mardi 28 juillet 2015

Avec le sang des autres - Le Groupe Medvedkine de Sochaux : dire l’usine et la lutte, de 1968 à 1974




[Table Rase] - Avec le sang des autres : le constat d’une parole impossible ? -Le Groupe Medvedkine de Sochaux : dire l’usine et la lutte, de 1968 à 1974

Avec le sang des autres est réalisé en 1974 par Bruno Muel et le groupe Medvedkine de Sochaux. Il s’agit du cinquième film de ce groupe, et du quatrième qui évoque Sochaux, les usines Peugeot, la vie et les combats des ouvrièr-e-s. 
Le premier film du groupe, Sochaux, 11 juin 1968, sorti en 1970, parlait de cette journée de révolte des ouvriers de Peugeot qui se soldat, tandis qu’une grande partie des grévistes dans le reste du pays reprenait le travail, par cent-cinquante blessés et deux morts dans les affrontements avec les CRS. Ce témoignage donne à voir ce que Bataille appelle, au détour d’une phrase de La Notion de dépense, « le contenu insubordonné de la lutte de classes »1, la violence qui succède à l’écrasement sonore de l’usine – incarné en l’absence d’autorisation d’y filmer par les cars transportant au matin les ouvriers, aux coups de matraque sur le piquet de grève. La grève, la manifestation, l’émeute y sont l’aboutissement logique de l’aliénation, d’un état de la lutte de classes, d’une succession d’événements, enfin. Les mots d’Oreste Pintucci, prononcés lors de l’enterrement de Pierre Beylot et placés à la fin du film, disent le sang et la mort dans le combat, parlent des morts de Sochaux dans la suite des morts du mouvement ouvrier. Cette dernière scène a la tonalité du dernier chapitre du Cheval de Troie de Paul Nizan : après une journée d’émeute meurtrière, les personnages évoquent leur camarade mort d’une mort injuste, inacceptable, mais qu’il est possible de « faire entrer […] dans la suite du combat, dans les colères qu’ils [opposent] à leur vie »2. Sochaux, 11 juin 1968 témoigne d’un éveil de cette colère chez les ouvrièr-e-s de Sochaux : en cela, il répond d’un certain enthousiasme de la période, et introduit un ton résolument militant, une manière de désigner le monde qui accuse Peugeot autant qu’elle célèbre les luttes ouvrières.
Les deux films qui suivent cette première incursion d’un groupe Medvedkine à Sochaux – couronnée de succès, le film étant largement projeté sur place et ouvrant la voie à d’autres réalisations3 – témoignent d’une volonté de s’approprier, pour mieux l’attaquer, le quotidien de l’usine par le cinéma. A la possibilité d’un documentaire « traditionnel », le groupe répond par la dérision, l’utilisation de la scénette dans Les Trois-Quarts de la vie (1971) et Week-end à Sochaux (1972). Le deuxième film est une systématisation, dans un moyen-métrage, d’un procédé adopté pour le premier court : une parodie de recrutement, suivie d’une plongée dans la réalité de l’usine. La chaîne n’est que reproduite : le tournage dans les usines Peugeot n’est toujours pas possible. Qu’importe : les témoignages des ouvriers décrivent par-delà la chaîne l’ensemble du « système Peugeot », qui impacte la question du logement, des loisirs, de la sexualité, etc. La farce de la propagande patronale, montrée comme une harangue de foire dans Week-end, est dénoncée dans son décalage avec la brutalité – bien réelle – de l’usine. Le politique est dans cet écart, dans ce jeu tragi-comique entre le discours officiel et les gestes effectués dans l’usine, la contrainte du corps décrite au cours des interviews. Cette dénonciation du corps contraint et du geste aliéné, on la retrouve dans Avec le sang des autres, dernier film du groupe.
A bien des égards, Avec le sang des autres semble faire retour sur les précédents films du groupe. Il en répète quelques-unes des dénonciations les plus fortes, les approfondit, développe plus avant un discours sur l’ensemble des aspects de l’aliénation qui marque le quotidien ouvrier, comme dévoré par l’usine, par les huit heures d’usines journalières qui débordent, finissent par envahir le film. Avec le sang des autres se présente comme un film résolument pessimiste, qui aborde la question du langage, de la parole ouvrière face à l’usine, en même temps que les effets d’une « rationalisation » accrue dans le cadre de la « ville Peugeot ».

Il n’y a pas, à Sochaux, de « sortie des usines Peugeot ».

Il n’y a pas, à Sochaux, de « sortie des usines Peugeot ».

