dimanche 23 août 2015

Les classes, ça existe !

Le 18 mars 2013, des ouvriers de PSA manifestent devant le siège de leur entreprise. Main dans la main, unis par leur combat de classe
[Poisson Rouge] - Houria Bouteldja est la porte-parole du Parti des Indigènes de la République.
Chère, très chère Houria,
Je vous écoute de temps à autres, comme ce 9 février dernier sur Beur FM. Vous ne me connaissez pas mais moi un peu, puisque je vous lis ici et là. Du moins, je commence à connaître vos positions sur un certain nombre de sujets. Quand vous expliquez la difficulté pour certains d’entre nous à vivre dans ce pays, bien sûr que je partage votre constat. Quand vous parlez d’un racisme propagé par la République dénaturée que vous et moi nous connaissons, j’appuie. Quand vous parlez de la nécessité du combat pour des droits égaux, je dis  oui, oui et encore oui. Mais parfois, j’ai l’impression que vous et vos amis vous trompez d’analyse. Et sur des choses importantes.


"On a substitué à la notion de classe celle de la race (et on en est fiers)"

Lorsque vous prenez la parole ce 9 février sur Beur FM, c’est pour le claironner haut et fort :

 «[nous avons créé les Indigènes de la République car] il fallait rompre avec les idéologies politiques, par exemple de la gauche et de l’extrême gauche,  qui ne sont pas efficaces quand il s’agit de traiter la question des populations issues de l’immigration postcoloniale ».

Soit, même si je sais où vous voulez en venir, j’écoute. On a le droit, après tout, de revenir sur ce que la gauche et l’extrême gauche croyaient acquis, c’est même plutôt sain de se remettre en question régulièrement pour ne pas raisonner qu’en termes passéistes. De plus, il faudrait être complètement borné ou complètement aveugle pour ne pas voir les échecs répétés des organisations  de gauche à œuvrer pour les classes populaires, et ce depuis trois décennies. Ceci dit, vous et votre parti célébrez cette année vos dix ans d’existence : et jusqu’à preuve du contraire, je ne vois pas non plus de succès probant de votre côté.
Là où je commence toutefois à me questionner, c’est quand vous vous sentez obligée de préciser l’origine des personnes que vous pensez défendre. Comme dit ci-dessus, les échecs de la gauche et de l’extrême gauche sont nombreux, oui, mais pas simplement à l’égard des personnes «issues de l’immigration postcoloniale». Je pense ici aux millions d’ouvriers, chômeurs et précaires que vous qualifieriez aisément de « blancs », qui, eux aussi, ont été abandonnées par cette gauche et cette extrême gauche là depuis belle lurette.  On ne parle jamais d’eux à vrai dire. En fait, on parle très peu des pauvres, qu’ils soient blancs, jaunes ou noirs. Pourtant ce sont eux, blancs y compris, qui souffrent de mépris social, ont du mal à se loger et à se nourrir, n’accèdent pas aux études supérieures, passent souvent par la case prison et se voient  relégués aux marges de la République des hypocrites. Mais vous ne semblez pas voir cette réalité. Pire, vous enfoncez le clou :
 «C’est-à-dire qu’en fait on a rompu avec la question de classe pour imposer un autre angle d’attaque qui est celui de la race vue comme un système d’oppressions spécifiques qui est aussi un rapport social de domination.»
On a rompu avec la question de classe pour imposer celle de la race. C’est beau, dit comme ça. Ça rime presqu’un peu, c’est joli et percutant. C’est fort sur le plan du symbole, ça je ne dis pas. Mais sur le fond, nom de nom. Sur le fond, c’est de la merde.


Oui Houria, les classes existent bel et bien

Reprenons votre exemple de la prison, du chômage ou du mal-logement. Vous dites que les «indigènes» sont surreprésentés en taule, dans les quartiers, à Pôle emploi. C’est certainement vrai, même si pour le moment on n’en sait rien (faute de statistiques). Ils/elles sont surreprésenté.e.s. Ils ne sont donc pas seuls dans les prisons, les HLM et à Pôle emploi. Alors pourquoi vouloir racialiser à tout prix ces problématiques alors qu’elles sont, de fait, sociales ? Si l’on regarde la question des quartiers, des prisons et du chômage à travers une lecture de classe, on se rend compte que : 100% des logements sociaux sont habités par des ouvriers, chômeurs ou précaires, que ce sont presque exclusivement les pauvres qui sont frappés par le chômage (pour les cadres, le plein emploi est bel et bien là), et que dans les prisons, une écrasante majorité de détenus sont issus de la classe ouvrière, des sans-emplois, des petits employés etc.
L’avantage de la notion de classe, c’est qu’elle est mesurable scientifiquement. En revanche, on ne peut pas appliquer votre rhétorique à ces mêmes exemples. On ne peut pas dire ainsi que 100% des HLM sont occupés par des «indigènes». Ce serait faux.
Oui, le racisme d’Etat existe bel et bien et est un problème à part entière qu’il faut combattre. Mais ce n’est pas parce que la République créée de la discrimination et du «tous contre tous» que nous devons abdiquer et adopter le même genre de rhétorique. Nous n’allons pas, je vous le dis, tomber dans ce piège comptable ou nous nous séparerions les uns des autres par le seul prisme de la couleur de peau, du pays d’origine, ou de la religion.  Les «indigènes» dont vous vous réclamez savent que la République ne respecte pas le tiers du quart du contrat d’origine : «Liberté, égalité, fraternité». Tout le monde le sait. La liberté et l’égalité n’ont jamais été acquises en France, et nous nous battons collectivement pour elles depuis 225 ans. Et des revers, oui nous en subissons beaucoup, c’est vrai. Mais le combat continue.
En réalité, le défi est justement de parvenir à extirper le «en commun» qui nous manque tant ces derniers temps, chose que vous ne faites pas quand vous racialisez le débat. Il faut se poser tout simplement la question suivante : «qu’est-ce qui réunit les individus dans un combat collectif ? Comment peut-on s’émanciper collectivement (si telle est votre volonté) ?» . Et à cela, vous êtes incapable de répondre.



