Emilio Mentasti. La « Garde rouge » raconte - Histoire du Comité ouvrier de la Magneti Marelli (Milan, 1975-78)
Chaque assaut du prolétariat diffère profondément de
ceux qui l’ont précédé. Les révolutionnaires affrontent à chaque fois
une situation nouvelle. Mais le souvenir des défaites du passé pèse
évidemment de tout son poids dans la mentalité de ceux qui le mènent et
joue un rôle non négligeable dans la conduite des opérations. C’est pour
cela que l’étude des tentatives d’hier est indispensable à ceux qui se
préparent aux convulsions de demain. Parmi ces tentatives, la dernière
en date est constituée par le cycle de luttes ouvrières autonomes qui
ont secoué l’Italie entre 1968 et 1979. Ce cycle est remarquable :
— par sa durée (près de douze ans ) : il débute avec la
fondation du Comité unitaire de base à la Pirelli de Milan, en février
1968, et s’achève à Turin, le 14 octobre 1980, lors de la
« manifestation des 40 000 » cadres et employés de la FIAT venus
soutenir leur employeur face à la grève en cours contre les
licenciements ;
— par les formes d’organisation que se sont données les
ouvriers radicaux et qui leur ont permis d’impulser et de diriger les
grèves et, pendant longtemps, d’être aussi influents que le PCI ;
— par sa « composition de classe ». Le mouvement a
touché toutes les industries (et d’abord les grandes usines de la
péninsule), de la chimie à l’électronique, en passant par la
métallurgie, la mécanique, et bien sûr l’automobile. Il a mis en branle
toutes les catégories ouvrières, des moins qualifiées aux plus
qualifiées, des techniciens (Montedison à Porto Marghera ou Sit Siemens à
Milan) aux ingénieurs (IBM à Vimercate, près de Milan) ;
— par la réaffirmation de la centralité de l’usine. En
partant de la réalité concrète de l’exploitation, le mouvement s’est
opposé au despotisme d’usine, remettant en cause la hiérarchie des
salaires, les différences de traitement entre ouvriers et employés, et
imposant le contrôle des rythmes de travail, jusqu’à remettre en cause
le travail salarié lui-même ;
— par une centralisation politique bâtie à partir des
ateliers, fondée sur le refus de la délégation et la participation
active du plus grand nombre ;
— par sa propagation à l’extérieur de l’usine. Très
rapidement, il s’est emparé des questions du logement, des transports,
de l’énergie et des biens de subsistance en organisant les
auto-réductions de prix et la réquisition des logements. Les groupes
ouvriers se coordonnent et se centralisent par zone puis à l’échelle
régionale, comme à Milan en 1977.
Le mouvement italien a connu plusieurs périodes. La
première, en 1968-1969, commence par les grèves à Pirelli et Borletti
(Milan) et s’épanouit dans « l’automne chaud » de 1969. Elle est
traversée par un vent d’optimisme, à la mesure de la consternation que
provoque chez les patrons, les syndicats et les partis, le surgissement
de l’initiative ouvrière autonome. Cette phase se termine le 12 décembre
1969, jour de l’attentat à la Banque de l’Agriculture de la Piazza
Fontana, à Milan, qui fit 12 morts. Attentat par lequel l’Etat, ou tout
au moins une fraction de son appareil, a voulu montrer sa détermination à
user de tous les moyens possibles pour arrêter le mouvement.
Le mouvement en Italie présente aussi cette originalité,
pour l’époque, que les noyaux ouvriers se sont formés suite à
l’intervention de jeunes militants extérieurs (cas de Montedison à Porto
Marghera, par exemple) ou/et suite à des scissions intervenues dans les
partis traditionnels : le PCI, le PSI et le PSIUP (comme à la Pirelli
de Milan, par exemple).
Remettant en cause les méthodes de luttes et d’organisation
traditionnelles des partis et des syndicats institutionnels, les noyaux
ouvriers aidés par les « extérieurs » se sont donné des outils
théoriques propres. Une fois apparus au grand jour à l’occasion des
luttes qu’ils ont souvent impulsées, les groupes d’usine ont en retour
poussé à la création de groupes politiques nationaux *, premières
tentatives de centralisation à l’échelle du pays, organisées autour de
journaux d’agitation **.
La deuxième période (1971-1973) se termine par l’échec de l’occupation de l’usine FIAT de Mirafiori.
