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dimanche 11 juin 2017

Que fut l'autonomie ouvrière ?


Note Vosstanie : Nous publions un texte en vu de notre émission sur l'Autonomie Ouvrière (pour juillet 2017 ? ). On y trouvera une réflexion importante même si nous ne partageons pas toutes les analyses et perspectives comme par exemple ce propos "Le mouvement ouvrier s’est volatilisé" ah bon ? On partage bien su-r toutes les critiques concernant l"autonomie" retardataire et spectaculaire liée à la décomposition du bolchevisme ...Ce texte nous permettra donc d'alimenter notre son.

Le mot « autonomie » a été lié à la cause du prolétariat dès ses premières interventions comme classe. Dans le Manifeste communiste, Marx définissait le mouvement ouvrier comme « le mouvement autonome de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité ». Plus tard, mais en se basant sur l’expérience de 1848, dans De la capacité politique de la classe ouvrière (1865), Proudhon affirmait que pour que la classe ouvrière agisse d’une manière spécifique, il fallait qu’elle remplisse les trois exigences de l’autonomie : qu’elle ait conscience d’elle-même, que par conséquent elle affirme « son idée », c’est-à-dire, qu’elle connaisse « la loi de son être », qu’elle sache « [la] traduire par la parole, [l’]expliquer par la raison », et qu’elle tire de cette idée des conclusions pratiques. Aussi bien Marx que Proudhon avaient été témoins de l’influence de la bourgeoisie radicale dans les rangs ouvriers et essayaient de faire en sorte que le prolétariat se sépare d’elle politiquement. L’autonomie ouvrière fut exprimée définitivement dans la formule de la Première Internationale : « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».
Dans l’étape qui suit l’insurrection de la Commune de Paris et dans la double polémique entre légalistes et clandestins, collectivistes et communistes, qui divisait le mouvement anarchiste, la question de l’autonomie dérivait vers le problème de l’organisation. Dans des conditions de recul révolutionnaire et de répression croissante, la publication anarchiste de Séville L’Autonomie défendait en 1883 l’indépendance absolue des Fédérations locales et leur organisation secrète. Les communistes libertaires élevaient au rang de principe la négation de l’organisation de masses. Les collectivistes catalans écrivaient dans la Revue Sociale que « les communistes anarchiques n’acceptent que l’organisation de groupes et n’ont pas de sections organisées par métiers, de fédérations locales ou régionales […] La constitution de groupes isolés, aussi complètement autonomes que leurs individus, qui souvent, n’étant pas d’accord avec l’opinion de la majorité, quittent un groupe pour en constituer un autre… » (n°12, 1885, Sants). Le concept d’autonomie se déplaçait vers l’organisation révolutionnaire.
En 1890, il existait à Londres un groupe anarchiste d’exilés allemands dont l’organe d’expression L’Autonomie soulignait effectivement la liberté individuelle et l’indépendance des groupes. Face au réformisme de la politique socialiste et à l’aventurisme de la propagande par le fait qui caractérisa une période concrète de l’anarchisme, la question de l’autonomie ouvrière, c’est-à-dire, du mouvement indépendant des travailleurs, se posa à nouveau. C’est ainsi que surgit le syndicalisme révolutionnaire, théorie qui défendait l’auto-organisation ouvrière à travers les syndicats, libres de toute tutelle idéologique ou politique. Moyennant la tactique de la grève générale, les syndicats révolutionnaires aspiraient à être des organes insurrectionnels et d’émancipation sociale.
D’un autre coté, les révolutions russes et allemandes érigèrent un système d’autogouvernement ouvrier, les conseils d’ouvriers et de soldats. Aussi bien les syndicats que les conseils étaient des organismes unitaires de classe, mais les premiers étaient plus appropriés à la défense et les seconds à l’attaque, quoique les uns et les autres exercèrent les deux fonctions. Tous deux connurent leurs limites historiques et tous deux succombèrent à la bureaucratisation et à la récupération. La question de l’autonomie toucha aussi les modes d’expropriation de la bourgeoisie dans la période révolutionnaire. En 1920, le marxiste conseilliste Karl Korsch désignait l’« autonomie industrielle » comme une forme supérieure de socialisation qui correspondrait plus ou moins à la « collectivisation » anarcho-syndicaliste et à ce qu’on appela l’« autogestion » dans les années soixante.
