[1] Les luttes contre la
domination capitaliste qui, sous ses formes modernes et diverses couvre tous
les Etats du monde, montrent des tendances nouvelles en rupture totale avec ce
qu’elles furent jusqu’au début du XXe siècle.
[2] Le trait commun et essentiel de ces tendances est la prise en
mains par ceux qui luttent, par eux-mêmes et pour eux-mêmes, de la totalité de
leurs intérêts propres, dans toutes les circonstances de leur vie, dans le
domaine de l’action comme dans celui de la pensée.
[3] Les traits de ce que pourrait être une transformation radicale
des rapports sociaux se dessinent dans les bouleversements du capitalisme
lui-même, dans ses crises et ses tentatives d’adaptation. Ces traits peuvent
surgir dans des explosions isolées, et rapidement détruits par les intérêts
dominants, ou s’esquisser dans de lents cheminements, plus ou moins endigués
par des réformes.
[4] On peut constater plus ou moins dans tous les domaines de
l’activité humaine, dans tous les pays, à l’échelle des individus comme de
toutes les collectivités dans lesquelles ils sont impliqués. Les luttes sur les
lieux mêmes de l’exploitation des hommes par le capital – l’entreprise – reste
essentielle ; mais les manifestations de ces tendances trouvent leur expression
dans tous les domaines, avec des formes semblables. Les affrontements sociaux
s’étendent à tous les secteurs de la vie sociale, montrant que l’autonomie ne
saurait être limitée, mais bouleverserait tout.
[5] La fin de tout travail aliéné, donc de l’exploitation, la fin
de toute domination des hommes sur les hommes, transformera la totalité des
rapports sociaux. Si cela est vrai, il est tout aussi vrai que les luttes dans
tous les domaines transforment en même temps et au moment où elles se déroulent
la totalité des rapports sociaux.
[6] Ces tendances à l’autonomie et les formes originales, ouvertes
ou diffuses, qu’elles prennent, se heurtent à l’ensemble des structures du
monde capitaliste : Etat, partis, syndicats, groupes traditionnels, et
tout le système de valeurs de la société d’exploitation. Il en résulte des
conflits permanents, tant pour l’individu que pour les groupes sociaux auquel
il appartient. De ces conflits, on peut tirer la conclusion que les
manifestations diverses du nouveau mouvement vont à l’encontre de toutes les
formes d’élitisme et d’avant-gardisme : elles tendent à détruire toute
hiérarchie et à établir de nouvelles formes de relations entre les individus
eux-mêmes, entre les individus et les organismes de luttes, entre ces organismes
eux-mêmes.
[7] Ces luttes et ces tendances se relient à certaines luttes et
tendances du passé ; comme par exemple l’apparition des conseils ouvriers
ou d’organismes homologues dans toutes les périodes dans lesquelles les luttes
sociales tendent à menacer les bases même du système. La connaissance, l’étude
et la réflexion à propos de ces faits sont un élément de notre connaissance du
présent. Mais nous ne pensons pas que ce travail d’information, d’analyse, de
théorisation, doive conduire à définir des modèles. Ce qui surgit d’une lutte
est adapté aux nécessités de cette lutte et ne peut donc servir de but pour
d’autres luttes ou de critère pour ce qui surgit de ces autres luttes.
[8] Les éléments d’un monde nouveau ont tendance à se dégager en
permanence du fonctionnement même du système capitaliste. Ces éléments sont à
la fois produits par ce fonctionnement et nécessaires à ce fonctionnement,
comme l’est par exemple la nécessité de l’initiative individuelle et collective
à la base pour faire fonctionner l’entreprise capitaliste moderne par exemple.
Les formes qui s’en dégagent ne peuvent être que transitoires, éphémères et
marquées par la société dans laquelle elles se sont développées, comme, par
exemple, le blocage de vastes unités par des mouvements spontanés dans un
secteur, la grève active, la résistance au travail, les mouvements pour
l’amélioration de la condition des femmes, pour l’aménagement des quartiers,
etc. Il est important de souligner l’existence de ces éléments, d’analyser
leurs développements et leurs formes ; il est vain de glorifier les
actions autonomes comme l’avènement imminent de la révolution ; il est
tout aussi vain de les critiquer systématiquement sous prétexte que leur
isolement les conduit finalement à concourir au renforcement du système. Aux
groupes traditionnels qui voyaient dans chaque grève la révolution ou la dénonçaient comme
« réformiste », se sont substitués des groupes plus subtils qui
proposent des formes de luttes « tactiques » soit disant plus
radicales.
