Note Vosstanie : Nous publions un texte en vu de notre émission
sur l'Autonomie Ouvrière (pour juillet 2017 ? ). On y trouvera une
réflexion importante même si nous ne partageons pas toutes les analyses
et perspectives comme par exemple ce propos "Le mouvement ouvrier s’est
volatilisé" ah bon ? On partage bien su-r toutes les critiques
concernant l"autonomie" retardataire et spectaculaire liée à la
décomposition du bolchevisme ...Ce texte nous permettra donc d'alimenter
notre son.
Le mot « autonomie » a été lié à la cause du prolétariat dès ses premières interventions comme classe. Dans le Manifeste communiste, Marx
définissait le mouvement ouvrier comme « le mouvement autonome de
l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité ». Plus tard,
mais en se basant sur l’expérience de 1848, dans De la capacité politique de la classe ouvrière
(1865), Proudhon affirmait que pour que la classe ouvrière agisse d’une
manière spécifique, il fallait qu’elle remplisse les trois exigences de
l’autonomie : qu’elle ait conscience d’elle-même, que par conséquent
elle affirme « son idée », c’est-à-dire, qu’elle connaisse « la loi de
son être », qu’elle sache « [la] traduire par la parole, [l’]expliquer
par la raison », et qu’elle tire de cette idée des conclusions
pratiques. Aussi bien Marx que Proudhon avaient été témoins de
l’influence de la bourgeoisie radicale dans les rangs ouvriers et
essayaient de faire en sorte que le prolétariat se sépare d’elle
politiquement. L’autonomie ouvrière fut exprimée définitivement dans la
formule de la Première Internationale : « l’émancipation des
travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».
Dans l’étape qui suit l’insurrection de la Commune de Paris et dans
la double polémique entre légalistes et clandestins, collectivistes et
communistes, qui divisait le mouvement anarchiste, la question de
l’autonomie dérivait vers le problème de l’organisation. Dans des
conditions de recul révolutionnaire et de répression croissante, la
publication anarchiste de Séville L’Autonomie défendait en 1883
l’indépendance absolue des Fédérations locales et leur organisation
secrète. Les communistes libertaires élevaient au rang de principe la
négation de l’organisation de masses. Les collectivistes catalans
écrivaient dans la Revue Sociale que « les communistes
anarchiques n’acceptent que l’organisation de groupes et n’ont pas de
sections organisées par métiers, de fédérations locales ou régionales
[…] La constitution de groupes isolés, aussi complètement autonomes que
leurs individus, qui souvent, n’étant pas d’accord avec l’opinion de la
majorité, quittent un groupe pour en constituer un autre… » (n°12, 1885,
Sants). Le concept d’autonomie se déplaçait vers l’organisation
révolutionnaire.
En 1890, il existait à Londres un groupe anarchiste d’exilés allemands dont l’organe d’expression L’Autonomie soulignait
effectivement la liberté individuelle et l’indépendance des groupes.
Face au réformisme de la politique socialiste et à l’aventurisme de la
propagande par le fait qui caractérisa une période concrète de
l’anarchisme, la question de l’autonomie ouvrière, c’est-à-dire, du
mouvement indépendant des travailleurs, se posa à nouveau. C’est ainsi
que surgit le syndicalisme révolutionnaire, théorie qui défendait
l’auto-organisation ouvrière à travers les syndicats, libres de toute
tutelle idéologique ou politique. Moyennant la tactique de la grève
générale, les syndicats révolutionnaires aspiraient à être des organes
insurrectionnels et d’émancipation sociale.
D’un autre coté, les révolutions russes et allemandes érigèrent un
système d’autogouvernement ouvrier, les conseils d’ouvriers et de
soldats. Aussi bien les syndicats que les conseils étaient des
organismes unitaires de classe, mais les premiers étaient plus
appropriés à la défense et les seconds à l’attaque, quoique les uns et
les autres exercèrent les deux fonctions. Tous deux connurent leurs
limites historiques et tous deux succombèrent à la bureaucratisation et à
la récupération. La question de l’autonomie toucha aussi les modes
d’expropriation de la bourgeoisie dans la période révolutionnaire. En
1920, le marxiste conseilliste Karl Korsch désignait l’« autonomie
industrielle » comme une forme supérieure de socialisation qui
correspondrait plus ou moins à la « collectivisation »
anarcho-syndicaliste et à ce qu’on appela l’« autogestion » dans les
années soixante.