La pensée bourgeoise, elle aussi, eut recours au concept. Kant parlait d’autonomie se référant à l’individu conscient. L’« Autonome » était le bourgeois idéalisé, comme l’est aujourd’hui l’homme de Castoriadis. Cet idéologue gélatineux appelle « autonome » (comme les dictionnaires) le citoyen responsable d’une société capable de se doter de ses propres lois. En outre, les mots « autonomie » ou « autonome » peuvent sortir de la bouche d’un citoyenniste ou d’un nationaliste, peuvent être prononcés par un universitaire negriste ou par un squatteur… Ils définissent donc des réalités différentes et correspondent à des concepts distincts. Les Comandos Autónomos Anticapitalistas se dénommèrent ainsi en 1976 pour souligner leur caractère non hiérarchique et leurs distances d’avec ETA, mais dans d’autres milieux, « autonome » est celui qui refuse de s’appeler anarchiste pour éviter le réductionnisme qu’implique cette étiquette, et « autonome » est encore l’enthousiaste Hakim Bey ou l’adhérent à une mode italienne dont il existe des versions différentes et très changeantes, dont la pire de toutes fut inventée par le professeur Negri en 1977 quand il était léniniste créatif… Cependant, l’autonomie ouvrière a une signification non équivoque qui se manifeste durant une période concrète de l’histoire : elle apparaît comme telle dans la péninsule ibérique au début des années soixante en tant que conclusion fondamentale de la lutte des classes de la décade antérieure.
Les années préautonomiques
Ce n’est pas par hasard que les ouvriers, quand ils commençaient à radicaliser leur mouvement, revendiquaient leur « autonomie », c’est-à-dire, l’indépendance par rapport à des représentations extérieures, qu’il s’agisse de la bureaucratie verticale de l’Etat, des partis d’opposition ou des groupes syndicaux clandestins. En effet, pour eux c’est de ça qu’il était question : d’agir ensemble, de s’occuper directement de leurs affaires selon leurs propres normes, de prendre leurs propres décisions et de définir leur stratégie et leur tactique de lutte : en somme, de se constituer comme classe révolutionnaire. Le mouvement ouvrier moderne, c’est-à-dire, celui qui est apparu après la Guerre Civile, commença dans les années soixante, une fois épuisé celui que représentaient les centrales CNT et UGT. Il fut formé majoritairement par des ouvriers d’extraction paysanne, émigrés en ville et logés dans des quartiers périphériques d’« habitations à bon marché », HLM et bidonvilles.
À partir de 1958, début du premier Plan de développement franquiste, l’industrie et les services connurent une forte expansion qui se traduisit par une offre d’emploi généralisée. Les zones rurales se dépeuplèrent et l’agriculture traditionnelle disparut ; dans les centres urbains, des quartiers ouvriers modernes apparurent. Les conditions d’exploitation de la population ouvrière d’alors – bas salaires, horaires prolongés, mauvais logements, lieux de travail éloignés, infrastructures déficientes, analphabétisme, habitudes de servitude – faisaient d’elle une classe abandonnée et marginale qui put néanmoins faire son chemin et défendre bec et ongles sa dignité.