[9] Qu’elles aient été glorifiées ou dénigrées, les actions
autonomes n’ont été que rarement considérées comme les premiers symptômes d’un
nouveau mouvement dont l’organisation ne pouvait apparaître et se développer
que dans la lutte elle-même. Pratiquement, les tentatives d’analyses essaient
d’expliquer l’échec de ces actions, soit par leur « manque
d’organisation », soit par l’inexistence d’un parti révolutionnaire, le
« manque de conscience », le retard idéologique, etc… Toutes ces critiques
relèvent en fait des schémas anciens ou traditionnels jugeant ce qui se passe
d’après des critères définis par une élite révolutionnaire. Cette élite aurait
à jouer, le moment voulu et par des voies diverses, un rôle central dans la
révolution. Cette élite devrait, dans la révolution ouvrière, être
l’annonciatrice des crises et tracer la voie libératrice, exactement comme la
bourgeoisie l’a fait en son temps. La révolution, conçue elle-même comme
l’événement unique, se trouve détenir un pouvoir magique de transformation totale
et brutale de tous les rapports sociaux : à partir du moment où une force
assez violente pourrait désintégrer un maillon isolé de la chaîne de domination
du capitalisme mondial, tout devrait basculer dans la société communiste.
[10] Le nouveau mouvement s’oppose à ce que nous appelons l’ancien
mouvement. Cet ancien mouvement relève de schémas et de situations de la
période historique du début du XVIIIe siècle jusqu’au début du XXe siècle, aux
environs de la guerre de 1914. Jusqu’à la première guerre mondiale, on pouvait
considérer comme valables les idées et les concepts surgis dans cette période.
Ce qui, dans les partis ou organisations sociales-démocrates, bolcheviques,
syndicalistes, pouvait paraître révolutionnaire à ce moment, a montré que ce n’était
qu’une révolution dans la forme du capitalisme (capitalisme bureaucratique planifié au lieu de
capitalisme libéral), laissant intacte la domination du capital et
l’exploitation du travail.
[11] L’ancien mouvement apparaît, depuis la première guerre
mondiale, de moins en moins adéquat aux situations issues du capitalisme ainsi
rénové. Le nouveau mouvement, dès ses premières manifestations, s’est dressé,
non seulement contre les anciennes formes de l’ancien mouvement, alors même
qu’elles pouvaient encore contenir des illusions révolutionnaires ; par
exemple, les conseils d’usines en 1917 en Russie et leur épilogue à Cronstadt.
Le nouveau mouvement met en cause non seulement l’existence de ce qu’on peut
englober sous le terme d’avant-garde (partis, groupes), mais aussi la
conception même de la révolution. L’ancien mouvement, comme détenteur présent
ou potentiel du pouvoir capitaliste, ne peut qu’engager une lutte à mort contre
toute manifestation du nouveau mouvement, soit pour l’absorber, soit pour le
détruire par la violence.
[12] Un des traits essentiels du nouveau mouvement est
actuellement dans l’attitude de ceux qui luttent et qui cessent de revendiquer,
de personnes, de groupes, d’institutions qui leurs sont extérieures :
parents dans la famille, mari dans le couple, professeurs dans l’école ou
l’université, patrons dans l’usine, syndicats dans les luttes, partis ou
groupes pour l’action ou la théorie, etc… La forme de la lutte tend à être
souvent la pratique même de ce qui est revendiqué. La tendance nouvelle est de
faire les choses que l’on désire par soi même, de prendre et de faire, au lieu
de demander et d’attendre.
[13] Les manifestations les plus visibles de cette tendance sont
dans les formes nouvelles de la lutte de classe et l’extension des conflits de
classe à des affrontements entre dominants et dominés dans toutes les
structures de la société. Ces affrontements dessinent la cassure entre tous
ceux qui agissent pour
les travailleurs – quelques soient leurs motivations – et l’action propre des
exploités. On peut trouver ces formes diverses dans les tentatives de rejet des
syndicats, l’organisation souterraine des luttes, les tentatives de liaisons
horizontales, les attitudes nouvelles des élèves, des femmes, des homosexuels,
des ouvriers devant le travail, etc… toutes attitudes qui expriment la lutte
desintéressés pour eux-mêmes et par eux-mêmes.
