Les ouvriers peuvent faire des erreurs, mais elles sont toujours prédéterminées par l’organisation de travail »,
explique l’ancien inspecteur du travail Patrick Le Moal. Le code du
travail le stipule clairement : un employeur est présumé responsable
d’un accident du travail. Depuis 2002, il a pour obligation de garantir
la sécurité de ses salariés [4]. « Aucun accident n’est le fruit du hasard. Il fait toujours suite à une série de fautes qui s’additionnent », poursuit Patrick Le Moal. Chaque accident mortel met à jour des problèmes d’équipements vétustes, « bricolés »
ou de matériels non conformes. Ces défauts résultant d’un non-respect
des règles de sécurité sont d’autant plus évitables qu’ils sont souvent
décelés depuis longtemps.
Depuis dix ans, Michel Bianco se bat pour la reconnaissance des
victimes du travail. Son fils Jérôme, 33 ans, meurt en 2006 alors qu’il
lave des vitres sur un chantier de Sophia-Antipolis. Il chute de 9
mètres depuis sa passerelle. Lors du procès, la défense tente de
démontrer que ce jeune père de famille est mort... par « inadvertance ».
L’enquête prouvera que Jérôme n’avait pas été formé, qu’il ne portait
ni casque, ni harnais, et surtout que des garde-corps manquaient aux
extrémités de la passerelle. Le carnet de liaison entre l’entreprise de
nettoyage sous-traitante et la société cliente Galderma (filiale de
L’Oréal), bizarrement disparu, l’avait pourtant signalé.
Le sale boulot pour les intérimaires
Au cœur de cette organisation du travail, le recours à la
sous-traitance. À ArcelorMittal, trois des quatre décès de l’an dernier
étaient des travailleurs externes. À Dunkerque, un sidérurgiste sur dix
est intérimaire. À Fos-sur-Mer, ils seraient 250 sur 1 200 salariés en
production. Il aura fallu trois décès pour que le tribunal, sollicité
par le CHSCT, ordonne une expertise de sécurité sur cette question,
malgré la réticence de la direction. « Ces lieux de travail
nécessitent une formation extrême. L’un des axes principaux de l’enquête
est de savoir s’il y a un lien entre le statut d’intérimaire et
l’accident », a déclaré le procureur de la République de Dunkerque à Libération.
Ces accident à répétition avaient poussé l’entreprise de travail
temporaire Ranstaad à retirer ses intérimaires en mission pour Arcelor. « La précarité est la première cause des accidents au travail »,
dénonce Jean-Paul Bussi, de la CGT Randstaad. Deux fois plus
d’accidents surviennent chez les intérimaires. Utilisés pour effectuer
le « sale boulot », ces travailleurs précarisés épargnent aux
salariés permanents les tâches les plus ingrates – et parfois les plus
dangereuses. Ils sont aussi bien moins expérimentés. À 20 ans, Daniel
était chef de manœuvre avec seulement un mois et demi d’ancienneté... « Il a suivi une formation de 35 heures, alors que ceux d’Arcelor ont 400 ou 600 heures de formation... », précisent ses parents.
Externalisation des responsabilités
La direction d’ArcelorMittal « dément fermement tout écart de traitement entre les différents intervenants »
et indique une baisse du recours à l’intérim. Elle assure dispenser ses
formations en matière de sécurité à tous les opérateurs. Elle déplore « vivement les accidents qui ont coûté la vie à des opérateurs » , et estime que « les faits accidentels sont en diminution constante sur ses sites ». Statistiquement, la direction d’Arcelor a probablement raison [5] :
le décès de Daniel a été déclaré à la Caisse d’assurance retraite et de
la santé au travail par son employeur, l’agence d’intérim Temis. Il
sera donc référencé à la rubrique « travail temporaire » dans les
fichiers de la Caisse nationale de l’assurance maladie, chargée de
collecter les accidents. Et non dans l’industrie de la métallurgie.
Faire appel à la sous-traitance « rend invisible » les accidents du
travail et a pour effet immédiat d’abaisser leur fréquence chez les
grands groupes donneurs d’ordre. Ils échappent ainsi aux sanctions
financières prévues par l’assurance-maladie.
Sous-traiter les risques signifie-t-il externaliser les responsabilités ? « Quand on atteint plusieurs niveaux de sous-traitance, la responsabilité est complètement diluée »,
constate Jean-Paul Bussi, de la CGT intérim. Aux yeux de la famille
Ryckebusch, les trois entreprises sont responsables : Temis pour défaut
de formation, Lamblin pour défaut de vérification et Arcelor pour la
dangerosité de son site. « Ils vont se renvoyer la balle pour faire durer les choses, ce sera très dur de retrouver le responsable »,
regrettent-ils. L’inspection du travail devra déterminer les
différentes fautes. Juridiquement, le donneur d’ordre est tenu de
veiller à la coordination de la prévention des risques. En pratique,
seules les entreprises prestataires sont incriminées [6].
