UN MOUVEMENT SPONTANÉ
Il existe une conception assez
répandue qu’une révolution prolétarienne ne peut se réaliser qu’à
condition qu’on ait créé avant des organisations puissantes et mis à
leur tête une direction résolue qui formule des slogans et montre le
chemin, C’est seulement une telle organisation et une telle direction
qui pourraient stimuler les masses et les amener une résistance réelle.
Ainsi, une avant garde politique serait la condition indispensable
pour la lutte décisive qui seule peut briser le pouvoir de la classe
dirigeante. Dans le passé, cette conception a été détruite pour une
bonne part par la réalité historique. L’insurrection ouvrière
d’Allemagne de l’Est de 1953 a relégué une fois de plus cette
conception au royaume des fables.
Les masses se sont mises en mouvement
sans être le moins du monde stimulées par certaines organisations. Il
ne pouvait d’ailleurs guère en être autrement. Des organisations qui
auraient pu remplir cette « tâche historique » n’existaient pas dans
l’Etat d’Ulbricht et de Gretewohl sous la dictature du parti unique, le
S.E.D. Des mots d’ordre ou des résolutions qui auraient pu indiquer
aux ouvriers « que faire » étaient absolument inexistants. Il n’y
avait, et pour cause, aucune trace de ce qui aurait pu ressembler à une
direction d’en haut ou de l’extérieur (1). Après la lutte, un ouvrier
de l’usine de films Agfa à Wolfen près de Bitterfeld déclarait : « Il
n’y avait aucun plan, tout est venu spontanément. Les ouvriers des
usines d’à côté ne savaient pas ce qui se passait dans notre usine
jusqu’au moment où nous nous sommes trouvés ensemble dans la rue. »
Un berlinois qui marchait dans un
cortège qui traversait la capitale décrivait ainsi ses expériences :
« Nous avons atteint le Lustgarten, le but de notre marche et personne
ne pouvait dire ce qu’il fallait faire ensuite ». Un habitant de Dresde
déclarait de son côté : « Nous voulions faire une manifestation Place
du Théâtre. Nous ne pensions pas à d’autres actions pratiques. C’était
comme une première ivresse. Nous avions oublié les choses les plus
simples et les plus urgentes. »
C’est aussi ce que racontait un
ouvrier d’usine quelque part dans la zone russe : « C’était une
catastrophe qu’il n’y eut pas d’organisations ou quelque chose dans ce
genre. Dans cette région, nous étions tous des gens qui n’avions jamais
fait la grève. Tout était improvisé. Nous n’avions aucun rapport avec
d’autres villes ou d’autres usines. Nous ne savions pas par quoi
commencer. Mais on était tout joyeux que les choses se passent comme
ça. On ne voyait que des visages rayonnants et émus dans la foule parce
que tout le monde pensait : c’est enfin l’heure où nous nous libérons
du joug de la servitude ». Un témoin oculaire d’Halberstadt déclarait :
« Toutes les actions se caractérisaient par leur spontanéité. S’il en
avait été autrement, tout aurait mieux marché… »
Un des premiers auteurs qui a écrit
sur les événements de cet été là en a conclu que « les actions qui
prenaient ainsi la forme d’une grève générale se déroulèrent d’une
manière non coordonnée et d’une manière totalement différente de ce qui
se serait produit s’il s’était agi d’une grève proclamée par un
mouvement syndical. Les syndicats existants étaient dominés par les
adhérents du système et ne servaient que les intérêts de l’Etat. Cela
explique le fait que des initiatives surgirent en plusieurs endroits à
la fois, dans les maisons de centaines et de milliers d’ouvriers qui,
au soir du 16 juin écoutaient la radio et apprenaient ainsi ce que les
ouvriers du bâtiment de Berlin avaient fait » (2). Plus loin, le même
auteur constate que « dès 7 heures du matin le 18 juin, l’inquiétude
s’étendait partout dans la zone Est sans qu’il y eut à ce moment de
communication entre les villes et les villages » (3). Plus tard,
d’autres historiens ne purent que confirmer cette première
constatation.
Tous les participants aux événements
et tous les témoins oculaires qui les ont rapportés sont tombés
d’accord sur ce point : l’insurrection de l’Allemagne de l’Est en juin
1953 ne peut être caractérisée que comme un mouvement spontané de la
classe ouvrière.