[14] Une des constantes des organisations était de se considérer
comme le mouvement
ouvrier et de faire de l’histoire des organisations l’histoire du mouvement
ouvrier. Le nouveau mouvement développe sa propre histoire, qui n’est
finalement que celle du mouvement des travailleurs eux-mêmes, dissimulée jusqu’ici par ceux qui
faisaient l’Histoire de leur seule activité « révolutionnaire ».
[15] Le vieux mouvement ne peut envisager les différentes
manifestations du nouveau mouvement que pour les assujettir à ses buts
politiques. En général, il s’agit de condamnations sans appel sous des
étiquettes comme « réformiste », « non-conscient », « marginal »,
etc… Mais la force du nouveau mouvement est telle qu’elle oblige les adeptes du
vieux mouvement aux acrobaties les plus diverses pour tenter de se maintenir
tant bien que mal dans le rôle qu’ils se sont ou qui leur est assigné. Les
transformations ou conflits au sein des parts ou syndicats, les scissions
actuelles des différents partis ou groupes, s’expliquent souvent par des
tentatives d’adaptation des positions fondamentales aux caractères nouveaux des
mouvements de lutte en les infléchissant dans leur intérêt.
[16] Certains répètent inlassablement les mêmes schémas, comme si
le monde capitaliste ne s’était pas profondément transformé en 150 ans. Mais
d’autres essaient de s’adapter ; on assiste ainsi à un double
courant :
a) Ceux qui veulent donner une valeur absolue à certaines luttes
particulières : on voit ainsi fleurir des théories privilégiant la lutte
des jeunes, des femmes, des étudiants, des
marginaux, etc… Certains considèrent le refus du travail et la
destruction des lieux de travail comme le seul signe avant-coureur de la
destruction du capital ; d’autres veulent restreindre la notion de classe
ouvrière au seul prolétariat d’usine ; d’autres enfin nient qu’il existe
encore une lutte de classes, ne voyant plus que des individus victimes d’une
même aliénation universelle.
b) Ceux qui, par contre, rejettent tout particularisme et
conservent une tentative d’explication totale ; ils modernisent langage et
théorie, intègrent plus ou moins l’évolution du capital et de la lutte de classe,
mais refusent en même temps au nouveau mouvement sa caractéristique
essentielle : l’autonomie dans tous les domaines de l’activité d’une
lutte, sans exception.
[17] Ces tentatives ne sont pas toutes négligeables, car elles
aident parfois à dégager le sens des manifestations nouvelles de l’autonomie et
à souligner les ambiguïtés et limites de celles-ci dans la société capitaliste.
Mais l’importance de ces théories, idées ou activités de groupe, est souvent
démesurément grossie par les débats passionnés limités au ghetto de
« l’avant-garde révolutionnaire ». Ces débats eux-mêmes, et les idées
qui en sortent sont d’ailleurs, quoi qu’en pensent leurs auteurs, récupérés,
comme tout ce qui se développe dans la société du capital, par la classe dominante
elle-même : l’avant-garde elle-même finit par être le creuset où s’élabore
l’idéologie dont les structures établies par le vieux mouvement s’emparent
finalement.
[18] Dans les luttes, l’intervention de cette avant-garde conduit
à une même situation. La prétention est d’apporter beaucoup à ces luttes, dans
tous les domaines. Mais, dans les faits, tout se passe d’une manière totalement
différente de ce qu’ils pensent. Parfois, ceux dont ils voudraient faire les
instruments de leurs buts politiques retournent la situation et transforment
des bonnes volontés intéressées en instruments de leurs propres luttes.
Parfois, au contraire et plus souvent, cette intervention ne réussit qu’à
freiner le développement autonome de la lutte. Là aussi, les partis ou
syndicats qu’ils prétendaient surpasser se servent de leur intervention pour
canaliser et réprimer cette autonomie, à laquelle ils semblaient pouvoir
contribuer au départ.
[19] Quelques soient les divergences entre tous ces groupes sur le
plan de l’action ou de la théorie, même s’ils se déchirent à belles dents, ils
ont tous en commun un trait essentiel : ils refusent de laisser à ceux qui
luttent la possibilité de régler par eux-mêmes et pour eux-mêmes la totalité de
la situation dans laquelle ils sont impliqués (action, organisation, but,
tactique, réflexion, perspectives). A la rigueur, on reconnaît à ceux qui
luttent la décision dans l’action et l’organisation, mais on leur refuse la
« conscience de leur lutte » et, a fortiori, la théorie et les perspectives.