La pensée bourgeoise, elle aussi, eut recours au concept. Kant
parlait d’autonomie se référant à l’individu conscient. L’« Autonome »
était le bourgeois idéalisé, comme l’est aujourd’hui l’homme de
Castoriadis. Cet idéologue gélatineux appelle « autonome » (comme les
dictionnaires) le citoyen responsable d’une société capable de se doter
de ses propres lois. En outre, les mots « autonomie » ou « autonome »
peuvent sortir de la bouche d’un citoyenniste ou d’un nationaliste,
peuvent être prononcés par un universitaire negriste ou par un
squatteur… Ils définissent donc des réalités différentes et
correspondent à des concepts distincts. Les Comandos Autónomos Anticapitalistas
se dénommèrent ainsi en 1976 pour souligner leur caractère non
hiérarchique et leurs distances d’avec ETA, mais dans d’autres milieux,
« autonome » est celui qui refuse de s’appeler anarchiste pour éviter le
réductionnisme qu’implique cette étiquette, et « autonome » est encore
l’enthousiaste Hakim Bey ou l’adhérent à une mode italienne dont il
existe des versions différentes et très changeantes, dont la pire de
toutes fut inventée par le professeur Negri en 1977 quand il était
léniniste créatif… Cependant, l’autonomie ouvrière a une signification
non équivoque qui se manifeste durant une période concrète de
l’histoire : elle apparaît comme telle dans la péninsule ibérique au
début des années soixante en tant que conclusion fondamentale de la
lutte des classes de la décade antérieure.
Les années préautonomiques
Ce n’est pas par hasard que les ouvriers, quand ils commençaient à
radicaliser leur mouvement, revendiquaient leur « autonomie »,
c’est-à-dire, l’indépendance par rapport à des représentations
extérieures, qu’il s’agisse de la bureaucratie verticale de l’Etat, des
partis d’opposition ou des groupes syndicaux clandestins. En effet, pour
eux c’est de ça qu’il était question : d’agir ensemble, de s’occuper
directement de leurs affaires selon leurs propres normes, de prendre
leurs propres décisions et de définir leur stratégie et leur tactique de
lutte : en somme, de se constituer comme classe révolutionnaire. Le
mouvement ouvrier moderne, c’est-à-dire, celui qui est apparu après la
Guerre Civile, commença dans les années soixante, une fois épuisé celui
que représentaient les centrales CNT et UGT. Il fut formé
majoritairement par des ouvriers d’extraction paysanne, émigrés en ville
et logés dans des quartiers périphériques d’« habitations à bon
marché », HLM et bidonvilles.
À partir de 1958, début du premier Plan de développement franquiste,
l’industrie et les services connurent une forte expansion qui se
traduisit par une offre d’emploi généralisée. Les zones rurales se
dépeuplèrent et l’agriculture traditionnelle disparut ; dans les centres
urbains, des quartiers ouvriers modernes apparurent. Les conditions
d’exploitation de la population ouvrière d’alors – bas salaires,
horaires prolongés, mauvais logements, lieux de travail éloignés,
infrastructures déficientes, analphabétisme, habitudes de servitude –
faisaient d’elle une classe abandonnée et marginale qui put néanmoins
faire son chemin et défendre bec et ongles sa dignité.