DES MENSONGES BOLCHEVIQUES
Le déroulement du mouvement de masse
en Allemagne de l’Est était un arrêt de mort pour toutes les théories
qui, comme la théorie bolchevique, essaient de prouver la nécessité
d’un parti de révolutionnaires professionnels comme précurseurs de la
révolution prolétarienne. Comme on pouvait s’y attendre, les
bolcheviques de l’Allemagne de l’Est ont essayé de se défendre contre
ce coup que les ouvriers leur portaient. Après 48 heures de réflexion,
ils prétendirent qu’il ne s’agissait nullement d’une lutte ouvrière
mais… d’un « complot qui aurait été ourdi bien avant », de la « terreur
semée par des bandes menées par Adenauer, Ollenhauer, Kaiser et Reuter
(4) personnellement », l’action de « milliers de provocateurs
fascistes étrangers » qui « échouait grâce au bon sens des travailleurs
berlinois ».
L’impudence de ces menteurs ne
connaissait pas de bornes. Dans leur propre journal Neues Deutschland,
le quotidien du S.E.D., du 17 juin 1953, les dirigeants de l’Allemagne
de l’Est devaient reconnaître que les ouvriers qui s’étaient mis en
grève le 16 juin « mettaient soigneusement leurs distances des
provocateurs et des éléments troubles ». Plus tard, ils ont
complètement passé sous silence le fait que l’insurrection de juin
n’était pas tombée du ciel mais était l’aboutissement d’un mouvement
qui s’était amp1ifié au cours des mois précédents. Des semaines déjà
avant les 16 et 17 juin, des grèves avaient éclaté à Eisleben,
Finsterwalde, Fürstenwald, Chemnitz-Borna et dans d’autres villes. Au
cours de ces grèves apparaissaient les mêmes revendications que celles
qui furent avancées en juin au cours de l’insurrection. Ces grèves
antérieures, les bolcheviques n’avaient jamais prétendu qu’elles
étaient poussées par des « provocateurs ». Cependant, leur relation
avec le mouvement qui se déclencha plus tard est tellement évidente que
cette évidence, à elle seule, détruit tous les incroyables mythes sur
un prétendu jour X où devait être mené l’assaut contre la R.D.A.
Selon les bolcheviques, « 95 % des
manifestants de Berlin Est étaient venus des secteurs occidentaux ».
Cela veut dire que ce 16 juin 1953, vu le nombre des manifestants,
plusieurs centaines de milliers de personnes auraient passé aux
quelques postes de contrôle aux frontières des secteurs Est et Ouest de
Berlin. Affirmation complètement ridicule. Et qui n’était même pas
prise au sérieux par les bureaucrates eux-mêmes comme le prouve le
nombre imposant d’arrestations qu’ils opérèrent ensuite dans les usines
ou dans les quartiers populaires de Berlin Est. Et cela, en dépit du
fait que leur propre organe, Neues Deutschland ait écrit, la veille des
arrestations, que précisément dans les quartiers ouvriers de Berlin
Est habitaient des ouvriers « intelligents qui ne se laissaient pas
provoquer ».
Si les bolcheviques veulent continuer
à prétendre que les manifestants venaient des secteurs occidentaux de
Berlin, ils sont alors forcés de reconnaître qu’ils ont arrêté des
innocents dans les quartiers de Berlin-Est et qu’ils ont condamné des
innocents à de lourdes peines de prison et même à mort. Si, au
contraire ils maintiennent que ces condamnés sont « coupables » il ne
reste pas grand chose de toutes leurs affirmations sur l’origine des
manifestants.
Mais, quel était donc le crime de
ceux que l’on avait ainsi emprisonnés ou fusillés ? Même le journal
est-allemand Vorwärts écrivait le 22 juin et Neues Deutschland le 23
que dans les chantiers de construction de la Stalinallee ― où ne
travaillaient pratiquement que des membres du S.E.D. ― à l’usine de
cables de Köpenick ainsi que dans la région de Leipzig fonctionnaient
des comités de grève élus par les ouvriers. Est-ce que cela veut dire
que l’élection d’un comité de grève ou bien être élu dans un comité de
grève était le crime dont étaient accusés des dizaines de condamnés ?
