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mardi 14 juin 2016

Tunisie : échec des ouvrières

L'autogestion d'entreprises est un mythe car il ne peut y avoir d'autogestion sans abolition de l'entreprise et de l'argent. Toutefois chaque expérience d'auto-organisation ouvrière - très relative ici ne nous leurrons pas non plus, l'ombre nauséabonde de l'Ugtt plane au-dessus des ouvrières - dessine les contours d'un horizon dépassable possible pour construire une autonomie ouvrière concrète. - Lipao


[orient21] - À Chebba, dans le gouvernorat de Mahdia au centre-est de la Tunisie, les ouvrières de l’usine Mamotex menacée de faillite ont obtenu en février un accord entre l’État, l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) et le propriétaire. Cette disposition inédite remportée de haute lutte autorisait l’autogestion — provisoire — de l’entreprise par ses employées, jusqu’au remboursement intégral de la dette sociale. Une première en Tunisie. Mais c’était sans compter sur les pressions exercées par une autre entreprise locale appartenant à la même famille.
En face de la mairie de Chebba, petite ville côtière près des localités touristiques de Sousse et Mahdia en Tunisie, les scooters filent entre les étals remplis d’oranges et de carottes du marché central. D’ici, il faut remonter dans des rues poussiéreuses qui défilent entre des champs d’oliviers et des vieilles fabriques pour arriver au portail verrouillé de Mamotex.
En janvier 2016, Mohammed Driss, le propriétaire de cette usine textile qui produit des déguisements de carnaval et qui emploie soixante-sept femmes et trois hommes de la ville a fermé parce qu’il n’a pas pu payer les salaires. Pourtant à la fin février, les ouvrières ont pris un autre chemin pour surmonter le défi : elles ont obtenu un accord entre l’État, l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) et le propriétaire pour reprendre la direction de l’usine. C’est la première fois en Tunisie qu’un accord de cette nature est signé. Seulement la Sodrico, entreprise de Mahdia qui fournit Mamotex en tissus, a exercé de fortes pressions sur les ouvrières, empêchant la reprise de l’usine en autogestion et rendant inéluctable la faillite de Mamotex. L’expérience a tout de même constitué un précédent dans l’histoire des luttes ouvrières en Tunisie.

S’organiser pour ne plus subir

20 mars 2016. L’entrée de l’usine est désertée. Tout est arrêté, silencieux et immobile face à quelques cactus et des oliviers, quand le scooter de Samia Chouchane vrombit au coin de la rue. À l’arrière, Imen Fartoul, 25 ans, avec une longue tresse noire. Elle nous montre les alentours de l’usine. Samia, deux téléphones à la main, convainc les autres ouvrières de les retrouver à l’usine. «  Maintenant, toutes les ouvrières sont fatiguées, on vit sans salaire depuis janvier, et c’est très dur pour nos familles  », explique Imen Fartoul.
«  Tout a commencé après un incident au moment de la fête de l’Aïd Al-Adha en 2013  », raconte Imen Fartoul. «  Alors qu’on attendait nos salaires pour acheter le mouton, le propriétaire, Monsieur Driss, nous a dit qu’il n’avait pas l’argent pour nous payer  ». Les ouvrières, lasses des années de maltraitance subie dans l’usine se sont alors retrouvées dans les locaux de l’UGTT pour fonder leur propre syndicat interne.
Samia Chouchane prend la parole en tant que représentante élue du syndicat interne de Mamotex : «  C’est à partir de 2013 que toutes les filles ont commencé à penser à s’organiser. Bien évidemment le patron n’était pas d’accord, mais après cet incident de l’Aïd, nous n’avions plus aucun doute sur la nécessité d’avoir une organisation interne  ». «  On n’était que quinze le jour où on a commencé, se souvient-elle. Le patron a menacé de nous renvoyer pour nous empêcher d’y prendre part, on a tout de même continué, et rapidement d’autres nous ont rejointes  ». À travers le syndicat elles ont commencé à réclamer leurs droits : «  les congés payés, les primes de rendement, les heures supplémentaires, qu’il ne nous avait jamais payés avant. Dès qu’on a commencé à obtenir ces droits-là, toutes les filles nous ont suivies  », dit-elle. Si bien qu’à l’heure actuelle, toutes les ouvrières de Mamotex sont syndiquées.