La protestation se faufila dans les églises et dans les brèches du
Syndicat vertical qui se révélèrent bientôt étroites et sans issues. À
Madrid, à Vizcaya, en Asturies, à Barcelone et ailleurs, les ouvriers
accompagnés de leurs représentants élus conformément à la loi sur les
jurés, commencèrent à se réunir en assemblées pour traiter des questions
du travail, établissant un réseau informel de contacts qui fut à
l’origine des premières « Commissions Ouvrières ». Ces commissions se
mouvaient dans le cadre de la légalité, quoique, étant donné ses
limites, elles le débordaient fréquemment ou l’enfreignaient si
nécessaire. La structure informelle des Commissions Ouvrières, leur
autolimitation revendicative et leur couverture catholico-verticale,
durant une époque intensément répressive, furent efficaces dans un
premier temps ; à l’ombre de la loi des conventions collectives, les
Commissions menèrent à bien d’importantes grèves, qui générèrent une
nouvelle conscience de classe. À mesure que cette conscience gagnait en
solidité, la lutte ouvrière était envisagée non plus seulement contre le
patron, mais contre le Capital et l’État incarné par la dictature de
Franco. L’objectif final de la lutte n’était autre que le
« socialisme », à savoir, l’appropriation des moyens de production par
les travailleurs eux-mêmes. Après Mai 68, on commença à parler
d’« autogestion ». Les Commissions Ouvrières devaient assumer cet
objectif et radicaliser leurs méthodes en s’ouvrant à tous les
travailleurs. Le régime franquiste se rendit bientôt compte du danger et
les réprima ; les partis comptant des militants ouvriers – le PCE et le
FLP (1) – démontrèrent bientôt leur utilité d’instrument politique et les récupérèrent.
L’unique possibilité de syndicalisme était celle offerte par le
régime, c’est pourquoi le PCE et ses alliés catholiques profitèrent de
l’occasion en construisant un syndicat à l’intérieur d’un autre,
officiel. La montée de l’influence du PCE à partir de 1968 établit le
réformisme et conjura la radicalisation des Commissions. Les
conséquences auraient pu être graves si l’incrustation du PCE n’avait
été relative : d’un coté la représentation ouvrière se séparait des
assemblées et échappait au contrôle de la base. Le rôle principal revint
exclusivement aux soi-disant leaders. D’un autre coté, le mouvement
ouvrier s’en tenait à une pratique légaliste, évitant autant que
possible le recours à la grève, employée uniquement comme démonstration
de force des dirigeants. La lutte ouvrière perdait le caractère
anticapitaliste qu’elle avait récemment acquis. Finalement, comme
l’orientation du mouvement était sous la tutelle des communistes, la
lutte se dépolitisait. Les objectifs politiques cessaient d’être ceux du
« socialisme » pour devenir ceux de la démocratie bourgeoise. Le coup
était clair ; les « Commissions Ouvrières » s’érigeaient en
interlocuteurs uniques du patronat dans les négociations, au mépris des
travailleurs. Ce prétendu dialogue syndical n’était que le reflet du
dialogue politico-institutionnel recherché par le PCE. Le réformisme
stalinien ne triompha pas mais provoqua la division du mouvement
ouvrier, entraînant la fraction la plus modérée et portée à
l’embourgeoisement ; cependant, la conscience de classe s’était
développée suffisamment pour que les secteurs ouvriers les plus avancés
défendent tout d’abord à l’intérieur, et ensuite à l’extérieur des
Commissions, des tactiques plus appropriées, donnant lieu à des
organisations de base plus combatives appelées selon les endroits
« commissions autonomes d’usine », « plateformes de commissions »,
« comités ouvriers » ou « groupes ouvriers autonomes ». Pour la première
fois le mot « autonome » apparaissait dans la région de Barcelone pour
souligner l’indépendance d’un groupe partisan de la démocratie directe
des travailleurs face aux partis et à toute organisation avant-gardiste.
En outre, les lacunes d’une loi ayant permis la création d’associations
de riverains, la lutte se déplaça aux quartiers et entra dans la sphère
de la vie quotidienne. De la même manière, dans les quartiers des
faubourgs et les villages, l’alternative se posa entre rester dans le
cadre institutionnel des associations ou organiser des comités de
quartiers et aller à l’assemblée de quartier comme organe représentatif.