C’était bien cela en effet. Mais, il
n’était pas question qu’ils soient accusés ouvertement de cela. La
classe dirigeante de l’Allemagne de l’Est ne pouvait pas se permettre
de reconnaître qu’elle poursuivait des ouvriers seulement pour le fait
qu’ils menaient la lutte de classe et ce faisant menaçaient le pouvoir
bolchevique. Et, malgré les contradictions que nous venons de relever,
les bolcheviques ont maintenu leur interprétation minable que
l’insurrection aurait été « l’oeuvre des agents de l’Ouest et des
provocateurs ». Dans le journal Berliner Zeitung (Est) du 21 juin 1953,
cette interprétation était formulée comme suit : « les provocateurs
étaient vêtus de chemises de cowboys » et cela, sans que la rédaction,
pas très intelligente, explique pourquoi, étant vêtus ainsi, on pouvait
les reconnaître du premier coup comme des provocateurs. Peut-être
parce que des lecteurs intelligents auraient pu leur poser la même
question que nous, peut-être parce que personne n’avait aperçu ces
hommes déguisés en cow-boys, le quotidien Tägliche Rundschau avançait le
24 juin une autre interprétation selon laquelle les « provocateurs »
et « espions de l’Ouest » s’étaient « déguisés en ouvriers du
bâtiment ». Mais cette fois, on ne disait pas comment les soit-disant
espions auraient pu réussir à se procurer les habits ouvriers
caractéristiques de l’Allemagne de l’Est et de plus avec leur mauvaise
qualité.
Le 20 juin 1953, un certain Kuba
donnait une troisième interprétation dans le Neues Deutschland. Il
parlait des « hooligans », c’est-à-dire des gens de cette espèce qui
« se seraient mêlés à la population ouvrière de Berlin Est et qu’on
aurait tout de suite reconnu à leur apparence ». Dans toutes ces
interprétations, les bolcheviques s’empêtraient dans leurs propres
mensonges.
Il ne leur restait pas autre chose.
Ils étaient bien loin de penser que l’action des masses dans la R.D.A.
surgissait des relations sociales elles-mêmes et que l’ordre établi par
le S.E.D. soulevait la perspective d’une révolution prolétarienne tout
autant que le capitalisme en Europe ou aux U.S.A. Le même Kuba que
nous venons de citer déclarait aux ouvriers de l’Allemagne de l’Est :
« On a envie de lutter que si l’on a des raisons pour le faire et de
telles raisons, vous n’en aviez pas ».
L’idée que, le fait qu’ils luttaient,
montrait précisément qu’ils avaient des raisons pour ça, ne
l’effleurait même pas. Il y avait un abîme entre les dirigeants de
l’Allemagne de l’Est et la classe ouvrière. Pour ces dirigeants, le
socialisme, c’était un salaire aux pièces avec des primes. Pour eux,
« l’intérêt du prolétariat », c’était une exploitation plus intense
qu’à l’Ouest. Que la classe ouvrière résiste à une telle situation
était causé, à leurs yeux de dirigeants, par un « malentendu », un
malentendu qui devait être clarifié par l’armée russe avec ses chars
d’assaut et par la police soi-disant populaire – la Volkspolizei.
« La politique des salaires dans la zone Est d’Allemagne a pour but
d’obtenir une augmentation de la productivité au moyen d’un plus grand
effort et d’une baisse des salaires. Là où cela est possible, on peut
pratiquer le salaire au rendement. Le montant du salaire dépend d’abord
de la catégorie dans laquelle on se trouve, ensuite de la mesure dans
laquelle l’ouvrier remplit sa norme, c’est-à-dire le nombre de produits
qu’il doit produire dans un temps déterminé. Déjà, en 1950, il y avait
en Allemagne de l’Est de grandes différenciations dans les salaires. Le
système russe que voulaient appliquer les dirigeants ne pouvait que
mener des différences encore plus grandes. » « Le système des salaires dans la zone soviétique », Der Gewerkschafter (« Le Syndicaliste » – ouest -allemand), juillet 1953. |
LA MARÉE DE LA RÉVOLUTION
Le 16 juin changeait tout et tout le
monde. Le 17 juin apporterait encore plus de changements. La raison en
était que les manifestations de masse coïncidaient avec des grèves de
masse et que ces deux formes de la lutte prolétarienne entremêlées
provoquent rapidement des réactions en chaîne. Parce que les ouvriers
avaient senti leur force de classe, ils commençaient à agir comme
classe. Parce qu’ils commençaient à agir comme classe, le sentiment de
leur force augmentait.
Pour pouvoir manifester, il faut
d’abord cesser le travail. D’autre part, là où les ouvriers
manifestaient, ils se dirigeaient d’abord vers les usines où leurs
camarades hésitants n’avaient pas encore rejoint leur action. Les
grévistes devenaient des manifestants et les manifestants stimulaient
l’activité de la grève.
Leur unité, les ouvriers, sentaient
qu’elle existait. Pour éviter qu’elle ne soit brisée, pour empêcher que
l’extension permanente de leur lutte et que cette lutte elle-même en
même temps ne soit brisée, il fallait prendre heure par heure des
mesures dont chacune avait pour résultat que le mouvement global
faisait un pas en avant chaque fois et s’élevait alors à un niveau plus
haut.