 Il n’y a pas de particularisme identitaire

Moi je pense savoir un peu ce qui ne va pas. Ce qui tue les «indigènes», comme les «souchiens» ou les «blancs indigénisés» bien plus que toute forme de racisme. Ce qui nous tue collectivement se passe dans le portefeuille. Ce qui nous bouffe, les uns les autres, ce qui nous divise et nous rend con,  c’est la pauvreté. Ce qui nous accule, nous fait peur, c’est de ne pas avoir accès à un logement décent, à un travail décent, à une paye décente. Et ça, c’est tout simplement la domination de classe qui en est la cause. Il se trouve qu’aujourd’hui, les «indigènes» sont surreprésentés parmi les pauvres et les mal-logés. Il y a cinquante, soixante, cent ans, ils étaient Portugais, Espagnols, Italiens, Polonais, Arméniens et étaient eux aussi victimes d’un véritable racisme structurel. Avant eux encore, c’étaient les pauvres issus de différentes régions (Basques, Bretons, Auvergnats) qui affolaient la bourgeoisie pécuniaire française. Eux aussi ont souffert à leur manière de racisme structurel, il faut bien l’entendre.
C’est donc la soif de domination qui a toujours guidé et justifié le racisme. Un Etat et une société ne sont pas racistes naturellement, mais parce qu’ils justifient par ce biais la domination de populations pour servir les intérêts d’un petit nombre. Ce ne sont pas «les Européens» qui ont réduit des peuples en esclavage. Ce sont des Etats, des puissants, des capitalistes qui ont développé un imaginaire raciste pour justifier de telles entreprises. Ce sont eux aussi qui ont colonisé l’Afrique, l’Asie et l’Amérique. Ces gens-là ont asservi les populations, de tous temps, partout où ils sont passés. Ils ont asservis le monde pour étancher leur soif d’or. Voyez-vous, Houria, ils ont même asservi  des bons français bien de chez nous, dans leurs mines, dans leurs champs, leurs usines et leurs entreprises.
Le racisme n’est donc que le corollaire d’un mal premier, celui de l’exploitation des uns par les autres.  Frantz Fanon, que vous aimez tant citer, l’explique mieux que quiconque en 1961 :

 «Pendant des siècles les capitalistes se sont comportés dans le monde sous-développé comme de véritables criminels de guerre. Les déportations, les massacres, le travail forcé, l’esclavagisme ont été les principaux moyens utilisés par le capitalisme pour augmenter ses réserves d’or et de diamants, ses richesses et pour établir sa puissance». Les Damnés de la Terre (1961).
Le cœur du problème ne réside donc pas tant dans le racisme structurel que dans ses causes, Houria. Et en ça, lorsque vous menacez un jour que «les blancs ne pourront plus entrer dans un quartier», vous jouez le jeu de la division et proposez de traiter le symptôme plutôt que de vous attaquer à la maladie.
Puisque Frantz Fanon n’est pas Dieu, et qu’il est toujours important de se remettre en question, je finirai simplement en complétant une citation que vous utilisez et dans laquelle il dit :

 «Le bien-être et le progrès de l’Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des Nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes. Cela nous décidons de ne plus l’oublier».
J’ajoute que le bien-être et le progrès des capitalistes ont aussi été bâtis avec la sueur et les cadavres des travailleurs de tous horizons, et que cela non plus, nous ne l’oublierons pas. - L'As deMadrid

 Linton Kwesi Johnson - Wat About Di Working Class

From Inglan to Poland / Every step across di ocean / The ruling class is dem in a mess, oh yes Di capitalist system are regress / But di Sovjet system nah progress So wich one of dem yuh think is best / When di two of dem work as a contest / When crisis is di order of di day / When so much people cryin' out for change nowadays /  So what about di workin' claas? / Comrade Chairman. What about di workin' claas? / Dem pay the cost, dem carry the cross / An' dem nah go forget dem tanks in Gdansk  / Dem nah go forget dem tanks  / From the east to the west / To di land I love the bes'  / The ruling classes dem is in a mess, oh yes Crisis is di order of di day Di workers dem demandin' more pay every day  / Di peasants want a lot more say nowadays  / Di youth dem rebellin' everywhere, everywhere / Insurrection is the order of the day / Is a lot of people cryin' out for change nowadays /  Nah badda blame it 'pon the black working class, / Mr. Racist Blame it 'pon the ruling class  / Blame it 'pon your capitalist boss / We pay the costs, we suffer the loss / And we nah go forget new New Craas / We nah go forget New Craas

Texte :  L'as de Madrid - Poisson Rouge
Illustrations visuelles et sonores : Travail contre Capital