Le moment de l’autonomie
La résistance du régime franquiste à toute velléité réformiste fit
que les grèves à partir de celle du secteur de la construction à
Grenade, en 1969,furent toujours sauvages et dures, dans l’impossibilité
de se dérouler dans la légalité où voulaient les maintenir les
staliniens. Les ouvriers anticapitalistes comprenaient, qu’au lieu de
s’entasser aux portes de la CNS (2)
en attendant les résultats des démarches des représentants légaux, il
fallait tenir des assemblées dans les usines mêmes, sur le chantier ou
dans le quartier, et élire là leurs délégués, qui ne devaient pas être
permanents, mais révocables à tout moment. Ne serait-ce que pour
résister à la répression, un délégué devait durer entre deux assemblées,
et un comité de grève, le temps d’une grève. L’assemblée était
souveraine parce qu’elle représentait tous les travailleurs. La vieille
tactique d’obliger le patron à négocier avec des délégués d’assemblées
« illégaux », en étendant la lutte à toute la branche productive ou en
transformant la grève en une grève générale grâce aux « piquets »,
c’est-à-dire, l’« action directe », faisait de plus en plus d’adeptes.
Avec la solidarité, la conscience de classe progressait, tandis que les
manifestations confirmaient ce progrès de plus en plus scandaleux. Les
ouvriers n’avaient plus peur de la répression et l’affrontaient dans la
rue. Chaque manifestation était non seulement une protestation contre le
patronat, mais, prenant la forme d’une altération de l’ordre public,
c’était une remise en cause politique de l’État, de son pouvoir et de
son autorité. Maintenant, le prolétariat s’il voulait avancer, devait se
séparer de tous ceux qui parlaient en son nom – qui avec l’apparition
des groupes et partis à la gauche du PCE étaient légion – et cherchaient
à le contrôler. Il devait « s’auto-organiser », à savoir, « conquérir
son autonomie », comme on disait en Mai 68 et rejeter les prétentions
dirigeantes que s’attribuaient le PCE et le reste des organisations
léninistes. On commença alors à parler de l’« autonomie prolétaire », de
« luttes autonomes », en entendant par là les luttes réalisées en marge
des partis et syndicats, et celles de « groupes autonomes », des
groupes de travailleurs révolutionnaires menant une activité pratique
autonome au sein de la classe ouvrière dont l’objectif évident était de
contribuer à sa « prise de conscience ». Mises à part les distances
historiques et idéologiques, les groupes autonomes ne pouvaient que
ressembler aux groupes d’« affinité » de l’ancienne FAI, celle d’avant
1937. Sauf que les « syndicats uniques » dans lesquels ceux-ci
agissaient alors n’étaient ni possibles, ni désirables.
Au début des années soixante-dix, le processus d’industrialisation
entrepris par les technocrates franquistes s’acheva avec pour résultat
non désiré la cristallisation d’une nouvelle classe ouvrière de plus en
plus convaincue de ses possibilités historiques et disposée à se battre.
Sa peur du prolétariat poussait le régime franquiste à l’autoritarisme
perpétuel contre lequel conspiraient même les nouvelles valeurs
bourgeoises et religieuses. La mort du dictateur relâcha la répression
juste assez pour que se déclenche un processus imparable de grèves dans
tout le pays. Le réformisme syndical stalinien fut complètement débordé.