Partout, en Allemagne de l’Est, les
ouvriers formaient leurs propres comités de grève qui réglaient leurs
affaires soit par usine, soit dans toute une ville, soit dans toute une
région industrielle. En conséquence, le pouvoir se déplaçait.
L’autorité des organes qui s’étaient formés pendant et pour la lutte
s’accroissait de plus en plus. Le pouvoir du parti et du gouvernement
s’évanouissait. Le pays échappait à l’emprise de toutes les
institutions qui existaient jusqu’à ce moment. Celles-ci perdaient
leurs fonctions de gouvernement dans la mesure où de plus en plus, les
ouvriers se gouvernaient eux-mêmes. Leurs comités de grève ne prenaient
pas seulement pratiquement mais aussi formellement le caractère de
conseils ouvriers. Ainsi naquit une organisation qui n’était pas du
tout formée en vue du bouleversement des relations sociales, mais qui
était au contraire le produit d’un processus révolutionnaire.
Les grèves de masse prenaient dans
leur ensemble la forme d‘une grève générale, C’était leur quantité qui
leur donnait une autre qualité. Ce changement de qualité se manifestait
aussi comme un changement de conscience. Au début, on faisait la grève
pour faire annuler l’augmentation des normes de travail et pas du tout
pour faire tomber le gouvernement. Le 16 avril, pendant les
discussions à la centrale électrique de Zeits, l’ouvrier Engelhardt
s’écriait : « Nous voulons vivre comme des êtres humains et nous ne
voulons rien de plus ! » Mais du moment où l’on avait bloqué toutes les
usines, la situation était différente. Afin de pouvoir vivre comme des
êtres humains, les ouvriers demandaient la chute du régime. En effet,
ils étaient en train de transformer les relations sociales et cela
conditionnait la chute d’un régime basé sur ces relations. Au début,
ils criaient : « A bas l’augmentation des normes de travail » ; un peu
plus tard ils criaient : « A bas Walter Ulbricht ». Cela caractérise le
processus révolutionnaire. Ce n’était pas telle ou telle organisation
qui avait fait la révolution, mais c’était la révolution qui créait ses
propres organisations. Ce n’était pas une conscience révolutionnaire
qui poussait la révolution, mais c’était la révolution qui faisait
naître une conscience révolutionnaire. L’un était lié à l’autre. Il
semblait que les organisations nouvelles qui n’existaient pas avant
surgissaient comme par un coup de baguette magique. En réalité, elles
surgissaient grâce à l’initiative des dirigeants complètement inconnus
qui étaient poussés par les masses, de dirigeants qui eux-mêmes
s’étonnaient de leurs propres actions. Ils avaient été saisis
soudainement par la tension des événements et ils avaient été portés en
avant alors que, dans le tourbillon social, la conscience de tout
s’était transformée. D’un côté la formation des organisations nouvelles
stimulait grandement cette transformation de la conscience : il y a
beaucoup d’exemples de cela.
Dans la ville de Görlitz sur la
Neisse, le 17 juin, la foule insurgée s’emparait de l’installation des
hauts-parleurs de la ville. Tout de suite les premiers orateurs se
présentaient : 20.000 hommes les écoutaient. Le son était mauvais. Ils
parlaient quand même les uns après les autres. Des ouvriers de la
grande usine de wagons Lowa, des ouvriers d’autres usines, de petits
artisans, un propriétaire de bistrot, un architecte, des employés et
après eux, des ouvriers et des ouvriers. La plupart d’entre eux ne
s’étaient jamais trouvés devant un micro, mais leur enthousiasme, leur
joie d’être témoins de telles choses les aidaient à surmonter leur
trac : ils se trouvaient devant des milliers et ils parlaient. A
Magdebourg, le soir du 16 juin, le musicien K. jouait en froc noir et
chemise blanche à l’Opéra « La Chauve Souris » de Johann Strauss devant
une salle comble. Jamais il ne s’était occupé de politique. Il ne se
doutait pas qu’il se trouverait le lendemain à la tête des ouvriers de
cette ville industrielle et qu’il serait forcé de s’enfuir ensuite à
Berlin-Ouest pour cette raison.
A Dresde, un certain Richard S. ― 34
ans ― habitant de cette ville, conduisait les grévistes et les
manifestants d’une usine à l’autre pour appeler les travailleurs à se
joindre à l’action. Dans chaque usine, il entrait dans les grands
ateliers, sautait sur les tours et gesticulait jusqu’à ce que les
machines soient stoppées et les courroies de transmission débranchées.
