La lutte contre le fascisme commence par la lutte contre la gauche patriotique |
Nous reproduisons ci-dessous un texte dont le mérite est de remettre à l'heure les pendules face à une partie de la gauche étatiste et de son discours fascisant appelant à une critique de la finance au lieu d'une critique du capital, tout cela associé à un désir d'Etat fort sensé protéger la société contre cette même finance. Ce texte contient cependant certaines limites, son idéalisme sous-jacent. L'auteur est un intellectuel et il sur-détermine ainsi le rôle de la pensée, de l'idéologie, dans la construction des mouvement sociaux. Ainsi l'anticapitalisme en carton de la gauche radicale sert effectivement la soupe à l'extrême droite pseudo-sociale, cependant on aurait tort de ne pas prendre en compte l'historicité des formes sociales qui valident en pratique cette idéologie antilibérale, tremplin du complotisme et de l'antisémitisme mais par-dessus tout produit de la fausse conscience du monde de la marchandise.
[Anselme Jappe] - Dans
les années 1990 on a proclamé le triomphe désormais mondial et
définitif de l’économie de marché – au point que certains de ses
apologistes ne croyaient même plus nécessaire d’utiliser des
euphémismes, reprenant par défi le mot « capitalisme », depuis longtemps
honni, pour en faire l’éloge. Mais au bout d’une dizaine d’années, avec
l’éclatement des bulles spéculatives et le début du mouvement
altermondialiste, le vent s’est mis à tourner.
Depuis
la crise de 2008, la critique du « capitalisme » s’est emparée à
nouveau des esprits et, parfois, des rues. Les « indignés » et « Occupy
Wall Street »
ont fait des émules dans le monde entier. Dans de nombreux pays,
surtout aux Etats-Unis et en Espagne, ils ont constitué les mouvements
sociaux les plus importants depuis des décennies. Dans la gauche
radicale, certains y voient déjà, en y additionnant les révoltes
du « printemps arabe », les signes avant-coureurs de la prochaine
révolution mondiale. Mais au-delà des protestations organisées, c’est
jusque dans les médias officiels et les discours de café du commerce
qu’on ne cesse de se poser la question : faut-il « limiter » le
capitalisme ? Celui-ci traverse donc, c’est le moins que l’on puisse
dire, une « crise de légitimité ».
Le nouvel esprit anticapitaliste
Mais
que reproche-t-on au capitalisme ? Comme chacun sait, ce nouvel
« esprit anticapitaliste » a principalement deux cibles : la
financiarisation de l’économie et la rapacité d’une « élite » économique
et politique totalement déconnecté de l’immense majorité de la
population. Sur un plan plus général, on pointe aussi les inégalités
toujours croissantes des revenus et la détérioration des conditions de
travail – mais en les attribuant, tout comme les autres maux sociaux, à
la finance et à la corruption.
On
peut facilement objecter qu’il ne s’agit pas là d’une critique du
capitalisme, mais seulement de sa forme la plus extrême : le
néolibéralisme. En effet, l’anticapitalisme actuel (au sens le plus
large) demande d’abord le renforcement des pouvoirs publics, l’adoption
de politiques économiques keynésiennes (programme de relance au lieu de
sauvetages des banques) et la sauvegarde de l’Etat-providence. Des
marxistes traditionnels appelleraient cela une critique de la « sphère
de la circulation ». Ils font remarquer que la finance et le commerce,
de même que les interventions de l’Etat, ne produisent pas de la valeur,
mais se limitent à distribuer et à faire circuler celle-ci.
Au-delà de la critique de la propriété privée des moyens de production : la critique catégorielle
Il
faut s’attaquer, disent-ils, à la sphère de la production, où le profit
nait de l’exploitation des travailleurs, laquelle est rendue possible
par la propriété privée des moyens de production. Or, les indignés ou
les « occupants » tiennent rarement compte de celle-ci. Mais même s’ils
le faisaient, ce serait encore insuffisant : Marx a démontré – même si
les marxistes l’ont vite oublié – que la propriété privée des moyens de
production est elle-même la conséquence du fait que dans le capitalisme –
et seulement dans le capitalisme – l’activité sociale prend la forme de
la marchandise et de la valeur, de l’argent et du travail abstrait. Un
véritable dépassement du capitalisme ne peut se concevoir sans se
libérer de ces catégories.
Les
mouvements sociaux dont il est question ici n’aiment pas les
discussions théoriques. A leurs yeux, celles-ci sapent l’unité et
l’harmonie tant recherchées. Ce qui compte, c’est le « tous ensemble ».
Dans les assemblées, par souci de démocratie, personne n’a le droit de
parler plus de deux minutes. Un mouvement comme « Occupy Wall Street »,
fort d’avoir l’appui ou la « compréhension » de Barack Obama et du
« guide » iranien Khamenei, de la présidente brésilienne Dilma Roussef,
de l’ex-Premier ministre britannique Gordon Brown et du président
vénézuélien Hugo Chavez, sans parler de certains banquiers comme George
Soros, de divers prix Nobel de l’économie et d’hommes politiques du
parti républicain, un tel mouvement ne peut pas se perdre dans des
arguties dogmatiques. Et les théoriciens de gauche accourent pour leur
donner raison : s’attaquer aux bourses et aux banques, disent-ils,
constitue déjà un bon début.