Une gestion déficiente

Derrière Samia, d’autres travailleuses commencent à arriver, ainsi que le gardien qui, clé en main, ouvre la porte de l’usine. Les néons s’allument par saccades sur un vaste espace à l’abandon. Les vieilles machines à coudre sont plongées dans un étrange silence. Avec les couturières, Bahri Hedili, représentant de la section locale de l’UGTT, montre du doigt les tables de travail. «  Ces machines n’ont jamais été renouvelées, le propriétaire n’investissait pas dans l’établissement, c’est une des causes de sa faillite  », dit-il tandis qu’Imen Fartoul. se hâte, foulant les morceaux de paillettes et les pompons éparpillés au sol. Elle nous escorte entre les portemanteaux, les machines à coudre, des déguisements de père Noël, des chemises de d’Artagnan et des robes de Guignol. Sur les tables, les fiches des pourcentages de production de chaque ouvrière sont exposées. «  Il a essayé de dire que l’usine avait fait faillite à cause des filles qui sont syndiquées et ont fait des grèves qui ont ralenti, à son avis, le rythme de travail. C’est faux, dans la majorité des usines les travailleurs sont syndiqués et il n’y a pas de tels problèmes  », affirme Hedili en suivant le défilé de déguisements qu’Imen Fartoul expose. «  La réalité est que depuis très longtemps il n’investit plus dans les machines, qui tombent souvent en panne, et qu’il a mal géré l’argent  ».
Mamotex est sous-traitante de Sodrico, une entreprise de Mahdia appartenant à la même famille Driss, qui lui fournit des tissus et exporte toute sa production vers l’Europe. «  En même temps, Mamotex sous-traite à d’autres sociétés. Les clients et les fournisseurs ont eux-mêmes déploré le manque de fiabilité du patron. Il avait des dettes envers eux et ils ont retiré à la fois les crédits et les tissus pour qu’au final Mamotex se retrouve sans travail ni paiements  », explique encore le syndicaliste. Et c’est Sami Driss, directeur de la Sodrico et cousin de Mohammed Driss qui après avoir accepté l’accord signé entre toutes les parties, a refusé de reprendre la fourniture des tissus pendant plus de deux mois, mettant ainsi Mamotex en difficulté.