Les assemblées tenues continuellement dans le but de résoudre les
problèmes réels des travailleurs dans l’entreprise, le quartier et même
chez eux en accord avec leurs intérêts de classe les plus élémentaires,
n’avaient devant elles aucun appareil bureaucratique qui les freine. Les
délégués de Commissions et les responsables communistes n’étaient
tolérés que dans la mesure où ils ne gênaient pas, se voyant obligés à
fomenter les assemblées s’ils voulaient exercer le moindre contrôle. Les
masses travailleuses commençaient à être conscientes de leur rôle de
sujet principal dans le déroulement des événements et rejetaient une
réglementation politico-syndicale des problèmes qui concernaient leur
vie réelle. En 1976, les idées d’auto-organisation, d’autogestion
généralisée et de révolution sociale pouvaient facilement revêtir une
expression de masses immédiate. Aussi, les voies qui conduisaient à
celles-ci restaient ouvertes. La dynamique sociale des assemblées
poussait les ouvriers à prendre en main toutes les affaires qui les
concernaient, en commençant par celle de l’autonomie. De nombreux
conseils d’usines se constituèrent, connectés aux quartiers. Ce mode
d’action autonome qui poussait les masses à sortir du milieu du travail
et à fouler des terres qui paraissaient jusqu’alors étrangères dût
causer une véritable panique dans la classe dominante, étant donné
qu’elle mitrailla les ouvriers à Vitoria, liquida le processus de
réforme continuiste du franquisme, supprima le syndicat vertical avec
les Commissions à l’intérieur et légalisa les partis et syndicats. Le
Pacte de La Moncloa de tous les partis et syndicats fut un pacte contre
les assemblées. Nous ne nous attarderons pas à narrer les péripéties du
mouvement assembléiste, ni à compter le nombre d’ouvriers tombés ; il
suffit d’affirmer que le mouvement fut vaincu en 1978 après trois années
d’âpres combats. Le statut des travailleurs promulgué par le nouveau
régime « démocratique » en 1980 condamna légalement les assemblées. Les
élections syndicales fournirent un contingent de professionnels de la
représentation qui avec l’aide d’assembléistes accommodants se saisirent
de la direction des luttes. Cela ne veut pas dire que les assemblées
disparurent, ce qui disparut réellement ce fut leur indépendance et leur
capacité défensive, et cet égarement fut suivit d’une dégradation
irréversible de la conscience de classe que même la résistance à la
restructuration économique des années quatre-vingt ne put arrêter.
En réalité, ce qu’on importa ne furent pas les pratiques du mouvement
de 1977 dans plusieurs villes italiennes baptisé Autonomia Operaia,
mais la partie la plus retardataire et spectaculaire de cette
« autonomie », celle qui correspondait à la décomposition du bolchevisme
milanais – Potere Operaio – et particulièrement les masturbations
littéraires de ceux qui furent désignés par la presse comme les leaders,
à savoir, Negri, Piperno, Scalzone… En résumé, très peu de groupes
furent conséquents dans la défense active de l’autonomie ouvrière mis à
part les Travailleurs pour l’Autonomie Prolétaire (conseillistes
libertaires), quelques collectifs d’usine (par exemple, ceux de
FASA-Renault, ceux de Roca radiateurs, les arrimeurs du port de
Barcelone…) et les Groupes Autonomes. Attardons-nous sur ces derniers.
L’autonomie armée
L’organisation « 1000 » ou « MIL » (Mouvement Ibérique de Libération)
pionnière à bien des égards, se dénomma elle-même « Groupes Autonomes
de Combats » (GAC) en 1972. La lutte armée débuta dans l’intention de
soutenir la classe ouvrière pour la radicaliser, et non pas pour s’y
substituer. C’est aussi en ce sens que se considérèrent « autonomes »
les groupes qui se coordonnèrent en 1974 pour soutenir et libérer les
prisonniers du MIL – que la police dénomma OLLA – ainsi que les groupes
qui continuèrent en 1976, et après un débat dans la prison de Ségovie
adoptèrent le nom de « Groupes Autonomes » ou GGAA (en 1979). Sans
vouloir donner de leçon après coup, nous ferons cependant remarquer que
le fait de se considérer comme une partie de l’embryon de la future
« armée de la révolution » ou comme la « fraction armée du prolétariat
révolutionnaire » était quelque chose non seulement de critiquable, mais
aussi de faux en soi.Tous les groupes, qu’ils pratiquent ou non la
lutte armée, étaient des groupes séparés qui ne représentaient personne
d’autre qu’eux-mêmes, c’est ce que signifie réellement être
« autonomes ». Une autonomie qui, soit dit en passant, devait être mise
en doute puisqu’il existait au sein du MIL une spécialisation des tâches
qui divisait ses membres en théoriciens et activistes. Le prolétariat
se représente lui-même comme classe à travers ses propres organes. Et il
ne s’arme jamais que quand cela lui est nécessaire, quand il se dispose
à détruire l’État. Par contre, ce n’est alors pas une fraction qui
s’arme mais toute la classe, formant ses milices, « le prolétariat en
armes ». L’existence de groupes armés, y compris au service des grèves
sauvages, n’apportait rien à l’autonomie de la lutte dans la mesure où
il s’agissait de gens en marge de la décision collective et hors du
contrôle des assemblées. Ils constituaient un pouvoir séparé et, plutôt
qu’une aide, un danger s’ils étaient infiltrés par quelque indicateur ou
provocateur. Dans la phase où en était la lutte, les piquets étaient
suffisants. L’identification entre lutte armée et radicalisation était
abusive. La pratique la plus radicale de la lutte des classes n’était
pas les expropriations ou les pétards dans les entreprises ou les
bureaux d’organismes officiels. Ce qui était réellement radical, c’était
ce qui aidait le prolétariat à passer à l’offensive : la généralisation
de l’insubordination contre toute hiérarchie, le sabotage de la
production et de la consommation capitaliste, les grèves sauvages, les
délégués révocables, la coordination des luttes, leur autodéfense, la
création de moyens d’information spécifiquement ouvriers, le rejet du
nationalisme et du syndicalisme, les occupations d’usines et de
bâtiments publiques, les barricades… La contribution des groupes
mentionnés à l’autonomie du prolétariat était limitée par leur position
volontariste dans la question des armes.