Ce faisant, on accorde une priorité à certaines formes de pensée par rapport à
l’acte lui-même. Le spécialiste de la pensée et de la réflexion politique
redevient ainsi le supérieur hiérarchique de ceux dont acte et pensée sont
indissociables, ce qui est précisément le propre de tout être dans le processus
de lutte contre la domination sociale au sein même de la collectivité sociale
dans laquelle il est impliqué. On peut voir de nombreux groupes qui acceptent
l’autonomie des luttes seulement si cela va dans une « sens socialiste,
révolutionnaire »jugé à l’avance par des experts.
[20] Le nouveau mouvement n’est pas ce que quelques-uns,
fussent-ils nombreux, organisés, structurés, « cohérents », peuvent
construire ou penser pour la « libération » des autres. C’est
ce que chacun ou tous créent par eux-mêmes dans leur lutte, pour leur lutte,
pour leur propre intérêt. Le dépassement des particularismes, l’unification des
revendications, leur dépassement dans des problèmes plus généraux, plus
fondamentaux, les perspectives de la lutte, tout cela ne peut être, à un moment
donné, que le produit de la lutte elle-même. Les syndicats parlent toujours
d’unité, les groupes de fronts, de comités, etc… ; dans toute grève où
s’exprime l’autonomie de l’action, personne ne parle plus de cela, car la lutte
est le fait de tous les travailleurs en marche.
[21] L’apparition du mouvement autonome a fait évoluer la notion
de parti. Le parti « dirigeant » d’hier, se définissant lui-même
comme « avant-garde révolutionnaire » , s’identifiait au
prolétariat ; cette « fraction consciente du prolétariat »
devait jouer un rôle déterminant pour élever la « conscience de
classe », marque essentielle des prolétaires constitués en classe. Les
héritiers modernes du parti se rendent bien compte de la difficulté de
maintenir une telle position ; aussi chargent-ils le parti ou le groupe
d’une « mission » bien précise pour suppléer à ce qu’ils considèrent
comme les carences des travailleurs ; d’où le développement de groupes spécialisés
dans l’intervention, les liaisons, l’action exemplaire, l’explication
théorique, etc… Mais même ces groupes ne peuvent plus exercer cette fonction
hiérarchique de spécialistes dans le mouvement de lutte. Le nouveau mouvement,
celui des travailleurs en lutte, considère tous ces éléments, les anciens
groupes comme les nouveaux, en parfaite égalité avec ses propres actions. Il
prend ce qu’il peut emprunter à ce qui se présente et rejette ce qui ne lui
convient pas. Théorie et pratique n’apparaissent plus qu’un seul et même
élément du processus révolutionnaire ; aucune ne précède ou ne domine
l’autre. Aucun groupe politique n’a donc un rôle essentiel à jouer.
[22] La révolution est un processus. Ce que nous avons pu relever
en sont les premières manifestations dans tous les domaines sociaux. Personne
ne peut dire sa durée, son rythme et les formes qu’il prendra. Ses
manifestations seront inévitablement violentes, car aucune classe ne se
laissera déposséder sans résister avec la dernière énergie. Mais cette bataille
ne sera les batailles rangées au terme desquelles on verrait l’effondrement des
armées du capital, et l’installation de « structures
révolutionnaires ». Toute une série d’événements dont on ne peut prévoir
ni le lieu, ni le domaine, ni la forme, pourront toucher toutes les structures
sociales sur tous les points du globe, aussi surprenants sans doute par leur
soudaineté que par leur caractère. Aucun d’eux ne constituera la rupture
brutale et générale attendue ; il ne sera qu’un élément qui pourra n’avoir
aucun lien direct apparent avec les autres. Personne ne peut prétendre
aujourd’hui que la révolution russe, la révolution espagnole, les insurrections
des pays de l’Est (Hongrie, Pologne), Mai 68 en France, aient été la Révolution. Pourtant, chacun de ces
évènements a profondément marqué l’évolution du capital et du processus
révolutionnaire. Si l’on regarde le monde d’aujourd’hui, on peut dire que
les révolutions au sens jacobin du terme passent de plus en plus à
l’arrière-plan, mais que le processus révolutionnaire lui-même est de plus en
plus puissant.