La troisième (1975-1977) est marquée par la fin des
groupes politiques ***, le regain des comités ouvriers et l’entrée en
lutte des travailleurs de plusieurs petites et moyennes entreprises des
aires industrielles les plus importantes du Nord de l’Italie. C’est dans
cette période que se déploie l’activité du comité ouvrier de la Magneti
Marelli. Mais le contexte a changé. Il est devenu nettement moins
favorable aux travailleurs. Le patronat a repris l’offensive et,
progressivement, le contrôle de ses usines. La crise de 1973 l’y a aidé
et lui a permis de se restructurer par les licenciements de masse, les
fermetures d’usine, et le gel des salaires.
A ce moment, les groupes politiques sont devenus des freins à
l’autonomie ouvrière. Incapables d’incarner et d’organiser la
centralisation politique du mouvement, ils se dissolvent ou changent de
nature. C’est donc une nouvelle fois à partir du terrain et des
organismes de base que la gauche ouvrière reprend le fil rouge de ses
combats. Le centre de gravité en sera la région milanaise, la capitale
industrielle italienne où existe déjà l’Assemblée autonome de l’Alfa
Roméo, le CUB Pirelli, le comité de la Sit-Siemens, parmi bien d’autres
organes ouvriers autonomes. Pourtant c’est le comité ouvrier de Magneti
Marelli de l’usine de Crescenzago qui sera le fer de lance des comités
de la région milanaise et, par-là, du pays tout entier.
La vigueur et la durée du mouvement révolutionnaire italien font qu’il
surpasse d’assez loin le Mai-68 français ****, même s’il est aujourd’hui
calomnié, et au fond largement méconnu, y compris en Italie. Toutefois,
quelques rares chercheurs et historiens tentent de le réhabiliter, et
avec lui toutes les expériences d’autonomie ouvrière de l’époque. C’est
dans ce cadre que s’inscrit le travail d’Emilio Mentasti. Travail
difficile par son sujet même et par les sources constituées quasi
exclusivement par les tracts, les brochures, les affiches de l’époque,
au style souvent répétitif et hermétique, et qui, malgré les efforts des
traducteurs, risque fort de rendre le texte français assez compact.
Néanmoins, les grands moments de la vie du comité y sont
(très) précisément narrés : les grèves pour les salaires et contre les
cadences, appuyées par des cortèges qui traversent l’usine ; celles
destinées à soutenir les ouvriers de la cantine ou du nettoyage ; les
batailles de rue lors des chaudes journées d’avril 1975 ; l’acharnement
mis à faire rentrer dans l’usine, à partir du 10 septembre 1975, tous
les jours, et pendant dix mois, les membres du comité licenciés ; les
affrontements autour du tribunal de Milan ; les « rondes ouvrières »
organisées pour soutenir les travailleurs des petites entreprises ; les
auto-réductions dans les magasins ; et enfin la manifestation du 18
mars 1977 appelée par la Coordination des comités ouvriers et qui réunit
à Milan 20 000 prolétaires, soit autant que la manifestation syndicale
officielle du même jour.
Le comité s’est dissout progressivement en 1979, sous
les coups de la répression. L’usine qui l’a vu naître, vivre et se
battre a été rasée. Mais le récit de cette expérience et la réflexion à
son propos seront probablement utiles et profitables à tous ceux qui
savent l’inéluctabilité des combats à venir. Peut-être proches…
Antoine Hasard
* Les trois groupes sont Avanguardia Operaia, fondé, en décembre 1968, autour de l’expérience des CUB milanais ; Potere Operaio, fondé, en août 1969, principalement autour de l’expérience de l’assemblée ouvrière de Porto Marghera ; Lotta Continua, fondé, en octobre 1969, autour de l’assemblée étudiants-ouvriers de la FIAT à Turin.
** Tout ceci est relaté en détail dans La Fiat aux mains des ouvriers. L’automne chaud de 1969 à Turin, de D. Giachetti et M. Scavino. Les Nuits Rouges, 2005.
*** Potere Operaio s’est dissout à l’été 1973 ; Lotta
Continua se disloque à l’été 1976 mais sa mort avait été annoncée au
congrès de Rome de janvier 1975 par le départ des groupes ouvriers ;
Avanguardia Operaia connut une involution syndicaliste et électoraliste.
**** On comprend alors l’ineptie que constitue le concept de « Mai rampant » pour qualifier le mouvement italien.