La protestation se faufila dans les églises et dans les brèches du Syndicat vertical qui se révélèrent bientôt étroites et sans issues. À Madrid, à Vizcaya, en Asturies, à Barcelone et ailleurs, les ouvriers accompagnés de leurs représentants élus conformément à la loi sur les jurés, commencèrent à se réunir en assemblées pour traiter des questions du travail, établissant un réseau informel de contacts qui fut à l’origine des premières « Commissions Ouvrières ». Ces commissions se mouvaient dans le cadre de la légalité, quoique, étant donné ses limites, elles le débordaient fréquemment ou l’enfreignaient si nécessaire. La structure informelle des Commissions Ouvrières, leur autolimitation revendicative et leur couverture catholico-verticale, durant une époque intensément répressive, furent efficaces dans un premier temps ; à l’ombre de la loi des conventions collectives, les Commissions menèrent à bien d’importantes grèves, qui générèrent une nouvelle conscience de classe. À mesure que cette conscience gagnait en solidité, la lutte ouvrière était envisagée non plus seulement contre le patron, mais contre le Capital et l’État incarné par la dictature de Franco. L’objectif final de la lutte n’était autre que le « socialisme », à savoir, l’appropriation des moyens de production par les travailleurs eux-mêmes. Après Mai 68, on commença à parler d’« autogestion ». Les Commissions Ouvrières devaient assumer cet objectif et radicaliser leurs méthodes en s’ouvrant à tous les travailleurs. Le régime franquiste se rendit bientôt compte du danger et les réprima ; les partis comptant des militants ouvriers – le PCE et le FLP (1) – démontrèrent bientôt leur utilité d’instrument politique et les récupérèrent.
L’unique possibilité de syndicalisme était celle offerte par le régime, c’est pourquoi le PCE et ses alliés catholiques profitèrent de l’occasion en construisant un syndicat à l’intérieur d’un autre, officiel. La montée de l’influence du PCE à partir de 1968 établit le réformisme et conjura la radicalisation des Commissions. Les conséquences auraient pu être graves si l’incrustation du PCE n’avait été relative : d’un coté la représentation ouvrière se séparait des assemblées et échappait au contrôle de la base. Le rôle principal revint exclusivement aux soi-disant leaders. D’un autre coté, le mouvement ouvrier s’en tenait à une pratique légaliste, évitant autant que possible le recours à la grève, employée uniquement comme démonstration de force des dirigeants. La lutte ouvrière perdait le caractère anticapitaliste qu’elle avait récemment acquis. Finalement, comme l’orientation du mouvement était sous la tutelle des communistes, la lutte se dépolitisait. Les objectifs politiques cessaient d’être ceux du « socialisme » pour devenir ceux de la démocratie bourgeoise. Le coup était clair ; les « Commissions Ouvrières » s’érigeaient en interlocuteurs uniques du patronat dans les négociations, au mépris des travailleurs. Ce prétendu dialogue syndical n’était que le reflet du dialogue politico-institutionnel recherché par le PCE. Le réformisme stalinien ne triompha pas mais provoqua la division du mouvement ouvrier, entraînant la fraction la plus modérée et portée à l’embourgeoisement ; cependant, la conscience de classe s’était développée suffisamment pour que les secteurs ouvriers les plus avancés défendent tout d’abord à l’intérieur, et ensuite à l’extérieur des Commissions, des tactiques plus appropriées, donnant lieu à des organisations de base plus combatives appelées selon les endroits « commissions autonomes d’usine », « plateformes de commissions », « comités ouvriers » ou « groupes ouvriers autonomes ». Pour la première fois le mot « autonome » apparaissait dans la région de Barcelone pour sou­ligner l’indépendance d’un groupe partisan de la démocratie directe des travailleurs face aux partis et à toute organisation avant-gardiste. En outre, les lacunes d’une loi ayant permis la création d’associations de riverains, la lutte se déplaça aux quartiers et entra dans la sphère de la vie quotidienne. De la même manière, dans les quartiers des faubourgs et les villages, l’alternative se posa entre rester dans le cadre institutionnel des associations ou organiser des comités de quartiers et aller à l’assemblée de quartier comme organe représentatif.