[23] Cette idée de la révolution dans un seul évènement continue à
hanter non seulement les vieilles théories marxistes ou anarchistes de conquête
ou de destruction de l’Etat par un affrontement direct, mais aussi tous les
succédanés plus ou moins modernisés de ces théories. Le vieux mouvement déploie
des trésors d’ingéniosité et des efforts démesurés pour essayer de construire
l’organisation adéquate, soit à l’aide de vieilles formules (léninistes divers,
néo-anarchistes), soit sur de nouvelles formules (marginaux, comités divers,
communes), soit en se faisant les promoteurs d’un nouvel élitisme au nom d’une
« exigence » théorique et pratique.
[24] Parallèlement, se développent au gré des luttes ou des circonstances,
des organismes assumant une tâche déterminée, qui éclatent et se recomposent
différemment ailleurs. Ils présentent souvent des caractères ambigus, étant
souvent impulsés par des membres de groupes non dénués d’avant-gardisme,
tendant à se substituer à ceux qui luttent. Mais, de plus en plus, leur
existence est étroitement liée à une lutte, et ils doivent traduire les
intérêts de ceux qui luttent, rester sous leur contrôle. Toutes les tentatives,
ou pour les faire survivre après la lutte, ou pour leur donner une autre
orientation ou les rattacher à une organisation politique, constituent autant
d’échecs, souvent leur mort.
[25] De plus en plus, les individus en lutte pour leur propre
intérêt tendent à assumer eux-mêmes toutes les tâches qui surgissent au cours
des luttes (coordination, informations, liaisons, etc.). Dans la mesure où ils
ne se sentent pas assez forts pour le faire par eux-mêmes, ils ont recours aux
organisations qui s’offrent à eux : sections syndicales, « gauchistes »,
groupes divers… Ces interventions et liaisons à la fois développent et freinent
l’autonomie. elles la développent dans la mesure où elles multiplient les
ouvertures, les liaisons de toutes sortes et donnent confiance à ceux qui les
utilisent dans leur lutte contre les structures légales établies. Elles
freinent l’autonomie dans la mesure où elles tendent à ramener la lutte dans
des structures (syndicats ou partis) ou des courants d’idées et bloquent sur
une idéologie se referant au passé une action (et l’imagination qui
l’accompagne) tournée vers le futur.
[26] Il apparaît ainsi qu’il existe un double affrontement de la
base, d’une part avec le capital et ses structures, d’autre part avec ceux qui,
luttant apparemment contre l’ordre établi, rêvent de constituer de nouvelles
structures, imposant aux travailleurs les conceptionsd’une « élite
révolutionnaire ». Il se constitue ainsi un énorme réseau de liaisons
horizontales empruntant des canaux divers, extrêmement mobile, multiforme,
permanent autant qu’éphémère, puissant par l’accumulation des bonnes volontés,
renouvelant les moyens matériels avec une force insoupçonnée. Il se produit un
énorme brassage d’idées, de théories, mettant à nu sans concession les
faiblesses et les forces des uns et des autres : tout un processus
d’auto-éducation et d’auto-organisation par et dans la lutte semble commencé,
dont ne peut prévoir forme et aboutissement.
[27] Certains croient découvrir dans ce bouillonnement nouveau de
forces et d’idées la naissance d’un nouveau mouvement de révolutionnaires, d’un nouveau parti. Ils
essaient de rajeunir, à la faveur de ces tendances, les vieilles théories de
l’organisation et du parti, ou celles de l’action directe et des minorités.
[28] Le nouveau mouvement en est pourtant la négation même. Une
des preuves est l’impossibilité concrète de toutes les tentatives de
monopoliser dans une seule organisation les courants qui s’expriment, de
couvrir d’une seule idéologie les voies innombrables de l’action et de la
pensée de ceux qui luttent. La tentation de regrouper dans des manifestations
cette « avant-garde » diffuse, non-récupérable, participe elle-même
de l’idée de tous ceux qui se considèrent comme en faisant partie. Ces
manifestations témoignent à la fois de la force et de la faiblesse de cette « élite
révolutionnaire ». Force parce qu’en regard des partis traditionnels, elle
paraît nombreuse et peut jouer un rôle non-négligeable dans certaines luttes.
Faiblesse parce qu’elle permet, à cause de cet élitisme, et dans la croyance en
sa force, toutes les manipulations des groupuscules et l’illusion qu’elle peut
se substituer à l’action propre des exploités. Derrière tout cela, on retrouve
l’idée qu’on peut faire la révolution pour les autres.