Des exemples ? Quatorze ans après l’explosion meurtrière d’AZF, Total est hors de cause. C’est le directeur de la filiale Grande-Paroisse qui s’attire les foudres des magistrats. Mis en cause dans la chute mortelle d’un intérimaire
sur le chantier EPR de Flamanville en 2011, Bouygues, d’abord condamné
pour homicide involontaire, voit finalement son sous-traitant Tissot
écoper de 30 000 euros d’amende quatre ans plus tard.
Les grands groupes protégés ?
Dans le cas de Pierre Rivas, décédé d’une chute mortelle sur le
chantier de la gare TGV d’Aix-en-Provence en 2001, la SNCF n’avait même
pas été entendue. La même question a hanté pendant treize ans la
procédure autour de l’accident mortel d’Hector Loubota, enseveli sous
600 kg de gravats après la chute d’un mur sur un chantier d’insertion à
Amiens en 2002 [7].
La vice-procureur n’a pas su définir qui du chef de chantier, du
maître-d’œuvre ou du maire d’Amiens était le délégataire. D’abord
reconnu coupable d’homicide involontaire, le premier édile de l’époque,
l’ancien ministre Gilles de Robien, a finalement été relaxé. Là encore,
le risque était connu : la fragilité de la citadelle d’Amiens était
détectée depuis 1974. Dans ce genre d’affaire, « on accroche le lampiste »,
résume Michel Bianco. Lui a réussi à faire condamner le directeur
administratif et le président du CHSCT du donneur d’ordre Galderma à
quatre mois de prison avec sursis.
Sept ans après la mort de son fils Gilles, écrasé dans le train
d’atterrissage d’un avion à l’usine Airbus de Colomiers (Haute-Garonne),
son père Raoul Dudde a vu sa demande de « citation directe » de trois
cadres d’Airbus rejetée par le tribunal de Toulouse. Pour le géant de
l’aéronautique, ce mécanicien de 33 ans serait décédé à cause d’une
erreur de manipulation. Après un classement sans suite, la plainte de
son père a abouti à un non-lieu en 2012. Raoul Dudde mène toujours sa
propre enquête et transmet des documents à la justice. En vain. « Depuis
le début de cette affaire, c’est "Circulez, il n’y a rien à voir !". Il
y a clairement une défaillance de la justice dans ce dossier, proteste son avocat, Emmanuel Tricoire. Et de s’interroger : le poids du géant aéronautique dans la région impressionne-t-il ?
Encore combien de morts ?
Pourquoi une telle réticence à sanctionner les entreprises ? « Pour un juge, un patron, qu’il peut croiser aux vœux annuels du préfet, n’est pas la figure habituelle du délinquant »,
répond, parmi d’autres raisons, Jean-Paul Teissonnière, spécialiste du
droit pénal du travail et avocat de plusieurs familles de victimes du
travail. « La condamnation rend sa dignité à la victime »,
rappellent les familles de victimes. Donneurs d’ordre ou non, les grands
groupes, à l’abri derrière la notion de « personne morale », écopent de
peines plutôt légères au regard des conséquences. Il y a pourtant eu
mort d’homme. « À la souffrance éternelle de l’absence de l’être cher, la justice répond par quelques milliers d’euros », soupire le père de Jérôme Bianco. Les rarissimes employeurs à être condamné à de la prison ferme sont plutôt issus des petites entreprises, seules à endosser la responsabilité de l’organisation du travail.
« Combien de morts faudra-t-il avant que les pouvoirs publics légifèrent afin de rendre les peines suffisamment dissuasives ? », poursuit Michel Bianco. L’heure n’est pas vraiment au tout-répressif à l’égard des entreprises. Dans certaines régions, des conventions
signées par la Direccte et les parquets judiciaires visent à remplacer
les poursuites pénales en cas d’infraction à la santé et la sécurité au
travail par des stages pédagogiques de sensibilisation aux risques. Le
paiement du stage faisant office de sanction. Pour Franck et Valérie
Ryckebusch, il y a urgence à « trouver des solutions pour que plus personne ne vive ce qu’on vit ». « La seule chose qu’on peut lui reprocher c’est de s’être lever pour aller travailler. » Ils s’apprêtent à vivre un long combat pour rendre justice à leur fils.
Ludo Simbille
Lire aussi : Pourquoi la réforme du code du travail met en péril la sécurité et la santé des salariés
Photo : Manifestation des victimes de l’amiante, en octobre 2012, à Paris / Basta !
Notes
[1] Source : Cnam.
[2] Le groupe Colas Rail n’a pas souhaité commenter une « enquête de justice en cours ».
[3] La directive contraignait les techniciens à travailler en binôme sur des échelles de hauteur classique
[4] Seule
une faute intentionnelle du salarié peut exonérer la faute de
l’employeur, d’après l’article L-453-1 du code de la sécurité sociale.
Voir aussi ces arrêts de la Cour de cassation.
[5] A nos demandes, le service de communication d’Arcelor nous a précisé n’avoir « pas d’élément nouveaux à partager »
[6] Une
entreprise prestataire peut se retourner contre son donneur d’ordre sur
le plan civil. Tout dépend si le contrat de prestation prévoit
l’exonération de responsabilité ou le partage du coût de l’accident.
[7] [Le torchon souverainiste] Fakir a raconté cette affaire ici.