Le moment de l’autonomie
La résistance du régime franquiste à toute velléité réformiste fit que les grèves à partir de celle du secteur de la construction à Grenade, en 1969,furent toujours sauvages et dures, dans l’impossibilité de se dérouler dans la légalité où voulaient les maintenir les staliniens. Les ouvriers anticapitalistes comprenaient, qu’au lieu de s’entasser aux portes de la CNS (2) en attendant les résultats des démarches des représentants légaux, il fallait tenir des assemblées dans les usines mêmes, sur le chantier ou dans le quartier, et élire là leurs délégués, qui ne devaient pas être permanents, mais révocables à tout moment. Ne serait-ce que pour résister à la répression, un délégué devait durer entre deux assemblées, et un comité de grève, le temps d’une grève. L’assemblée était souveraine parce qu’elle représentait tous les travailleurs. La vieille tactique d’obliger le patron à négocier avec des délégués d’assemblées « illégaux », en étendant la lutte à toute la branche productive ou en transformant la grève en une grève générale grâce aux « piquets », c’est-à-dire, l’« action directe », faisait de plus en plus d’adeptes. Avec la solidarité, la conscience de classe progressait, tandis que les manifestations confirmaient ce progrès de plus en plus scandaleux. Les ouvriers n’avaient plus peur de la répression et l’affrontaient dans la rue. Chaque manifestation était non seulement une protestation contre le patronat, mais, prenant la forme d’une altération de l’ordre public, c’était une remise en cause politique de l’État, de son pouvoir et de son autorité. Maintenant, le prolétariat s’il voulait avancer, devait se séparer de tous ceux qui parlaient en son nom – qui avec l’apparition des groupes et partis à la gauche du PCE étaient légion – et cherchaient à le contrôler. Il devait « s’auto-organiser », à savoir, « conquérir son autonomie », comme on disait en Mai 68 et rejeter les prétentions dirigeantes que s’attribuaient le PCE et le reste des organisations léninistes. On commença alors à parler de l’« autonomie prolétaire », de « luttes autonomes », en entendant par là les luttes réalisées en marge des partis et syndicats, et celles de « groupes autonomes », des groupes de travailleurs révolutionnaires menant une activité pratique autonome au sein de la classe ouvrière dont l’objectif évident était de contribuer à sa « prise de conscience ». Mises à part les distances historiques et idéologiques, les groupes autonomes ne pouvaient que ressembler aux groupes d’« affinité » de l’ancienne FAI, celle d’avant 1937. Sauf que les « syndicats uniques » dans lesquels ceux-ci agissaient alors n’étaient ni possibles, ni désirables.
Au début des années soixante-dix, le processus d’industrialisation entrepris par les technocrates franquistes s’acheva avec pour résultat non désiré la cristallisation d’une nouvelle classe ouvrière de plus en plus convaincue de ses possibilités historiques et disposée à se battre. Sa peur du prolétariat poussait le régime franquiste à l’autoritarisme perpétuel contre lequel conspiraient même les nouvelles valeurs bourgeoises et religieuses. La mort du dictateur relâcha la répression juste assez pour que se déclenche un processus imparable de grèves dans tout le pays. Le réformisme syndical stalinien fut complètement débordé. Les assemblées tenues continuellement dans le but de résoudre les problèmes réels des travailleurs dans l’entreprise, le quartier et même chez eux en accord avec leurs intérêts de classe les plus élémentaires, n’avaient devant elles aucun appareil bureaucratique qui les freine. Les délégués de Commissions et les responsables communistes n’étaient tolérés que dans la mesure où ils ne gênaient pas, se voyant obligés à fomenter les assemblées s’ils voulaient exercer le moindre contrôle. Les masses travailleuses commençaient à être conscientes de leur rôle de sujet principal dans le déroulement des événements et rejetaient une réglementation politico-syndicale des problèmes qui concernaient leur vie réelle. En 1976, les idées d’auto-organisation, d’autogestion généralisée et de révolution sociale pouvaient facilement revêtir une expression de masses immédiate. Aussi, les voies qui conduisaient à celles-ci restaient ouvertes. La dynamique sociale des assemblées poussait les ouvriers à prendre en main toutes les affaires qui les concernaient, en commençant par celle de l’autonomie. De nombreux conseils d’usines se constituèrent, connectés aux quartiers. Ce mode d’action autonome qui poussait les masses à sortir du milieu du travail et à fouler des terres qui paraissaient jusqu’alors étrangères dût causer une véritable panique dans la classe dominante, étant donné qu’elle mitrailla les ouvriers à Vitoria, liquida le processus de réforme