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vendredi 19 août 2016

Tiers-mondisme et socialisme


Au cours des deux décennies qui ont suivi la 2ème guerre mondiale, la scène politique a été dominée par les luttes anti-impérialistes des peuples colonisés. La révolution chinoise n’est que le cas le plus important d’un peuple colonisé engagé dans de très durs combats contre un ennemi impérialiste beaucoup plus puissant – Cuba, l’Algérie et le Vietnam sont aussi des exemples parmi d’autres.
Tandis que ces luttes anti-impérialistes faisaient rage, la classe ouvrière métropolitaine mena peu de batailles notables du point de vue politique contre ses propres maîtres ; dans aucun des pays industrialisés, le prolétariat ne se souleva contre la bourgeoisie pour remettre en cause son pouvoir politique. L’insurrection hongroise de 1956, comme l’insurrection de Cronstadt, en 1921 en Russie [1] eut une importance politique, mais puisqu’elle se déroula dans un pays où la propriété privée des moyens de production avait déjà été abolie, elle ne rentra pas dans l’analyse marxiste orthodoxe de la dynamique sociale, et sa signification la plus profonde demeura ignorée. Ce fut dans de telles circonstances que se firent jour les théories "tiers-mondistes".

Ces théories étaient axées principalement sur les points suivants :
1°) Le prolétariat des pays industrialisés ne se révolte pas parce qu’il est rassasié par les miettes du pillage du monde colonial. Ce fait étouffe son initiative révolutionnaire. Le prolétariat de ces pays est corrompu et intégré dans l’ordre bourgeois.
2°) La population des pays colonisés, dont le travail fournit les matières premières nécessaires à l’impérialisme, constitue un "prolétariat mondial" (même s’il s’agit de paysans, qui ne sont pas impliqués dans une activité industrielle). A l’échelle mondiale, ils sont la classe révolutionnaire. Et ce sont eux qui se sont soulevés dans des révoltes armées contre l’impérialisme. La révolution anticoloniale est donc la révolution socialiste de notre époque.
3°) Les paysans du monde entier engageront la lutte armée et encercleront les centres urbains (tout comme en Chine et à Cuba). Par ailleurs, ces centres s’effondreront dans une crise économique (ayant été privés des sources de matières premières, de marchés et de main-d’œuvre). Le prolétariat urbain, à ce stade, rejoindra la révolution victorieuse des paysans colonisés.
Les trois points ci-dessus, peut-être simplifiés dans une certaine mesure, représentent ce que nous entendons par théorie du "tiers-mondisme". Comme tout autre orthodoxie, elle a beaucoup de variantes, dont chacune prétend être la seule authentique. En tout cas, ces trois points constituent le commun dénominateur de ceux qui adhèrent à l’idéologie "tiers-mondiste".
Le marxisme "tiers-mondiste" ignore les hypothèses fondamentales de l’analyse marxiste de la société. D’après Marx, une révolution n’est pas seulement une révolte contre la misère. Elle est la légitimation d’un nouvel ensemble de rapports sociaux, apparus avant la révolution par suite d’une nouvelle technologie de la production. D’après Marx, ce n’est pas la révolution qui produit une société nouvelle, mais un nouvel ensemble de rapports sociaux qui produit une révolution, puis qui lui permet de se développer. Ainsi, les grandes révolutions anglaises (1640) et française (1789) ne pouvaient que légitimer l’ordre social que la bourgeoisie avait engendré pendant des dizaines d’années.
Quel est le genre de société qui a mûri dans les pays coloniaux avant leur indépendance ? Le prolétariat industriel de ces pays était presqu’inexistant et ne pouvait jouer aucun rôle décisif. La lutte des peuples coloniaux était avant tout une révolte paysanne. Des révolutions dirigées par des partis semi-militaires, accomplies par le biais de luttes militaires, ont produit des régimes profondément marqués par leurs origines. Les nouvelles structures politiques sont à l’image des formes de la lutte pour le pouvoir : enrégimentées, autoritaires, doctrinaires, bureaucratiques. Des nouveaux régimes de cette sorte ne peuvent inspirer les millions de gens qui vivent dans les pays modernes et industrialisés. Toute révolution dans un pays sous-développé a produit la domination absolue d’une bureaucratie politique ou militaire. Même dans le cas où ils sont tolérés par leurs propres populations (souvent après l’emprisonnement ou l’exécution de toute opposition – la gauche y comprise), ces régimes ne peuvent pas servir de modèle, ou constituer un but à atteindre pour la population d’une société industrielle moderne.