Le groupe Medvedkine présente en 1972 au CNC, afin d’obtenir une avance sur recettes, un projet ambitieux devant couvrir près d’un siècle d’histoire ouvrière, La sortie des usines Peugeot. De ce projet ne reste, dans Avec le sang des autres, que cette citation de la séquence d’ouverture. Or, ce que semble dire le film, ce qui transparaît dès les premières minutes, c’est qu’il n’y a pas, à Sochaux, de « sortie des usines Peugeot ». L’usine ne se résume pas à ce lieu dont on peut effectivement sortir une fois passées les huit heures de travail : elle s’accompagne d’un univers, d’un ensemble de dispositifs qui en étendent l’influence.
Les possessions quasi-centenaires de la famille Peugeot, ses châteaux, cernent Sochaux, sont un point d’entrée dans l’arbre généalogique, dans l’arborescence de l’entreprise-même. A cinq-cent mètres du château de Robert Peugeot, les logements ouvriers possédés par Peugeot. Puis, la liste des institutions Peugeot qui rythment la vie d’un homme né à Sochaux : écoles Peugeot, sport Peugeot, travail Peugeot…jusqu’au cercueil Peugeot. Ce monopole absurde de Peugeot sur tous les aspects de la vie est en fait un point d’entrée vers des considérations politiques d’ordre plus général. Sochaux constitue « l’utopie » de l’usine étendue à tous les aspects de la vie, d’une rationalisation non seulement de la production de la marchandise mais également de la vie des producteurs eux-mêmes. Avec, peut-être, cet horizon évoqué par Gramsci : « […] la vérité est que le nouveau type d’homme que réclame la rationalisation de la production et du travail ne peut se développer tant que l’instinct sexuel n’a pas été réglementé conformément à ce type, et n’a pas été lui aussi rationalisé. »4 , pressenti dans l’interdiction qui était faite aux femmes d’entrer dans les foyers de jeunes travailleurs de Sochaux.
Lorsqu’un ouvrier témoigne de son emploi du temps, il dit la vie de famille rendue impossible par le temps de transport, les trois-huit, la fatigue. Une femme parle de l’incompréhension qui règne entre elle et son mari, du regret de voir sa vie lui échapper. Entre ces deux témoignages, la musique de fanfare qui accompagne les quelques plans pris dans les cités dortoirs de Sochaux se veut enjouée.
La voix-over interroge : « Comment échapper à Peugeot ? ». Car l’espace-même est organisé par Peugeot : éclaté pour éviter les regroupements dangereux, rationalisé selon les nécessités d’un travail qui organise le temps – les cars viennent palier opportunément à l’éclatement, afin de permettre d’amener chacun à l’usine. La consommation est également contrôlée par l’entreprise. L’espace urbain est un instrument politique, qui crée et maintient des séparations entre les êtres d’une même classe.
Cette rationalisation d’alors n’a pas lieu qu’à Peugeot : elle est caractéristique d’une évolution de l’industrie, dans laquelle se mêlent un ensemble d’aspects. La tâche politique prise en charge par Avec le sang des autres semble consister en une mise en évidence de la cohérence du travail et de la vie « hors » du travail. Cette tâche passe par un ensemble de dispositifs formels : le montage, tout d’abord, qui alterne témoignages d’ouvriers, séquences sur la chaîne et séquences descriptives autour de l’urbanisme sochalien ; le son, ensuite, qui vient lier entre eux certains plans, leur donner une cohérence. Lorsque s’interrompt le témoignage, c’est le bruit qui fait surface.