Dans le cas particulier des Groupes Autonomes, il est certain qu’ils
désiraient se placer à l’intérieur des masses et qu’ils recherchaient
leur radicalisation maximale, mais les conditions de clandestinité
qu’imposait la lutte armée les éloignaient de celles-ci. Ils étaient
pleinement lucides quant à ce qui pouvait servir à l’extension de la
lutte des classes, c’est-à-dire, quant à l’autonomie prolétaire. Ils
connaissaient l’héritage de Mai 68 et condamnaient toute idéologie comme
élément de séparation, y compris l’idéologie de l’autonomie, puisque
dans les périodes ascendantes les ennemis de l’autonomie sont les
premiers à se déclarer pour l’autonomie. D’après un de leurs
communiqués, l’autonomie du groupe était simplement « une pratique
commune fondée sur un accord minimum pour passer à l’action, mais aussi
une théorie autonome correspondant à notre manière de vivre, de lutter,
et à nos besoins concrets ». Ils en arrivèrent au point de s’enlever le L
de libertaires (3) pour
éviter d’être étiquetés et de tomber dans l’opposition spectaculaire
anarchisme-marxisme. Ainsi que pour ne pas être récupérés en tant
qu’anarchistes par la CNT, une organisation qu’ils considéraient, parce
quelle était syndicale, comme bureaucratique, intégratrice et favorable à
l’existence du travail salarié et par conséquent, du capital. Ils
n’avaient pas vocation à la permanence comme les partis parce qu’ils
rejetaient le pouvoir ; tout groupe réellement autonome s’organisait
pour des tâches concrètes et se dissolvait quand ces tâches
s’achevaient. La répression mit brutalement fin à leur existence mais
leur pratique s’avère exemplaire, tant par ses succès que par ses
erreurs, et par conséquent, pédagogique.
La technique autonome
Il y a un abîme entre les milieux prolétariens des années soixante et
soixante-dix et le monde technicisé et globalisé. Nous vivons une
réalité historique radicalement différente créée sur les ruines de
l’antérieure. Le mouvement ouvrier s’est volatilisé, et pour cela parler
d’« autonomie », ibérique ou non, n’a pas de sens si nous essayons par
là de nous rallier à une figure inexistante du prolétariat et d’édifier
sur celle-ci un programme d’action fantasmagorique, basé sur une
idéologie faite de bribes d’autres. Dans le pire des cas, cela
signifierait la résurrection du cadavre léniniste et de l’idée
d’« avant-garde », ce qu’il y a de plus contraire à l’autonomie. Il ne
s’agit pas non plus de se distraire dans le cyber-espace, ni dans le
« mouvement des mouvements », en exigeant la démocratisation de l’ordre
établi moyennant la participation à ses institutions des prétendus
représentants de la société civile. Il n’y a pas de société civile ;
cette « société » se trouve divisée en ses composants de base, les
individus, et ceux-ci ne sont plus seulement séparés des résultats et
des produits de leur activité, mais les uns des autres. Toute la liberté
que la société capitaliste puisse offrir repose non pas sur
l’association entre individus autonomes mais sur leur séparation et
dépossession la plus complète, de façon à ce qu’un individu ne découvre
pas chez un autre un soutien à sa liberté mais un concurrent et un
obstacle. Cette séparation finit par être consommée par la technique
digitale en tant que communication virtuelle. Les individus dépendent
alors absolument des moyens techniques pour se mettre en rapport.