Alors, il commençait à parler : « Est-ce que vous avez entendu les
nouvelles de la Stalinallee ? Il faut être solidaires avec eux. Venez
dans la rue ! » Lui et deux autres formaient un comité révolutionnaire.
Ils arrêtaient tous les camions qui passaient et persuadaient chaque
chauffeur de faire demi-tour et de se joindre à l’action. En peu de
temps, ils disposaient d’une division motorisée qui à 11 heures du
matin déjà avait transporté 15.000 ouvriers. Plus tard S. raconta :
« Je me sentais comme si j’étais né de nouveau. J’ai envoyé 50
cyclistes pour occuper la station de radio. »
A Dresde, cette tentative échouait,
mais à Halle elle réussit. La station de radio locale fut occupée par
30 ouvriers insurgés. Ils s’assuraient que les communiqués de la
direction centrale de grève étaient bien diffusés. Les événements du 17
juin 1953 étaient comme une avalanche. Le jour se levait à peine que,
dans toutes les villes et tous les villages et pratiquement dans toutes
les usines de l’Allemagne de l’Est, les ouvriers entraient en lutte.
Comme à Berlin-Est, cela commençait par des grèves et des
manifestations. Quelques heures plus tard, on désarmait la police. On
se pressait autour des bureaux du parti, on déchirait les brochures de
propagande du S.E.D., on envahissait les prisons pour libérer ceux qui
étaient dedans. Mais ce n’était qu’après ces manifestations de la
colère populaire que l’insurrection spontanée prenait plus clairement le
caractère de révolution prolétarienne.
On pouvait observer et pas par hasard
― ce processus le plus clairement dans cette partie de l’Allemagne de
l’Est qui était la plus industrialisée et où se trouvait la plus forte
concentration de population ouvrière. C’était là le foyer de
l’incendie. A Halle, Wolfen, Mersebourg, Bitterfeld, Rosslau, Gera et
d’autres villes de cette région surgissaient des organisations qui
prenaient pour une courte période le pouvoir exécutif entre leurs
mains. Ils mettaient en place une nouvelle structure qui n’était ni
bourgeoise, ni étatique. Une structure conçue spécialement pour une
réelle libération des ouvriers. A Halle, à 13h30 il y eut une réunion
dans une des usines de la ville à laquelle participaient des
représentants des comités de grève de presque toutes les usines de la
ville. On élisait un conseil qui s’appelait « comité d’initiative »
mais qui, si l’on y regardait de plus près avait tous les traits d’un
conseil ouvrier et qui fonctionnait comme tel. C’était ce conseil
ouvrier qui proclamait la grève générale ; c’était lui qui décidait
qu’il fallait occuper un des journaux locaux pour y faire imprimer un
manifeste. L’opération était en cours lorsque, dans le dos des
ouvriers, la police secrète fut avertie et on dut renoncer à ce
travail.
Personne n’avait besoin de se
demander quelle classe bougeait à Halle. Dès les premières heures de la
matinée, plusieurs colonnes d’ouvriers venant des usines
métallurgiques de la banlieue entraient dans la ville et marchaient en
direction du centre. Ils faisaient comme les ouvriers d’Hennigsdorf qui
avaient envahi Berlin-Est. Sur la place du marché de Halle une foule
de plus de 50.000 manifestants se rassemblait.
A Mersebourg se déroulaient des
événements semblables : 20.000 ouvriers se dirigeaient vers la Uhland
Platz dans le centre ; ils venaient des usines Leuna (5) et ils avaient
entraîné avec eux les ouvriers de l’usine Buna Werk à Schkopau, de la
mine de lignite Gross-Kayna, des mines de houille de la vallée du
Geisel et de trois autres usines (papeteries). La direction de la
grève, convaincue que la force des ouvriers se trouvait dans les
entreprises, conseilla aux manifestants de rentrer dans leurs usines
pour lutter là pour leurs revendications.
De quelles revendications il
s’agissait, c’était déjà très clair dans la matinée. Devant le bâtiment
de la direction de Leuna Werke, tout le personnel s’était rassemblé.
Un des porte-paroles, demanda entre autres qu’il soit mis fin à
l’accélération incessante des cadences et que l’on désarme, tout de
suite la police de l’usine. Les ouvriers occupèrent la radio de
l’usine.
