[RHM&C] Les années 1968 ont été ouvertes par les événements de mai,
moment initial d’un nouveau cycle de l’histoire ouvrière, même si ses
prolégomènes
sont antérieurs. Cet acte inaugural définit une nouvelle grammaire de
l’action et des
revendications ouvrières, caractérisée par une conjonction de critères.
Le premier
d’entre eux concerne une diffusion de la contestation ouvrière, avec une
extension des
territoires de la grève, qui touchent l’atelier mais aussi, en
solidarité, la ville et la région,
comme dans le cas célèbre de Lip en 1973. S’y ajoute un répertoire
d’actions élargi,
avec un recours fréquent à l’illégalité et à la violence dans les
actions ouvrières, même
si elle n’est parfois que symbolique. La mobilisation concerne des
secteurs auparavant
peu combatifs, notamment les femmes et les travailleurs immigrés. Aucun
de ces éléments ne représente une radicale nouveauté mais leur
confluence, jusque dans des
régions de faible tradition contestataire, est caractéristique de ce
cycle d’insubordination ouvrière. Elle se traduit à plusieurs niveaux :
en premier lieu par une conflictualité croissante avec le patronat et
dans une moindre mesure avec les pouvoirs publics
et les forces de l’ordre. La relation aux dispositifs d’encadrement
traditionnels du
monde ouvrier, principalement les confédérations syndicales, est
également marquée
du sceau de cette insubordination.
Un chapitre très intéressant, dont on regrette qu’il ne soit pas
davantage développé, analyse comment, vu de l’usine, l’État et le
patronat gèrent l’insubordination
ouvrière et tentent d’y résister. Dans un premier temps, ces deux
acteurs semblent
consentir à un certain nombre de
concessions à l’offensive ouvrière. Des réformes sont
adoptées, dans le cadre d’« une brève mais vigoureuse incursion de
l’État » pour refonder l’usine taylorienne, qui s’accompagne d’un
encouragement à la répression afin de
limiter l’influence des syndicats et des militants. L’État, à
l’instigation de Jacques Delors
conseiller social de Jacques Chaban-Delmas, relance une politique
contractuelle, avec la
loi du 30 juin 1971 sur les conventions collectives. Mais cette
politique connaît un coup
d’arrêt dès 1972 avec la nomination de Pierre Messmer. À partir de cette
date, la fermeté est de mise dans les relations sociales. Le patronat
s’était prudemment engagé, sous
la pression des événements et avec d’importantes limites, dans cette
politique contractuelle, entreprenant d’élargir les tâches et
d’améliorer les conditions de travail. Mais la
crise, qui fait passer la peur du chômage avant la contestation du
travail, clôt ces initiatives. On pense, en lisant ce chapitre, à la
manière dont la faillite de Lip en 1976, si bien
décrite dans le documentaire Les Lip, l’imagination au pouvoir, marque à la fois une sanction de la combativité de ses ouvriers et du progressisme de son nouveau directeur.
À la fin des années 1970, l’échec des mobilisations pour défendre la
sidérurgie est
le symbole de l’impuissance ouvrière face à l’hémorragie des emplois.
Une nouvelle
temporalité marquée par la crise met fin au cycle d’insubordination
ouvrière ouvert
par 68. Directement concernés par les remous sociaux liés à ce cycle,
les pouvoirs
publics et le patronat ont su s’accorder sur « la préservation de
l’ordre usinier, à l’intérieur du système économique libéral ». La crise
leur permet de mettre en œuvre des
mesures dirigées contre le salariat stabilisé, les fauteurs de trouble
identifiés et la main-
d’œuvre étrangère.
Source : Cairn / RHM&C 3/2009 (extraits)