continuiste du franquisme, supprima le syndicat vertical avec les Commissions à l’intérieur et légalisa les partis et syndicats. Le Pacte de La Moncloa de tous les partis et syndicats fut un pacte contre les assemblées. Nous ne nous attarderons pas à narrer les péripéties du mouvement assembléiste, ni à compter le nombre d’ouvriers tombés ; il suffit d’affirmer que le mouvement fut vaincu en 1978 après trois années d’âpres combats. Le statut des travailleurs promulgué par le nouveau régime « démocratique » en 1980 condamna légalement les assemblées. Les élections syndicales fournirent un contingent de professionnels de la représentation qui avec l’aide d’assembléistes accommodants se saisirent de la direction des luttes. Cela ne veut pas dire que les assemblées disparurent, ce qui disparut réellement ce fut leur indépendance et leur capacité défensive, et cet égarement fut suivit d’une dégradation irréversible de la conscience de classe que même la résistance à la restructuration économique des années quatre-vingt ne put arrêter.
En réalité, ce qu’on importa ne furent pas les pratiques du mouvement de 1977 dans plusieurs villes italiennes baptisé Autonomia Operaia, mais la partie la plus retardataire et spectaculaire de cette « autonomie », celle qui correspondait à la décomposition du bolchevisme milanais – Potere Operaio – et particulièrement les masturbations littéraires de ceux qui furent désignés par la presse comme les leaders, à savoir, Negri, Piperno, Scalzone… En résumé, très peu de groupes furent conséquents dans la défense active de l’autonomie ouvrière mis à part les Travailleurs pour l’Auto­nomie Prolétaire (conseillistes libertaires), quelques collectifs d’usine (par exemple, ceux de FASA-Renault, ceux de Roca radiateurs, les arrimeurs du port de Barcelone…) et les Groupes Autonomes. Attardons-nous sur ces derniers.
L’autonomie armée
L’organisation « 1000 » ou « MIL » (Mouvement Ibérique de Libération) pionnière à bien des égards, se dénomma elle-même « Groupes Autonomes de Combats » (GAC) en 1972. La lutte armée débuta dans l’intention de soutenir la classe ouvrière pour la radicaliser, et non pas pour s’y substituer. C’est aussi en ce sens que se considérèrent « autonomes » les groupes qui se coordonnèrent en 1974 pour soutenir et libérer les prisonniers du MIL – que la police dénomma OLLA – ainsi que les groupes qui continuèrent en 1976, et après un débat dans la prison de Ségovie adoptèrent le nom de « Groupes Autonomes » ou GGAA (en 1979). Sans vouloir donner de leçon après coup, nous ferons cependant remarquer que le fait de se considérer comme une partie de l’embryon de la future « armée de la révolution » ou comme la « fraction armée du prolétariat révolutionnaire » était quelque chose non seulement de critiquable, mais aussi de faux en soi.Tous les groupes, qu’ils pratiquent ou non la lutte armée, étaient des groupes séparés qui ne représentaient personne d’autre qu’eux-mêmes, c’est ce que signifie réellement être « autonomes ». Une autonomie qui, soit dit en passant, devait être mise en doute puisqu’il existait au sein du MIL une spécialisation des tâches qui divisait ses membres en théoriciens et activistes. Le prolétariat se représente lui-même comme classe à travers ses propres organes. Et il ne s’arme jamais que quand cela lui est nécessaire, quand il se dispose à détruire l’État. Par contre, ce n’est alors pas une fraction qui s’arme mais toute la classe, formant ses milices, « le prolétariat en armes ». L’existence de groupes armés, y compris au service des grèves sauvages, n’apportait rien à l’autonomie de la lutte dans la mesure où il s’agissait de gens en marge de la décision collective et hors du contrôle des assemblées. Ils constituaient un pouvoir séparé et, plutôt qu’une aide, un danger s’ils étaient infiltrés par quelque indicateur ou provocateur. Dans la phase où en était la lutte, les piquets étaient suffisants. L’identification entre lutte armée et radicalisation était abusive. La pratique la plus radicale de la lutte des classes n’était pas les expropriations ou les pétards dans les entreprises ou les bureaux d’organismes officiels. Ce qui était réellement radical, c’était ce qui aidait le prolétariat à passer à l’offensive : la généralisation de l’insubordination contre toute hiérarchie, le sabotage de la production et de la consommation capitaliste, les grèves sauvages, les délégués révocables, la coordination des luttes, leur autodéfense, la création de moyens d’information spécifiquement ouvriers, le rejet du nationalisme et du syndicalisme, les occupations d’usines et de bâtiments publiques, les barricades… La contribution des groupes mentionnés à l’autonomie du prolétariat était limitée par leur position volontariste dans la question des armes.