A Bitterfeld, dans l’après-midi du 17
juin, ce que l’on voyait, personne ne l’avait vu auparavant. Venus de
toutes les usines de banlieue, les ouvriers, en habits de travail,
s’avançaient sur un large front, les mineurs encore noirs de la
poussière du charbon. La ville était toute en fête. Le président du
comité de grève prenait la parole sur la Place de la Jeunesse. Il
parlait encore lorsque l’on apprit que la police avait arrêté quelques
ouvriers. A cette nouvelle, le comité de grève décide d’occuper toute
la ville. A ce moment, le comité de grève commença à fonctionner comme
un conseil ouvrier qui exerçait le pouvoir à Bitterfeld. Les employés
municipaux devaient continuer leur travail. Les pompiers recevaient
l’ordre d’enlever dans la ville toutes les affiches du S.E.D. En même
temps, le comité de grève envisageait la grève générale, non seulement
dans la ville et ses environs, mais dans toute l’Allemagne de l’Est.
Dans un télégramme envoyé au soi-disant gouvernement de la R.D.A. À
Berlin-Est, le comité de grève de Bitterfeld demandait la « formation
d’un gouvernement provisoire composé d’ouvriers révolutionnaires ».
A Rosslau sur l’Elbe, les ouvriers
étaient aussi maîtres de la ville pendant une certaine période. Ceux
qui travaillaient dans les chantiers navals étaient le noyau de la
résistance.
On retrouvait dans toutes les usines
et toutes les villes d’une certaine importance la même situation qu’au
centre vital du pays. A Dresde, les ouvriers de toutes les grandes
usines, y compris les usines Zeiss, étaient en grève et manifestaient.
Dans la province de Brandebourg, les ouvriers des chantiers navals
Thälmann, de l’entreprise de transport Brandenbourg, de la mine
Elisabeth et de l’usine de chars Kirchmöser (sous direction russe)
étaient aussi en lutte. A Falkensee, le travail avait cessé dans toutes
les usines. De même à Leipzig, Francfort sur l’Oder, à Fürstenberg, à
Greifswald et à Gotha pour ne citer que quelques villes, les ouvriers
étaient dans la rue. Même dans les mines d’uranium à la frontière
tchèque, c’était la grève ; même dans le nord du pays, là où la
population était la moins dense.
Tout cela n’empêchait pas pas le
« Neues Deutschland » de proclamer un mois plus tard, le 28 juillet
1953, que la grève qui « avait été préparée par des putschistes avait
échoué parce que la majorité des ouvriers ne les écoutait pas et que
seulement 5 % de la classe ouvrière s’était lancée dans la grève » (6).
En réalité, les dirigeants bolcheviques étaient confrontés à la
résistance de toute la classe opprimée.
NI ULBRICHT, NI ADENAUER
Lorsque le gouvernement Ulbricht et
le S.E.D. annoncèrent au printemps de 1953 l’augmentation des normes de
travail, une partie de la classe ouvrière en Allemagne de l’Est
espérait pouvoir en neutraliser les effets en se faisant passer dans
une catégorie supérieure du salaire. Mais cet espoir s’avéra rapidement
complètement vain. Le 22 mai, « Neues Deutschland » écrivait qu’une
telle revendication était en complète contradiction avec les intérêts
des ouvriers. Les ouvriers avaient pourtant une toute autre opinion de
leurs intérêts. Le compte avait été vite fait : un ouvrier qui gagnait
entre 20 et 24 marks (Est) par jour n’en toucherait plus après
l’augmentation des normes qu’entre 13 et 16. Ils ne pouvaient pas
accepter cela. Ils se révoltaient contre une attaque aussi brutale sur
leur niveau de vie ; ils ne résistaient pas pour des buts politiques ou
des idéaux révolutionnaires.
Les circonstances faisaient que leur
lutte contre la politique des salaires du gouvernement se développait
en quelques heures en une lutte contre le gouvernement comme tel. Ce
n’était pas une conséquence de leurs intentions. Cela surgissait de
l’essence de la lutte même et de son caractère de classe. Ce caractère
de classe leur montrait le chemin pour leur action et, à chaque moment,
jouait un rôle décisif dans le contenu et la forme de leur mouvement.
Ce caractère de classe est largement
ignoré à l’Est comme à l’Ouest. Pour les mêmes raisons d’ailleurs. Si
les bolcheviques l’avaient reconnu, ils auraient été forcés de renoncer
en même temps à tous les mythes autour de leur propre société. Les
démocraties bourgeoises de leur côté n’avaient aucun intérêt à mettre
l’accent sur la signification sociale d’événements qui, justement à
cause de cette signification là, auraient pu avoir des répercussions
dans la classe ouvrière en Occident. C’est pour cela que les chefs
politiques de la R.F.A. parlaient d’une insurrection du peuple contre
l’occupant russe et mettaient au premier plan des choses qui se
déroulaient en marge du mouvement mais qui pouvaient servir facilement
de support à une interprétation favorable à la classe dominante. C’est
pour cela que la classe dominante de l’Occident parlait d’une lutte
« pour l’unité allemande ».