Bruits d’usine

« Et tout m’apparaissait désormais comme une construction : s’accomplissait enfin la renverse qui basculait l’écriture de l’usine en l’usine comme écriture. » François Bon, Sortie d’usine5
Pour la première fois, Bruno Muel peut filmer la chaîne. Avec une attention méticuleuse aux gestes, aux visages marqués par la concentration et la fatigue mêlées. Ces images de la chaîne viennent rythmer le film. Contrepoint inlassable des témoignages, elles en constituent le liant, la matière sous-jacente, la source d’un épuisement commun à tous les interviewés. L’usine Peugeot dévore l’espace, les corps, le film : Bruno Muel semble en faire le personnage central de ce dernier.
L’usine a un son, ou plutôt un bruit qui la caractérise, et qui par son vacarme semble interdire, annuler la musique comme le discours. Le bruit de la chaîne vient faire écho au bruit des caisses enregistreuses du supermarché, au ballet assourdissant des autocars transportant les ouvrièr-e-s à l’usine. Le bruit est là dès avant l’entrée, à la descente de l’autocar au matin.
Cette attention aux sons de la chaîne, à l’importance qu’ils renferment pour ceux qui y travaillent, on la trouve dans les quelques textes littéraires qui évoquent l’usine, mais également dans le film d’Elio Petri La Classe ouvrière va au paradis(1971). Les bruitages y agissent comme un leitmotiv, et débordent parfois de leur environnement visuel. Peu à peu, les pièces et les outils qui se heurtent, la chaîne qui avance ou le son des machines gagnent l’ensemble de l’espace filmique : l’usine semble parler au travers du film, et ne rien dire d’autre que son affirmation dans le bruit.
Le bruit vient lorsque s’épuise la parole sur l’usine, lorsqu’il devient difficile de décrire le quotidien de manière satisfaisante. Robert Linhart écrit, dans son livre consacré à son expérience de militant établi en tant qu’ouvrier chez Citroën : « Les bourgeois s’imaginent toujours avoir le monopole des itinéraires personnels. Quelle farce ! Ils ont le monopole de la parole publique, c’est tout. Ils s’étalent. Les autres vivent leur histoire avec intensité, mais en silence. »6 Ce « silence » qu’identifie Linhart, qui souffrait une exception dans les films des groupes Medvedkine de Besançon et de Sochaux, semble affleurer dans Avec le sang des autres, dès lors qu’un épuisement de la parole, en même temps que du corps, se fait sentir. Avec le sang des autres ne semble pas devoir être seulement un film sur l’usine Peugeot à Sochaux, l’usine qui envahit tout, mais également un film sur la possibilité d’un discours, sur la possibilité – mise en question – d’autres films comme le Week-end à Sochaux après les années passées à la chaîne. Ce qui réduit au silence les itinéraires évoqués par Linhart, c’est peut-être alors cet épuisement de la parole dans l’intensité du travail à la chaîne, qui semble devoir annuler toute autre intensité, personnelle et politique.

La parole impossible ?

« Notre expérience touchait à sa fin. Nos amis de Sochaux avaient passé deux ou trois ans de plus à user leur corps et leur pouvoir d’imagination sur les chaînes de Peugeot. […] Les entretiens se déroulaient dans un climat de confiance et d’intimité venu de toutes ces années passées côte à côte. Mais ce n’était plus « leur » film. Et c’est en définitive assez isolé que je l’ai mené à bien. Il reste à mes yeux un témoignage précieux, plus que sur le travail proprement dit, sur l’emprise et sur l’usure que cette emprise fait subir à des hommes et à des femmes. » Bruno Muel7
A la moitié environ de la durée du film, Muel filme les cars dans la nuit : nouvelle sortie d’usine. Ces quelques plans s’accompagnent du témoignage d’un ouvrier. Ce témoignage aborde ce qui semble constituer le cœur de Avec le sang des autres, à savoir l’épuisement. Avec le sang des autres est le dernier film tourné à Sochaux, avec des ouvriers sochaliens, par le groupe Medvedkine : il interroge, dans une remarquable réflexivité, le devenir du langage après l’usine, après les années passées à travailler à la chaîne. Celle-ci épuise le corps, la possibilité du geste – « Ils ont bouffé des mains. », la communicabilité. Le discours, le signe devient dénué de sens – parole patronale dans Week-end, promotions qui crépitent dans le haut-parleur de l’hypermarché, engueulades des chefs, comédie du chronométrage. Et puis il y a ce qui fait le groupe Medvekdine : la parole ouvrière, qui semble s’épuiser, jusqu’à « la peur que je ne puisse plus parler un jour, que je devienne muet » après l’habitude prise de se taire dans le fracas de l’usine. Dans un long plan, une militante de la CGT et du PCF parle – des postes « de femme enceinte », de l’humiliation associée au pouvoir du chef, du contremaître qui peut seul autoriser la pause aux WC. Peu à peu affleure la difficulté à exprimer l’usine et ses effets : « je sais pas comment dire », « j’y arrive plus maintenant » ; la voix s’emballe, énumère, Bruno Muel choisit de cadrer serré, affirme une proximité qui ne suffit pas ou plus.
Il existe un rapport étroit de la rationalité industrielle au langage, un enjeu du langage dont les groupes Medvedkine se veulent le saisissement. Il est alors question d’affirmer la parole ouvrière, d’employer les moyens spécifiques du cinéma à fin de faire émerger un discours de classe. Mais ce terrain du langage, l’usine l’occupe également, de par la contrainte maximale qu’elle exerce sur les êtres, et parce que les patrons en font aussi un enjeu politique, un instrument de gouvernance. La question des travailleurs immigrés affleure alors. « Placer les travailleurs sur les chaînes de manière rationnelle », c’est empêcher l’échange par une constitution des équipes en fonction des origines : il y a la barrière de la langue, mais aussi celle de la sur-exploitation des travailleurs immigrés, « importés » depuis leur pays d’origine, obligés de prendre leur carte à la CFT, le syndicat « maison »8. Cette pratique, on la retrouve dans l’ensemble des industries métallurgiques à la fin des années 1960 et au début des années 1970, elle est ainsi décrite par Robert Linhart dans son ouvrage se déroulant dans les usines Citroën9.
Avec le sang des autres arrive à ce point d’épuisement, d’éclatement de l’espace, du corps et de la parole qui porte en lui la mise en question de la démarche de Muel et du groupe. L’élément volontaire, combatif dans la lutte de classes, n’est que peu présent. Il se présente sous la forme du retour, de l’archive.