Effets de la concurrence asiatique dans le textile

Le secteur textile est encore, à l’heure actuelle, le secteur industriel qui embauche le plus en Tunisie. Selon le rapport de l’Agence de promotion de l’industrie et de l’innovation (API) de 2014, il emploie 179 000 salariés qui représentent 34 % de l’ensemble des industries manufacturières tunisiennes. La majorité de ces travailleurs sont des travailleuses, qui ont moins facilement accès à d’autres secteurs d’emploi.
Mais en 2005, avec la suppression de l’accord multifibres qui régissait le commerce international du textile depuis trente ans par des quotas d’importation, le marché textile tunisien a connu une grande régression : avant cette date, 2 500 entreprises employaient plus de 250 000 ouvriers. Les exportations tunisiennes bénéficiaient du fait que l’Europe protégeait son marché interne contre les produits asiatiques à travers ce système de quotas, favorisant de fait d’autres pays exportateurs moins compétitifs que la Chine ou l’Inde, parmi lesquels la Tunisie. Une fois le système démantelé, les portes du marché européen se sont ouvertes en grand aux importations asiatiques. Si on considère que 86,5 % des entreprises tunisiennes du secteur exportent vers l’Europe, la concurrence asiatique a eu comme conséquence une baisse drastique de leur chiffre d’affaires. Des centaines d’entreprises ont fermé, des milliers d’ouvriers ont perdu leur emploi.
Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) a détaillé, dans un rapport publié en 2013, les principales conséquences de cette suspension des quotas pour le secteur du textile tunisien en termes d’atteintes aux droits économiques et sociaux dans la région de Monastir. Il en ressort que les conditions contractuelles des femmes sont précaires, avec des salaires bas et un taux de syndicalisation faible. Selon le FTDES, à cause de la difficulté à concurrencer le marché asiatique, «  la majorité des entreprises tunisiennes se sont spécialisées dans la sous-traitance de second degré qui se caractérise par un faible taux de transformation industrielle et une main d’œuvre peu qualifiée  ». Ces sociétés de sous-traitance font des bénéfices minimes et la vie moyenne d’une entreprise est de cinq ans. De 2007 à 2012, 87 entreprises ont fermé et 4 500 ouvrières se sont retrouvées au chômage.
Quatre-vingt-sept pour cent de la main d’œuvre du secteur est féminine, dont 80 % âgée de 16 à 35 ans. La majorité des ouvrières sont touchées par la pauvreté. Plus de 42 % d’entre elles ont à leur charge des familles entières. Dès lors, pour un salaire de 300 dinars (129 euros) en moyenne par mois, le revenu individuel ne dépasserait pas les 2 dinars quotidiens (soit 1 euro).
Seulement 10 % des ouvrières du secteur textile enquêtées (4 000 sur 56 000) sont syndiquées, et généralement il s’agit de titulaires qui ont de l’ancienneté. «  La raison est à chercher dans la peur des ouvrières de se voir mises à la porte par leur patron, d’autant plus que la majorité des contrats de travail sont à durée limitée  », précise le rapport. À cette précarité s’ajoute la vision traditionaliste et moralisatrice qui voit d’un mauvais œil le travail des femmes, ce qui rend encore plus difficile la lutte pour l’obtention de leur droits.
«  Avant 2013, il était très difficile de travailler  », se souvient Samia Mabrouk, qui arrive avec son fils dans les bras dans les locaux de Mamotex. «  Il y avait des fiches de rendement, avec les pourcentages de production que chaque fille doit atteindre chaque jour. À la moindre erreur la punition était de rester debout pendant des heures contre le mur en attendant le patron.  » «  Ou encore, il nous empêchait de sortir de l’usine, en fermant la porte à clé. Plusieurs fois nous sommes sorties d’ici en sautant le mur d’entrée  !  », sourit-elle, tandis que les autres se fendent d’un rire amer. Imen Fartoul évoque les conditions salariales avant et après avoir rallié le syndicat : «  quand j’ai commencé, il y a huit ans, mon salaire était de 80 dinars (40 euros), pour 9 h par jour, 6 jours par semaine  ; puis, petit à petit il a commencé à s’améliorer, il est passé à 150 puis à 200 dinars (86 euros), jusqu’à arriver à 450-500 dinars (172-214 euros environ)1 dès que j’ai rejoint le syndicat et que les primes de rendement et les heures supplémentaires ont été payées  ».