Dans le cas particulier des Groupes Autonomes, il est certain qu’ils désiraient se placer à l’intérieur des masses et qu’ils recherchaient leur radicalisation maximale, mais les conditions de clandestinité qu’imposait la lutte armée les éloignaient de celles-ci. Ils étaient pleinement lucides quant à ce qui pouvait servir à l’extension de la lutte des classes, c’est-à-dire, quant à l’autonomie prolétaire. Ils connaissaient l’héritage de Mai 68 et condamnaient toute idéologie comme élément de séparation, y compris l’idéologie de l’autonomie, puisque dans les périodes ascendantes les ennemis de l’autonomie sont les premiers à se déclarer pour l’autonomie. D’après un de leurs communiqués, l’autonomie du groupe était simplement « une pratique commune fondée sur un accord minimum pour passer à l’action, mais aussi une théorie autonome correspondant à notre manière de vivre, de lutter, et à nos besoins concrets ». Ils en arrivèrent au point de s’enlever le L de libertaires (3) pour éviter d’être étiquetés et de tomber dans l’opposition spectaculaire anarchisme-marxisme. Ainsi que pour ne pas être récupérés en tant qu’anarchistes par la CNT, une organisation qu’ils considéraient, parce quelle était syndicale, comme bureaucratique, intégratrice et favorable à l’existence du travail salarié et par conséquent, du capital. Ils n’avaient pas vocation à la permanence comme les partis parce qu’ils rejetaient le pouvoir ; tout groupe réellement autonome s’organisait pour des tâches concrètes et se dissolvait quand ces tâches s’achevaient. La répression mit brutalement fin à leur existence mais leur pratique s’avère exemplaire, tant par ses succès que par ses erreurs, et par conséquent, pédagogique.
La technique autonome
Il y a un abîme entre les milieux prolétariens des années soixante et soixante-dix et le monde technicisé et globalisé. Nous vivons une réalité historique radicalement différente créée sur les ruines de l’antérieure. Le mouvement ouvrier s’est volatilisé, et pour cela parler d’« autonomie », ibérique ou non, n’a pas de sens si nous essayons par là de nous rallier à une figure inexistante du prolétariat et d’édifier sur celle-ci un programme d’action fantasmagorique, basé sur une idéologie faite de bribes d’autres. Dans le pire des cas, cela signifierait la résurrection du cadavre léniniste et de l’idée d’« avant-garde », ce qu’il y a de plus contraire à l’autonomie. Il ne s’agit pas non plus de se distraire dans le cyber-espace, ni dans le « mouvement des mouvements », en exigeant la démocratisation de l’ordre établi moyennant la participation à ses institutions des prétendus représentants de la société civile. Il n’y a pas de société civile ; cette « société » se trouve divisée en ses composants de base, les individus, et ceux-ci ne sont plus seulement séparés des résultats et des produits de leur activité, mais les uns des autres. Toute la liberté que la société capitaliste puisse offrir repose non pas sur l’association entre individus autonomes mais sur leur séparation et dépossession la plus complète, de façon à ce qu’un individu ne découvre pas chez un autre un soutien à sa liberté mais un concurrent et un obstacle. Cette séparation finit par être consommée par la technique digitale en tant que communication virtuelle. Les individus dépendent alors absolument des moyens techniques pour se mettre en rapport. Cependant, ce qu’ils obtiennent n’est pas un contact réel mais une relation éthérée. À la limite, les individus accros aux appareils sont incapables d’avoir