[29] Nous avons déjà souligné que les nouvelles formes de lutte
témoignant de l’existence du nouveau mouvement sont des formes transitoires
modelées par les circonstances mêmes de la lutte à un moment donné, et que,
dans sa tentative de désarmer ceux qui luttent et de surmonter la crise qui a
donné ouverture à ces luttes, le capital essaie d’aménager à son compte ce que
la pratique a fait surgir. Ces tentatives viennent inévitablement des fractions
les plus dynamiques des structures de domination, de celles qui encadrent les
exploités : entreprises, syndicats, partis, etc… L’autogestion établie par
décret du pouvoir d’Etat (quel qu’il soit) n’est qu’une tentative parmi
d’autres d’adapter les structures de domination du capital. Comme toutes les
adaptations, elles ne parviennent qu’à créer de nouvelles formes de lutte et à
développer de nouvelles luttes émancipatrices. Tous ceux qui confondent la
véritable autonomie des luttes avec sa récupération (jamais complète) veulent
nier la dialectique de la lutte tout en imposant leur « science
théorique » aux travailleurs sous prétexte de leur éviter de tomber dans
le « piège de l’autogestion », etc.. En réalité, ceux qui
luttent savent, mieux que la plupart des idéologues des nouveaux groupes,
distinguer, dans leur pratique, entre l’autonomie commandée par leurs intérêts propres et les
tentatives d’intégration commandées par l’intérêt du capital.
[30] Ce qui se passe dans les luttes fait vite justice de toutes
ces prétentions : une des caractéristiques du nouveau mouvement, celui des
exploités eux-même, c’est de réduire les prétentions de ceux – minorité, élite
révolutionnaire – qui prétendent être ce nouveau mouvement et de les
ramener au rôle que ceux qui luttent leur assignent. L’existence et le rôle
d’un « groupe révolutionnaire » se trouvent radicalement transformés.
La prétention à l’universalité se trouve réduite à un élément d’une expérience
parmi d’autres. Toute théorisation n’est qu’une partie d’un tout et prise comme
telle. Au moins aussi importante que les luttes et liée étroitement à
l’évolution de celles-ci est la transformation des attitudes, des mentalités
face aux valeurs traditionnelles du capital et des organismes qui s’y
rattachent. Cette transformation est une partie importante du processus
révolutionnaire.
[31] La critique par les faits concerne tous les aspects de la
théorie, y compris les conceptions de l’organisation. L’engagement que l’on se
donne soi-même est d’abord motivé par l’expérience que l’on que l’on se donne
soi-même est d’abord motivé par l’expérience que l’on a soi-même des rapports
sociaux dans un monde capitaliste. Cette expérience, la réflexion à ce sujet et
les conclusions qu’on en tire, ne sont jamais qu’un aspect particulier, dans un
monde si vaste, aux interrelations si profondes et si peu connues, et en
perpétuelle transformation ; personne ne peut prétendre détenir une vérité
autre que la sienne, qui e place sur le même plan que touts les autres.
[32] Même lorsqu’il rencontre avec d’autres en vue d’une réflexion
ou d’une action commune, chacun n’agit d’abord que pour lui-même. Réflexion et
action du groupe n’ont pas plus de valeur que celles de n’importe quel autre
groupe semblable. Quelles que soient les « tâches » qu’il se donne,
quel que soit le niveau de généralisation de son intervention ou de sa pensée,
il ne saurait en tirer lui-même une position supérieure sur les autres groupes
analogues ou sur l’organisation du mouvement de lute tel qu’il apparaît dans le
nouveau mouvement.
[33] De tels groupes ou organisations ont toujours existé sous des
formes diverses, avec des prétentions diverses. Leur multiplication présente
est un facteur positif et montre précisément que chacun des groupes se
développe sur des circonstances particulières à ceux qui le forment. Tout ce
qui précède vise à définir ce qui pourrait être pour un tel groupe une
orientation générale de travail, à préciser relativement au nouveau mouvement
tel qu’il a été esquissé. La conception même du nouveau mouvement, telle que
nous l’avons abordée dans ce texte, peut se trouver elle-même transformée à
mesure de l’évolution du processus révolutionnaire. Le nouveau mouvement n’est
pas un absolu immuable, mais une pratique en constante mutation à laquelle nous
ne pouvons prévoir un futur.
groupe LIAISONS