Le sang

Les images du 11 juin 1968 ont la force d’un surgissement. Elles montrent que le silence a été rompu, que quelque chose est venu un jour interrompre la succession interminable des jours d’usine. A l’âpreté du quotidien qui épuise répond la puissance de l’événement et de son invocation sous la forme de l’archive. Cette invocation est le lieu d’une relecture. Les progrès de la rationalisation se présentent alors sous le jour nouveau de la réaction à la révolte ouvrière, de la tentative de prévenir la répétition de celle-ci. Le sang des autres, c’est celui qui permet de faire prospérer Peugeot ; c’est aussi celui qui, versé, alerte non seulement la conscience de classe, mais provoque également les ajustements nécessaires du système de production à la colère qu’il a déclenchée. On peut parler d’une mutation organisée, constatée par Muel, de la colère en fatigue. En cela, Avec le sang des autres présente un caractère pessimiste.
Si les milices patronales de la CFT ne « tiennent » pas Peugeot comme elles tiendront, pendant encore près de dix ans, Citroën, la fin d’un cycle de luttes se fait sentir. Toute description d’un réel insupportable semble devoir épouser les contours d’un pessimisme. Dans la tradition du discours révolutionnaire en art, en littérature ou au cinéma, souvent un élément volontaire – « optimisme de la volonté » – est, sinon montré, du moins pressenti, appelé. Les derniers plans d’Avec le sang des autres contiennent cet élément volontaire, fragile, face à l’usine. Lors d’une fête organisée par la CGT, un homme chante – « Oui, nous ferons un monde/Non, nous ne rêvons pas ».
Le film se termine, pourtant, sur des images de l’usine. Une parole politique existe encore, qui peut être à nouveau suivie de gestes : cette parole se présente comme menacée, comme ne pouvant, quoi qu’il en soit, se maintenir telle quelle. Le dernier film du groupe Medvedkine n’est pas un film de renoncement : il réévalue l’adversaire, le dénonce à nouveau avec minutie, en rappelle la brutalité ; il constitue également un appel implicite à un relais, face à l’épuisement, des individus broyés par la classe qui est la leur. C’est le sens de l’évocation du 11 juin 68, qui a permis la naissance du groupe Medvedkine de Sochaux, et de celle des enjeux nouveaux des luttes ouvrières au travers des travailleurs immigrés – l’autre, ce n’est pas que l’ouvrier exploité, c’est également le sujet d’une révolte à venir.
1Georges Bataille, La Notion de dépense, ed. Nouvelles Editions Lignes, Paris, 2011 (Première ed. Gallimard, 1970)
2Paul Nizan, Le Cheval de Troie, Gallimard, Paris, 1935
3Dans un article, Bruno Muel écrit : « Nous avons fait le montage du film à Besançon, au sous-sol de l’Union locale CGT (une table de montage ne fera son apparition à Clermoulin que deux ou trois ans plus tard) et il était prêt pour le 11 juin 1970. Pour ce deuxième anniversaire, il y eut un dé- brayage massif et une impressionnante manifestation des ouvriers en cotte bleue ou blanche, des employés et même des cadres. Tout ça avait des airs de 1936. J’ai pris ces images qui nous ont servi par la suite pour Week-end à Sochaux. Après la manif nous avions prévu de projeter notre film dans la salle de cinéma en face de la sortie principale de l’usine. […] Nous pensions faire une ou deux projections. En réalité nous avons passé le film en boucle pendant une après-midi entière et toujours devant une salle comble. De ce jour date notre implantation dans l’intimité de la région. », « Les riches heures du groupe Medvedkine, (Besançon-Sochaux, 1967-1974) », Images documentaires n°37/38 (1er et 2e trimestres 2000), p.15-37
4Antonio Gramsci, Cahiers de prison, cahiers 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28 et 29, Gallimard, Paris, 1992. La citation est extraite du cahier 22.
5Les éditions de minuit, Paris, 1982
6Robert Linhart, L’Établi, Les éditions de minuit, Paris, 1978
7Art. susmentionné
8La Confédération Française du Travail, confédération syndicale dite « jaune », a été créée en 1959 et dissoute en 1977 suite au meurtre d’un militant CGT par un commando CFT. Elle était particulièrement favorisée par le patronat dans le secteur automobile, et utilisée pour contrebalancer l’éventuelle influence des syndicats ouvriers « traditionnels ». A Peugeot et à Citroën, la carte CFT « facilitait » les promotions.
9op. cit.