des rapports directs avec leurs semblables. Les technologies de l’information et de la communication ont mené à bien le vieux projet bourgeois de la séparation totale des individus entre eux. Elles ont alors créé l’illusion d’une autonomie individuelle grâce au fonctionnement en réseau qu’elles ont permis. D’un côté, elles créent un individu totalement dépendant des machines, et par conséquent, parfaitement contrôlable ; d’un autre elles imposent les conditions dans lesquelles se déroule toute activité sociale, dont elles marquent les rythmes, et exigent une adaptation permanente aux changements. Ce n’est donc pas l’individu mais la technique qui a conquis l’autonomie. Malgré tout, si l’autonomie individuelle est impossible dans les conditions actuelles, la lutte pour l’autonomie ne l’est pas, même si elle ne devra pas se réduire à un décrochage du mode de survie capitaliste techniquement équipé. Refuser de travailler, de consommer, d’utiliser des appareils, de rouler dans un véhicule privé, de vivre dans des villes, etc., constitue en soi un vaste programme, mais la survie sous le capitalisme impose ses règles. L’autonomie personnelle n’est pas la simple autosuffisance dont le prix est l’isolement et la marginalisation auxquels on échappe grâce à la téléphonie mobile et au courrier électronique. La lutte contre ces règles et contraintes est aujourd’hui le B.A.-BA de l’autonomie individuelle et elle a devant elle beaucoup de voies, toutes légitimes. Le sabotage sera complémentaire de l’apprentissage d’un métier éteint ou de la pratique du troc. Ce qui définit l’autonomie de quelqu’un par rapport au Pouvoir dominant, c’est sa capacité de défense face à celui-ci. Quant à l’action collective, les mouvements conscients de masses sont aujourd’hui impossibles, parce qu’il n’y a pas de conscience de classe. Les masses sont exactement le contraire des classes. En l’absence de classe ouvrière, il est absurde de parler d’« autonomie ouvrière », mais pas de parler de groupes autonomes.
Les conditions actuelles ne sont pas si désastreuses qu’elles ne permettent plus l’organisation de groupes en vue d’actions défensives concrètes. L’avancée du capitalisme spectaculaire s’effectue toujours comme une agression, à laquelle il faut répondre là où c’est possible : contre le TGV, les parcs éoliens, les incinérateurs, les terrains de golf, les plans hydrologiques, les ports de plaisance, les autoroutes, les lignes à haute tension, les résidences secondaires, les pistes de ski, les centres commerciaux, la spéculation immobilière, la précarité, les produits transgéniques… Il s’agit d’établir des lignes de résistance à partir desquelles reconstruire un milieu réfractaire au capital dans lequel se cristallise à nouveau la conscience révolutionnaire. Si le monde n’est pas prêt pour de grandes stratégies, il l’est par contre pour des actions de guérilla, et la formule organisationnelle la plus opportune c’est les groupes autonomes. Voilà l’autonomie qui nous intéresse.


NOTES
(1) Parti Communiste Espagnol et Front de Libération Populaire. [NdT]

(2) Centrale Nationale de Syndicats (Central Naciónal de Sindicatos), le syndicat vertical franquiste. [NdT]
(3) En 1978, suite à une série d’arrestations à Madrid, Barcelone et Valence de personnes accusées de braquages, d’attentats et de détention d’armes et d’explosifs, la police créa pour l’occasion le nom de Groupes Autonomes Libertaires (GAL). Ces prisonniers reprirent ensuite ce nom avant de le transformer en 1979 en Groupes Autonomes (GA). [NdT]