Un anticapitalisme de droite populiste
Vraiment ?
Toute critique du capitalisme est-elle nécessairement de gauche et
prononcée au nom de l’émancipation sociale ? N’y a-t-il pas aussi un
anticapitalisme populiste et de droite ? On se trompe en identifiant la
« droite » exclusivement à la droite libérale (du genre UMP), qui prône
le tout-marché et l’individualisme forcené dans
le domaine économique. Depuis que la droite et la gauche existent,
c’est-à-dire depuis la Révolution française, il y a toujours eu des
représentants de la droite pour dénoncer certains aspects de la société
capitaliste. Mais cela s’est toujours fait de manière partielle, et
surtout dans le but de canaliser la rage des victimes du capitalisme
contre certaines personnes et certains groupes sociaux auxquels on
attribue la responsabilité de la misère.
Ainsi,
ces hommes de droite mettent les fondements du système à l’abri de
toute contestation. Ce fut avec des slogans anticapitalistes qu’Hitler
arriva au pouvoir, au milieu de la plus grave crise du capitalisme du XXe
siècle. On oublie souvent que l’acronyme NSDAP signifiait « Parti
national-socialiste des ouvriers allemands » et que les fascistes
aimaient à faire des déclarations tonitruantes contre la « ploutocratie
occidentale », la « haute finance » et « Wall Street ».
Les
explications offertes par l’extrême droite attirent une partie des
victimes de la crise, car elles paraissent évidentes à ces dernières.
Elles se concentrent presque toujours sur le rôle de l’argent. Hier
c’était la chasse aux « usuriers », aujourd’hui aux « spéculateurs ».
« Briser l’esclavage du taux d’intérêt » : voilà qui pourrait être un
slogan du « mouvement des occupations ». En vérité, ce fut un des
principaux points programmatiques du Parti nazi à ses débuts.
Le travail sanctifié
Marx
a démontré que l’argent est le représentant du côté « abstrait » et
quantitatif du travail, que l’argent est une marchandise et qu’il est
normal dans le capitalisme que l’on paie, comme pour toute marchandise,
un prix pour son usage (l’intérêt). Or, dans la rhétorique
anticapitaliste de droite (de toute façon toujours hypocrite et jamais
mise en pratique lorsque la droite est au pouvoir), le travail et les
travailleurs sont sanctifiés (d’ailleurs, la droite compte aussi parmi
les travailleurs les « capitalistes créateurs », ceux qui investissent
leur capital dans la production réelle « au service de la communauté »
et créent des postes de travail). Le capital monétaire, en revanche,
serait le domaine des « parasites » égoïstes qui exploitent les honnêtes
travailleurs et les honnêtes capitalistes en leur prêtant de l’argent –
les nazis l’appelaient le « capital rapace ». Cette identification de
tous les maux du capitalisme avec l’argent et les banques a une longue
histoire et entraînait presque inévitablement l’antisémitisme. Et même
aujourd’hui, la description des spéculateurs fait appel implicitement,
et parfois explicitement, à des stéréotypes antisémites. La haine des
« politiciens corrompus » ne manque pas de fondement – mais quand on
l’absolutise, on prend le symptôme pour la cause et on attribue à la
mauvaise volonté subjective de certains acteurs ce qui est dû à des
contraintes systémiques qui demeurent totalement ignorées.
L’identification unilatérale du capitalisme avec « l’impérialisme
américain » va dans le même sens et réunit souvent des activistes de
gauche et d’extrême droite.
Une gauche en difficulté pour se démarquer
Dans
les mouvements sociaux des années 1960 et 1970, cette confusion entre
contenus de gauche et de droite aurait été inimaginable. Aujourd’hui, il
arrive de ramasser des tracts lors de manifestations où seulement le
sigle de l’organisation atteste s’il émane d’un groupe de gauche ou
d’extrême droite. En effet, la gauche est en grande difficulté pour se
démarquer de la droite pour ce qui touche la critique de la finance.
Elle a mal assimilé Marx quand celui-ci démontre que la finance est une
simple conséquence de la logique marchande et du travail abstrait.
En suivant plutôt, souvent sans l’admettre, la critique de l’argent proposée par Proudhon, la gauche a choisi, comme Lénine, le « capital
financier » comme objet facile de ses attaques, au lieu de critiquer le
travail même. Si, aujourd’hui, on se contente d’attaquer les banques et
les marchés financiers, on risque de ne pas faire un « premier pas »
dans la bonne direction, mais d’aboutir à une désignation des
« coupables » et de conserver d’autant mieux un ordre socio-économique
que peu de gens ont actuellement le courage de mettre vraiment en
discussion.
Le
nombre de groupes d’extrême droite se prétendant anticapitaliste est
encore petit en France. Mais la Grèce a montré qu’en temps de crise, de
tels groupes peuvent accroître l’adhésion à leur programme par vingt, et
en un rien de temps. Le risque est grand que leurs arguments commencent
à se répandre parmi les manifestants qui ont, certes, les meilleures
intentions du monde, mais qui semblent incapables de voir jusqu’où peut
mener la confusion entre critique de la finance et critique du
capitalisme.
Paru dans le journal français « La vie est à nous !/ Le Sarkophage », n°35, 16 mars-18 mai 2013 (l’article a été rédigé en 2012)