Un accord inédit

Le 11 janvier 2016, les salaires n’avaient pas été payés. «  On savait que la situation de l’usine était mauvaise  », commente Samia Chouchane. «  On a passé un mois entier ici à l’entrée de l’usine pour demander nos salaires, et en même temps on a fait des pressions sur le patron avec l’UGTT locale et régionale, et avec la direction de l’inspection du travail  ».
«  Elles ont discuté avec l’inspectorat, le gouvernorat et avec le gouverneur lui-même, pour trouver une solution avec le patron  », explique le responsable syndical de l’UGTT. «  Elles ont aussi manifesté en ville, et devant la maison du propriétaire, pour enfin réussir à trouver une solution. Une fois que le patron a assuré qu’il ne souhaitait pas fermer l’usine, elles ont proposé de la diriger elles-mêmes, avec l’aide du syndicat, pour se dédommager de la dette qu’il a contractée envers elles  ».
Le patron de l’usine a résisté au début, puis les pressions exercées par les ouvrières sur les autorités locales l’ont obligé à accepter et à signer l’accord. «  Les clients et les distributeurs, qui ont demandé des garanties sur les délais, ne voulant pas avoir de problèmes ni avec les travailleurs ni avec le patron, une fois obtenu l’accord signé par les deux parties, se sont déclarés prêts à reprendre les commandes  », récapitule Bahri Hedili. Pourtant deux mois et demi après, le boycott de la Sodrico a finalement décidé les ouvrières, mi-mai, à ramener l’affaire devant le tribunal. Ce dernier travaille à l’heure actuelle à la procédure de faillite de l’usine, pas encore exécutée à ce jour.
Selon les termes de l’accord, la direction et l’administration auraient été confiées à la secrétaire qui aurait dû diriger l’usine avec l’aide du syndicat. Les ouvrières auraient géré les rapports avec les fournisseurs de tissus, ainsi qu’avec les clients. Elles se seraient versé leurs propres salaires et auraient liquidé la dette du propriétaire envers elles avec les bénéfices de l’entreprise. Quand «  la dette envers les travailleurs et envers les caisses sociales sera effacée  », expliquait Bahri Hedili en mars, «  le propriétaire pourra reprendre son poste  ». SamiaChouchane en dressait la liste : «  il nous doit la moitié des primes de rendement et des congés payés de 2015, les salaires de janvier, février, mars et les cotisations  ».

«  Garder nos emplois  »

La procédure judiciaire normale aurait été d’attendre une saisie judiciaire pour espérer récupérer les salaires non versés. «  On a porté plainte. Le juge a demandé d’appliquer la loi et de payer les salaires, mais si on continue sur cette voie, l’usine doit faire faillite et ensuite être mise en liquidation par le tribunal. Nous, on veut travailler, et c’est pour cela qu’on a trouvé cet accord pour le moment  ».
Cependant, ce n’est pas simple pour les ouvrières. Hala Khalifa ne peut s’empêcher de confier qu’avec trois enfants, un mari au chômage et un loyer à payer, elle se sent découragée, énervée et frustrée. «  Je dois vivre chez mes beaux-parents, et c’est très difficile. C’est un combat très dur que le nôtre, mais on continue à se battre ensemble pour garder nos emplois.  » Solidaire, Naisha Ben Nasser aussi assume la difficulté du combat. «  Mon mari est pêcheur et il est maintenant sans emploi, on a encore des dettes qui datent de notre mariage  ». Elle a la chance d’avoir une famille qui peut l’aider, «  ce n’est pas une solution durable  » , affirme-t-elle avec force. «  Je veux travailler et pouvoir moi-même subvenir aux besoins de ma famille  ».

Toutes les ouvrières sont conscientes du fait que revenir devant le juge signifie la faillite de l’usine et la fin de leur lutte. Dans la dernière semaine, plusieurs ouvrières, prises de désespoir, ont cherché d’autres emplois dans des usines textiles de Chebba, au risque de subir à nouveau des conditions de travail difficiles dans un secteur textile en crise.
«  Avec les pressions de Sodrico, Sami Driss savait pouvoir faire céder les ouvrières  », explique le responsable syndical. Fin d’une expérience dont des milliers d’ouvriers en Tunisie pourront toutefois tirer des leçons.
Giulia Bertoluzzi, Costanza Spocci
1Le salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) est depuis 2015 de 338 dinars (145 euros) par mois pour le régime de 48 heures par semaine, et de 289 dinars 639 millimes (124 euros) par mois pour le régime de 40 heures.
SOURCE : ORIENT XXI via Incendo

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