Cependant, ce qu’ils obtiennent n’est pas un contact réel mais une
relation éthérée. À la limite, les individus accros aux appareils sont
incapables d’avoir des rapports directs avec leurs semblables. Les
technologies de l’information et de la communication ont mené à bien le
vieux projet bourgeois de la séparation totale des individus entre eux.
Elles ont alors créé l’illusion d’une autonomie individuelle grâce au
fonctionnement en réseau qu’elles ont permis. D’un côté, elles créent un
individu totalement dépendant des machines, et par conséquent,
parfaitement contrôlable ; d’un autre elles imposent les conditions dans
lesquelles se déroule toute activité sociale, dont elles marquent les
rythmes, et exigent une adaptation permanente aux changements. Ce n’est
donc pas l’individu mais la technique qui a conquis l’autonomie. Malgré
tout, si l’autonomie individuelle est impossible dans les conditions
actuelles, la lutte pour l’autonomie ne l’est pas, même si elle ne devra
pas se réduire à un décrochage du mode de survie capitaliste
techniquement équipé. Refuser de travailler, de consommer, d’utiliser
des appareils, de rouler dans un véhicule privé, de vivre dans des
villes, etc., constitue en soi un vaste programme, mais la survie sous
le capitalisme impose ses règles. L’autonomie personnelle n’est pas la
simple autosuffisance dont le prix est l’isolement et la marginalisation
auxquels on échappe grâce à la téléphonie mobile et au courrier
électronique. La lutte contre ces règles et contraintes est aujourd’hui
le B.A.-BA de l’autonomie individuelle et elle a devant elle beaucoup de
voies, toutes légitimes. Le sabotage sera complémentaire de
l’apprentissage d’un métier éteint ou de la pratique du troc. Ce qui
définit l’autonomie de quelqu’un par rapport au Pouvoir dominant, c’est
sa capacité de défense face à celui-ci. Quant à l’action collective, les
mouvements conscients de masses sont aujourd’hui impossibles, parce
qu’il n’y a pas de conscience de classe. Les masses sont exactement le
contraire des classes. En l’absence de classe ouvrière, il est absurde
de parler d’« autonomie ouvrière », mais pas de parler de groupes
autonomes.
Les conditions actuelles ne sont pas si désastreuses qu’elles ne
permettent plus l’organisation de groupes en vue d’actions défensives
concrètes. L’avancée du capitalisme spectaculaire s’effectue toujours
comme une agression, à laquelle il faut répondre là où c’est possible :
contre le TGV, les parcs éoliens, les incinérateurs, les terrains de
golf, les plans hydrologiques, les ports de plaisance, les autoroutes,
les lignes à haute tension, les résidences secondaires, les pistes de
ski, les centres commerciaux, la spéculation immobilière, la précarité,
les produits transgéniques… Il s’agit d’établir des lignes de résistance
à partir desquelles reconstruire un milieu réfractaire au capital dans
lequel se cristallise à nouveau la conscience révolutionnaire. Si le
monde n’est pas prêt pour de grandes stratégies, il l’est par contre
pour des actions de guérilla, et la formule organisationnelle la plus
opportune c’est les groupes autonomes. Voilà l’autonomie qui nous
intéresse.
NOTES
(2) Centrale Nationale de Syndicats (Central Naciónal de Sindicatos), le syndicat vertical franquiste. [NdT]
(3) En 1978, suite à une série d’arrestations à Madrid, Barcelone et
Valence de personnes accusées de braquages, d’attentats et de détention
d’armes et d’explosifs, la police créa pour l’occasion le nom de Groupes
Autonomes Libertaires (GAL). Ces prisonniers reprirent ensuite ce nom
avant de le transformer en 1979 en Groupes Autonomes (GA). [NdT]