Ceci ne veut pas dire que ces révolutions aient été sans valeur aucune. Là où des milliers de gens meurent de faim, c’est être hors du coup que de se plaindre du manque de démocratie. Si même les révolutions chinoise, cubaine ou algérienne n’avaient rien fait de plus que de diminuer la misère qui régnait dans ces pays coloniaux, elles n’auraient pas été inutiles. En réalité, elles ont fait plus que de remplir les ventres affamés : elles ont éliminé l’analphabétisme, aboli la propriété privée de la terre, commencé l’industrialisation, etc. Mais rien de tout cela ne peut être considéré, ni implicitement, ni explicitement, comme ayant le moindre rapport que ce soit avec le socialisme : les pays avancés ont produit beaucoup plus que cela, et nous les critiquons toujours sans pitié. Le socialisme concerne un changement fondamental dans les rapports de production : l’abolition du rapport dominants-dominés dans les forces de production et dans tous les aspects de la vie sociale. Les révoltes du tiers-monde ne produisent pas un nouveau genre d’ordre social qui soit valable pour la société industrielle.
De plus, la marge d’autonomie politique nationale existant dans de tels états est souvent très limitée. L’aide économique et militaire, les "conseillers" omniprésents, l’héritage de structures politiques particulières et de courants établis en matière d’échanges commerciaux, tendent à laisser de tels états dans une situation de dépendance vis-à-vis de leurs anciens maîtres impérialistes : voir les relations de l’Algérie avec la France. Là où la révolte a été plus profonde, se créent de nouvelles structures politiques et de nouveaux courants commerciaux, et, généralement, le pays se retrouve en train de se soumettre de plus en plus à l’influence d’autres superpuissances. Le soutien cubain à l’invasion russe de la Tchécoslovaquie a montré à quel point Castro dépendait de l’achat de la récolte de sucre par les Russes – le commerce des principes étant en relation directe avec le principe du commerce. Même quand une indépendance "politique" réelle est acquise, comme dans le cas de la Chine, les principes sont sacrifiés aux avantages procurés par le commerce. En 1964, le PC maoïste japonais a saboté une grève générale, en relation avec ses efforts en vue de favoriser les échanges sino-japonais, et, deux ans plus tard, on apprit que les Chinois fournissaient aux USA les aciers plats et ronds qui étaient indispensables à leur effort de guerre au Vietnam.
Même si la "catastrophe économique" des centres métropolitains ne se réalise pas non plus – comme n’importe qui d’un peu familiarisé avec la primauté du marché interne dans le capitalisme moderne aurait facilement pu le prévoir, il se trouve dans les pays industrialisés dépendent moins des pays sous-développés que ceux-ci ne dépendent des premiers. Non seulement les fibres artificielles peuvent remplacer le coton, mais, de plus, les pays producteurs de coton représentent des marchés très pauvres pour l’automobile ou les ordinateurs, par exemple. Les pays industrialisés modernes dépendent de moins en moins de leurs anciennes colonies, tant pour les matières premières que pour les marchés, par rapport au passé. La Hollande a perdu l’Indonésie, la Belgique a perdu le Congo, les USA ont été jetés hors de Cuba sans que leurs économies s’effondrent.
Toutefois, les luttes des peuples colonisés ont apporté quelque chose au mouvement révolutionnaire. Le fait que des populations paysannes mal armées aient pu faire face aux forces énormes de l’impérialisme moderne, a ébranlé le mythe de l’invincibilité du pouvoir militaire, technologique et scientifique de l’Occident. Leur lutte a aussi révélé à des millions de gens la brutalité et le racisme du capitalisme et à conduit beaucoup e gens, surtout parmi les jeunes et les étudiants, à entrer en lutte contre leurs propres régimes. Mais le soutien aux peuples colonisés contre l’impérialisme n’implique toutefois pas le soutien à l’une ou l’autre des organisations impliquées dans la lutte.
Notre refus de soutenir des organisations politiques qui ont des programmes nationalistes, bourgeois ou capitalistes d’Etat n’est pas uniquement dû à une question de fidélité à des principes révolutionnaires, moraux et idéologiques. C’est aussi une question de solidarité politique. Dans beaucoup de cas, il se produit qu’auprès des grandes organisations, riches et bruyantes, il existe de petits groupes de militants, révolutionnaires internationalistes, en conflit très aigu non seulement avec l’impérialisme, mais aussi avec leurs propres "partenaires" nationalistes. En Chine, par exemple, les anarchistes comme les trotskystes ont été écrasés sur le chemin du PC vers la victoire. Les avocats du "réalisme" qui accordent leur soutien plus en fonction de la taille qu’en fonction du programme, en fonction des conditions objectives plutôt que de la conscience subjective, trahissent non seulement leurs principes révolutionnaires, mais aussi ceux qui luttent pour les mêmes principes dans les pays en question. C’est la politique de ceux qui s’adaptent aux "conditions objectives" plutôt que celle de ceux qui osent les défier et les transformer.

Cajo BRENDEL

[1] Cf. Hongrie, 1956 de Andy Anderson ; et Ida Mett, La Commune de Cronstadt, Crépuscule sanglant des Soviets, Cahiers Spartacus.

Source : Archives Autonomie

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