Lors d’une manifestation solennelle,
Place Rudolf Wilde dans le quartier de Schöneberg à Berlin-Ouest, le
chancelier Adenauer déclarait le 23 juin 1953 : « La partie du peuple
allemand qui se trouve derrière le rideau de fer nous a fait savoir
qu’il ne faut pas que nous l’oublions… Je jure devant tout le peuple
allemand que nous n’aurons pas de repos tant qu’ils ne connaîtront pas
la liberté, jusqu’au moment où toute l’Allemagne sera réunifiée. » Et
le bourgmestre Reuter ajoutait : « Aucune puissance dans le monde ne
peut nous diviser nous allemands. La jeunesse a retiré de la Porte de
Brandebourg le drapeau de la servitude. Un jour viendra où cette
jeunesse y plantera le drapeau de la liberté… »
C’est vrai que le 17 juin, des jeunes
avaient ôté le drapeau de la R.D.A. de cette porte monumentale et
avaient essayé de le remplacer par celui de la R.F.A. C’est vrai aussi
qu’en plusieurs occasions, on avait scandé « Liberté » et que certains
cortèges brandissaient des drapeaux du gouvernement de Bonn. Mais cela
ne prouvait rien d’autre qu’une partie des participants au mouvement
n’avaient pas une idée claire de leur propre action. Si le sens de leur
action leur est apparu peu à peu, certainement ils n’y sont pas tous
parvenus au même moment. Les ouvriers de l’Allemagne de l’Est ont montré
en plusieurs occasions au cours de leur action qu’ils ne se
dirigeaient pas en premier lieu contre l’armée russe qui stationnait
sur le territoire de l’Allemagne de l’Est mais contre le gouvernement
du S.E.D. Jusqu’au dernier moment où cette armée prenait part
ouvertement aux luttes, l’attitude des ouvriers vis à vis de cette
armée n’était pas agressive et se distinguait nettement de leur
attitude contre la police populaire et contre les fonctionnaires du
parti.
Si l’on pose la question de savoir si
tous les ouvriers d’Allemagne de l’Est ont compris leur action comme
un mouvement de classe, alors, la réponse est sans aucun doute
négative. Mais cela ne change rien au fait incontestable que malgré
cela, leur action était un mouvement de classe parce que ce que
pensaient les ouvriers était moins important que ce qu’ils faisaient
dans leur totalité. Il est certain que malgré certains symboles de la
R.F.A. et malgré le fait qu’on scandait d’une façon assez naïve
« Liberté » et même « Unité », la classe ouvrière ne voulait pas vivre
dans une Allemagne réunifiée. Les cheminots de Magdebourg écrivaient à
la peinture blanche, en grandes lettres sur les wagons dans la gare de
triage : “Ni Ulbricht, ni Adenauer, mais Ollenhauer ».
Ils exprimaient ainsi, sous la forme
d’un malentendu, qu’ils tenaient un social-démocrate comme Ollenhauer
comme un représentant de leur classe, mais en même temps, ils disaient
clairement qu’ils n’avaient rien à faire avec une Allemagne gouvernée
par Adenauer, pas plus qu’avec une Allemagne gouvernée par Ulbricht.
Ils exprimaient, d’une façon qui formellement était fausse, qu’ils
luttaient non seulement contre le capitalisme d’Etat, mais aussi contre
le capitalisme tout court et que pour eux cela ne présentait aucun
attrait de passer du joug du bolchevisme sous le joug de la
bourgeoisie.
Les politiciens de l’Allemagne de
l’Ouest ont fait du 17 juin une journée nationale pour « l’unité
allemande ». Cela escamotait complètement le fait que la révolte
exprimait avant tout le refus d’une division de classe qui existait
autant à l’Est qu’à l’Ouest et que les ouvriers d’Allemagne de l’Est
avaient montré au cours de cette journée là qu’en tant qu’ouvriers, ils
étaient les ennemis d’une société fondée sur l’oppression de classe.
« L’histoire de toutes les révolutions précédentes nous montre
que les larges mouvements populaires, loin d’être un produit arbitraire
et conscient des soi-disant “chefs” ou des “partis”, comme se le
figurent le policier et l’historien bourgeois officiel, sont plutôt des
phénomènes sociaux élémentaires, produits par une force naturelle
ayant sa source dans le caractère de classe de la société moderne… »
Rosa Luxembourg |
Notes:
(1) Certains ont voulu rechercher les « traditions ». Le chef social-démocrate Willy Brandt a soutenu que « les couches pur sang du vieux mouvement ouvrier syndicaliste et politique » ont influencé les événements. D’autres ont même cru bon de remonter jusqu’à 1919 et 1921. Selon Baring rien ne permet de conclure dans ce sens, le soulèvement ayant eu lieu aussi bien dans les régions qui élisaient des députés communistes dans les années 30 comme dans les autres. « En tout cas, dans la rue, la ‘tradition’ incarnée par les ‘anciens’ était absente (les sociaux-démocrates de Weimar, puis les nazis, enfin le Guépéou assassinèrent pratiquement tous les ouvriers actifs) » (ICO p.19). Sans compter tous les ‘anciens’ restés sur les champs de bataille.
(2) Joachim G. Leithäuser – Der Monat – octobre 1953 p. 46.
(3) id. sept. 1953. p 613.
(4) Adenauer était chancelier de l’Allemagne Fédérale (chrétien démocrate) ; Ollenhauer président du SPD, Kaiser chef du parti chrétien-démocrate et Reuter bourgmestre socialiste (SPD) de Berlin Ouest.
(5) Les usines chimiques Leuna sont les plus grandes usines de l’Allemagne de l’Est.
(6) La critique du livre d’Arnulf Baring, Le 17 juin 1953, publiée dans ICO souligne que d’après Baring, seulement 5 à 7 % du total des salariés d’Allemagne de l’Est participèrent au soulèvement et ajoute : « Certes il est possible que la proportion réelle fût supérieure, mais, en tout cas, ce pourcentage exprime un ordre de grandeur très vraisemblable ». Les différentes sources citées précédemment infirment ces estimations sans donner de pourcentages précis. A plusieurs endroits de son livre très documenté, Stefan Brant (Der Aufstand – L’Insurrection) parle de « toute la classe ouvrière » qui se levait. L’auteur de cette brochure estime de plus que l’ampleur des événements montre qu’un nombre beaucoup plus important d’ouvriers que celui « avoué » par les dirigeants de l’Allemagne de l’Est fut impliqué dans l’insurrection de juin 1953.
(1) Certains ont voulu rechercher les « traditions ». Le chef social-démocrate Willy Brandt a soutenu que « les couches pur sang du vieux mouvement ouvrier syndicaliste et politique » ont influencé les événements. D’autres ont même cru bon de remonter jusqu’à 1919 et 1921. Selon Baring rien ne permet de conclure dans ce sens, le soulèvement ayant eu lieu aussi bien dans les régions qui élisaient des députés communistes dans les années 30 comme dans les autres. « En tout cas, dans la rue, la ‘tradition’ incarnée par les ‘anciens’ était absente (les sociaux-démocrates de Weimar, puis les nazis, enfin le Guépéou assassinèrent pratiquement tous les ouvriers actifs) » (ICO p.19). Sans compter tous les ‘anciens’ restés sur les champs de bataille.
(2) Joachim G. Leithäuser – Der Monat – octobre 1953 p. 46.
(3) id. sept. 1953. p 613.
(4) Adenauer était chancelier de l’Allemagne Fédérale (chrétien démocrate) ; Ollenhauer président du SPD, Kaiser chef du parti chrétien-démocrate et Reuter bourgmestre socialiste (SPD) de Berlin Ouest.
(5) Les usines chimiques Leuna sont les plus grandes usines de l’Allemagne de l’Est.
(6) La critique du livre d’Arnulf Baring, Le 17 juin 1953, publiée dans ICO souligne que d’après Baring, seulement 5 à 7 % du total des salariés d’Allemagne de l’Est participèrent au soulèvement et ajoute : « Certes il est possible que la proportion réelle fût supérieure, mais, en tout cas, ce pourcentage exprime un ordre de grandeur très vraisemblable ». Les différentes sources citées précédemment infirment ces estimations sans donner de pourcentages précis. A plusieurs endroits de son livre très documenté, Stefan Brant (Der Aufstand – L’Insurrection) parle de « toute la classe ouvrière » qui se levait. L’auteur de cette brochure estime de plus que l’ampleur des événements montre qu’un nombre beaucoup plus important d’ouvriers que celui « avoué » par les dirigeants de l’Allemagne de l’Est fut impliqué dans l’insurrection de juin 1953.